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Dokument 62013CJ0576

Euroopa Kohtu (kuues koda) 11. detsembri 2014. aasta otsus.
Euroopa Komisjon versus Hispaania Kuningriik.
Liikmesriigi kohustuste rikkumine – ELTL artikkel 49 – Asutamisvabadus – Sadamaettevõtjad – Tööjõu juhtimine kaubakäitlusteenuse osutamisel – Tööturu kasutamise keeld.
Kohtuasi C‑576/13.

Euroopa kohtulahendite tunnus (ECLI): ECLI:EU:C:2014:2430

ARRÊT DE LA COUR (sixième chambre)

11 décembre 2014 (*)

«Manquement d’État – Article 49 TFUE – Liberté d’établissement – Entreprises portuaires – Gestion des travailleurs pour la prestation du service de manutention de marchandises – Interdiction de recourir au marché du travail»

Dans l’affaire C‑576/13,

ayant pour objet un recours en manquement au titre de l’article 258 TFUE, introduit le 14 novembre 2013, dans la procédure

Commission européenne, représentée par Mmes L. Nicolae et S. Pardo Quintillán, en qualité d’agents, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie requérante,

contre

Royaume d’Espagne, représenté par M. A. Rubio González, en qualité d’agent,

partie défenderesse,

LA COUR (sixième chambre),

composée de M. A. Borg Barthet, faisant fonction de président de la sixième chambre, Mme M. Berger et M. F. Biltgen (rapporteur), juges,

avocat général: M. M. Szpunar,

greffier: M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1        Par sa requête, la Commission européenne demande à la Cour de constater que, en obligeant, de manière générale, les entreprises de manutention de marchandises opérant dans les ports espagnols d’intérêt général à s’inscrire auprès d’une société anonyme de gestion des dockers («Sociedad Anónima de Gestion de Estibadores Portuarios», ci-après la «SAGEP») et, en tout état de cause, en ne les autorisant pas à recourir au marché du travail pour recruter leur propre personnel, à titre permanent ou temporaire, à moins que les travailleurs proposés par cette société ne conviennent pas ou que leur nombre soit insuffisant, le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 TFUE.

 Le cadre juridique espagnol

2        En droit espagnol, les prestations de services dans les ports d’État relèvent de la compétence de l’administration générale de l’État, qui est exercée par le ministère de l’Équipement et des Transports au moyen d’un système portuaire public composé des ports d’État et des autorités portuaires.

3        Les prestations de services dans les ports d’État sont réglementées par le texte codifié de la loi relative aux ports d’État et à la marine marchande, tel qu’approuvé par le décret royal législatif 2/2011, du 5 septembre 2011 (BOE n° 253, du 20 octobre 2011, p. 109456, ci-après la «loi sur les ports d’État»). Cette loi opère une codification des différentes dispositions légales relatives aux matières portuaires et à la marine marchande, au nombre desquelles figurent la loi 48/2003, du 26 novembre 2003, relative au régime économique et à la prestation de services dans les ports d’intérêt général (BOE n° 284, du 27 novembre 2003, p. 42126, ci-après la «loi 48/2003»), ainsi que la loi 33/2010, du 5 août 2010 (BOE n° 191, du 7 août 2010, p. 68986, ci-après la «loi 33/2010»), modifiant ladite loi 48/2003 et abrogeant le décret-loi royal 2/1986, du 23 mai 1986, relatif au service public d’arrimage et de désarrimage des navires (BOE n° 126, du 27 mai 1986, p. 18800).

4        L’article 108 de la loi sur les ports d’État prévoit:

«1.      Constituent des services portuaires les activités de prestation des services nécessaires à l’exploitation des ports et visant à permettre la réalisation des opérations associées au trafic maritime, dans des conditions de sécurité, d’efficacité, de régularité, de continuité et de non-discrimination, et qui sont exercées dans le domaine territorial des autorités portuaires.

2.      Les services suivants sont considérés comme services portuaires:

[...]

d)      service de manutention de marchandises, à savoir le chargement, l’arrimage, le déchargement, le désarrimage, le transit maritime et le transbordement de marchandises.»

5        L’article 109 de ladite loi est libellé comme suit:

«1.      La prestation des services portuaires est mise en œuvre sur la base d’une initiative privée et sera régie par le principe de la libre concurrence, sous réserve des exceptions prévues par la présente loi.

2.      La prestation des services portuaires est subordonnée à l’obtention de la licence correspondante délivrée par l’autorité portuaire, qui ne peut être délivrée qu’après approbation du cahier des prescriptions particulières du service correspondant.

La licence ne confère pas le droit de fournir le service en exclusivité.

[...]»

6        L’article 110 de la loi sur les ports d’État définit les obligations de service public portuaire comme des obligations de service public dont doivent impérativement s’acquitter tous les prestataires de services dans les conditions prévues dans leurs titres respectifs les habilitant à exercer leurs activités, notamment, selon le second alinéa du même article, sous b), la continuité et la régularité des services en fonction des caractéristiques de la demande, sauf cas de force majeure. Il est également précisé à cette disposition que, pour garantir la continuité dans la prestation du service, les autorités portuaires peuvent organiser des services minimaux à caractère obligatoire.

7        L’article 115 de la loi sur les ports d’État régit la procédure d’octroi de la licence de prestation du service portuaire. Conformément à l’article 117, paragraphe 1, sous n), de cette même loi, les licences du service portuaire de manutention des marchandises doivent indiquer le pourcentage minimal de travailleurs devant être recrutés sous le statut de droit commun.

8        L’article 142, paragraphe 1, de ladite loi prévoit que, dans les ports d’intérêt général, pourra être constituée, sans préjudice de la conversion des sociétés publiques d’arrimage et de désarrimage et des groupements portuaires d’intérêt économique existant à la date de l’entrée en vigueur de la loi 33/2010, une société commerciale anonyme de droit privé dont l’objet social est de gérer la mise à disposition de ses actionnaires des travailleurs recrutés par elle et auxquels ces actionnaires font appel pour exercer les activités et les tâches du service portuaire de manutention de marchandises qui ne peuvent être exécutées par leur propre personnel, en raison de l’irrégularité de la main-d’œuvre nécessaire à l’exercice des activités comprises dans ledit service portuaire. Les sociétés concernées pourront ainsi mettre à la disposition de leurs actionnaires des travailleurs destinés à l’exercice d’activités commerciales soumises à autorisation dans la zone de service portuaire. De même, elles devront aussi veiller à la formation continue des travailleurs, de manière à permettre de garantir la professionnalisation voulue dans l’exercice des activités constituant le service de manutention des marchandises.

9        L’article 142, paragraphe 3, de la même loi précise que ces sociétés sont dénommées SAGEP, ce sigle étant réservé à cette catégorie de sociétés.

10      Aux termes de l’article 143, paragraphe 1, de la loi sur les ports d’État:

«Toutes les entreprises souhaitant fournir le service portuaire de manutention de marchandises et ayant obtenu la licence correspondante doivent, le cas échéant, s’inscrire auprès d’une [SAGEP] et participer à son capital. Sont exemptées de cette exigence les entreprises possédant une licence permettant d’exercer en régime d’autoprestation.

Le titulaire d’une licence pour le service portuaire de manutention de marchandises qui n’est pas tenu de participer à une SAGEP en tant qu’actionnaire conformément à l’alinéa précédent doit:

recruter sous le statut de droit commun un nombre de travailleurs de la SAGEP correspondant au nombre de journées de travail effectuées pour ce titulaire l’année précédente dans le secteur du service portuaire de manutention de marchandises [...]

Lorsque le candidat à une licence d’autoprestation ne fait pas partie de la SAGEP ou, le cas échéant, du [groupement portuaire d’intérêt économique constitué conformément à l’article 85, paragraphe 6, de la loi 48/2003], ou de la [société publique d’arrimage et de désarrimage correspondante, constituée conformément à l’article 7, paragraphe 1, du décret royal 2/1986], il doit, préalablement à sa demande de licence, proposer en premier lieu de recruter sous le statut de droit commun les travailleurs nécessaires à l’exercice des activités et tâches de ce service au moyen d’offres, nominatives ou non, adressées aux travailleurs de ladite société. [...]

[...]»

11      Le paragraphe 5 dudit article 143 prévoit qu’aucun titulaire d’une licence de prestation du service portuaire de manutention de marchandises ne peut quitter la SAGEP, sauf dans les cas d’exemption prévus au paragraphe 1 du même article.

12      Les articles 149 et 150 de la loi sur les ports d’État précisent de manière détaillée les types de statuts applicables aux travailleurs du service portuaire de manutention de marchandises.

13      Ledit article 149 dispose que le régime contractuel desdits travailleurs peut être négocié avec la SAGEP, ceux-ci bénéficiant d’un statut spécial. Dans ce cas, les travailleurs sont recrutés auprès de la SAGEP par les entreprises titulaires des licences correspondantes sur la base de contrats à court terme ou directement avec les entreprises titulaires des licences correspondantes. Les travailleurs bénéficiant d’un statut de droit commun sont, quant à eux, recrutés sur la base de contrats à long terme.

14      L’article 150, paragraphe 1, de la loi sur les ports d’État, relatif au statut de droit commun, est libellé comme suit:

«Les titulaires de licences du service portuaire de manutention de marchandises appartenant à la SAGEP qui souhaitent recruter des travailleurs sous le statut de droit commun pour l’exercice des activités et des tâches du service portuaire de manutention de marchandises doivent le faire en priorité au moyen d’offres, nominatives ou non, adressées aux travailleurs de la SAGEP. Si la SAGEP ne dispose pas du personnel portuaire adéquat ou en nombre suffisant, ou si du personnel est disponible, mais que les offres reçues sont rejetées, les entreprises prestataires du service peuvent procéder librement aux recrutements nécessaires parmi les travailleurs possédant les qualifications requises en vertu des articles 153 et 154.»

15      Conformément au paragraphe 2 de l’article 150 de la loi sur les ports d’État, lorsqu’un travailleur issu de la SAGEP conclut un contrat sous le statut de droit commun avec le titulaire d’une licence du service portuaire de manutention de marchandises, la relation de travail avec la SAGEP est suspendue. Le paragraphe 4 du même article précise, quant à lui, que le nombre minimal de travailleurs sous un tel statut que doivent recruter les entreprises titulaires d’une licence pour le service portuaire de manutention de marchandises est fixé dans la licence correspondante. En général, ce nombre minimal doit couvrir au moins 25 % des activités de l’entreprise, calculé sur une base interannuelle, dans le cadre de ce service. Enfin, le paragraphe 5 dudit article indique que les licences prévoient comme cause d’extinction le manquement à l’obligation de recrutement, sous le statut de droit commun, du nombre de travailleurs correspondant au pourcentage visé au paragraphe précédent.

16      L’article 151 de la loi sur les ports d’État, relatif au statut spécial, énonce, à son paragraphe 1, que le recrutement de travailleurs sous statut spécial par la SAGEP sera approuvé par son comité directeur conformément à ses statuts et, à son paragraphe 2, que l’affectation des travailleurs sous statut spécial demandés par les entreprises actionnaires se fera sur la base d’un système de rotation. Le paragraphe 4 du même article dispose que, lorsque, pour quelque motif que ce soit, y compris l’indisponibilité de travailleurs au moment où un navire est prêt pour la prestation du service, la SAGEP n’est pas en mesure de fournir les travailleurs dont la mise à disposition temporaire est requise par les actionnaires et que les conditions prévues dans leurs statuts pour accroître le nombre de travailleurs embauchés par la SAGEP ne sont pas réunies, les entreprises utilisatrices peuvent embaucher directement les travailleurs qui réunissent les qualifications requises par la présente loi, pour une durée maximale correspondant à une période de travail. Selon le paragraphe 5 dudit article, les titulaires de licences du service de manutention de marchandises exemptés de participer à la SAGEP conformément aux dispositions de la présente loi doivent, en premier lieu, solliciter la mise à disposition temporaire de travailleurs de la SAGEP lorsque le personnel permanent de l’entreprise ne peut faire face à la charge de travail ponctuelle et ce n’est que si la SAGEP n’est pas en mesure de mettre à disposition le personnel demandé qu’un recrutement libre est permis, à concurrence de la durée maximale susmentionnée.

17      L’article 153 de ladite loi, relatif aux qualifications requises des travailleurs exerçant des activités qui relèvent du service de manutention de marchandises, renvoie, à son paragraphe 1, aux titres de formation professionnelle de niveau intermédiaire ou supérieur établis par ordre du ministère de l’Équipement et des Transports et, à son paragraphe 2, il se réfère au contenu minimal des tests d’aptitude physique et mentale que doivent réussir les personnes souhaitant exercer ces activités et qui doivent recevoir l’aval des ports de l’État.

18      Il convient, à cet égard, de se référer aux exigences prévues par la réglementation suivante:

–        ordonnance FOM/2297/2012, du 23 octobre 2012, définissant les titres de formation professionnelle exigibles pour la prestation du service portuaire de manutention de marchandises (BOE n° 259, du 27 octobre 2012, p. 75691), qui mentionne diverses formations techniques à son annexe;

–        résolution du 19 novembre 1999 de la direction générale du travail, prévoyant l’inscription au registre et la publication du IIIe accord pour la réglementation des relations de travail dans le secteur portuaire (BOE n° 295, du 10 décembre 1999, p. 42702), et résolution du 11 avril 2011 relative aux ports de l’État, portant publication de l’accord du conseil directeur approuvant le contenu minimal des tests d’aptitude physique et mentale visant à attester l’aptitude des travailleurs qui souhaitent exercer des activités relevant du service de manutention des marchandises (BOE n° 104, du 2 mai 2011, p. 44590), et établissant des tests d’aptitude physique et mentale que doivent réussir les travailleurs exerçant des activités relevant du service de manutention des marchandises;

–        décret royal 145/1989, du 20 janvier 1989, portant approbation du règlement national relatif à l’admission, à la manutention et au stockage des marchandises dangereuses dans les ports (BOE n° 37, du 13 février 1989, p. 4261), et

–        ordonnance du 30 mai 1990 fixant les conditions applicables aux formations à la manutention de marchandises dangereuses dans les ports d’intérêt général (BOE n° 134, du 5 juin 1990, p. 15681), établissant des exigences spécifiques en matière de qualifications requises des travailleurs qui interviennent dans la manutention et le stockage de marchandises dangereuses.

19      Toutefois, l’article 154 de la loi sur les ports d’État prévoit des exceptions à l’exigence de diplômes, notamment pour certaines catégories de travailleurs.

20      La huitième disposition additionnelle de la loi sur les ports d’État, relative à la conversion des groupements portuaires d’intérêt économique et des sociétés publiques d’arrimage et de désarrimage en SAGEP énonce, à son paragraphe 1, que, dans un délai maximal de six mois à compter de la date d’entrée en vigueur de la loi 33/2010, les assemblées des groupements portuaires d’intérêt économique constitués conformément à la loi 48/2003 doivent nécessairement convenir de la conversion dudit groupement en une SAGEP. Le paragraphe 2 de cette même disposition additionnelle prévoit que, dans un délai de six mois à compter de la date d’entrée en vigueur de la loi 33/2010, les assemblées générales des actionnaires des sociétés publiques d’arrimage et de désarrimage qui n’auraient pas encore été converties en des groupements portuaires d’intérêt économique devront nécessairement convenir de leur adaptation en forme de SAGEP.

21      La neuvième disposition additionnelle de la loi sur les ports d’État dispose, à son paragraphe 1, que les travailleurs qui, à la date de l’accord de conversion ou d’adaptation cité dans la huitième disposition additionnelle, font partie du personnel, respectivement, des groupements portuaires d’intérêt économique ou des sociétés publiques d’arrimage et de désarrimage continuent à faire partie, avec les mêmes droits et obligations que ceux qui étaient les leurs avant la conversion ou l’adaptation en question, du personnel des SAGEP correspondantes. De même, les travailleurs issus des groupements ou des sociétés publiques d’arrimage et de désarrimage, recrutés sous le statut de droit commun par les titulaires de licences du service de manutention de marchandises, conserveront leurs droits de retrouver leur statut spécial au sein de la SAGEP concernée. 

 La procédure précontentieuse

22      Le 25 novembre 2011, la Commission a envoyé une lettre de mise en demeure au Royaume d’Espagne dans laquelle elle indiquait que le régime établi par la loi 33/2010, modifiant la loi 48/2003, n’est pas conforme à l’article 49 TFUE, relatif à la liberté d’établissement.

23      Par lettre du 2 avril 2012, les autorités espagnoles ont répondu à cette lettre de mise en demeure et ont transmis à la Commission un rapport du ministère de l’Équipement et des Transports. À cette occasion, les autorités espagnoles ont informé cette dernière que la loi 33/2010, qui est entrée en vigueur avant l’envoi de ladite lettre de mise en demeure, avait été codifiée par la loi sur les ports d’État.

24      Le 1er octobre 2012, la Commission a adressé un avis motivé au Royaume d’Espagne, invitant ce dernier à prendre les mesures nécessaires pour mettre fin au manquement reproché dans un délai de deux mois à compter de la réception de cet avis. Cet État membre y a répondu par lettre du 2 janvier 2013, à laquelle était annexé un nouveau rapport du ministère de l’Équipement et des Transports.

25      Estimant que la réponse du Royaume d’Espagne audit avis motivé n’était pas satisfaisante, la Commission a introduit le présent recours.

 Sur le recours

 Sur l’existence d’une restriction au sens de l’article 49 TFUE

 Argumentation des parties

26      Dans sa requête, la Commission soutient que, même s’il n’est pas directement ou indirectement discriminatoire, le régime applicable à la prestation du service portuaire de manutention de marchandises dans les ports espagnols d’intérêt général (ci-après le «régime portuaire espagnol») entraîne une restriction à la liberté d’établissement.

27      La Commission rappelle que, selon une jurisprudence constante de la Cour, l’article 49 TFUE s’oppose à toute mesure nationale qui, même applicable sans discrimination tenant à la nationalité, est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les ressortissants de l’Union, de la liberté d’établissement garantie par le traité FUE (arrêts Kraus, C‑19/92, EU:C:1993:125, point 32; Commission/Pays Bas, C‑299/02, EU:C:2004:620, point 15, et Commission/Grèce, C‑140/03, EU:C:2005:242, point 34). En outre, la Commission souligne que, conformément à sa communication COM(2007) 616 final sur une politique portuaire européenne, les dispositions relatives au recrutement des travailleurs portuaires ne doivent pas être utilisées pour empêcher des personnes ou des entreprises dûment qualifiées de fournir des services de manutention de marchandises ou pour imposer aux chefs d’entreprise une main-d’œuvre dont ils n’ont pas besoin.

28      La Commission soutient que, en obligeant, de manière générale, les entreprises de manutention de marchandises à faire partie de la SAGEP du port espagnol d’intérêt général concerné, à participer financièrement à son capital et à embaucher en priorité des travailleurs mis à disposition par une telle société, le régime portuaire espagnol impose aux entreprises de manutention de marchandises des obligations contraires à l’article 49 TFUE, ce que le Royaume d’Espagne aurait lui-même reconnu durant la procédure précontentieuse.

29      La Commission relève que les entreprises établies dans d’autres États membres qui souhaitent fournir des services portuaires de manutention de marchandises dans un port espagnol d’intérêt général devront mobiliser les ressources financières suffisantes pour participer à la SAGEP correspondante et, en tout état de cause, recruter des travailleurs de cette société, dont un nombre minimal d’entre eux doit obligatoirement être engagé de manière permanente, dans des conditions qui échappent à leur contrôle, notamment en ce qui concerne le prix qu’elles sont tenues de payer à la SAGEP pour faire appel à ses travailleurs. En outre, le régime portuaire espagnol prévoit qu’une SAGEP sera, de facto, établie dans tous les ports espagnols d’intérêt général et que les SAGEP doivent conserver au sein de leur personnel les travailleurs des groupements portuaires d’intérêt économique ou des sociétés publiques d’arrimage et de désarrimage établis conformément à la législation nationale antérieure.

30      Selon la Commission, de telles obligations conduisent nécessairement à des changements quant au personnel, aux structures d’emploi et aux politiques de recrutement des entreprises de manutention de marchandises étrangères. En effet, le régime portuaire espagnol empêche les entreprises de manutention de marchandises de choisir librement leur personnel et de le garder puisqu’il leur impose, en outre, le recrutement de personnel dont elles n’ont pas nécessairement besoin. Or, les conséquences financières et les perturbations du fonctionnement occasionnées par ces changements seraient susceptibles de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les entreprises de manutention de marchandises d’autres États membres, de leur liberté d’établissement dans les ports espagnols d’intérêt général (voir, par analogie, arrêt Commission/Pays Bas, EU:C:2004:620, point 19).

31      La Commission ajoute que cette constatation ne saurait être remise en cause par l’argument du Royaume d’Espagne selon lequel il peut être mis un terme à une SAGEP sans qu’il soit nécessaire d’en créer une nouvelle dans le port concerné.

32      Le Royaume d’Espagne rappelle que, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, dans le cadre d’une procédure en manquement, il incombe à la Commission d’établir l’existence du manquement allégué et d’apporter à la Cour les éléments nécessaires à la vérification, par celle-ci, de l’existence de ce manquement, sans pouvoir se fonder sur une présomption quelconque (arrêts Commission/Luxembourg, C‑490/09, EU:C:2011:34, point 49; Commission/Espagne, C-400/08, EU:C:2011:172, point 58, et Commission/Espagne, C‑306/08, EU:C:2011:347, point 94).

33      Or, en l’occurrence, la seule allégation de fond sur laquelle repose l’argumentation de la Commission consisterait à invoquer l’arrêt Commission/Pays-Bas (EU:C:2004:620), qui, selon le Royaume d’Espagne, ne présente aucune analogie avec le cas ayant donné lieu au présent litige. En outre, l’analyse de la Commission ne serait pas cohérente avec sa communication COM(2007) 616 final sur une politique portuaire européenne.

34      Par conséquent, la Commission n’aurait pas démontré à suffisance de droit l’existence d’une restriction à la liberté d’établissement.

35      Dans son mémoire en réplique, la Commission soutient que l’arrêt Commission/Pays-Bas (EU:C:2004:620) est transposable au présent litige puisque la Cour y a relevé que le régime en cause dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt avait pour effet de restreindre la liberté d’établissement des propriétaires des navires dans la mesure où, lorsque les sociétés propriétaires ne réunissaient pas les conditions exigées par la législation nationale pour l’immatriculation de leurs navires, elles n’avaient pas d’autre possibilité, pour procéder à cette immatriculation, que de modifier la structure tant de leur capital social que de leurs organes d’administration. Partant, l’analyse effectuée par la Commission serait conforme à la jurisprudence de la Cour et les allégations du Royaume d’Espagne devraient être rejetées.

 Appréciation de la Cour

36      Afin de statuer sur le bien-fondé du recours de la Commission, il importe de rappeler, à titre liminaire, la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle l’article 49 TFUE s’oppose à toute mesure nationale qui, même applicable sans discrimination tenant à la nationalité, est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les citoyens de l’Union, de la liberté d’établissement garantie par le traité (voir, notamment, arrêts Commission/France, C‑89/09, EU:C:2010:772, point 44, ainsi que SOA Nazionale Costruttori, C‑327/12, EU:C:2013:827, point 45 et jurisprudence citée).

37      En l’occurrence, même si les obligations imposées par le régime portuaire espagnol s’appliquent de manière identique tant aux opérateurs établis en Espagne qu’à ceux provenant d’autres États membres, elles peuvent conduire à empêcher cette dernière catégorie d’opérateurs de s’établir dans les ports espagnols d’intérêt général pour y exercer une activité de manutention de marchandises. En particulier, comme l’a relevé la Commission, tant l’obligation relative à l’inscription auprès de la SAGEP et, le cas échéant, à la participation au capital de celle-ci que l’obligation relative au recrutement prioritaire de travailleurs mis à disposition par cette société ainsi qu’au recrutement obligatoire d’un nombre minimal de ces travailleurs sur une base permanente imposent à ces entreprises une adaptation qui est susceptible d’engendrer des conséquences financières et des perturbations de leur fonctionnement de nature à décourager les entreprises d’autres États membres de s’établir dans lesdits ports espagnols.

38      Dès lors, les obligations imposées par le régime portuaire espagnol aux entreprises de manutention de marchandises pour exercer leur activité dans les ports espagnols d’intérêt général constituent une restriction à la liberté d’établissement au sens de l’article 49 TFUE.

 Sur les justifications de la restriction

 Argumentation des parties

39      Le Royaume d’Espagne invoque deux raisons susceptibles, selon lui, de justifier la restriction à la liberté d’établissement instaurée par le régime portuaire espagnol.

40      Premièrement, le service portuaire de manutention de marchandises constituerait un service d’intérêt général soumis à des obligations de service public visant à assurer la régularité, la continuité et la qualité du service (voir, en ce sens, arrêts Corsica Ferries France, C‑266/96, EU:C:1998:306, point 60, ainsi que Naftiliaki Etaireia Thasou et Amaltheia I Naftiki Etaireia, C‑128/10 et C‑129/10, EU:C:2011:163, point 45).

41      Deuxièmement, ladite restriction serait nécessaire pour assurer la protection des travailleurs, ce qui constitue une raison impérieuse d’intérêt général (arrêt International Transport Workers’ Federation et Finnish Seamen’s Union, C‑438/05, EU:C:2007:772, point 77 et jurisprudence citée), conformément à la convention (n° 137) sur le travail dans les ports, adoptée à Genève le 25 juin 1973 dans le cadre de l’Organisation internationale du travail (ci-après la «convention n° 137»).

42      À cet égard, la Commission fait valoir, tout d’abord, que les restrictions inhérentes au régime portuaire espagnol ne sont ni appropriées ni nécessaires pour atteindre l’objectif de garantie de la continuité, de la régularité et de la qualité du service, puisque celui-ci pourrait être atteint par des mesures moins restrictives, à l’instar de celles mises en place dans d’autres États membres, telles que la gestion des bureaux de placement devant fournir de la main-d’œuvre par les entreprises de manutention elles-mêmes, celles-ci pouvant embaucher librement des travailleurs permanents ou temporaires, ou encore la création d’une réserve de travailleurs gérée par des entreprises privées, fonctionnant comme des agences de travail temporaire et mettant des travailleurs à la disposition des entreprises de manutention.

43      S’agissant, ensuite, de l’argument du Royaume d’Espagne tiré de la nécessité de garantir un niveau élevé de formation et de professionnalisation des travailleurs portuaires pour assurer la qualité et la sécurité du service, la Commission souligne que la législation espagnole n’impose que des exigences minimales et générales en matière de formation de ces travailleurs. En outre, il existerait d’autres mesures moins restrictives, telles que l’organisation de la formation des travailleurs portuaires par des entités publiques ou par les entreprises de manutention elles-mêmes.

44      Enfin, la Commission soutient que les dispositions de la convention n° 137, relatives aux répercussions sociales des nouvelles méthodes de manutention dans les ports, n’obligent en aucun cas les États qui ont ratifié cette convention à imposer des restrictions telles que celles prévues par le régime portuaire espagnol. Il ressortirait, en effet, des exemples de régime portuaire en vigueur dans d’autres États membres, dans lesquels sont mises en œuvre des mesures conformes à l’article 49 TFUE telles que celles mentionnées au point 42 du présent arrêt, que la protection des travailleurs portuaires et le respect de la convention n° 137 peuvent être garantis par de telles mesures.

45      Dans son mémoire en duplique, le Royaume d’Espagne fait valoir que, en l’absence d’analyse par la Commission du caractère approprié et proportionnel du régime portuaire espagnol, l’existence du manquement allégué n’est pas établie. En outre, les solutions alternatives proposées par la Commission entraîneraient également des charges financières significatives, ainsi que des changements quant au personnel, aux structures d’emploi ainsi qu’aux politiques de recrutement et ne seraient pas non plus aptes à assurer la protection des travailleurs dans des conditions conformes aux exigences de la convention n° 137.

46      Le Royaume d’Espagne ajoute que, en tout état de cause, et dans la mesure où la restriction alléguée par la Commission consisterait dans l’obligation pour les entreprises de manutention de marchandises de s’inscrire auprès d’un bureau de placement et d’avoir recours prioritairement aux travailleurs y étant inscrits, le régime portuaire espagnol est conforme au libellé, à l’esprit ainsi qu’à la finalité de la convention n° 137.

 Appréciation de la Cour

47      Il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour que les restrictions à la liberté d’établissement, qui sont applicables sans discrimination tenant à la nationalité, peuvent être justifiées par des raisons impérieuses d’intérêt général, à condition qu’elles soient propres à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et qu’elles n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (voir, notamment, arrêts Commission/Autriche, C‑356/08, EU:C:2009:401, point 42, et Commission/France, EU:C:2010:772, point 50).

48      À cet égard, et contrairement à ce que soutient le Royaume d’Espagne, c’est non pas à la Commission, mais aux autorités nationales compétentes qu’il appartient de démontrer, d’une part, que leur réglementation est nécessaire pour réaliser l’objectif poursuivi et, d’autre part, que cette réglementation est conforme au principe de proportionnalité (voir, en ce sens, arrêts Commission/Finlande, C‑54/05, EU:C:2007:168, point 39, et Commission/Portugal, C‑438/08, EU:C:2009:651, point 47).

49      En l’occurrence, ledit État membre soutient que le régime portuaire espagnol poursuit, en substance, des objectifs relatifs, d’une part, à la protection des travailleurs et, d’autre part, à la garantie de la régularité, de la continuité et de la qualité du service portuaire de manutention de marchandises, qui constituerait un service public essentiel au regard du maintien de la sécurité dans les ports.

50      S’agissant de la protection des travailleurs, la Cour a reconnu qu’elle figure parmi les raisons impérieuses d’intérêt général qui peuvent justifier des restrictions à la liberté d’établissement (voir, notamment, arrêt International Transport Workers’ Federation et Finnish Seamen’s Union, EU:C:2007:772, point 77 et jurisprudence citée).

51      En outre, il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’objectif d’assurer la sécurité dans les eaux portuaires constitue également une raison impérieuse d’intérêt général (arrêt Naftiliaki Etaireia Thasou et Amaltheia I Naftiki Etaireia, EU:C:2011:163, point 45) et que le service de lamanage constitue un service technique nautique essentiel au maintien de la sécurité dans les eaux portuaires, qui présente les caractéristiques d’un service public (arrêt Corsica Ferries France, EU:C:1998:306, point 60).

52      Dans ces conditions, il y a lieu de relever que de tels objectifs peuvent être légitimement poursuivis par les États membres.

53      Toutefois, la circonstance que le régime portuaire espagnol poursuive un objectif légitime n’est pas suffisante pour justifier valablement la restriction constatée. En effet, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, l’application d’une réglementation d’un État membre poursuivant un objectif légitime doit être indispensable pour garantir sa réalisation. En d’autres termes, il faut que le même résultat que celui poursuivi par cette réglementation ne puisse pas être atteint par des règles moins contraignantes que celles mises en œuvre par celle-ci (voir, notamment, arrêts Collectieve Antennevoorziening Gouda, C‑288/89, EU:C:1991:323, point 15, et Commission/Portugal, C‑518/09, EU:C:2011:501, point 65).

54      En l’occurrence, force est de constater que, d’une part, le Royaume d’Espagne se borne à critiquer l’analyse effectuée par la Commission sans démontrer le caractère nécessaire des mesures adoptées au titre du régime portuaire espagnol ni le caractère proportionné de celles-ci au regard des objectifs poursuivis.

55      D’autre part, il importe de relever qu’il existe des mesures moins restrictives que celles mises en œuvre par le Royaume d’Espagne, tout en étant de nature à assurer un résultat similaire et à garantir tant la continuité, la régularité et la qualité du service de manutention des marchandises que la protection des travailleurs. Ainsi, par exemple, il serait possible, comme le suggère la Commission, de prévoir que ce sont les entreprises de manutention de marchandises qui, étant en mesure d’embaucher librement des travailleurs permanents ou temporaires, gèrent les bureaux de placement devant leur fournir la main-d’œuvre et organisent la formation de ces travailleurs, ou encore de créer une réserve de travailleurs gérée par des entreprises privées, fonctionnant comme des agences de travail temporaire et mettant des travailleurs à la disposition des entreprises de manutention.

56      Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de conclure que la restriction à la liberté d’établissement qui résulte du régime portuaire espagnol faisant l’objet du recours en manquement introduit par la Commission doit être considérée comme allant au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs poursuivis et qu’elle n’est, dès lors, pas justifiée.

57      Partant, ledit recours doit être considéré comme fondé.

58      En conséquence, il y a lieu de constater que, en obligeant les entreprises d’autres États membres souhaitant exercer l’activité de manutention de marchandises dans les ports espagnols d’intérêt général, d’une part, à s’inscrire auprès de la SAGEP ainsi que, le cas échéant, à participer à son capital et, d’autre part, à recruter en priorité des travailleurs mis à disposition par cette société, dont un nombre minimal de ceux-ci engagé de manière permanente, le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 TFUE.

 Sur les dépens

59      Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation du Royaume d’Espagne et celui-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.

Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) déclare et arrête:

1)      En obligeant les entreprises d’autres États membres souhaitant exercer l’activité de manutention de marchandises dans les ports espagnols d’intérêt général, d’une part, à s’inscrire auprès de la société anonyme de gestion des dockers («Sociedad Anónima de Gestion de Estibadores Portuarios») ainsi que, le cas échéant, à participer à son capital et, d’autre part, à recruter en priorité des travailleurs mis à disposition par cette société, dont un nombre minimal de ceux-ci engagé de manière permanente, le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 49 TFUE.

2)      Le Royaume d’Espagne est condamné aux dépens.

Signatures


* Langue de procédure: l’espagnol.

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