CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NILS WAHL

présentées le 25 juillet 2018 ( 1 )

Affaires jointes C‑174/17 P et C‑222/17 P

Union européenne, représentée par la Cour de justice de l’Union européenne

contre

Plásticos Españoles SA (ASPLA)

Armando Álvarez SA (C‑174/17 P)

et

Plásticos Españoles SA (ASPLA)

Armando Álvarez SA

contre

Union européenne, représentée par la Cour de justice de l’Union européenne

(C‑222/17 P)

« Pourvoi – Admissibilité – Responsabilité non-contractuelle – Durée raisonnable de la procédure – Cour de justice de l’Union européenne – Obligation de statuer dans un délai raisonnable – Préjudice matériel – Frais de garantie bancaire – Intérêts – Lien de causalité »

1. 

Quels sont les types de préjudice dont l’Union européenne doit réparation, en vertu de l’article 340 TFUE, aux particuliers dont le droit d’entendre statuer sur leur recours dans un délai raisonnable a été méconnu par la Cour de justice de l’Union européenne ? Dans quelles circonstances faut-il plus particulièrement accorder réparation du préjudice prétendument causé par la durée excessive de la procédure ?

2. 

Telles sont, en substance, les questions principales soulevées par les pourvois introduits par l’Union européenne représentée par la Cour de justice de l’Union européenne ( 2 ) et par Plásticos Españoles SA (« ASPLA ») et Armando Álvarez SA contre l’arrêt rendu par le Tribunal de l’Union européenne le 17 février 2017 dans l’affaire ASPLA et Armando Álvarez/Union européenne (T‑40/15, ci-après l’« arrêt attaqué ») ( 3 ), allouant à ASPLA et Armando Álvarez certains montants à titre de réparation du préjudice matériel subi par ces dernières à la suite du manquement à l’obligation de statuer dans un délai raisonnable dans les affaires qui ont donné lieu aux arrêts du 16 novembre 2011, ASPLA/Commission (T‑76/06) ( 4 ) et Álvarez/Commission (T‑78/06) ( 5 ).

3. 

Des questions largement similaires sont également soulevées dans quatre autres pourvois – deux introduits par l’Union européenne et deux par d’autres sociétés – contre deux arrêts du Tribunal accordant réparation du préjudice matériel et immatériel subi par ces sociétés en raison de la violation du délai raisonnable de jugement. Dans ces procédures, je présenterai également mes conclusions aujourd’hui ( 6 ). Il convient de lire les présentes conclusions conjointement avec ces deux autres.

I. Les antécédents du litige

4.

Par requête déposée le 24 février 2006, ASPLA, d’une part, et Armando Álvarez, d’autre part, ont introduit un recours au titre de l’article (devenu) 263 TFUE contre la décision C (2005) 4634 de la Commission, du 30 novembre 2005 relative à une procédure d’application de l’article [101 TFUE] (affaire COMP/F/38.354 – Sacs industriels) (ci-après la « décision C (2005) 4634 ») ( 7 ).

5.

Par arrêt du 16 novembre 2011, le Tribunal a rejeté ces recours ( 8 ). ASPLA et Armando Álvarez ont introduit des pourvois contre les arrêts du Tribunal. Par arrêt du 22 mai 2014 ( 9 ), la Cour a rejeté les pourvois.

II. La procédure devant le Tribunal et l’arrêt attaqué

6.

Par requête déposée le 27 janvier 2015, ASPLA et Armando Álvarez ont introduit un recours au titre de l’article 268 TFUE contre l’Union européenne en réparation du préjudice prétendument subi en raison de la durée de la procédure devant le Tribunal dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06 ayant donné lieu aux arrêts du 16 novembre 2011. ASPLA et Armando Álvarez ont sollicité en substance le Tribunal de condamner l’Union européenne au paiement, au titre du préjudice matériel, de la somme de 3495038,66 euros à augmenter des intérêts compensatoires et de retard au taux appliqué par la Banque centrale européenne (BCE) à ses opérations principales de refinancement, majoré de deux points, à compter de la date de dépôt du recours.

7.

Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a condamné l’Union européenne à payer une indemnité de 44951,24 euros à ASPLA et une indemnité de 111042,48 euros à Armando Álvarez au titre du préjudice matériel subi par chacune de ces sociétés en raison de la violation du délai raisonnable de jugement dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts du 16 novembre 2011, ASPLA/Commission (T‑76/06) et Álvarez/Commission (T‑78/06). Chacune de ces indemnités sera réévaluée par des intérêts compensatoires, à compter du 27 janvier 2015 et jusqu’au prononcé de l’arrêt attaqué, au taux d’inflation annuel déterminé, pour la période concernée, par Eurostat (office statistique de l’Union européenne) dans l’État membre où ces sociétés sont établies. Le Tribunal a également assorti chacune des indemnités d’intérêts moratoires, à compter du prononcé de l’arrêt attaqué et jusqu’à complet paiement, au taux fixé par la BCE pour ses opérations principales de refinancement, majoré de deux points de pourcentage. Le Tribunal a rejeté le recours au surplus.

8.

En ce qui concerne les dépens, le Tribunal a décidé : i) ASPLA et Armando Álvarez, d’une part, et l’Union européenne, d’autre part, supporteront leurs propres dépens, et ii) la Commission européenne supportera ses propres dépens.

III. La procédure devant la Cour et les conclusions des parties

9.

Par son pourvoi, dans l’affaire C‑174/17 P, introduit le 5 avril 2017, l’Union européenne demande, en substance, à la Cour :

d’annuler le point 1) du dispositif de l’arrêt attaqué ;

de rejeter comme non fondée la demande d’ASPLA et d’Armando Álvarez, formulée en première instance, visant à obtenir une somme de 3495038,66 euros, au titre du préjudice qui leur aurait été causé en raison d’un dépassement du délai raisonnable de jugement ;

de condamner ASPLA et Armando Álvarez aux dépens.

10.

ASPLA et Armando Álvarez demandent, pour leur part, à la Cour :

de rejeter le pourvoi comme étant irrecevable ;

de condamner l’Union européenne aux dépens.

11.

Par leur pourvoi, dans l’affaire C‑222/17 P, introduit le 27 avril 2017, ASPLA et Armando Álvarez demandent, en substance, à la Cour :

d’annuler l’arrêt attaqué ;

de condamner l’Union européenne à verser aux requérantes 3495038,66 euros au titre de l’indemnisation due au fait que le Tribunal a violé l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, à augmenter des intérêts compensatoires et de retard ;

de condamner l’Union européenne aux dépens.

12.

L’Union européenne demande, pour sa part, à la Cour :

de rejeter le pourvoi ;

de condamner ASPLA et Armando Álvarez aux dépens.

13.

Dans l’affaire C‑174/17 P, la Commission a été autorisée à intervenir au soutien des conclusions de l’Union européenne.

14.

Par décision du président de la première chambre, du 17 avril 2018, les affaires C‑174/17 P et C‑222/17 P ont été jointes aux fins des conclusions et de l’arrêt.

IV. L’appréciation des moyens des pourvois

A.   Les observations préalables

15.

Dans le pourvoi introduit dans l’affaire C‑174/17 P, l’Union européenne soulève deux moyens faisant grief au Tribunal d’une erreur de droit dans l’interprétation des notions respectives de « lien de causalité » et de « préjudice ». La Commission se rallie en substance à l’Union européenne.

16.

ASPLA et Armando Álvarez concluent au défaut de fondement de ces moyens.

17.

Dans leur pourvoi introduit dans l’affaire C‑222/17 P, ASPLA et Armando Álvarez soulèvent cinq moyens. Dans leur premier moyen, elles soutiennent que le Tribunal a commis une erreur de droit et n’a pas motivé à suffisance son appréciation de la durée raisonnable entre la phase écrite et la phase orale de la procédure. Dans leur deuxième moyen, elles soulèvent une erreur de droit dans l’appréciation du préjudice souffert. Le troisième moyen soulevé par ASPLA et Armando Álvarez concerne une prétendue erreur de droit commise par le Tribunal dans l’application du principe « non ultra petita » lors de l’appréciation du préjudice matériel subi. Dans leur quatrième moyen, ces sociétés soutiennent que, en appliquant une méthode de calcul du préjudice matériel différente de celle qu’elles avaient présentée, le Tribunal a méconnu les droits de la défense. Enfin, le cinquième moyen vise une prétendue contradiction de l’arrêt attaqué dans la période pour laquelle le préjudice matériel subi par ASPLA et Armando Álvarez devait être réparé.

18.

L’Union européenne, pour sa part, conclut au rejet des moyens soulevés par ASPLA et Armando Álvarez.

19.

Dans les présentes conclusions, j’examinerai tout d’abord les moyens du pourvoi visant le préjudice matériel. Il n’y aura ensuite plus lieu d’examiner les moyens visant l’appréciation du Tribunal quant à la durée qui devrait être jugée raisonnable dans les affaires en cause entre la phase écrite et la phase orale de la procédure.

B.   Le préjudice matériel

20.

Les deux moyens soulevés par l’Union européenne dans l’affaire C‑174/17 P ainsi que les deuxième, troisième, quatrième et cinquième moyens soulevés par ASPLA et Armando Álvarez dans l’affaire C‑222/17 P concernent tous les positions que le Tribunal a adoptées sur le préjudice matériel prétendument subi par ASPLA et Armando Álvarez. Les deux parties prétendent en particulier que le Tribunal a commis une erreur de droit dans l’examen des demandes d’ASPLA et d’Armando Álvarez relatives au préjudice lié aux frais de la garantie bancaire que ces sociétés ont fournie à la Commission pour éviter de verser immédiatement l’amende infligée par la décision C (2005) 4634. ASPLA et Armando Álvarez soutiennent également que le Tribunal a commis une erreur de droit en rejetant leur demande d’indemnisation pour les intérêts payés à la Commission afférents à la période de dépassement.

21.

Je considère qu’il convient de commencer mon analyse juridique de ces points en examinant la demande relative aux frais de la garantie bancaire payés par ASPLA et Armando Álvarez. À cette fin, je commencerai par le premier moyen soulevé par l’Union européenne. J’aborderai ensuite, par seul souci d’exhaustivité, le deuxième moyen de l’Union européenne. Il n’y aura plus de nécessité ensuite d’examiner les autres moyens soulevés par ASPLA et Armando Álvarez.

22.

J’examinerai enfin le deuxième moyen d’ASPLA et Armando Álvarez concernant le paiement des intérêts sur le montant de l’amende pour la période de dépassement.

1. Les frais de la garantie bancaire : existence d’un lien de causalité

23.

Dans son premier moyen, l’Union européenne, soutenue par la Commission, critique l’interprétation et l’application que le Tribunal fait de la notion de « lien de causalité ». L’Union européenne prétend, en substance, qu’il n’y a aucun lien de causalité direct entre la méconnaissance par le Tribunal de son obligation de statuer dans un délai raisonnable dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06 et le préjudice d’ASPLA et d’Armando Álvarez né du paiement des frais de la garantie bancaire. L’Union européenne souligne en particulier que le préjudice a procédé d’un choix fait par ASPLA et Armando Álvarez de maintenir la garantie bancaire en vigueur tout au long de la procédure au lieu de payer l’amende infligée par la Commission. De son côté, ASPLA et Armando Álvarez défendent sur ce point l’arrêt attaqué : selon elles, les frais de la garantie bancaire payés durant la période de dépassement sont dus au fait que le Tribunal n’a pas statué dans un délai raisonnable.

24.

Je vais commencer à présent par exposer succinctement le raisonnement suivi par le Tribunal et expliquer ensuite pourquoi, à mon sens, le premier moyen de l’Union européenne est bel et bien fondé.

25.

Aux points 84 et 85 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a rappelé la jurisprudence constante selon laquelle le dommage dont il est demandé réparation dans le cadre d’une action en responsabilité non contractuelle de l’Union doit être réel et certain, ce qu’il appartient à la partie requérante de prouver. Il appartient également à cette dernière d’apporter la preuve de l’existence d’un lien de causalité, c’est-à-dire d’un lien de cause à effet suffisamment direct, entre le comportement reproché et le préjudice invoqué.

26.

Aux points 104 à 107 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a observé que, si la procédure dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06 n’avait pas dépassé le délai raisonnable de jugement, ASPLA et Armando Álvarez n’auraient pas dû s’acquitter de frais de garantie bancaire au cours de la période qui correspond à ce dépassement. Ainsi, il existe selon lui un lien de causalité entre la méconnaissance du délai raisonnable de jugement et la survenance du préjudice qui a été enduré par ASPLA et Armando Álvarez en raison du paiement, par celles‑ci, de frais de garantie bancaire au cours de la période de dépassement.

27.

Citant la jurisprudence (ci-après la « jurisprudence Holcim ») ( 10 ), le Tribunal a reconnu, au point 109 de l’arrêt attaqué, qu’en principe les frais de garantie bancaire encourus par une société sanctionnée par une décision de la Commission ultérieurement annulée par le Tribunal, résultent du propre choix de cette société de constituer une garantie bancaire afin de ne pas exécuter l’obligation de payer l’amende dans le délai imparti par la décision litigieuse. Ces frais ne peuvent donc normalement pas être considérés comme résultant directement du comportement de l’institution.

28.

Cependant, aux points 110 à 112 de l’arrêt attaqué, le Tribunal s’est alors livré à une distinction entre l’affaire en cause et celles qui ont donné lieu à la jurisprudence Holcim. Le Tribunal a estimé que, au moment où ASPLA et Armando Álvarez ont introduit leur recours dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06, et au moment où elles ont constitué une garantie bancaire, la méconnaissance du délai raisonnable de jugement était imprévisible et ASPLA et Armando Álvarez pouvaient légitimement s’attendre à ce que leur recours soit traité dans un délai raisonnable. Le Tribunal a également observé que le dépassement du délai raisonnable de jugement dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06 est intervenu postérieurement au choix initial d’ASPLA et d’Armando Álvarez de constituer une garantie bancaire. Pour ces raisons, le Tribunal a indiqué que le lien entre le dépassement du délai raisonnable de jugement dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06 et le paiement de frais de garantie bancaire au cours de la période qui correspond à ce dépassement ne peut donc pas avoir été rompu par le choix initial des requérantes de ne pas payer immédiatement l’amende et de constituer une garantie bancaire. Il en a conclu au point 113 de l’arrêt attaqué que le lien de causalité était suffisamment direct aux fins de l’article 340 TFUE.

29.

Le raisonnement suivi par le Tribunal est, à mon sens, erroné. Le Tribunal admet en substance l’enseignement de la jurisprudence Holcim mais se met alors à distinguer la présente affaire de celles qui ont donné lieu à cette jurisprudence. À l’instar du Tribunal, je crois que la jurisprudence Holcim est judicieuse mais, contrairement au Tribunal, je ne considère pas que la présente affaire soit nettement différente de celles ayant donné lieu à cette jurisprudence Holcim : dans mon esprit, aucune des deux raisons invoquées par le Tribunal pour faire cette distinction n’est convaincante, isolément ou conjointement.

30.

Avant d’expliquer en détail pourquoi j’adopte cette position, je voudrais souligner que, conformément à une jurisprudence bien établie, l’article 340 TFUE ne peut pas être interprété en ce sens qu’il incomberait à l’Union de réparer toute conséquence préjudiciable, même éloignée, de comportements de ses organes ( 11 ). Il s’ensuit que dans un recours pour responsabilité non contractuelle de l’Union, il ne suffit pas que le comportement reproché soit une des causes du préjudice allégué, il faut que ce comportement soit la cause déterminante du préjudice ( 12 ). En d’autres termes, un lien suffisant de cause à effet n’existera que lorsque le préjudice est la conséquence directe de l’acte illicite de l’institution responsable sans dépendre de l’intervention d’autres causes, positives ou négatives ( 13 ).

a) La prévisibilité du comportement illicite

31.

La première raison invoquée par le Tribunal pour distinguer la présente affaire de celles qui ont donné lieu à la jurisprudence Holcim est que, au moment où ASPLA et Armando Álvarez ont introduit leur recours dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06, et au moment où elles ont constitué une garantie bancaire, la méconnaissance du délai raisonnable de jugement était imprévisible.

32.

Cependant, cette affirmation est tout d’abord erronée. Malheureusement, un certain nombre d’affaires tranchées par le Tribunal peu avant l’introduction des recours T‑76/06 et T‑78/06 ont eu une durée importante ( 14 ). Cela est particulièrement vrai des affaires concernant l’application des règles de concurrence ( 15 ) de l’Union et en particulier d’ententes qui sont notoirement complexes et chronophages et qui peuvent requérir d’être traitées en parallèle ou de manière coordonnée en même temps.

33.

Il est vrai que, tout comme n’importe quel autre requérant, ASPLA et Armando Álvarez pouvaient s’attendre à ce que leurs affaires soient tranchées dans un délai raisonnable. Cependant, au vu de la pratique et de l’activité juridictionnelle du Tribunal à l’époque pertinente des faits, le calcul de la durée probable de la procédure en vue d’estimer le coût total éventuel de la garantie bancaire était un exercice plutôt incertain et difficile.

34.

Ensuite, et plus fondamentalement, indépendamment de savoir si la durée excessive était prévisible dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06, le Tribunal a recouru erronément à la notion de « prévisibilité » pour établir l’existence d’un lien de cause à effet suffisant pour engager la responsabilité de l’Union européenne.

35.

La question clef, en l’espèce, n’est pas de savoir si la victime qui a subi le préjudice allégué était capable d’anticiper l’événement illicite qui a produit le préjudice allégué. Ce qui est crucial pour établir la responsabilité non contractuelle de l’Union européenne en l’espèce c’est premièrement et avant tout de savoir si le préjudice allégué est une conséquence directe du comportement illicite de l’institution.

36.

C’est un point que le Tribunal n’a pas examiné de manière circonstanciée. Il me semble que, dans le contexte de cet examen, l’imprévisibilité éventuelle de la durée excessive n’aurait pu avoir de pertinence que dans deux circonstances. Toutefois, aucune de ces circonstances ne joue en l’espèce.

37.

D’une part, cet élément pourrait avoir eu une pertinence si ASPLA et Armando Álvarez avaient été incapables, par la suite, de revenir sur leur décision initiale de différer le paiement et de constituer une garantie bancaire. Tel n’a cependant pas été le cas ainsi que je le montrerai plus bas aux points 49 à 52 : tout au long de la procédure, il était loisible à ASPLA et Armando Álvarez de régler à tout moment l’amende et de retirer la garantie bancaire. ASPLA et Armando Álvarez auraient donc pu ajuster leur comportement au vu de ce nouvel événement, même s’il était initialement imprévisible.

38.

D’autre part, l’imprévisibilité éventuelle de la durée excessive aurait pu également avoir une pertinence si l’Union européenne avait soutenu devant le Tribunal que ASPLA et Armando Álvarez n’avaient pas fait preuve d’une diligence raisonnable pour éviter ou limiter l’étendue du préjudice qui pourrait avoir découlé de leur choix de différer le règlement de l’amende à la fin de la procédure juridictionnelle.

39.

À cet égard, il convient de garder à l’esprit que, selon une jurisprudence constante, dans un recours en responsabilité non contractuelle, il y a lieu de vérifier si la personne lésée, au risque de devoir supporter le dommage elle-même, a fait preuve, en justiciable averti, d’une diligence raisonnable pour éviter le préjudice ou en limiter la portée. Le lien de causalité peut être rompu par un comportement négligent de la personne lésée, dès lors que ce comportement s’avère constituer la cause déterminante du préjudice ( 16 ).

40.

Ce n’est cependant pas la raison pour laquelle le Tribunal a évoqué cet élément dans l’arrêt attaqué. Le Tribunal n’a pas employé le critère de la prévisibilité pour examiner si la négligence d’ASPLA et d’Armando Álvarez avait rompu le lien de causalité entre le préjudice allégué et le comportement reproché de l’institution de l’Union ; il a au contraire employé cette notion en vue d’établir l’existence d’un tel lien dans un premier temps.

41.

Néanmoins, l’imprévisibilité éventuelle de l’événement qui a donné lieu au préjudice allégué ne dit rien du facteur déterminant dans le préjudice allégué. Même à supposer que la durée excessive était imprévisible, ce fait n’est ni nécessaire ni suffisant pour engager la responsabilité de l’Union.

42.

Au vu de ce qui précède, j’estime que, dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a erronément interprété et appliqué la notion de « prévisibilité » aux fins de l’article 340 TFUE en vue d’établir l’existence d’un lien de causalité entre le préjudice allégué et le comportement reproché.

b) L’absence de choix d’ASPLA et d’Armando Álvarez

43.

La deuxième raison avancée par le Tribunal pour distinguer l’affaire T‑40/15 de celles qui ont donné lieu à la jurisprudence Holcim est que le dépassement du délai raisonnable de jugement dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06 est intervenu postérieurement au choix initial d’ASPLA et d’Armando Álvarez de constituer une garantie bancaire.

44.

Cet élément est lui aussi dénué de pertinence à mon sens.

45.

D’emblée, il convient de garder à l’esprit qu’une décision de la Commission, telle la décision C (2005) 4634, est juridiquement obligatoire et présumée valide jusqu’à son annulation par les juridictions de l’Union. Si une entreprise sanctionnée par une amende infligée par la Commission considère que la décision de la Commission est illégale et que son exécution immédiate peut provoquer un dommage irréversible, il est loisible à cette entreprise d’introduire une demande de mesures provisoires devant les juridictions de l’Union au titre des articles 278 et 279 TFUE, la validité de la décision étant contestée.

46.

Si une demande de cette nature n’est pas introduite ou si elle est rejetée par les juridictions de l’Union, l’amende doit être payée, en principe, dans le délai imparti par la décision. Cela étant, les règles budgétaires de l’Union ( 17 ) autorisent la Commission à admettre que le paiement d’une amende soit différé pourvu que le débiteur s’engage à payer les intérêts moratoires et constitue une garantie financière couvrant la dette non encore recouvrée tant en principal qu’en intérêts.

47.

Les entreprises qui entendent contester une amende devant les juridictions de l’Union ont donc la faculté de choisir de régler immédiatement l’amende (la règle) ou de présenter une garantie bancaire (l’exception). Contrairement à ce que soutiennent ASPLA et Armando Álvarez, la faculté que leur offrait l’article 85 du règlement no 2342/2002 ne constituait pas une exception. La règle, inscrite dans les articles 278 et 279 TFUE, est qu’une décision de la Commission telle la décision C (2005) 4634 prend effet par sa notification à ses destinataires et reste applicable même si elle fait l’objet d’un recours devant les juridictions de l’Union (sauf si son application a été suspendue par ces juridictions).

48.

Le choix de l’entreprise doit être financièrement neutre pour l’Union : un report du paiement ne peut entraîner de perte pour le budget de l’Union. Le comptable qui, en concertation avec l’ordonnateur responsable, statue sur la demande de l’entreprise de différer le paiement n’est pas habilité à modifier le montant de l’amende décidé par la Commission en tant qu’institution (c’est-à-dire par le collège des commissaires). En même temps, la décision d’une entreprise de régler immédiatement l’amende, en dépit de son intention de contester la décision de la Commission devant les juridictions de l’Union ne devrait pas entraîner un enrichissement sans cause de l’Union européenne. C’est la raison pour laquelle, d’une part, si les juridictions de l’Union confirment la décision de la Commission, l’amende, dont le paiement a été différé, devient exigible avec intérêts. D’autre part, l’annulation de la décision contestée de la Commission crée une obligation pour l’Union de rembourser les sommes payées majorées des intérêts au taux applicable ( 18 ).

49.

La décision de différer le paiement d’une amende permet à l’évidence à l’entreprise de continuer à utiliser les sommes correspondantes tant que la procédure n’est pas close. Elle entraîne cependant certains frais supplémentaires (ceux liés à la constitution de la garantie bancaire) que l’entreprise doit accepter de supporter y compris lorsqu’elle obtient en définitive l’annulation de la décision litigieuse. Il appartient dès lors à chaque entreprise s’étant vu infliger une amende par la Commission d’évaluer s’il est financièrement avantageux pour elle de régler l’amende dans le délai imparti ou de solliciter un report de paiement et de fournir une garantie bancaire.

50.

Ce qui est important, contrairement à ce que le Tribunal a donné à penser, c’est que ce choix n’est pas figé. Toute entreprise ayant choisi de présenter une garantie peut toujours revenir sur sa décision initiale et payer l’amende ( 19 ). En le faisant, elle évite l’accumulation de nouveaux intérêts sur le principal et elle peut supprimer la garantie bancaire fournie préalablement.

51.

Rien dans le droit de l’Union n’empêche une entreprise de mettre fin à la garantie bancaire et de régler l’amende lorsque cette entreprise estime y trouver un avantage. On peut donc supposer que si une entreprise ne revient à aucun moment de la procédure sur son choix initial, c’est parce que cette entreprise estime avoir toujours intérêt à maintenir la garantie bancaire. En effet, la décision initiale continuera à être avantageuse par la suite en fonction de multiples facteurs qui, ainsi que la Commission le relève, peuvent varier substantiellement avec le temps (les frais de financement, les frais prélevés par la banque pour la garantie, le produit des sommes dues investies ailleurs, etc.). Dans une perspective économique, il est donc raisonnable de supposer qu’une entreprise peut normalement reconsidérer sa décision initiale.

52.

Il s’ensuit que, ainsi que le soutient à juste titre l’Union européenne, le choix de fournir une garantie bancaire au lieu de régler l’amende infligée par la Commission n’a pas été fait seulement au début de la procédure : ce choix a été librement et consciemment maintenu (ou confirmé) par ASPLA et Armando Álvarez tout au long de la procédure juridictionnelle des affaires T‑76/06 et T‑78/06, même lorsque la durée de cette procédure est devenue significative.

53.

Pour conclure sur ce point, la deuxième raison pour laquelle le Tribunal a distingué la présente affaire de celles qui ont donné lieu à la jurisprudence Holcim est donc fondée sur une prémisse erronée : que la seule décision qui a importé en l’espèce a été la décision initiale d’ASPLA et d’Armando Álvarez de différer le paiement et de fournir une garantie bancaire avant le début de la procédure.

54.

Le caractère erroné de cette prémisse est aussi confirmé indirectement par l’arrêt attaqué.

c) La contradiction interne de l’arrêt attaqué

55.

Au point 119 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a jugé que les frais de garantie bancaire supportés après le prononcé des arrêts dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06 ne présentaient pas de lien de causalité direct suffisant. Le Tribunal a considéré que le paiement de tels frais découle du choix personnel et autonome qu’ASPLA et Armando Álvarez ont fait après le prononcé de cet arrêt de ne pas payer l’amende, de ne pas demander le sursis à l’exécution de la décision C (2005) 4634 et de former un pourvoi contre l’arrêt attaqué. Si tel est le cas, je ne perçois pas clairement en quoi la décision de maintenir la garantie bancaire a été, dans l’esprit du Tribunal, décisive pour écarter la responsabilité de l’Union européenne après le prononcé de l’arrêt et non pas avant.

56.

Ainsi que l’Union européenne le soutient, il semble ne pas y avoir entre ces périodes de différence significative susceptible de présenter un intérêt au regard de l’article 340 TFUE. Au cours de la procédure de première instance également, ASPLA et Armando Álvarez ont délibérément choisi de ne pas solliciter le sursis à l’exécution de la décision litigieuse et de maintenir la garantie bancaire jusqu’à ce que cette procédure soit close. Le point 119 de l’arrêt attaqué confirme donc que les éléments que le Tribunal a considérés pertinents aux points 110 à 112 du même arrêt pour distinguer la présente affaire de la jurisprudence Holcim sont sans importance.

d) La conclusion intermédiaire

57.

En guise de conclusion intermédiaire, il est incontestable que le fait qu’ASPLA et Armando Álvarez aient dû supporter les frais de la garantie bancaire fournie à la Commission durant la période de dépassement est une conséquence, parmi d’autres, de l’incapacité du Tribunal à statuer dans un délai raisonnable.

58.

Là n’est cependant pas la cause déterminante du préjudice allégué. Le facteur décisif a été la décision d’ASPLA et d’Armando Álvarez de continuer à bénéficier d’une exception qu’elles avaient sollicitée à leur obligation de payer une amende due, en pleine connaissance des frais et des risques que ce choix entraînait. Il s’ensuit que les principes découlant de la jurisprudence Holcim sont applicables en l’espèce.

59.

Pour toutes ces raisons, j’estime que le Tribunal a interprété et appliqué erronément la notion de « lien de causalité » aux fins de l’article 340 TFUE. Dans mon esprit, il n’y a pas de lien de causalité direct suffisant entre la méconnaissance par le Tribunal, dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06, de l’obligation de statuer dans un délai raisonnable et le préjudice allégué par ASPLA et Armando Álvarez découlant du paiement des frais de la garantie bancaire pendant la durée du dépassement.

60.

Il convient donc d’annuler l’arrêt attaqué dans le volet condamnant l’Union européenne à payer une indemnité de 44951,24 euros à ASPLA et de 111042,48 euros à Armando Álvarez au titre du préjudice matériel subi par ces sociétés en raison de la violation du délai raisonnable de jugement dans les affaires ayant donné lieu aux arrêts du 16 novembre 2011, dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06.

61.

Par conséquent, si la Cour était amenée à me suivre sur ce point, il n’y aurait pas lieu d’examiner le deuxième moyen soulevé par l’Union européenne ni les troisième, quatrième et cinquième moyens soulevés par ASPLA et Armando Álvarez. En raison néanmoins de l’importance que le sujet évoqué présente pour des affaires ultérieures, je crois qu’il peut être utile d’examiner par seul souci d’exhaustivité le deuxième moyen soulevé par l’Union européenne. Cette analyse donnera également des éléments utiles à l’examen du deuxième moyen d’ASPLA et d’Armando Álvarez.

2. Les frais de la garantie bancaire : notion de « préjudice »

62.

Dans son deuxième moyen dirigé contre les points 104 à 120 de l’arrêt attaqué, l’Union européenne, soutenue par la Commission, affirme que le Tribunal a donné une interprétation erronée de la notion de « préjudice ». Dans son esprit, le Tribunal aurait dû examiner si, durant la période de dépassement, les frais de la garantie bancaire payés par ASPLA et Armando Álvarez ont dépassé l’avantage que leur procurait la jouissance d’une somme égale au montant de l’amende. De leur côté, ASPLA et Armando Álvarez demandent à la Cour de rejeter ce moyen pour défaut de fondement. Celles-ci estiment qu’il n’y a aucun rapport entre les avantages dont ASPLA et Armando Álvarez ont joui et les pertes qu’elles ont subies dans la période de dépassement.

63.

Il me semble que ce moyen est lui aussi fondé. Le Tribunal a, en effet, commis une erreur de droit en assimilant, aux points 104 et 105 de l’arrêt attaqué, sans explication spécifique ni instruction plus approfondie, les frais de la garantie bancaire payés dans la période de dépassement à un préjudice à réparer au titre de l’article 340 TFUE.

64.

Les deux notions doivent rester distinctes.

65.

Un acte ou une omission d’une institution de l’Union peut avoir des conséquences variées sur la situation financière d’entreprises telles ASPLA et Armando Álvarez. Il peut susciter certains frais pour une entreprise mais, en même temps, il peut entraîner certains gains pour celle-ci. Il n’y a « préjudice » au sens de l’article 340 TFUE que lorsque la différence nette entre les frais et les gains est négative ( 20 ). En d’autres termes, il faut une perte globale découlant du comportement reproché. Autrement, on aurait une situation paradoxale dans laquelle, en dépit du gain financier tiré du comportement d’une institution de l’Union, une entreprise aurait également le droit de réclamer des sommes supplémentaires à l’Union.

66.

Ainsi que je l’ai expliqué aux points 49 et 51 des présentes conclusions, la décision d’une entreprise de différer le paiement et de fournir une garantie bancaire, d’une part, engendre certains frais et, d’autre part, permet également à cette entreprise d’utiliser pendant un certain temps une somme qui peut produire des bénéfices. Ces effets variés ne sont pas étrangers mais sont inextricablement liés : ils sont les deux faces de la même pièce.

67.

Économiquement, le choix de différer le paiement d’une amende constitue en substance une forme de financement pour l’entreprise concernée : jusqu’à la fin de la procédure juridictionnelle, cette entreprise emprunte pratiquement à l’Union elle-même l’argent qui lui est dû. Le coût global du financement est, en simplifiant, la somme des frais de la garantie bancaire majorés, si l’entreprise devait perdre la procédure juridictionnelle, des intérêts éventuellement dus sur le principal. Cependant, l’arrêt attaqué se concentre uniquement sur les frais supportés par ASPLA et Armando Álvarez et ne dit rien des gains ou économies éventuellement faits par ces sociétés grâce au report du paiement.

68.

Dans mon esprit, c’est une erreur commise par le Tribunal. Ainsi que je l’ai indiqué au point 51 des présentes conclusions, une entreprise est présumée agir, à tout moment, de la manière qu’elle considère être rationnelle dans une perspective économique et financière. Il peut, dès lors, être raisonnable de supposer que, sur toute la durée de la procédure juridictionnelle dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06, ASPLA et Armando Álvarez ont trouvé plus avantageux de continuer à emprunter à l’Union la somme correspondant au montant de l’amende due plutôt que d’utiliser leur propre trésorerie ou d’emprunter ce montant à des établissements de crédit.

69.

Si tel est le cas, on ne peut pas exclure que la durée excessive de jugement dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06 n’a non seulement pas causé de perte pour ASPLA et Armando Álvarez mais a même généré un avantage financier pour ces sociétés. Mais l’arrêt attaqué ne permet pas de le vérifier dès lors que le Tribunal a considéré, sans autre mesure d’instruction, que les frais de la garantie bancaire afférents à la période de dépassement ont correspondu au préjudice subi par ASPLA et Armando Álvarez pendant ce laps de temps.

70.

Enfin, j’ajouterais que, sur ce point également, l’arrêt attaqué apparaît contradictoire. En effet, concernant un autre aspect du préjudice allégué (le paiement d’intérêts sur le montant de l’amende), le Tribunal a indiqué qu’ASPLA et Armando Álvarez n’avaient pas apporté d’éléments permettant de démontrer que, au cours de la période de dépassement du délai raisonnable, « le montant des intérêts de retard, ultérieurement payés à la Commission par Armando Álvarez, a été supérieur à l’avantage dont cette société a pu bénéficier en raison de la jouissance de la somme, égale au montant de l’amende majorée des intérêts de retard» ( 21 ).

71.

Il est difficile de comprendre pourquoi le Tribunal n’a pas appliqué un principe analogue à l’égard du préjudice allégué lié au paiement des frais de la garantie bancaire afférents à la même période.

72.

En conclusion, le deuxième moyen soulevé par l’Union européenne est également fondé.

3. Les intérêts

73.

Dans son deuxième moyen, dirigé à nouveau contre les points 97 à 103 de l’arrêt attaqué, ASPLA et Armando Álvarez soutiennent que le Tribunal a commis une erreur de droit en rejetant leur demande d’indemnisation pour le préjudice lié aux intérêts dus sur le montant de l’amende qui leur a été infligée, durant la période du dépassement.

74.

Dans son arrêt, le Tribunal a considéré qu’ASPLA et Armando Álvarez n’avaient apporté aucun élément démontrant que, durant la période de dépassement, le montant des intérêts de retard, ultérieurement payés à la Commission, a été supérieur à l’avantage dont elles ont pu bénéficier en raison de la jouissance de la somme, égale au montant de l’amende majorée des intérêts de retard.

75.

Dans mon esprit, c’est à juste titre, pour les raisons exposées aux points 23 à 72 des présentes conclusions, que le Tribunal a rejeté la demande d’ASPLA et d’Armando Álvarez. Les recours d’ASPLA et d’Armando Álvarez ayant été finalement rejetés par les juridictions de l’Union, les intérêts de retard à payer à la Commission sur le montant de l’amende sont évidemment des frais qu’ASPLA et Armando Álvarez doivent supporter pour la période pendant laquelle la procédure juridictionnelle était en cours. Cependant, cela ne veut pas automatiquement dire que de tels frais constituent un préjudice au sens de l’article 340 TFUE.

76.

Plus fondamentalement, en l’espèce, il n’y a pas de lien de causalité direct suffisant aux fins de l’article 340 TFUE entre la durée excessive de la procédure et la perte relative au paiement des intérêts pour la période de dépassement. Ainsi que je l’ai expliqué aux point 52 des présentes conclusions, le risque de devoir supporter ces frais a découlé de la décision d’ASPLA et d’Armando Álvarez de différer le paiement de l’amende jusqu’à la fin de la procédure juridictionnelle. ASPLA et Armando Álvarez ont pris cette décision librement et en parfaite connaissance des conséquences financières qui en découleraient.

77.

Il convient donc de rejeter le deuxième moyen d’ASPLA et d’Armando Álvarez.

C.   La durée raisonnable de la procédure

78.

Dans leur premier moyen, visant à nouveau les points 57 à 83 de l’arrêt attaqué, ASPLA et Armando Álvarez soutiennent que le Tribunal a commis une erreur de droit et n’a pas motivé à suffisance son appréciation de la durée raisonnable entre la phase écrite et la phase orale de la procédure dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06. Ce moyen est divisé en deux branches.

79.

La première branche de ce moyen concerne les points 67 à 69, d’une part, et le point 72, d’autre part, de l’arrêt attaqué. Selon ASPLA et Armando Álvarez, le Tribunal n’a pas convenablement expliqué les raisons pour lesquelles il concluait qu’une durée de 15 mois entre la fin de la phase écrite et l’ouverture de la phase orale de la procédure était, en principe, une durée adéquate pour traiter des affaires telles les affaires T‑76/06 et T‑78/06. De même, ASPLA et Armando Álvarez soutiennent que le Tribunal n’a pas expliqué à suffisance les raisons pour lesquelles le traitement parallèle d’affaires connexes peut justifier un allongement, d’une durée d’un mois par affaire connexe supplémentaire, de la période comprise entre la fin de la phase écrite et l’ouverture de la phase orale de la procédure.

80.

La deuxième branche du premier moyen concerne une prétendue contradiction entre les points 72 et 80 de l’arrêt attaqué. ASPLA et Armando Álvarez soutiennent qu’il est incohérent de dire, tout d’abord, que la période comprise entre la fin de la phase écrite et l’ouverture de la phase orale de la procédure doit être allongée d’une durée d’un mois par affaire connexe et d’allonger ensuite d’une durée de quatre mois supplémentaires la durée raisonnable dans l’affaire T‑78/06, en raison de sa connexité étroite avec l’affaire T‑76/06.

81.

L’Union européenne considère que ce moyen est dénué de fondement.

82.

Indépendamment de son bien-fondé ou non, ce moyen doit selon moi être rejeté comme étant inopérant.

83.

Même si les griefs d’ASPLA et d’Armando Álvarez devaient être jugés fondés, cela n’emporterait pas l’annulation de l’arrêt attaqué ni l’octroi d’une indemnisation plus élevée au titre du préjudice matériel prétendument subi par ces sociétés.

84.

Aux points 23 à 72 et 73 à 77 des présentes conclusions, j’ai expliqué respectivement pourquoi j’estime que ni les frais de la garantie bancaire ni les intérêts payés par ASPLA et Armando Álvarez sur le montant de l’amende pour la durée de dépassement ne constituent un préjudice qui devrait être réparé conformément à l’article 340 TFUE. Il s’ensuit que, si la Cour devait me suivre sur ce point, la durée de dépassement serait dénuée de pertinence aux fins des présentes procédures. En effet, ASPLA et Armando Álvarez n’ont sollicité réparation d’aucun type de préjudice autre que ceux que nous avons abordés plus haut.

V. Les conséquences de l’appréciation

85.

Si la Cour partage mon appréciation, le pourvoi introduit par l’Union européenne devrait être accueilli et le point 1 du dispositif de l’arrêt attaqué devrait, dès lors, être annulé.

86.

La Cour étant en mesure de statuer définitivement sur ce volet à la lumière des faits présentés et des moyens et arguments échangés devant elle, devrait rejeter la demande d’indemnisation d’ASPLA et d’Armando Álvarez au titre du préjudice matériel prétendument subi en raison du dépassement du délai raisonnable de jugement dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06.

87.

Le pourvoi d’ASPLA et d’Armando Álvarez devrait être rejeté dans son intégralité.

VI. Les dépens

88.

Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, la partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.

89.

Si la Cour partage mon appréciation des pourvois, ASPLA et Armando Álvarez devraient alors être condamnées à supporter leurs propres dépens et les dépens de l’Union européenne afférents aux deux instances, conformément aux articles 137, 138 et 184 du règlement de procédure de la Cour. La Commission devrait cependant supporter ses propres dépens afférents aux deux instances.

VII. Conclusion

90.

À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour :

d’annuler le point 1 du dispositif de l’arrêt du Tribunal du 17 février 2017, ASPLA et Armando Álvarez/Union européenne (T‑40/15) ;

de rejeter le pourvoi d’ASPLA et d’Armando Álvarez ;

de rejeter la demande d’indemnisation de 3495038,66 euros émise par ASPLA et Armando Álvarez au titre du préjudice matériel allégué en raison du dépassement du délai raisonnable de jugement dans les affaires T‑76/06 et T‑78/06 ;

de condamner ASPLA et Armando Álvarez à supporter leurs propres dépens et les dépens de l’Union européenne, représentée par la Cour de justice de l’Union européenne, afférents aux deux instances ;

de condamner la Commission européenne à supporter ses propres dépens afférents aux deux instances.


( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) Désignée plus bas par concision l’« Union européenne ».

( 3 ) EU:T:2017:105.

( 4 ) Non publié, EU:T:2011:672.

( 5 ) Non publié, EU:T:2011:673

( 6 ) Affaires jointes Union européenne/Gascogne Sack Deutschland et Gascogne, et Gascogne Sack Deutschland et Gascogne/Union européenne (C‑138/17 P et C‑146/17 P), ainsi que affaire Union européenne/Kendrion (C‑150/17 P).

( 7 ) Les affaires mentionnées à la note de bas de page 6 concernent également des recours engagés par d’autres entreprises destinataires de la décision C (2005) 4634.

( 8 ) Arrêts du 16 novembre 2011, ASPLA/Commission (T‑76/06, non publié, EU:T:2011:672), et Álvarez/Commission (T‑78/06, non publié, EU:T:2011:673).

( 9 ) Arrêts du 22 mai 2014, ASPLA/Commission (C‑35/12 P, EU:C:2014:348), et Armando Álvarez/Commission (C‑36/12 P, EU:C:2014:349).

( 10 ) Arrêt du 21 avril 2005, Holcim (Deutschland)/Commission (T‑28/03, EU:T:2005:139, point 123), ainsi qu’ordonnance du 12 décembre 2007, Atlantic Container Line e.a./Commission (T‑113/04, non publiée, EU:T:2007:377 , point 38). Je relèverai que, à ce jour, la Cour n’a pas eu l’occasion de confirmer cette jurisprudence.

( 11 ) Voir, en ce sens, arrêt du 4 octobre 1979, Dumortier e.a./Conseil (64/76, 113/76, 167/78, 239/78, 27/79, 28/79 et 45/79, EU:C:1979:223, point 21). Plus récemment, ordonnance du 31 mars 2011, Mauerhofer/Commission (C‑433/10 P, non publiée, EU:C:2011:204, point 127 et jurisprudence citée).

( 12 ) Ordonnance du 31 mars 2011, Mauerhofer/Commission (C‑433/10 P, non publiée, EU:C:2011:204, point 127 et jurisprudence citée).

( 13 ) Voir, en ce sens, conclusions de l’avocat général Trabucci dans l’affaire Compagnie Continentale France/Conseil (169/73, non publiées, EU:C:1974:32, point 4).

( 14 ) Voir, notamment, arrêts du 13 janvier 2004, Thermenhotel Stoiser Franz e.a./Commission (T‑158/99, EU:T:2004:2) ; du 11 mai 2005, Saxonia Edelmetalle/Commission (T‑111/01 et T‑133/01, EU:T:2005:166) ; du 19 octobre 2005, Freistaat Thüringen/Commission (T‑318/00, EU:T:2005:363), et du 14 décembre 2005, Laboratoire du Bain/Conseil et Commission (T‑151/00, non publié, EU:T:2005:450).

( 15 ) Voir, notamment, arrêts du 11 décembre 2003, Marlines/Commission (T‑56/99, EU:T:2003:333) ; du 8 juillet 2004, Mannesmannröhren-Werke/Commission (T‑44/00, EU:T:2004:218 ; du 14 décembre 2005, Honeywell/Commission (T‑209/01, EU:T:2005:455), et du 15 mars 2006, BASF/Commission (T‑15/02, EU:T:2006:74).

( 16 ) Voir, notamment, arrêt du 18 mars 2010, Trubowest Handel et Makarov/Conseil et Commission (C‑419/08 P, EU:C:2010:147, point 61). Ainsi que la Cour l’a rappelé dans une jurisprudence constante, ce principe est un principe général commun aux systèmes juridiques des États membres : voir, en ce sens, arrêt du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 85 et jurisprudence citée).

( 17 ) Article 85 du règlement (CE, Euratom) no 2342/2002 de la Commission, du 23 décembre 2002, établissant les modalités d’exécution du règlement (CE, Euratom) no 1605/2002 du Conseil portant règlement financier applicable au budget général des Communautés européennes (JO 2002, L 357, p. 1). Ce règlement, applicable à l’époque pertinente, est à présent remplacé par le règlement délégué (UE) no 1268/2012 de la Commission, du 29 octobre 2012, relatif aux règles d’application du règlement (UE, Euratom) no 966/2012 du Parlement européen et du Conseil relatif aux règles financières applicables au budget général de l’Union (JO 2012, L 362, p. 1).

( 18 ) Voir, à cet effet, arrêt du 12 février 2015, Commission/IPK International (C‑336/13 P, EU:C:2015:83). Concernant le type et le montant des intérêts à rembourser par la Commission à une entreprise qui a payé une amende afin de respecter une décision adoptée sur base de l’article 101 TFUE et, ensuite, annulée par les juridictions de l’Union, voir l’affaire pendante Printeos/Commission (T‑201/17).

( 19 ) Voir, notamment, arrêt du 12 mai 2016, Trioplast Industrier/Commission (T‑669/14, non publié, EU:T:2016:285, point 103).

( 20 ) Voir, en ce sens, arrêt du 19 mai 1992, Mulder e.a./Conseil et Commission (C‑104/89 et C‑37/90, EU:C:1992:217, points 26 et suivants).

( 21 ) Point 101 de l’arrêt attaqué.