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Document 61979CC0814

Conclusions de l'avocat général Warner présentées le 8 octobre 1980.
État néerlandais contre Reinhold Rüffer.
Demande de décision préjudicielle: Hoge Raad - Pays-Bas.
Convention de Bruxelles 1968.
Affaire 814/79.

Recueil de jurisprudence 1980 -03807

ECLI identifier: ECLI:EU:C:1980:229

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN-PIERRE WARNER,

PRÉSENTÉES LE 8 OCTOBRE 1980 ( *1 )

Table des matières

 

Introduction

 

Question A

 

Question B

 

Question C

 

Question D

 

Question E

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Introduction

La Cour est saisie de cette affaire par une demande de décision à titre préjudiciel présentée par le Hoge Raad des Pays-Bas en application du protocole du 3 juin 1971 concernant l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale. Comme vous le savez, Messieurs, cette convention n'est actuellement applicable qu'entre les États membres originaires et les seuls textes faisant foi de cette convention sont les textes allemand, français, italien et néerlandais. Mais vous savez également qu'une convention relative à l'adhésion des nouveaux États membres à la convention de 1968 et au protocole de 1971 a été signée le 9 octobre 1978 et est actuellement en cours de ratification. Nous l'appellerons «la convention d'adhésion». Elle contient, en annexe, des versions de la convention de 1968 et du protocole de 1971 en danois, anglais et irlandais, et elle dispose (à l'article 37) que ces versions font foi dans les mêmes conditions que les textes originaux de la convention de 1968 et du protocole de 1971. En conséquence, nous proposons de tirer, le cas échéant, nos citations de ce qui doit devenir, lorsque le processus de ratification sera achevé, les textes danois, anglais et irlandais faisant foi.

La partie demanderesse dans la procédure pendante devant le Hoge Raad est l'État néerlandais que nous appellerons simplement «l'État». La partie défenderesse est désignée dans l'ordonnance de renvoi comme étant «Reinhold Ruffler», mais son avocat nous a indiqué que son nom de famille est en fait «Rüffer». Il est ressortissant allemand, «domicilié» (au sens de ce terme dans la convention de 1968) en république fédérale d'Allemagne. Il était le propriétaire et le capitaine d'un bateau allemand, l'«Otrate», qui, dans la nuit du 26 octobre 1971, a coulé dans la baie de Watum de l'estuaire de l'Ems à la suite d'une collision avec un bateau néerlandais appelé le «Vechtborg» et est devenu une épave. L'État allègue que la collision était imputable, entièrement ou en partie, à la navigation négligente de l'«Otrate», bien que la personne qui était à la barre au moment de la collision fût un pilote local.

Les problèmes soulevés dans cette affaire trouvent leur origine dans le fait surprenant que la frontière entre les Pays-Bas et la république fédérale d'Allemagne dans l'estuaire de l'Ems est controversée. La baie de Watum se situe dans une zone sur laquelle les deux États font valoir des droits de souveraineté. Étant donné que la Cour n'est pas appelée à résoudre ce litige, nous n'avons pas besoin, Messieurs, de vous importuner avec ses origines et ses détails, si intéressants soient-ils.

Par un traité entre les Pays-Bas et la république fédérale d'Allemagne, signé à La Haye le 8 avril 1960 (le «traité Ems-Dollart»), qui a été complété par des actes ultérieurs dont les dispositions n'entrent pas en ligne de compte aux fins de la présente affaire, les deux États sont convenus d'arrangements en vue de la coopération dans l'estuaire de l'Ems, sans préjudice de leurs revendications territoriales respectives. Les dispositions pertinentes du traité Ems-Dollart peuvent être résumées comme suit:

L'article 16 dispose que «chaque partie contractante prend à sa charge les frais correspondant aux travaux et aux mesures qu'elle est autorisée à exécuter et dont l'exécution lui incombe aux termes du présent traité».

L'article 19 définit les zones dans lesquelles chaque partie contractante doit assurer ce que le traité appelle «les tâches de police fluviale». Les Pays-Bas assument ces tâches dans la baie de Watum. L'article 20 définit les «tâches de police fluviale» comme comprenant, entre autres, «le repérage, la signalisation et l'enlèvement des épaves». L'article 20 dispose que, «lorsqu'elle assure la police fluviale, chaque partie contractante applique ses propres règlements».

L'article 32 prescrit l'application de certaines règles «lorsque l'applicabilité d'une règle de droit dépend de la question de savoir dans quel territoire se trouve un navire où passe la route qu'il suit». Dans un tel cas, «sauf disposition contraire... d'autres traités internationaux auxquels ont adhéré les deux parties contractantes..., les navires allemands relèvent de la juridiction allemande et les navires néerlandais de la juridiction néerlandaise». La situation d'un navire d'un pays tiers est à déterminer par rapport à la situation de son port de destination ou du port qu'il a quitté dans l'estuaire. L'article 33 dispose que «les dispositions de l'article 32 s'appliquent mutatis mutandis, pour ce qui est de la compétence des autorités de police, des parquets et des tribunaux».

L'article 46 (1) stipule: «les dispositions du présent traité ne règlent pas la question du tracé de la frontière internationale dans l'estuaire de l'Ems. Chaque partie contractante réserve à cet égard sa position juridique». L'article 46 (2) permet à chaque partie contractante de soumettre cette question à la décision de la Cour internationale de justice ou à la procédure d'arbitrage, mais il semble qu'aucune des deux parties ne l'ait fait.

Aux termes des articles 19 à 21 du traité, il appartenait donc à l'autorité compétente néerlandaise, c'est-à-dire l'État en la personne du «Ministerie van Verkeer en Waterstaat» (ministère des transports et de la gestion des voies d'eau), de s'occuper de l'épave de l'Otrate conformément à la législation néerlandaise entrant en ligne de compte, qui était la «Wrakkenwet» («loi sur les épaves») du 19 juin 1934. En vertu des pouvoirs conférés par cette loi et, en particulier, son article 6, le ministère a fait enlever ce qui restait du bateau et de sa cargaison et il l'a fait amener au port de Delfzijl où ils ont été vendus par le bourgmestre. Le coût de leur enlèvement s'est élevé à 113994,55 florins et le produit net de leur vente à 6530,37 florins. Le solde de 107564,18 florins a été réclamé par l'État à M. Rüffer au titre de l'article 10 du Wrakkenwet qui dispose:

«Les frais exposés en vertu de la présente loi incombent, pour autant qu'ils ne sont pas remboursés par les intéressés ou ne peuvent pas être récupérés sur le prix obtenu pour les choses vendues en application de l'article 6, au gestionnaire, sans préjudice de son pouvoir de recouvrer les frais à sa charge en vertu de cet article sur celui qui en est le responsable en application de la loi.»

Il résulte de ce que le Hoge Raad a exposé dans son ordonnance de renvoi et de ce qui est par ailleurs expliqué par l'État dans les observations qu'il a présentées à la Cour que la responsabilité, à laquelle il est fait référence dans la dernière partie de l'article 10, est une responsabilité de droit commun, en l'espèce, selon la thèse de l'État, une responsabilité au titre de l'effet combiné de l'article 780 du «Wetboek van Koophandel» (le code néerlandais de droit commercial) qui impose au propriétaire d'un navire une responsabilité du fait d'autrui pour le dommage causé par les actes fautifs de ceux qui sont employés sur le navire, que ce soit à titre permanent ou temporaire, au cours de leur emploi, et des articles 1401 et 1403 du «Burgerlijk Wetboek» (le Code civil néerlandais) qui traite des délits. En tout état de cause, le Hoge Raad affirme explicitement que l'obligation que l'État invoque contre M. Rüffer doit être analysée en droit néerlandais comme une obligation délictuelle ou quasi délictuelle («als verbintenis uit onrechtmatige daad»).

M. Rüffer ayant rejeté toute responsabilité, l'État l'a attrait devant l'Arrondisse-mentsrechtbank de La Haye aux fins de l'exécution de son obligation. Par demande incidente, l'avocat de M. Rüffer a excipé l'incompétence de cette juridiction. Par jugement du 20 février 1976, l'Arrondissementsrechtbank s'est déclaré incompétent pour connaître de l'action. L'État a fait appel devant le Gerechtshof de La Haye qui, par un arrêt du 16 mars 1978, a confirmé le jugement de l'Arrondissementsrechtbank. Il ne nous semble pas utile, Messieurs, de vous importuner avec les détails des thèses avancées au nom des parties devant ces juridictions ou avec les motifs sur lesquels celles-ci ont fondé leurs décisions.

L'État se pourvoit à présent devant le Hoge Raad. Devant cette juridiction, il fonde sa thèse entièrement sur l'article 5 (3) de la convention de 1968. Cette disposition est libellée comme suit:

«Le défendeur domicilié sur le territoire d'un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant:

...

(3)

en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit:

...»

Devant le Hoge Raad, l'État invoque quatre moyens. D'abord il a fait valoir que, puisque du point de vue du gouvernement néerlandais la baie de Watum fait partie du territoire néerlandais, une juridiction néerlandaise devrait juger que le lieu où ľOtrate a coulé et d'où son épave a été enlevée, s'il doit être considéré comme le «lieu où le fait dommageable s'est produit» au sens de l'article 5 (3), était un lieu situé sur le territoire néerlandais. A titre subsidiaire, il a affirmé que, lorsque, comme en l'espèce, l'État néerlandais, agissant sur la base des articles 19 à 21 du traité Ems-Dollart et en application de la loi néerlandaise sur les épaves, a enlevé une épave d'une partie de l'estuaire de l'Ems dans laquelle les Pays-Bas assurent, en vertu du traité Ems-Dollart, les tâches de police fluviale, une interprétation sensée et valable («redelijke en doelmatige») de l'article 5 (3) exige qu'aux fins de cette disposition le lieu d'où l'épave a été enlevée soit considéré comme se trouvant en territoire néerlandais. Dans le moyen suivant, l'État a soutenu que la collision entre l'Otrate et le Vechtborg faisait partie du «fait dommageable» au sens de l'article 5 (3) et que si l'Otrate, en tant que navire allemand, relevait en vertu de l'article 32 du traité Ems-Dollart de la juridiction allemande, le Vechtborg, un navire néerlandais, relevait sur la base de la même disposition de la juridiction néerlandaise, de sorte que le «fait dommageable» s'était donc produit aussi en territoire néerlandais. Enfin, l'État a fait valoir que le «lieu où le fait dommageable s'est produit» au sens de l'article 5 (3) était non pas le lieu où l'Otrate a coulé mais le lieu où l'État a subi le préjudice consistant dans les frais d'enlèvement de l'épave dans la mesure où ceux-ci n'ont pas pu être récupérés sur le produit de la vente de l'épave et de sa cargaison, et que ce lieu était soit La Haye où l'État a le siège de son gouvernement, soit Delfzijl où il s'est avéré que le produit de la vente serait insuffisant pour couvrir les frais d'enlèvement de l'épave.

La thèse de M. Rüffer est, en substance, que l'article 5 (3) n'est pas applicable et qu'il ne peut être attrait que devant une juridiction allemande. Il se fonde essentiellement, (dans la mesure où cela revêt de l'importance aux fins des présentes) sur les articles 32 et 33 du traité Ems-Dollart et sur l'article 57 de la convention de 1968 qui stipule:

«La présente convention ne déroge pas aux conventions auxquelles les États contractants sont ou seront parties et qui, dans des matières particulières, règlent la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions.»

M. Rüffer soutient que le traité Ems-Dollart et en particulier ses articles 32 et 33, est une convention qui règle la compétence judiciaire «dans des matières particulières», de sorte qu'en vertu de l'article 57, l'application de la convention de 1968 est exclue. A titre subsidiaire, il fait valoir, si nous l'avons bien compris, qu'en vertu de l'article 32, le «fait dommageable», c'est-à-dire le naufrage de l'Otrate, est censé s'être produit en territoire allemand, de sorte que l'article 5 (3) ne saurait conférer de compétence judiciaire aux juridictions néerlandaises.

Telles sont les circonstances dans lesquelles le Hoge Raad a déféré à la Cour cinq questions portant les lettres A à E.

Question A

La question A est libellée comme suit:

«La notion de «matière civile et commerciale» au sens de l'article 1 de la convention englobe-t-elle une action comme celle engagée par l'État contre Rüffer?»

Tous ceux au nom desquels des observations ont été présentées devant la Cour (à savoir l'État, M. Rüffer, le gouvernement du Royaume-Uni et la Commission) sont convenus du fait que cette question appelait une réponse affirmative. Dans les observations écrites présentées au nom de M. Rüffer, il a été déclaré que les faits étaient tels que la Cour n'avait pas besoin de répondre à la question, mais lors de l'audience, l'avocat de M. Rüffer, tout en maintenant que la question était sans objet en raison de l'article 57, a admis le point de vue qu'il s'agissait d'une matière «civile». Tout en se ralliant à ce point de vue, le gouvernement du Royaume-Uni a indiqué qu'il n'entendait présenter des observations que sur la question B; il n'a développé aucun argument sur la question A. En conséquence, seul l'État et la Commission ont exposé des arguments sur la question A.

L'argument de l'État était, en résumé, que la gestion d'une voie d'eau n'est pas nécessairement assurée par une autorité publique. Il existait autrefois aux Pays-Bas des canaux qui appartenaient et étaient gérés par des sociétés privées. En outre, l'action en question était une action en matière délictuelle ou quasi délictuelle, c'est-a-dire une matière typiquement «civile». En l'engageant, l'État n'a donc pas agi en tant qu'autorité publique dans l'exercice de la puissance publique, de manière à faire entrer l'affaire dans le cadre du principe énoncé par la Cour dans l'affaire 29/76, ĽTUI Eurocontrol, Recueil 1976, p. 1541.

L'argument de la Commission était légèrement différent dans la mesure où elle a admis qu'en enlevant l'épave d'une voie d'eau publique, une autorité publique exerçait la puissance publique au sens retenu par la Cour dans l'affaire LTU/Eurocontrol. Mais, de l'avis de la Commission, il n'en résultait pas qu'une action fondée sur l'article 10 de la Wrakkenwet constituait une action formée dans l'exercice de la puissance publique. Il s'agirait d'une action en matière délictuelle ou quasi délictuelle, tendant à récupérer sur ceux qui sont responsables de l'existence de l'épave le montant de la perte financière causée par leur faute. Elle serait analogue à toute action exercée par la victime d'une collision en mer contre la personne responsable de cette collission.

Nous ne pensons pas, pour notre part, que la réponse soit aussi simple que cela. Il faut, à notre avis, garder à l'esprit le fait que les expressions utilisées dans l'article 1, qui définit le champ d'application de la convention, recouvrent des notions qui sont «autonomes» par rapport au droit d'un quelconque État membre particulier et «qu'il faut interpréter en se référant, d'une part, aux objectifs et au système de la convention et, d'autre part, aux principes généraux qui se dégagent de l'ensemble des systèmes de droit nationaux» — voir LTU/Eurocontrol, affaires 9 et 10/77, Bavaria Fluggesellschaft et Germanair/Eurocontrol (Recueil 1977, p. 1517) et l'affaire 133/78, Gourdain/Nadler (Recueil 1979, p. 733). Ainsi que la Cour l'a expliqué dans chacune de ces affaires, cette approche «s'inspire du souci d'assurer, dans le cadre du droit communautaire, l'égalité et l'uniformité des droits et obligations qui découlent de la convention pour les États contractants et les personnes intéressées». Dans l'affaire LTU/Eurocontrol, la Cour a poursuivi en affirmant que «si l'interprétation de la notion (de matière civile et commerciale) est abordée de telle manière..., certaines catégories de décisions juridictionnelles doivent être considérées comme exclues du champ d'application de la convention, en raison des éléments qui caractérisent la nature des rapports juridiques entre les parties au litige ou l'objet de celui-ci». C'est sur cette base que la Cour a estimé que «si certaines décisions rendues dans des litiges opposant une autorité publique à une personne de droit privé peuvent entrer dans le champ d'application de la convention, il en est autrement lorsque l'autorité publique agit dans l'exercice de la puissance publique».

Ainsi, aux fins d'établir si une action comme celle que l'État a engagée contre M. Rüffer relève du champ d'application de la convention, il ne suffit pas d'examiner sa classification en droit néerlandais. Il est nécessaire d'examiner les systèmes de droit de l'ensemble des États membres pour établir s'il s'en dégage un principe général aux termes duquel une telle action doit être considérée comme une matière «civile» ou «commerciale».

Un examen des droits des États membres originaires révèle que, parmi ceux-ci, le droit néerlandais est le seul qui ouvre à une autorité portuaire ou fluviale une action en matière délictuelle ou quasi délictuelle de ce type.

En Belgique, ce domaine est régi par les dispositions combinées des articles 49, 102 et 109 (4) d'un «arrêté royal» du 15 octobre 1935 portant «règlement général des voies navigables du Royaume», en liaison avec celles des articles 220, 221 et 224 du «Code des droits d'enregistrement, d'hypothèque et de greffe». En résumé, ces dispositions ont pour effet d'habiliter «l'Office de la navigation», lorsqu'une épave n'a pas été enlevée par son propriétaire, à l'enlever et à réclamer au propriétaire les frais qui en résultent. S'il ne paye pas, le montant est recouvert sur le propriétaire par «l'administration de l'enregistrement et des domaines» par voie de «contrainte» dont le propriétaire ne peut empêcher l'exécution qu'en saisissant lui-même la juridiction compétente. Le procédure est donc typiquement administrative. Aucun droit n'est apparemment ouvert à une autorité publique quelconque aux fins d'une action en matière délictuelle ou quasi délictuelle contre le propriétaire ou une autre personne lorsque la mise en oeuvre de cette procédure n'aboutit pas à un remboursement intégral.

En Allemagne, deux textes entrent en ligne de compte, l'un du 18 mai 1874, le «Strandungsordnung» (décret relatif aux épaves) et l'autre, du 2 avril 1968, la «Bundeswasserstraßengesetz» (loi relative aux voies d'eau fédérales). Sont en particulier concernés les paragraphes 25 et suivants du premier texte (avec les modifications qu'il a subies) et les paragraphes 24 (1), 25, 28 et 30 de celui cité en dernier lieu. A eux deux, ils envisagent deux possibilités :

(i)

L'autorité compétente peut, par un acte administratif, qui est susceptible de recours devant les juridictions administratives («Verwaltungsgerichte»), enjoindre au propriétaire de l'épave ou à toute autre personne qu'elle considère comme responsable de la présence de l'épave de l'enlever à ses propres frais. S'il ne le fait pas dans le délai prescrit, l'autorité peut enlever elle-même l'épave et mettre les frais qui en résultent à la charge du propriétaire, de nouveau par un acte administratif susceptible de recours devant les juridictions administratives.

(ii)

En cas d'urgence, l'autorité peut enlever elle-même l'épave sans en aviser le propriétaire ou une quelconque autre personne. Elle acquiert alors un privilège sur l'épave à concurrence du montant du coût de l'enlèvement. Ce privilège est susceptible d'exécution par une procédure administrative de recouvrement de la dette appelée «Verwaltungszwangsverfahren» (procédure administrative de recouvrement forcé). Si le coût excède la valeur de l'épave, l'excédent n'est pas susceptible de recouvrement (voir l'arrêt rendu par le Bundesverwaltungsgericht le 22 août 1975 cité dans «Die öffentliche Verwaltung», 1976, p. 100).

Par conséquent, là encore, toute la matière est administrative, bien qu'il n'en ait pas toujours été ainsi. Jusqu'à l'adoption de la loi de 1968, il était des circonstances dans lesquelles une action semblable à celle qui est en question en l'espèce pouvait être formée au titre des dispositions du «Bürgerliches Gesetzbuch» (le Code civil allemand) relatives à la «Geschäftsführung ohne Auftrag» (negotiorum gestio) et non pas au délit ou quasi-délit.

En France, le droit applicable aux épaves maritimes résulte d'une loi du 24 novembre 1961, concernant «la police des épaves maritimes», et de deux textes d'application de de cette loi, un décret du 26 décembre 1961 et un arrêté du 4 février 1965. En ce qui concerne les épaves dans les voies d'eau intérieures, le droit résulte du «règlement général de police de la navigation intérieure», promulgué par un décret de 21 septembre 1973. Son point essentiel est que, faute d'enlèvement d'une épave par le propriétaire, l'autorité compétente peut elle-même la faire enlever et émettre un «titre exécutoire» habilitant l'autorité à recouvrer sur le propriétaire tout montant des frais excédant le produit de la vente de l'épave. Il appartient au propriétaire d'attaquer, le cas échéant, ce «titre exécutoire» devant les juridictions administratives. Il n'existe apparemment aucune possibilité pour l'autorité compétente d'attraire le propriétaire ou une quelconque autre personne devant les juridictions ordinaires.

En Italie le «Codice della navigazione» (code maritime) adopté par un «Decreto reale» (décret royal) no 327 du 30 mars 1942, confère à une autorité compétente, faute d'enlèvement d'une épave par son propriétaire ou en cas d'urgence, le pouvoir d'enlever l'épave. Dans un tel cas, la propriété de l'épave passe à l'autorité. Si le coût de l'enlèvement excède le produit de la vente de l'épave et que le navire naufragé jaugeait plus de 300 tonnes, l'autorité est habilitée, en vertu des articles 73 et 84 du code, à émettre une «ingiunzione» (injonction) invitant le propriétaire (mais personne d'autre) à payer la différence. Cette «injonction» devient exécutoire après avoir recu par «decreto» l'autorisation du pretore. Il semble que la question de savoir si la nécessité de l'autorisation du pretore transforme ce qui commence par un acte administratif en un acte judiciaire ait été controversée entre juristes italiens, mais le point de vue plus exact paraît être que l'autorisation ne produit pas cet effet, en particulier parce que, dès lors que «l'injonction» est devenue exécutoire, il appartient au propriétaire de la contester, s'il le juge utile, devant la juridiction appropriée qui n'est pas nécessairement celle du pretore. L'autorité compétente n'a apparemment pas la possibilité d'engager, contre qui que ce soit, une procédure civile ordinaire en matière délictuelle ou quasi délictuelle ou autre, même lorsque le navire jaugeait moins de 300 tonnes ou lorsque le propriétaire dispose de moyens insuffisants pour payer le coût de son enlèvement.

Au Luxembourg, le problème ne peut évidemment se poser qu'en ce qui concerne la Moselle. La seule législation existant à cet égard est le «règlement de police pour la navigation de la Moselle», promulgué par un arrêté grand-ducal du 18 juin 1971. Il impose au capitaine d'un bateau naufragé l'obligation d'enlever l'épave, mais confère à l'autorité compétente le pouvoir de l'enlever en cas d'urgence. Les frais exposés à cette fin par l'autorité sont susceptibles de recouvrement sur le propriétaire de l'épave ou, lorsque l'épave est le résultat d'une collision, sur le propriétaire du bateau que l'autorité considère comme responsable. L'autorité n'a cependant pas le pouvoir de vendre l'épave ou d'émettre un «titre exécutoire». Si l'autorité est contrainte de faire valoir ses droits, elle doit saisir la juridiction appropriée. Il semble que cette hypothèse ne se réalise pas en pratique parce que tous les bateaux naviguant sur la Moselle sont assurés. Le droit est donc peu développé à cet égard.

La question est de savoir, en admettant que cela constitue un résumé correct des législations des États membres originaires, si l'on peut attribuer aux auteurs de la convention de 1968 l'intention que la phrase «matière civile et commerciale» de l'article 1 de cette convention couvre une action comme celle de l'espèce présente. Nous estimons qu'il est impossible de répondre à cette question par l'affirmative. Il s'agit d'une action, exercée par une autorité publique contre un particulier, qui trouve son origine dans ce qui est considéré dans les droits nationaux de tous les États membres originaires, à l'exception éventuellement des Pays-Bas, comme ayant constitué un exercice, par cette autorité, de sa puissance publique. C'est, en outre, une action d'un type quasiment inconnu dans les droits des États membres originaires autres que les Pays-Bas. Partant, le seul véritable motif qui permettrait de la considérer comme une matière «civile» ou «commerciale» serait que l'action est considérée comme telle en droit néerlandais. Mais cela serait, nous semble-t-il, incompatible avec les principes énoncés par la Cour dans l'affaire LTU/Eurocontrol et incompatible aussi avec la notion de réciprocité qui est consacrée dans le préambule de la convention.

Nous doutons qu'à l'égard d'une telle question les droits des nouveaux États membres ou les dispositions de la convention d'adhésion puissent entrer en ligne de compte mais, dans le souci d'être complet, nous en parlerons brièvement.

Le droit danois semble être conforme au droit de la majorité des États membres originaires. Les droits de l'Irlande et du Royaume-Uni, d'autre part, sont largement conformes au droit néerlandais; ils permettent à une autorité portuaire ou fluviale, indépendamment des pouvoirs que leur confère la loi, d'engager une procédure en matière délictuelle ou quasi délictuelle, pour les frais d'enlèvement d'une épave, contre une personne dont la navigation négligente — ou la navigation négligente de toute autre personne dont les actes tombent sous la responsabilité de la première — est responsable de la présence de l'épave (voir en ce qui concerne le droit irlandais The Edith (1883) 11 L.R.Ir. 270, en ce qui concerne le droit anglais, The Ella [1915] p. 111, et Dee Conservancy Board/McConnell [1928] 2 K.B. 159, et en ce qui concerne le droit écossais par Lord Murray dans Clyde Navigation Trustees/Kelvin Shipping Co. [1927] S.C. à la page 626).

La convention d'adhésion «adapte» l'article 1 de la convention de 1968 en complétant le premier paragraphe par une phrase stipulant que la convention «ne recouvre notamment pas les matières fiscales, douanières ou administratives». Dans son rapport sur le projet de cette convention, le professeur Peter Schlosser, le rapporteur du groupe de travail responsable de l'élaboration du projet, s'est prononcé comme suit sur le contexte dans lequel cette adaptation a été proposée (JO no C 59 du 5 mars 1979, p. 82):

«Les systèmes juridiques des États membres originaires connaissent bien la distinction entre matières civiles et commerciales, d'une part, et matières relevant du droit public, d'autre part. Malgré d'importantes différences, cette distinction se fait, dans l'ensemble, selon des critères analogues. Ainsi, la notion de droit civil couvre des matières importantes qui ne relèvent pas du droit public, en particulier certaines parties du droit du travail. C'est pourquoi les rédacteurs du texte originel de la convention et le rapport Jenard ont renoncé à spécifier les matières civiles et commerciales. Ils se sont bornés à préciser que les décisions des juridictions administratives et pénales entrent dans le champ d'application de la convention dans la mesure où ces juridictions statuent en matière civile et commerciale, ce qui n'est pas chose rare. Sous ce dernier aspect, l'adhésion des trois nouveaux États membre ne pose d'ailleurs pas de problèmes supplémentaires. Mais il en va tout différemment en ce qui concerne la distinction fondamentale mentionnée au départ.

En effet, le Royaume-Uni et l'Irlande ignorent pratiquement la distinction — courante dans les systèmes juridiques des États membres originaires — entre droit public et droit privé. Les problèmes d'adaptation ne pouvaient donc pas être résolus par un simple renvoi aux pincipes de qualification. Eu égard à l'arrêt de la Cour de justice des Communautés européenes, du 4 octobre 1976 [c'est-à-dire l'arrêt dans l'affaire LTU/Eurocontrol], rendu au cours de la phase finale des négociations et qui se prononce en faveur d'une interprétation ne se référant pas à un droit national «applicable», le groupe s'est contenté de spécifier à l'article 1, paragraphe 1, que les matières fiscales, douanières et commerciales ne sont pas des matières civiles et commerciales au sens de la convention.»

Nous ne trouvons rien dans tout cela qui affecte la conclusion à laquelle nous sommes parvenus à partir d'un examen des termes «non adaptés» de la convention de 1968 et des droits des États membres originaires.

En conséquence, nous proposons de répondre à la question A qu'une action comme celle qui est évoquée dans cette question n'entre pas dans la notion de «matière civile et commerciale» visée à l'article 1 de la convention de 1968.

Si cela est exact, les questions suivantes du Hoge Raad n'appellent aucune réponse. Mais pour le cas où vous ne partageriez pas notre point de vue sur la question A, nous devons les traiter.

Question B

La question B que le Hoge Raad ne pose que dans le cas où la question A appellerait une réponse affirmative, vise à établir si une action comme celle de l'espèce présente relève de la notion de «matière délictuelle ou quasi délictuelle» visée à l'article 5 (3) de la convention.

Les arguments présentés par l'État et M. Rüffer sur cette question ont été limités. L'État s'est borné à affirmer, si nous l'avons bien compris, que la réponse devait être affirmative parce qu'il en était ainsi en droit néerlandais. Au nom de M. Rüffer, il a d'abord été soutenu que la question était sans objet parce que l'Otrate s'était en fait conformé aux règles de navigation entrant en ligne de compte, de sorte qu'il n'était coupable d'aucun délit et, ensuite, que la question importait peu en raison de l'article 57 et des dispositons du traité Ems-Dollart, mais, troisièmement, que si, et dans la mesure où, la question revêtait de l'importance, elle appelait clairement la réponse que l'action était une action en matière délictuelle ou quasi délictuelle.

Le gouvernement du Royaume-Uni, en s'appuyant sur l'arrêt rendu par la Cour dans l'affaire 12/76 Tessili/Dunlop (Recueil 1976, p. 1473), a fait valoir qu'il y avait lieu d'examiner d'abord la question de savoir si la phrase «matière délictuelle ou quasi délictuelle» dans l'article 5 (3) devait (selon les termes du 10e attendu de cet arrêt) être interprétée comme étant «autonome, et donc commune à l'ensemble des États membres, ou comme renvoyant aux règles matérielles du droit applicable, dans chaque espèce, en vertu des règles de conflit du juge premier saisi», et le gouvernement du Royaume-Uni a estimé que cette dernière était l'interprétation correcte. En fait, en contradiction absolue avec ce que la Cour a affirmé dans l'affaire 33/78, Somafer/Saar-Ferngas (Recueil 1978, p. 2183, 5e au 8e attendu de l'arrêt), le gouvernement du Royaume-Uni est allé jusqu'à soutenir que «cette détermination conformément à la lex fori devrait être adoptée pour l'interprétation de toutes les compétences spéciales énumérées à l'article 5 de la convention de 1968, sauf si des motifs particuliers s'y opposent».

Nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire, Messieurs, d'absorber votre temps en répétant les arguments détaillés avancés par le gouvernement du Royaume-Uni à l'appui de son point de vue. Vous les avez lus et ils sont résumés dans le rapport d'audience. A notre avis, certains d'entre eux ont du poids, d'autres moins. A titre d'exemple, le fait que, si une juridiction nationale n'applique pas son droit interne aux fins de l'interprétation de notions qui se trouvent dans la convention, des incohérences apparaîtront entre la signification attribuée à un terme dans la convention et dans la loi nationale, nous semble être un aspect beaucoup moins important que la nécessité, soulignée par la Cour dans les affaires que nous avons citées ci-dessus, d'assurer, dans la mesure du possible, l'égalité et l'uniformité des droits et obligations qui découlent de la convention pour les États membres et les personnes intéressées. Les auteurs de la convention ont clairement admis que les termes utilisés dans celle-ci pouvaient y revêtir une signification différente de celle qu'ils ont en droit national. Par exemple, le texte anglais de la convention utilise le mot «domiciled» dans un sens manifestement différent de son sens en droit irlandais ou en droit britannique.

Mais, à notre avis, deux raisons évidentes justifient le rejet de la thèse du gouvernement du Royaume-Uni.

La première est que cette thèse est en contradiction avec les principes sur la base desquels la Cour a statué sur des affaires postérieures à l'affaire Tessili/Dunlop. Il est vrai que, dans l'affaire Tessili/Dunlop, qui était la première affaire concernant la convention que la Cour a eu à trancher, la Cour a jugé que «le lieu où l'obligation a été ou doit être exécutée» au sens de l'article 5 (1) de la convention est déterminé conformément à la loi qui régit cette obligation selon les règles de conflit de la juridiction saisie. Elle a statué en ce sens parce que «eu égard aux divergences qui subsistent entre les législations nationales en matière de contrat et compte tenu de l'absence, à ce stade de l'évolution juridique, de toute unification du droit matériel applicable, il n'apparaît pas possible de donner des indications plus amples sur l'interprétation de cette phrase» (14e attendu de l'arrêt). Et la Cour d'ajouter que «ceci est d'autant plus vrai que la détermination du lieu d'exécution des obligations est tributaire du contexte contractuel auquel ces obligations appartiennent». L'arrêt rendu dans l'affaire Tessili/Dunlop reste cependant isolé et trouve probablement une explication dans la complexité particulière qui existe dans le domaine contractuel. Dans chaque affaire ultérieure dans laquelle s'est posée la question de savoir si une expression utilisée dans la convention avait une signification «autonome» ou s'il y avait lieu de l'interpréter comme renvoyant à des notions nationales, soit la Cour est partie de l'hypothèse tacite que le premier point de vue était correct — comme dans l'affaire 14/76, De Bloos/Bouyer (Recueil 1976, p. 1497) et l'affaire 21/76, Bier/Mines de potasse d'Alsace (ibidem, p. 1735), mais dans chacune d'elles la question a été discutée par l'avocat général — soit elle s'est explicitement prononcée en faveur de ce point de vue —, comme dans l'affaire LTU/Eurocontrol (déjà citée), l'affaire 43/77, Industrial Diamond Supplies/Riva (Recueil 1977, p. 2175), l'affaire 144/77, Bertrand/Ott (Recueil 1978, p. 1431), Somafer/Saar-Ferngas (déjà citée) et Gourdain/Nadler (déjà citée). Dans ces dernières affaires, la Cour a souligné que l'aspect dominant résidait dans la nécessité d'une application égale et uniforme de la convention dans tous les États membres ainsi que, en ce qui concerne l'article 5, dans la nécessité d'éviter une prolifération de juridictions speciales qui irait à l'encontre de l'un des principaux objectifs de la convention. Dans certaines de ces affaires (Industrial Diamond Supplies/Riva et Bertrand/Ott, des divergences entre des notions juridiques nationales ont été invoquées pour justifier la thèse selon laquelle il y avait lieu de donner une signification autonome à un terme de la convention. Nous parvenons à la conclusion qu'un tel terme ne doit être interprété comme un renvoi aux notions du droit interne que lorsqu'il est impossible, pour une raison quelconque, de lui donner une signification autonome. Quel que soit le poids de certaines des considérations avancées par la gouvernement du Royaume-Uni, elles ne nous paraissent pas aller aussi loin.

Le deuxième motif qui nous incite à rejeter la thèse du gouvernement du Royaume-Uni — et ce point est, à notre avis, déterminant — est qu'il ne serait possible de traiter la phrase «matière délictuelle ou quasi délictuelle» comme un renvoi à des notions juridiques nationales que si la phrase correspondante dans le texte faisant foi de la convention dans la langue officielle où les langues officielles de chaque État membre comportait une notion connue dans le droit de cet État. En fait, ce n'est pas le cas.

Les textes faisant foi rédigés dans les langues des États membres originaires utilisent les phrases suivantes:

allemand:«wenn eine unerlaubte Handlung oder eine Handlung, die einer unerlaubten Handlung gleichgestellt ist, oder wenn Ansprüche aus einer solchen Handlung den Gegenstand des Verfahrens bilden;»

français:«en matière délictuelle ou quasi délictuelle;»

italien:«in materia di delitti o quasi-delitti;»

néerlandais:«ten aanzien van verbindtenissen uit onrechtmatige daad.»

Aucune difficulté n'apparaît pour le français ou le néerlandais. «En matière délictuelle ou quasi délictuelle» est une phrase appropriée pour désigner la notion correspondante du droit français et, également en français, les notions correspondantes du droit belge et luxembourgeois. De même, «ten aanzien van verbintenissen uit onrechtmatige daad» est approprié pour designer les notions correspondantes du droit néerlandais et, en néerlandais, du droit belge. Toutefois, dans le texte allemand, bien que la phrase «eine unerlaubte Handlung» vise la notion allemande de matière délictuelle ou quasi délictuelle, la circonlocution «eine Handlung, die einer unerlaubten Handlung gleichgestellt ist» ne renvoie, si nous avons bien compris, à aucune notion connue en droit allemand. Pour sa part, la phrase italienne «in materia di delitti o quasi-delitti» bien qu'elle soit intelligible pour un juriste italien familiarisé avec le code Justinien, le code Napoléon et l'ancien Code civil italien, n'est pas appropriée au droit italien moderne dans lequel le terme de l'art est «fatti illeciti».

Là encore, nous ne pensons pas que les droits des nouveaux États membres entrent en ligne de compte, mais dans le souci d'être complet, nous allons les examiner brièvement. Dans le texte anglais, «tort» est évidemment approprié au droit anglais et au droit irlandais alors que «delict or quasi-delict» paraît approprié au droit écossais. Le texte irlandais est libellé comme suit «in abhair a bhaineann le tort, mighniomh no samhail mhighnimh», ce qui constitue, si nous avons bien compris, une traduction directe de l'anglais. Les quatre derniers mots, qui correspondent à «delict or quasi-delict» ne recouvrent aucune notion connue en droit irlandais. Enfin, le texte danois dispose «i sager om erstatning uden for kontrakt», ce qui signifie littéralement «en matière d'indemnisation en l'absence de rapport contractuel». Si nous l'avons bien comprise, cette phrase ou des phrases semblables ne sont utilisées au Danemark que dans certaines règles de procédure où elles visent à couvrir un éventail large et quelque peu indéterminé d'actions qui ont une origine extracontractuelle.

Nous estimons donc qu'il est impossible d'interpréter la phrase «matière délictuelle ou quasi délictuelle» dans l'article 5 (3) comme renvoyant à des notions juridiques nationales et qu'il y a lieu de lui donner une signification autonome.

La Commission qui partage également ce point de vue a tenté de donner une définition de cette notion autonome. Mais, ainsi que cela résulte de l'introduction du professeur André Tune au volume XI de «l'Encyclopédie internationale de droit comparé», c'est-à-dire le volume consacré aux «délits et quasi-délits», nul n'est jamais parvenu, même dans le contexte d'un quelconque ordre juridique national, à formuler une définition exacte qui ne soulève pas une ou plusieurs questions. Comme l'éléphant du proverbe, le délit est plus facile à reconnaître qu'à définir.

Nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire dans cette affaire de tenter de définir la notion de délit ou quasi-délit au regard des finalités de la convention. Nous nous contenterons d'observer que, dans les trois États membres où l'objet d'une action comme celle de l'espèce présente n'est pas considéré comme relevant exclusivement du domaine du droit public ou administratif (les Pays-Bas, l'Irlande et le Royaume-Uni), il est considéré comme appartenant au domaine délictuel ou quasi délictuel.

Pour ces raisons, nous pensons que, à supposer qu'une telle action relève du champ d'application de la convention, elle entre dans le champ d'application de l'article 5 (3).

Nous en venons à la question C du Hoge Raad que nous pouvons traiter beaucoup plus brièvement.

Question C

Cette question est libellée comme suit:

«Que faut-il déduire de l'article 5 (3) lorsque le fait dommageable s'est produit dans la zone qui d'après le traité Ems-Dollart est considérée par le royaume des Pays-Bas comme faisant partie du territoire des Pays-Bas et par la République fédérale comme faisant partie de la République fédérale? L'article 5 (3) implique-t-il que pour le juge néerlandais cet endroit doit être considéré comme se trouvant (aussi) aux Pays-Bas? En rapport avec la nature de l'action dont s'agit, faut-il tenir compte du fait à cet égard que l'endroit en question est situé, dans la zone où, par suite du traité Ems-Dollart, le royaume des Pays-Bas est chargé de la gestion des voies d'eau et par conséquent tenu d'enlever une épave située dans cette zone?»

La question est évidemment posée en partant de l'idée que l'objet de l'action de l'espèce relève du champ d'application de la convention et de l'article 5 (3). Elle est suggérée par les deux premiers moyens avancés par l'État devant le Hoge Raad, auxquels nous avons fait référence.

Toutefois, la question procède, nous semble-t-il, de la supposition erronée que si, dans un cas particulier, «le lieu où le fait dommageable s'est produit», au sens de l'article 5 (3), est situé sur un territoire dont la souveraineté est revendiquée par deux États membres, la question de savoir si ce lieu devrait, aux fins de ce cas, être considéré comme étant situé sur le territoire de l'un ou l'autre de ces États, peut être résolue en tant que problème d'interprétation de l'article 5 (3). A notre avis, la convention de 1968 ne vise en aucune manière à résoudre des problèmes de cette nature. Ses dispositions sont, comme la Commission l'a indiqué, «neutres» à leur égard. La convention est établie sur la base de l'idée que la situation d'un lieu particulier sur le territoire de l'un ou l'autre État membre a été ou sera déterminée «aliunde». A notre avis, c'est tout ce que l'on peut dire en réponse à la question C, à supposer, Messieurs, qu'à la suite de vos réponses aux questions A et B, la question C appelle en fait une réponse.

Question D

La question D, qui est également posée dans l'hypothèse où les questions A et B appelleraient toutes les deux une réponse affirmative, est libellée comme suit:

«Est-il possible de considérer comme ‘lieu où le fait dommageable s'est produit’ le lieu où le préjudice allégué par l'État est né, à savoir ou bien La Haye, où l'État à son siège, ou bien Delfzijl (dans l'arrondissement de Groningen), où les parties restantes de l'épave ont été vendues par l'État, ce qui a permis de constater jusqu'à concurrence de quel montant les frais exposés par l'État pour l'enlèvement de l'épave sont demeurés non indemnisés?»

Cette question reflète manifestement le quatrième moyen invoqué par l'État devant le Hoge Raad. Ce moyen est, à notre avis, non fondé. L'État a invoqué, à l'appui de ce moyen, l'arrêt rendu par la Cour dans l'affaire Bier/Mines de potasse d'Alsace (déja citée). Mais cette jurisprudence n'étaye pas, à notre avis, le moyen invoqué. La Cour y a considéré que l'expression «lieu où le fait dommageable s'est produit» dans l'article 5 (3) visait à la fois «le lieu où le dommage est survenu» et le «lieu de l'événement causal qui est à l'origine de ce dommage». Mais le dommage entrant en ligne de compte dans cette affaire consistait dans le préjudice causé aux plantations de la société demanderesse aux Pays-Bas par la pollution du Rhin. Le lieu de l'événement causal qui était à l'origine du préjudice était l'Alsace où la partie défenderesse déversait des déchets de sel dans le Rhin. Il n'a jamais été suggéré dans cette affaire, et moins encore été considéré par la Cour, que le lieu où le fait dommageable s'était produit pouvait être le lieu où la société demanderesse avait son siège ou bien le lieu où était fixé le montant du préjudice causé à son activité. Ainsi que nous l'ont fait remarquer au cours des débats les avocats de M. Rüffer et de la Commission, le fait de juger ici que le lieu où l'État a son siège peut être considéré comme étant «le lieu où le fait dommageable s'est produit» équivaudrait à affirmer qu'en vertu de la convention, un demandeur en réparation a le choix d'engager son action devant les juridictions du lieu où il a son domicile, ce qui serait tout à fait incompatible avec l'économie des articles 2 et suivants de la convention. Quant à l'idée que le «fait dommageable» dans l'espèce présente puisse être considéré comme s'étant produit à Delfzijl, il nous semble suffisant de souligner que la vente de l'épave par le bourgmestre n'était pas un fait dommageable mais un moyen d'atténuer pro tanto le préjudice que l'État avait subi.

En conséquence, nous proposons de répondre par la négative à la question D dans la mesure où elle revêt de l'importance.

Nous en venons enfin à la question E.

Question E

Elle est libellée comme suit:

«Si le traité Ems-Dollart doit être interprété dans ce sens qu'il rend le juge néerlandais compétent pour connaître d'une action comme la présente (question qui n'est pas déférée pour décision à la Cour de justice), l'article 57 de la convention de Bruxelles laisse-t-il alors de la place, en ce qui concerne la compétence du juge, pour une application de l'article 5, initio, et 3o

Nous avouons ne pas être certain de ce qui se cache derrière cette question. Il nous semble douteux que ce soit un moyen quelconque de M. Rüffer puisque la thèse qu'il défend est que le traité Ems-Dollart confère la compétence judiciaire aux juridictions allemandes. Il est possible que ce soit le troisième moyen invoqué par l'État en ce sens que l'implication du Vechtborg dans la collision signifie que, en vertu du traité Ems-Dollart, le fait dommageable doit être considéré comme s'étant produit tant en territoire néerlandais qu'en territoire allemand.

En tout cas, il a été soutenu au nom de M. Rüffer que le traité Ems-Dollart constituait un «lex specialis» régissant les compétences judiciaires respectives des juridictions néerlandaises et allemandes dans une matière comme celle de l'espèce, de sorte qu'en vertu de l'article 57, toute application de la convention de 1968 était exclue. D'autre part, il a été soutenu au nom de l'État et de la Commission que cette conséquence n'interviendrait que si les dispositions du traité Ems-Dollart relatives à la compétence judiciaire étaient censées exclure l'application de toute autre règle possible en la matière.

Nous sommes parvenu à la conclusion que sur ce point l'État et la Commission ont raison. L'article 57 fait partie du titre VII de la convention qui est intitulé «relations avec les autres conventions». Ce titre commence par l'article 55 qui énumère nommément les conventions conclues entre deux ou plusieurs États membres que la convention de 1968 doit «remplacer». Vient ensuite l'article 56 qui dispose que, néanmoins, ces conventions «continuent à produire leurs effets dans les matières auxquelles la présente convention n'est pas applicable» ainsi que (en résumé) en ce qui concerne les décisions rendues et les actes reçus avant l'entrée en vigueur de la convention. Ensuite, les articles 57 et 58 stipulent respectivement que la convention «ne déroge pas» ou «ne porte pas préjudice» à certaines autres conventions. Les termes correspondants dans les autres textes sont: en allemand «läßt..., unberührt» dans l'article 57, «berührt... nicht» dans l'article 58; en italien «non deroga alle» dans l'article 57, «non pregiudicano i» dans l'article 58; en néerlandais «laat onverlet» dans l'article 57, «maken geen inbreuk» dans l'article 58. Les textes danois, anglais et irlandais utilisent la même expression dans les deux articles, respectivement: «berører ikke», «shall not affect» et «Ni dhéanfaidh... seo difear». Si une convention concernant des «matières particulières» au sens de l'article 57, tel que le traité Ems-Dollart, énonce des règles concernant la compétence judiciaire qui sont censées s'appliquer à l'exclusion de toute autre règle, il sera évidemment dérogé à cette convention si les règles de la convention de 1968 doivent être considérées comme également applicables au gré du requérant. Mais il n'en sera pas ainsi si la convention en cause admet que des règles autres que celles qu'elle contient peuvent s'appliquer.

Nous proposons donc de répondre à la question E dans la mesure, Messieurs, où vous la jugez pertinente, que l'existence d'une convention qui règle la compétence judiciaire dans des matières particulières n'exclut pas l'applicabilité alternative des règles relatives à la compétence judiciaire contenues dans la convention de 1968, à moins qu'il n'y ait lieu d'interpréter la convention citée en premier comme prescrivant des règles qui sont censées s'appliquer à l'exclusion de toute autre règle possible.


( *1 ) Traduit de l'anglais.

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