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Document 62011CC0133

Conclusions de l'avocat général Jääskinen présentées le 19 avril 2012.
Folien Fischer AG et Fofitec AG contre Ritrama SpA.
Demande de décision préjudicielle: Bundesgerichtshof - Allemagne.
Espace de liberté, de sécurité et de justice - Compétence judiciaire en matière civile et commerciale - Compétences spéciales en matière délictuelle ou quasi délictuelle - Action en constatation négative (‘negative Feststellungsklage’) - Droit de l’auteur présumé d’un fait dommageable d’attraire la victime potentielle devant le tribunal du lieu où ce fait s’est prétendument produit ou risque de se produire afin de constater l’inexistence d’une responsabilité délictuelle.
Affaire C-133/11.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2012:226

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NIILO JÄÄSKINEN

présentées le 19 avril 2012 ( 1 )

Affaire C‑133/11

Folien Fischer AG,

Fofitec AG

contre

Ritrama SpA

[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesgerichtshof (Allemagne)]

«Compétence judiciaire en matière civile et commerciale — Interprétation de l’article 5, paragraphe 3, du règlement (CE) no 44/2001 — Compétences spéciales — Matière délictuelle ou quasi délictuelle — Notion — Action en constatation négative (‘negative Feststellungsklage’) — Faculté pour l’auteur potentiel d’un fait dommageable d’attraire la victime éventuelle d’un préjudice devant le tribunal du lieu où ce fait s’est produit ou risque de se produire afin de faire constater l’inexistence d’une responsabilité délictuelle»

I – Introduction

1.

La présente affaire porte en substance sur la question de savoir si une action visant à faire constater l’inexistence d’une responsabilité délictuelle relève du chef de compétence spéciale qui est prévu «en matière délictuelle ou quasi délictuelle», au profit du «tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire», aux termes de l’article 5, point 3, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ( 2 ). En cas de réponse négative, le défendeur à une telle action devrait être attrait devant le tribunal dans le ressort duquel son domicile est situé, conformément à la règle de compétence générale qui est énoncée à l’article 2 dudit règlement.

2.

La question préjudicielle a été déférée par le Bundesgerichtshof dans le cadre d’un litige qui oppose, d’une part, Folien Fischer AG (ci-après «Folien Fischer») et Fofitec AG (ci-après «Fofitec»), sociétés établies en Suisse, et, d’autre part, Ritrama SpA, dont le siège social est situé en Italie. L’action en constatation négative ( 3 ) introduite auprès d’une juridiction allemande par Folien Fischer et Fofitec tend à faire déclarer que Ritrama SpA ne peut tirer aucun droit d’un acte délictuel que les deux demanderesses auraient potentiellement commis, ni sur le fondement d’une pratique commerciale de Folien Fischer contestée par la défenderesse, ni en raison du refus opposé à celle-ci par Fofitec de lui octroyer des licences sur ses brevets.

3.

Il s’agit là d’une demande d’interprétation qui est inédite, même si la Cour a déjà eu à traiter de questions préjudicielles relatives à des actions en constatation négative dans une affaire opposant des propriétaires de marchandises transportées sous connaissements au propriétaire du navire les ayant prises en charge ( 4 ). L’intérêt de la réponse qui sera apportée est d’autant plus grand que des positions très divergentes quant à l’applicabilité ou non de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 à l’égard de ce type d’actions ont été prises tant par des juridictions de plusieurs États membres que par des membres de la doctrine, notamment en Allemagne comme l’indique le Bundesgerichtshof dans sa décision de renvoi.

II – Le cadre juridique

4.

Ainsi qu’il ressort des premier et deuxième considérants du règlement no 44/2001, celui-ci contient, dans l’intérêt du «bon fonctionnement du marché intérieur», «[d]es dispositions permettant d’unifier les règles de conflit de juridictions en matière civile et commerciale […]» qui sont applicables dans les États membres ( 5 ).

5.

Le onzième considérant dudit règlement énonce que «[l]es règles de compétence doivent présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur et cette compétence doit toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement».

6.

Le douzième considérant du règlement prévoit que «[l]e for du domicile du défendeur doit être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter une bonne administration de la justice».

7.

Les règles de compétence sont énoncées aux articles 2 à 31 du règlement no 44/2001, contenus dans le chapitre II de celui-ci.

8.

L’article 2, paragraphe 1, dudit règlement, qui figure à la section 1 du chapitre II intitulée «Dispositions générales», est libellé comme suit:

«Sous réserve des dispositions du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre.»

9.

L’article 3, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, qui figure à la même section, dispose:

«Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les tribunaux d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre.»

10.

L’article 5, point 3, dudit règlement, qui fait partie de la section 2 du chapitre II intitulée «Compétences spéciales», prévoit:

«Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre:

[…]

3)

en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire» ( 6 ).

III – Le litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour

11.

Folien Fischer est une société établie en Suisse, qui se consacre au développement, à la fabrication et à la vente de papiers plastifiés et de films adhésifs. Elle commercialise, notamment en Allemagne, des supports de formulaires de cartes en continu. Fofitec, qui a également son siège social en Suisse et fait partie du groupe de sociétés de Folien Fischer, est titulaire de divers brevets dans le même domaine d’activité.

12.

Ritrama SpA, société établie en Italie, développe, produit et commercialise des laminés et des films multicouches de divers types.

13.

Par un courrier de mars 2007, Ritrama SpA a fait valoir que la politique de distribution de Folien Fischer et son refus d’accorder des licences de brevet étaient contraires au droit de la concurrence.

14.

À la suite de ce courrier, Folien Fischer et Fofitec ont saisi le Landgericht Hamburg (Allemagne) d’une demande en constatation négative dans le but de faire déclarer en justice, d’une part, que Folien Fischer n’est pas tenue de mettre fin à sa pratique commerciale en matière de remises et de rédaction des contrats de distribution et, d’autre part, que Ritrama SpA n’a le droit ni de faire cesser cette pratique commerciale ni d’obtenir une indemnisation à ce titre. Folien Fischer et Fofitec ont également sollicité que cette juridiction constate que Fofitec n’est pas obligée d’accorder une licence concernant des brevets européens pertinents dont elle est titulaire.

15.

Après l’introduction de cette action en constatation négative, Ritrama SpA et Ritrama AG, filiale établie en Suisse par l’intermédiaire de laquelle la première affirme distribuer ses produits notamment en Allemagne, ont saisi le Tribunale di Milano (Italie) d’une action en exécution. À l’appui de leur demande tendant à l’allocation de dommages et intérêts ainsi qu’à la condamnation de Fofitec à délivrer des licences forcées sur les brevets en cause, elles ont fait valoir que Folien Fischer et Fofitec avaient un comportement anticoncurrentiel.

16.

L’action en constatation négative intentée par Folien Fischer et Fofitec a été rejetée comme irrecevable, pour défaut de compétence internationale, par un jugement rendu le 9 mai 2008 par le Landgericht Hamburg.

17.

Cette décision a été confirmée en appel, le 14 janvier 2010, par l’Oberlandesgericht Hamburg (Allemagne), qui n’a pas admis la compétence internationale des juridictions allemandes, au motif que la compétence en matière délictuelle prévue à l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 ne pouvait s’appliquer à une action en constatation négative telle que celle formée par Folien Fischer et Fofitec, étant donné qu’une telle action vise précisément à établir qu’aucun acte délictuel n’a été commis en Allemagne.

18.

Le Bundesgerichtshof (Allemagne) a été saisi d’un recours en «Revision» formé par Folien Fischer et Fofitec, qui ont maintenu leurs conclusions formulées en appel. Aux termes de sa demande de décision préjudicielle, il observe que la Cour de justice ne s’est pas encore prononcée sur la question de savoir si la compétence prévue à l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 est également fondée lorsque l’auteur d’un dommage potentiel forme une action en constatation négative tendant à faire constater que la victime éventuelle dudit dommage ne tire aucun droit du possible acte délictuel. Il considère que l’interprétation correcte de cette disposition n’est pas évidente en pareil cas, compte tenu des thèses divergentes de la doctrine et de différentes juridictions d’États membres de l’Union ainsi que de la Confédération suisse s’agissant de la règle équivalente contenue dans la convention de Lugano.

19.

Dans ce contexte, le Bundesgerichtshof a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante, tout en précisant qu’il inclinait à appliquer l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 à une action en constatation négative:

«L’article 5, point 3, du règlement [no 44/2001] doit-il être interprété en ce sens que la compétence juridictionnelle en matière délictuelle s’applique également à une demande en constatation négative [‘negative Feststellungsklage’] par laquelle l’auteur d’un fait dommageable potentiel fait valoir que la victime potentielle ne tire de circonstances données aucun droit en matière délictuelle (en l’occurrence, violation de dispositions du droit de la concurrence)?»

20.

La demande de décision préjudicielle a été enregistrée au greffe de la Cour le 18 mars 2011.

21.

Des observations écrites ont été fournies à la Cour par Folien Fischer et Fofitec, Ritrama SpA, les gouvernements allemand, français, néerlandais, polonais et portugais, ainsi que par le gouvernement suisse. Les observations écrites de la Commission, déposées hors délai, ont été rejetées par décision en ce sens du président de la Cour rendue le 19 juillet 2011.

22.

Lors de l’audience, qui s’est tenue le 15 février 2012, Folien Fischer et Fofitec, Ritrama SpA, le gouvernement allemand ainsi que la Commission ont été représentés.

IV – Analyse

A – Observations liminaires

– Sur la pertinence de la question préjudicielle

23.

Tout d’abord, Ritrama SpA a contesté la pertinence de la question préjudicielle aux fins de la solution du litige au principal, aux motifs que son courrier de mars 2007, auquel se réfère la juridiction de renvoi, se présenterait non pas comme une mise en demeure formelle, mais comme une simple invitation à engager des négociations pour régler le différend, et que Folien Fischer et Fofitec n’auraient donc aucun intérêt à agir.

24.

Elle a ajouté que même en cas de réponse affirmative à la question posée, les juridictions allemandes ne disposeraient pas de la compétence internationale fondée sur l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001, puisque l’acte illégal litigieux ne pourrait pas s’être produit en Allemagne au sens du droit procédural, compte tenu de ce que les parties au principal ne seraient pas en concurrence sur le territoire allemand et aucune d’entre elles ne relèverait du droit allemand sachant que leurs sièges respectifs ne sont pas situés sur ce territoire. Ritrama SpA a précisé lors de l’audience qu’elle n’avait plus été présente sur le marché allemand à partir de 2004. Selon elle, s’il est vrai que sa filiale suisse Ritrama AG est active en Allemagne, il est cependant impossible d’assimiler des sociétés ayant des personnalités juridiques distinctes dans le cadre d’une procédure civile concernant la responsabilité extracontractuelle.

25.

Conformément à une jurisprudence constante, dans le cadre de la procédure de renvoi préjudiciel, la juridiction nationale est, au regard des particularités de l’affaire, la mieux placée pour apprécier tant la nécessité dudit renvoi pour être en mesure de rendre sa décision que la pertinence des questions qu’elle soumet à la Cour ( 7 ). Dès lors que celles-ci portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer, sous réserve toutefois, aux fins de vérifier sa propre compétence, d’un examen des conditions dans lesquelles elle a été saisie par la juridiction de renvoi ( 8 ).

26.

En l’occurrence, le Bundesgerichtshof a étayé sa demande de décision préjudicielle d’une façon, selon moi, suffisante pour établir que celle-ci répond à un besoin objectif lié à la solution du litige au principal.

– Sur les problématiques à distinguer

27.

Au vu des éléments versés aux débats, il convient de rappeler qu’il ne faut surtout pas faire de confusion entre les différentes étapes du raisonnement à suivre par une juridiction saisie d’un litige en matière civile et commerciale qui comporte un facteur d’extranéité.

28.

Tout d’abord, ladite juridiction est tenue de vérifier qu’elle est bien internationalement compétente, en particulier au regard des dispositions du règlement no 44/2001. Cette problématique fait seule l’objet de la question qui a été posée par la juridiction de renvoi dans la présente affaire.

29.

La juridiction compétente doit alors examiner s’il existe en droit national des règles de procédure ( 9 ), telles que celles tenant à des conditions de recevabilité, qui seraient susceptibles d’empêcher la poursuite de l’action. Ce n’est qu’à ce niveau que peut se poser la question de l’intérêt à agir de la partie demanderesse.

30.

Ensuite, ladite juridiction doit rechercher quelle est la loi applicable, par le truchement des règles de conflit de lois contenues dans les textes de droit de l’Union, de droit international ou, subsidiairement, de droit national qui sont en vigueur dans l’État membre dans lequel elle siège.

31.

Enfin, et seulement à ce stade, elle doit appliquer au litige, de façon concrète, la législation désignée par la règle de conflit de lois pertinente. Ces dispositions de droit matériel déterminent, en particulier, les conditions dans lesquelles le fait générateur peut être considéré comme dommageable à l’égard de la victime, ainsi que les éléments de preuve que cette dernière doit produire à l’appui de sa demande de réparation ( 10 ).

– Sur l’impact de la jurisprudence relative à des instruments «parallèles» au règlement no 44/2001

32.

La prise en compte de la jurisprudence de la Cour portant sur l’interprétation de la convention de Bruxelles ou de la convention de Lugano est adéquate et même nécessaire dès lors que le règlement no 44/2001, qui a vocation à remplacer la première dans les relations entre les États membres, contient des dispositions pouvant être qualifiées d’équivalentes en substance ( 11 ).

33.

Tel est le cas de l’article 5, point 3, contenu dans chacun de ces textes avec pour objet de définir les règles de compétence «en matière délictuelle et quasi délictuelle», même si le libellé du règlement no 44/2001 diffère de celui figurant dans la convention de Bruxelles, en ce qu’il inclut expressément un chef de compétence tenant au «lieu où le fait dommageable […] risque de se produire», comme dans la convention de Lugano telle que révisée en 2007. La mention ainsi ajoutée ne fait qu’apporter une précision ( 12 ), sans introduire de distorsion substantielle entre ces instruments, puisque la Cour a déjà jugé que les actions en cessation, destinées à prévenir la survenance d’un dommage, relèvent également du champ d’application de l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles ( 13 ).

– Sur la portée de l’affaire

34.

Je rappelle que la présente affaire porte sur la détermination de la matière couverte par la règle de compétence spéciale figurant à l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001, et plus précisément sur la définition du lien de rattachement qui est prévu par cette disposition.

35.

La Cour n’est pas tenue de se prononcer sur la question de savoir si et à quelles conditions les actions en constatation négative peuvent être admises en matière de responsabilité extracontractuelle. Il s’agit là d’une question, qui concerne surtout l’intérêt à agir du demandeur, relevant des règles de procédure en vigueur dans chaque État membre, même si la spécificité de telles actions doit être prise en compte dans le cadre de l’application de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001.

36.

Si la Cour juge que la règle de compétence particulière figurant dans cette disposition dérogatoire ne peut pas être appliquée s’agissant de ce type d’actions, ce sont les juridictions désignées par la règle générale énoncée à l’article 2 dudit règlement, à savoir celles de l’État membre dans lequel le défendeur est domicilié, qui seront compétentes pour se prononcer sur la recevabilité et, le cas échéant, sur le bien-fondé d’une telle action.

B – Sur l’applicabilité éventuelle de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 aux actions en constatation négative en matière délictuelle

– Sur l’enjeu de la question posée

37.

La juridiction de renvoi demande à la Cour de dire si une action en constatation négative telle que celle introduite dans le litige au principal relève des dispositions de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001. Concrètement, la question qui se pose est celle de savoir si une juridiction allemande peut fonder sa compétence internationale sur cette disposition, qui désigne «le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire», pour connaître de la demande de Folien Fischer et Fofitec visant à faire constater l’inexistence d’une responsabilité civile en matière de concurrence au titre d’un délit prétendument commis par ces sociétés de droit suisse qui opèrent notamment sur le marché allemand.

38.

La Cour ne s’est encore jamais prononcée sur cette question. En revanche, des juridictions des États membres de l’Union et de la Confédération suisse ont pris position, dans des sens divergents. Selon les informations non exhaustives dont je dispose, un grand nombre de juridictions d’États membres ( 14 ), mais non leur totalité ( 15 ), ont écarté l’application de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 à l’égard d’actions en constatation négative en matière délictuelle, tandis que le Tribunal fédéral suisse a été favorable à l’application à cet égard des dispositions identiques contenues à l’article 5, point 3, de la convention de Lugano, lorsque la compétence suisse était fondée s’agissant de l’action en exécution opposée ( 16 ).

39.

La juridiction de renvoi indique qu’elle tend également à considérer que l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 permet de définir la compétence internationale en cas d’action visant à faire constater une absence d’acte délictuel. Le Bundesgerichtshof expose que dans la doctrine allemande ( 17 ), prévaut la thèse selon laquelle le tribunal compétent en matière délictuelle sur le fondement de cette disposition peut également être saisi d’une action négatoire tendant à faire constater l’inexistence de droits tirés d’un possible acte délictuel.

40.

À ce titre, il est soutenu, tant par les États membres qui sont intervenus dans la présente affaire que par la juridiction de renvoi, qu’il conviendrait, par le jeu d’un effet miroir, d’adopter la même approche des règles de compétence pour une action en constatation négative en matière délictuelle et pour l’action en exécution ou en demande de dommages et intérêts qui en serait le pendant, comme lui étant symétriquement opposée.

41.

Cependant, tout comme un miroir peut être déformant, il est possible que la symétrie évoquée ne soit pas parfaite, voire pas pertinente. En l’occurrence, j’incline à penser, non sans quelques doutes, que la théorie majoritairement soutenue en l’espèce peut être remise en cause au regard, notamment, de la teneur et de la finalité de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001, du manque d’incidence dans la présente affaire de l’identité d’objet du litige entre une action en constatation négative et une action positive, ainsi que des conséquences pratiques découlant de l’interprétation large qui est proposée.

42.

Je précise d’emblée que je n’exclus pas que les actions en constatation négative puissent relever des règles de compétence prévues par le règlement no 44/2001, étant rappelé que les conditions de leur admissibilité devant les juridictions des États membres sont quant à elles définies par les règles nationales de procédure. À cet égard, je relève que les approches nationales sont divergentes, mais que la possibilité de recourir à l’action en constatation négative est généralement soumise à des conditions tenant à l’objet de cette action et à l’intérêt juridique ou l’intérêt à agir du demandeur pour faire usage de cette forme de protection juridique ( 18 ).

43.

Toutefois, j’estime que si une telle action est exercée en matière délictuelle, c’est non pas la règle de compétence spéciale posée par l’article 5, point 3, dudit règlement, mais la règle de compétence générale énoncée à l’article 2 du même règlement qui doit trouver application, pour les raisons que je vais exposer ci-dessous.

– Sur l’interprétation littérale de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001

44.

Il est de jurisprudence constante que, afin d’en assurer la pleine efficacité et une application uniforme sur le territoire de tous les États membres, les notions contenues dans le règlement no 44/2001 doivent être interprétées non par un simple renvoi au droit interne de l’un ou l’autre des États concernés, mais de manière autonome, en se référant principalement au système et aux objectifs du texte ( 19 ).

45.

La Cour a itérativement jugé qu’au sens de l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles, la notion de «matière délictuelle ou quasi délictuelle» comprend toute demande qui «vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur» et qui «ne se rattache pas à la ‘matière contractuelle’» au sens de l’article 5, point 1, de ladite convention, étant précisé qu’un contrat impliquerait un engagement librement assumé d’une partie envers une autre ( 20 ). Cette jurisprudence, transposable à l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001, fixe un critère de qualification imposant la réunion de deux conditions, à savoir, d’une part, une condition positive afférente à l’objet de l’action et, d’autre part, une condition négative afférente à la cause de l’action ( 21 ).

46.

Il en résulte qu’une juridiction d’un État membre ne peut être compétente sur le fondement de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 que si l’action dont elle est saisie a pour objet «d’engager la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle de la partie défenderesse» ( 22 ) pour contraindre celle-ci à mettre fin à un acte susceptible d’engendrer des dommages ou à les réparer s’ils sont déjà survenus. Or, dans le cadre d’une action en constatation négative, c’est non pas le défendeur qui est accusé de commettre un acte dommageable et dont la responsabilité est recherchée, mais le demandeur qui veut faire établir le contraire, à savoir qu’il n’est pas l’auteur d’un acte fautif pouvant engendrer un dommage dont résulterait un droit à réparation. À cet égard, le gouvernement allemand a relevé à juste titre, même si je ne partage pas la conclusion qu’il tire de ce constat, que dans une action en constatation négative, il y a une inversion des rôles habituellement connus en matière de délits, puisque le demandeur est ici le débiteur potentiel d’une créance fondée sur un acte délictuel tandis que le défendeur est la possible victime de cet acte.

47.

Ainsi, la demande de constatation négative vise non pas à faire établir et engager la responsabilité du défendeur, comme dans la jurisprudence précitée, mais tout au contraire à exclure la responsabilité du demandeur. Une demande telle que celle en cause dans l’affaire au principal n’est d’ailleurs pas à proprement parler une action en responsabilité délictuelle, puisqu’elle ne tend pas à faire constater l’existence de violations du droit de la concurrence qui auraient été commises par les demanderesses sur le territoire allemand, mais a pour but, diamétralement opposé, de disculper celles-ci en faisant constater que leur comportement est conforme à ce droit. Plus précisément, Folien Fischer et Fofitec ne contestent pas l’existence d’actes susceptibles de constituer un fait générateur de possibles dommages, mais elles affirment que leur responsabilité ne saurait être engagée dès lors que lesdits actes ne sont pas illicites.

48.

Dans la jurisprudence issue de l’arrêt Bier, dit «Mines de potasse d’Alsace» ( 23 ), la Cour a interprété l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles de façon à ouvrir une option au demandeur lui permettant de choisir entre le lieu de l’événement causal et le lieu de la matérialisation du dommage ( 24 ). Il m’apparaît, même si la Cour ne le dit pas expressément, que le choix entre deux fors compétents qui a été ainsi permis au demandeur à une action en matière délictuelle a pour but de favoriser la victime supposée, qui occupe en principe cette position procédurale ( 25 ). Rien dans la jurisprudence n’indique que la même faveur devrait être accordée à l’auteur d’un possible acte dommageable.

49.

L’arrêt Henkel, précité, concernant la convention de Bruxelles, ainsi que le libellé de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 permettent certes d’inclure dans le champ d’application de cette disposition la prise en compte d’un préjudice non encore survenu mais potentiel en raison d’un fait dommageable identifié. Le dommage résultant d’un délit peut certes être seulement futur, mais il doit avoir une consistance réelle, et non abstraite, sinon le chef de compétence spéciale afférent à la matière délictuelle pourrait être créé de façon discrétionnaire. Il est ainsi vrai qu’une action en responsabilité délictuelle peut se baser sur un risque lorsque la cause de dommages éventuels existe et est identifiable mais les dommages ne sont pas encore d’actualité. Toutefois, l’action en constatation négative présuppose, quant à elle, que y compris le risque de matérialisation du dommage soit exclu, ce qui revient à nier le lien de rattachement, et donc le chef de compétence spécifique y afférent, qui est prévu à l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001.

50.

L’action négative tend à obtenir une constatation, en droit privé, qui, à mon avis, implique nécessairement que le lien de rattachement, en droit procédural international, n’existe pas. Il est certes possible d’envisager un cas de figure où le demandeur admettrait l’existence d’un dommage subi par le défendeur mais solliciterait une constatation négative de ce qu’il ne serait pas responsable dudit dommage, par exemple au motif que l’acte commis n’est pas illicite ou qu’il n’existe pas de lien de causalité entre l’acte en cause et le dommage invoqué ( 26 ). Néanmoins, même dans ce cas, l’application de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001, à une telle action en constatation négative ne me paraît pas compatible avec la jurisprudence rappelée dans l’arrêt Tacconi, précité, puisque dans cette hypothèse, la demande ne vise pas à «mettre en jeu la responsabilité du défendeur» et relève donc non pas, selon moi, de cette disposition spéciale, mais de la règle de compétence générale attachée au domicile du défendeur.

51.

Dans la présente affaire, la juridiction de renvoi rappelle que l’effet du refus de Fofitec de concéder des licences se produit sur le territoire de la République fédérale d’Allemagne, État membre dont le droit est applicable, selon le Bundesgerichtshof, en vertu des règles de conflit de lois pertinentes. Toutefois, dans l’arrêt Marinari ( 27 ), la Cour a constaté que la convention de Bruxelles n’a pas entendu lier les règles de compétence territoriale qu’elle définit aux dispositions nationales relatives aux conditions de la responsabilité civile extracontractuelle. J’ajoute, à cet égard, que l’article 6, paragraphe 3, du règlement (CE) no 864/2007 ( 28 ), autorise le demandeur en réparation à choisir entre les lois applicables à une obligation non contractuelle résultant d’un acte restreignant la concurrence qui affecte les marchés de plusieurs États membres.

52.

La Cour a jugé, concernant l’interprétation de l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles, et donc également de la règle de compétence similaire du règlement no 44/2001, qu’une action extracontractuelle ne relève pas du champ d’application de cette disposition lorsqu’elle ne tend pas à la réparation d’un dommage au sens de celle-ci, même si cette action est fondée sur un agissement prétendument fautif ( 29 ).

53.

Par conséquent, une interprétation littérale de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 ne permet pas de soutenir l’idée selon laquelle cette disposition serait applicable aux actions en constatation négative.

– Sur l’interprétation téléologique de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001

54.

Le règlement no 44/2001 a notamment pour objectif de renforcer la protection juridique des personnes établies dans l’Union, en permettant à la fois au demandeur d’identifier facilement la juridiction qu’il peut saisir et à un défendeur normalement averti de prévoir raisonnablement celle devant laquelle il peut être attrait ( 30 ).

55.

À cet égard, il ressort du onzième considérant du règlement no 44/2001 que, dans un souci de prévisibilité, et donc de sécurité juridique, le chef de compétence de principe tenant au domicile du défendeur doit toujours être privilégié, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie de la volonté des parties justifient un autre critère de rattachement.

56.

L’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 est une règle de compétence dérogatoire par rapport à la règle de compétence générale posée par son article 2, paragraphe 1, qui a pour but de protéger la partie qui subit l’action initiée par le demandeur ( 31 ). Partant, son interprétation doit relever d’une conception stricte, voire restrictive ( 32 ).

57.

La finalité de la règle de compétence spéciale énoncée à l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 est de tenir compte de «l’existence d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre [la] contestation et la juridiction qui peut être appelée à en connaître, en vue de l’organisation utile du procès» ( 33 ). Cette disposition offre une option au demandeur, en lui permettant à titre exceptionnel de saisir un tribunal situé dans un État autre que celui où le défendeur est domicilié, en raison du lien particulier de ce tribunal avec la nature du litige. Pour pouvoir ainsi déroger au for du domicile du défendeur, il est essentiel de vérifier qu’il existe bien, au regard des données du litige concerné, un facteur de proximité ( 34 ) qui est ici requis d’une façon renforcée, puisqu’un lien «particulièrement étroit» doit unir le litige et la juridiction ayant été saisie, qui est celle ( 35 ) du «lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire» au sens de la disposition en cause.

58.

Dans le cadre d’une action en constatation négative, une telle proximité renforcée ne peut pas être identifiée sans risque d’équivoque. Ainsi, dans le litige au principal, la compétence internationale du tribunal allemand saisi aurait dû être fondée sur l’effet anticoncurrentiel sur le marché allemand des omissions ou actes commis par deux sociétés établies en Suisse, au détriment d’une société italienne, Ritrama SpA, qui nie avoir exercé des activités en Allemagne mais a sans nul doute effectué des opérations de production et de commercialisation dans d’autres États membres de l’Union. En effet, en matière de concurrence, il existe différents facteurs qui sont susceptibles d’engendrer une dispersion des chefs de compétence afférents aux actes illicites et à leurs effets.

59.

À mon avis, la finalité de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 n’ouvre pas la possibilité d’inclure dans son champ d’application des litiges portant sur l’inexistence d’un délit. La même conclusion s’impose au regard de l’économie générale dans laquelle ce texte s’inscrit.

– Sur l’interprétation systémique de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001

60.

Il est vrai que dans l’arrêt Tatry, précité, rendu dans le cadre de l’interprétation de l’article 21 de la convention de Bruxelles ( 36 ), concernant la litispendance, la Cour a jugé qu’il existait, en matière de transport maritime sous connaissement, une équivalence de cause et d’objet entre, d’une part, une demande tendant à la réparation d’un préjudice et, d’autre part, une demande adverse tendant à faire juger qu’il n’y avait pas de préjudice ( 37 ). La juridiction de renvoi ainsi que les parties ayant déposé des observations, à l’exception de Ritrama SpA, estiment que cette jurisprudence doit être transposée à l’interprétation de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 et qu’elle doit conduire à ce que le chef de compétence prévu par ledit article soit applicable également à l’égard des actions en constatation négative ( 38 ).

61.

Au demeurant, la jurisprudence issue de l’arrêt Tatry, précité, ne me paraît pas constituer un obstacle sérieux à l’interprétation restrictive de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 que je préconise. J’admets qu’en matière délictuelle, l’action en constatation négative peut avoir le même objet qu’une action positive dont elle est le pendant, en ce que l’une tend à faire déclarer en justice qu’un auteur potentiel n’a pas commis un fait dommageable tandis que l’autre tend à établir le contraire.

62.

Toutefois, si la notion d’objet du litige permet bien de cerner la portée du contentieux soumis à une juridiction s’agissant de la litispendance et de l’autorité de la chose jugée en découlant, conformément audit arrêt, il n’en résulte pas pour autant que cette notion permette de définir s’il existe ou non, dans le cadre d’un litige donné, le lien de rattachement qui est approprié selon l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001.

63.

En effet, dans l’arrêt Tatry, précité, la Cour s’est prononcée uniquement au titre de dispositions relatives à la litispendance, qui en tant que telles n’énoncent pas des chefs de compétence mais définissent seulement laquelle des deux juridictions saisies concomitamment doit se prononcer en premier lieu à cet égard. La problématique est donc bien différente de celle soumise à la Cour dans la présente affaire.

64.

En outre, il me semble que la technique de rédaction utilisée à l’article 5 du règlement no 44/2001 conduit à ce que la compétence juridictionnelle soit fondée non pas sur l’objet du litige, mais sur le lien de rattachement prévu pour chaque chef de compétence spéciale, qui sont deux éléments différents, comme le révèle l’analyse comparée des règles de compétence qui figurent audit article. Ainsi, «en matière contractuelle», le lien de rattachement est celui tenant au «lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée» (article 5, point 1, du règlement no 44/2001), ou encore, «en matière d’obligation alimentaire», ledit facteur tient au «lieu où le créancier d’aliments a son domicile ou sa résidence habituelle» (article 5, point 2, du règlement no 44/2001).

65.

Les parties intervenantes qui soutiennent que l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 englobe les actions tendant à faire constater une absence de responsabilité délictuelle font valoir que dans le cadre des autres chefs de compétence prévus à l’article 5 dudit règlement, la même règle trouve application pour une action en constatation négative comme pour une action positive.

66.

Néanmoins, je considère que dans les cas de figure autres que celui visé à l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001, la nature positive ou négative d’une action en justice n’affecte pas le lien de rattachement prévu par les dispositions dudit article 5. Par contre, en matière délictuelle, la nature de l’action est essentielle pour la détermination de la compétence juridictionnelle, car ce qui fait la différence est l’existence ou non du fait dommageable, élément déterminant pour le lien de rattachement.

– Sur les conséquences pratiques d’une interprétation extensive de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001

67.

Le gouvernement français introduit une proposition particulière, en ce qu’il prône la limitation, au territoire de l’État membre où siège la juridiction compétente, de l’autorité de chose jugée de la décision rendue sur le fondement d’une action en constatation négative telle que celle engagée dans le litige au principal, sachant que des actions de ce type ne sont pas admises en tant que telles en droit français de la responsabilité extracontractuelle.

68.

Je suis d’avis qu’il serait contraire au système mis en place par le règlement no 44/2001 d’admettre, dans un premier temps, un chef de compétence juridictionnel tel que celui évoqué dans la demande de décision préjudicielle, puis de considérer, dans un deuxième temps, que comme les conséquences juridiques ou pratiques de cette admission sont inacceptables, il faudrait limiter au territoire de l’État membre dont relève la juridiction concernée l’effet de la décision que celle-ci pourrait rendre.

69.

Les dispositions du règlement no 44/2001 doivent pouvoir produire leurs effets entre tous les États membres, sans limitation au territoire de l’un ou l’autre des États membres, comme cela est suggéré par le gouvernement français, faute de quoi ce règlement perdrait son effet utile ( 39 ). La finalité et l’intérêt même du règlement no 44/2001 sont de prévoir des règles de compétence qui sont valables pour les juridictions de tous les États membres à la fois et qui conduisent à ce que soit rendue pour un même litige une seule décision ayant une portée internationale ( 40 ).

70.

Je concède que la Cour a accepté qu’une partie puisse «torpiller» ou «court-circuiter» l’action de l’autre partie, en bénéficiant d’une exception de litispendance, par une application extensive de l’article 21 de la convention de Bruxelles ( 41 ). Toutefois, le fait d’admettre qu’une action en constatation négative en matière délictuelle pourrait être fondée sur le chef de compétence spéciale prévu à l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 serait, à mon avis, susceptible d’aggraver les risques d’actions torpilles, en donnant aux auteurs de faits dommageables potentiels le choix d’agir devant une juridiction autre que celle du domicile du défendeur ( 42 ).

71.

Il convient d’éviter de retenir une interprétation de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 qui serait satisfaisante sur le plan théorique mais qui créerait de tels problèmes pratiques.

72.

En conséquence, je suis d’avis que la Cour devrait opter pour une conception étroite du champ d’application de la règle de compétence spéciale prévue à l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 en ce qui concerne son applicabilité éventuelle aux actions en constatation négative en matière extracontractuelle et privilégier la règle de compétence générale attachée au domicile du défendeur.

V – Conclusion

73.

Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre de la manière suivante à la question préjudicielle posée par le Bundesgerichtshof:

«L’article 5, point 3, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprété en ce sens que la compétence juridictionnelle en matière délictuelle ne s’applique pas à une demande en constatation négative par laquelle l’auteur d’un fait dommageable potentiel fait valoir que la victime potentielle ne tire de circonstances données aucun droit en matière délictuelle.»


( 1 ) Langue originale: le français.

( 2 ) JO 2001, L 12, p. 1. Pour le texte consolidé, intégrant dans le texte de base les modifications et les corrections successives dudit règlement, non pertinentes dans la présente affaire, voir 2001R0044-FR-8.4.2009-007.001-1.

( 3 ) Action connue en droit allemand sous la dénomination de «negative Feststellungsklage».

( 4 ) Arrêt du 6 décembre 1994, Tatry (C-406/92, Rec. p. I-5439).

( 5 ) Dans les présentes conclusions, la notion d’«État membre» renverra aux États membres de l’Union européenne, à l’exception du Royaume de Danemark, conformément à l’article 1er, paragraphe 3, du règlement no 44/2001.

( 6 ) L’article 5, point 3, de la convention concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée à Bruxelles le 27 septembre 1968 (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (ci-après la «convention de Bruxelles»), énonce une règle similaire en substance mais ne vise pas expressément le cas où le fait dommageable «risque de se produire».

Une règle en tous points identique à celle du règlement no 44/2001 figure à l’article 5, point 3, de la convention concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée à Lugano le 16 septembre 1988 (JO 1988, L 319, p. 9), telle que révisée par la convention signée à Lugano le 30 octobre 2007 [voir décision 2007/712/CE du Conseil, du 15 octobre 2007, relative à la signature, au nom de la Communauté, de ladite convention, (JO L 339, p. 1)], qui est entrée en vigueur le 1er mai 2011 et qui lie la Communauté européenne, le Royaume de Danemark, la République d’Islande, le Royaume de Norvège et la Confédération suisse (ci-après la «convention de Lugano»).

( 7 ) Voir, notamment, arrêt, du 21 octobre 2010, Padawan (C-467/08, Rec. p. I-10055, points 21 et suiv. ainsi que jurisprudence citée).

( 8 ) Voir, notamment, arrêt du 4 juillet 2006, Adeneler e.a. (C-212/04, Rec. p. I-6057, points 39 et suiv.).

( 9 ) La Cour a récemment rappelé que le règlement no 44/2001, comme la convention de Bruxelles, n’a pas pour objet d’unifier toutes les règles de procédure des États membres, mais que, dans le cadre de leur autonomie procédurale, les États membres ne sauraient fixer des règles procédurales, applicables aux actions engagées devant leurs juridictions, qui porteraient atteinte au droit de l’Union, et notamment aux dispositions dudit règlement (arrêt du 15 mars 2012, G, C‑292/10, points 44 et 45).

( 10 ) L’arrêt du 7 mars 1995, Shevill e.a. (C-68/93, Rec. p. I-415, points 38 à 41), a précisé que «les conditions d’appréciation du caractère dommageable du fait litigieux et les conditions de preuve de l’existence et de l’étendue du préjudice allégué par la victime de la diffamation ne relèvent pas de la convention [de Bruxelles], mais sont régies par le droit matériel désigné par les règles de conflit de lois du droit national de la juridiction saisie, sous réserve que cette application ne porte pas atteinte à l’effet utile de la convention». Il en va de même pour le règlement no 44/2001.

( 11 ) Voir, notamment, arrêt du 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a. (C-509/09 et C-161/10, Rec. p. I-10269, point 39 et jurisprudence citée).

( 12 ) Voir, par analogie, le rapport explicatif concernant la convention de Lugano révisée élaboré par F. Pocar (JO 2009, C 319, p. 15, point 61).

( 13 ) Voir arrêts du 1er octobre 2002, Henkel (C-167/00, Rec. p. I-8111), concernant une action préventive, introduite par une association de protection des consommateurs, en vue de faire interdire l’utilisation par un commerçant de clauses jugées abusives dans des contrats avec des particuliers, et du 5 février 2004, DFDS Torline (C-18/02, Rec. p. I-1417), concernant une action préventive, engagée par une association d’armateurs, pour contester la légalité du préavis d’une action collective qu’ils estimaient susceptible de produire des dommages.

( 14 ) Décisions d’inapplicabilité rendues, notamment, en Allemagne par le Landgericht München le 23 octobre 2008 (7 O 17209/07, www.juris.de) et l’Oberlandesgericht Dresden le 28 juillet 2009 (14 U 1008/08, www.juris.de). S’agissant du chef de compétence similaire contenu à l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles, voir, en Allemagne: arrêt de l’Oberlandesgericht München du 25 octobre 2001 (6 U 5508/00, www.juris.de); aux Pays-Bas: arrêts du Gerechtshof’s-Gravenhage du 22 janvier 1998, Evans/Chiron (IEPT19980122), et du Rechtbank’s-Gravenhage du 19 juin 2002, Freelift/Stannah Stairlifts (NiPR 2002, Afl. 4, nr. 279), ainsi que, en Italie: jugement du Tribunale di Bologna du 22 septembre 1998 (Resp. civ. e prev., 2000, p. 754), arrêts de la Corte suprema di cassazione du 19 décembre 2003 (n. 19550, Riv. Dir. Ind., 2005, II, p. 162), et de la Corte d’appello di Milano du 2 mars 2004 (Dir. ind., 2004, p. 431).

( 15 ) Décisions en faveur de l’application de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 rendues, en Allemagne: par l’Oberlandesgericht Düsseldorf le 12 mai 2005 (I-2 U 67/03, no 34, www.juris.de) et le Landgericht Frankfurt le 25 mars 2010 (2-03 O 580/08, 2/03 O 580/08, 2/3 O 580/08, 2-3 O 580/08, www.juris.de); aux Pays-Bas: par le Rechtbank Breda le 29 juin 2011, Mivena/Geogreen c.s. (LJN: BR0157), et, au Royaume-Uni: par la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Commercial Court), Equitas Ltd and another v Wave City Shipping Co Ltd and others, at para 11 Christopher Clarke LJ (2005) EWHC 923 (Comm). Voir, aussi, décisions en faveur de l’application de l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles rendues en Italie par la Corte suprema di cassazione le 17 octobre 2002 (n. 14769, Riv. dir. inter., 2003, p. 238) et le Tribunale di Brescia le 11 novembre 1999 (Riv. Dir. Ind., II, p. 236).

( 16 ) Voir, notamment, arrêts du Tribunal fédéral suisse du 2 août 1999 (ATF 125 III 346); du 23 octobre 2006, G. GmbH/A. AG und B. AG (4C.210/2006, ATF 132 III 778); du 23 octobre 2006, F. AG/G. GmbH (4C.208/2006/len), et du 13 mars 2007 (ATF 133 III 282). Arrêts accessibles sur le site de la Cour de justice (http://curia.europa.eu/common/recdoc/convention/fr/tableau/tableau.htm), dans la rubrique «Information au titre du protocole no 2 annexé à la convention de Lugano», respectivement sous les nos 2000/19, 2007/14, 2008/19 et 2008/20.

( 17 ) Voir point 13 de la demande de décision préjudicielle.

( 18 ) Je relève que ce type d’actions peut forcer la prétendue victime à prendre part, comme potentiel titulaire d’une créance de dommages et intérêts, à une procédure judiciaire à un stade où elle n’est pas encore en mesure de fournir les preuves nécessaires pour satisfaire à la charge de prouver l’existence de la responsabilité extracontractuelle dont l’autre partie cherche à s’exonérer.

( 19 ) Lesdites notions doivent donc être conçues indépendamment de la définition résultant du droit matériel désigné par les règles de conflit de lois en vigueur dans l’État membre où siège la juridiction saisie. Voir, notamment, concernant la convention de Bruxelles, arrêts du 26 mars 1992, Reichert et Kockler (C-261/90, Rec. p. I-2149, point 15) et du 20 janvier 2005, Engler (C-27/02, Rec. p. I-481, point 33), ainsi que, concernant le règlement no 44/2001, arrêt du 16 juillet 2009, Zuid-Chemie (C-189/08, Rec. p. I-6917, point 17 et jurisprudence citée).

( 20 ) Voir, notamment, arrêt du 17 septembre 2002, Tacconi (C-334/00, Rec. p. I-7357, points 21 à 23 et jurisprudence citée).

( 21 ) Dans la présente affaire, la seconde condition d’applicabilité de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 ne pose pas de problème car il est clair que les rapports juridiques reliant Folien Fischer et Fofitec à Ritrama SpA ne relèvent pas de la matière contractuelle.

( 22 ) Voir arrêt Henkel, précité (point 41).

( 23 ) Arrêt du 30 novembre 1976 (21/76, Rec. p. 1735).

( 24 ) Voir, notamment, arrêt du 19 septembre 1995, Marinari (C-364/93, Rec. p. I-2719, points 11 et 12).

( 25 ) Au point 17 de ses conclusions dans l’affaire pendante Wintersteiger (C‑523/10), l’avocat général Cruz Villalón évoque, à cet égard, l’attribution «à la victime du dommage [d’]une marge de décision».

( 26 ) Sur la nécessité d’établir un lien causal entre le dommage et le fait dans lequel ce dommage trouve son origine, voir, notamment, arrêt DFDS Torline, précité (point 32 et jurisprudence citée).

( 27 ) Arrêt précité (points 16 et suiv.).

( 28 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles («Rome II») (JO L 199, p. 40).

( 29 ) Ainsi, l’arrêt Reichert et Kockler, précité (points 19 et 20), a exclu l’action paulienne, existant en droit français, dudit champ d’application aux motifs que son objet «n’est pas de faire condamner le débiteur à réparer les dommages qu’il a causés à son créancier par son acte frauduleux, mais de faire disparaître, à l’égard du créancier, les effets de l’acte de disposition passé par son débiteur» et qu’elle n’est donc pas «une demande tendant à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur au sens où l’entend l’article 5.3 de la convention».

( 30 ) Voir, notamment, arrêts du 19 février 2002, Besix (C-256/00, Rec. p. I-1699, point 26 et jurisprudence citée), ainsi que G, précité (point 39 et jurisprudence citée).

( 31 ) La règle énoncée audit article 2 tend à favoriser le défendeur, partie généralement plus faible du fait que c’est lui qui subit l’action, en lui permettant de se défendre plus aisément. Voir arrêts du 20 mars 1997, Farrell (C-295/95, Rec. p. I-1683, point 19), et du 13 juillet 2000, Group Josi (C-412/98, Rec. p. I-5925, point 35).

( 32 ) La Cour a expressément jugé que les règles de compétence dérogeant au principe général de la compétence des juridictions de l’État sur le territoire duquel le défendeur a son domicile ne sauraient donner lieu à une interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées par la convention de Bruxelles. Voir arrêts du 27 octobre 1998, Réunion européenne e.a. (C-51/97, Rec. p. I-6511, point 16), ainsi que Zuid-Chemie, précité (point 22 et jurisprudence citée). Cela vaut également pour le règlement no 44/2001.

( 33 ) S’agissant de l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles, voir arrêt du 10 juin 2004, Kronhofer (C-168/02, Rec. p. I-6009, point 15 et jurisprudence citée). S’agissant de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001, voir arrêt eDate Advertising e.a., précité (point 40 et jurisprudence citée).

( 34 ) Le douzième considérant du règlement no 44/2001 indique qu’un critère de rattachement spécial, autre que celui tenant au domicile du défendeur, est justifié dans certains cas lorsqu’il y a un lien étroit entre la juridiction et le litige ou dans un souci de bonne administration de la justice. Voir aussi résolution du Parlement européen du 7 septembre 2010 sur la mise en œuvre et la révision du règlement no 44/2001, qui propose d’introduire l’exigence d’«un lien suffisant, substantiel ou significatif» afin de «limiter la possibilité de recourir au ‘forum shopping’» en matière délictuelle [2009/2140(INI), P7_TA(2010)0304, considérant Q et point 25].

( 35 ) Je souligne que l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 fixe un chef de compétence qui est non pas étendu à l’ensemble des juridictions d’un État membre, comme au titre de l’article 2 dudit règlement, mais limité au tribunal le plus proche du délit ou du quasi-délit.

( 36 ) La disposition équivalente du règlement no 44/2001 figure à l’article 27 de celui-ci, qui énonce, à ses paragraphes 1 et 2, que «[l]orsque des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence du tribunal premier saisi soit établie» et que «[l]orsque la compétence du tribunal premier saisi est établie, le tribunal saisi en second lieu se dessaisit en faveur de celui-ci». L’article 27 de la convention de Lugano, telle que révisée en 2007, est similaire en substance.

( 37 ) Aux termes de l’arrêt Tatry, précité, «[ledit] article 21 doit être interprété en ce sens qu’une demande qui tend à faire juger que le défendeur est responsable d’un préjudice et à le faire condamner à verser des dommages-intérêts a la même cause et le même objet qu’une demande antérieure de ce défendeur tendant à faire juger qu’il n’est pas responsable dudit préjudice».

( 38 ) J’observe que cette jurisprudence a donné lieu à des propositions visant à la remettre en cause. En effet, il a été envisagé d’exclure l’application de la règle de litispendance en cas de concomitance entre une action se limitant à une demande de constatation négative et une action au fond, en particulier lorsque la première action a pour objectif caché de «torpiller» cette dernière. Voir rapport de la Commission au Parlement européen, au Conseil et au Comité économique et social européen sur l’application du règlement no 44/2001 [COM(2009) 174 final, points 3.3 et 3.4] ainsi que livre vert sur la révision du règlement no 44/2001 [COM(2009) 175 final, p. 5 et 7].

( 39 ) La portée d’un jugement prononcé par une juridiction d’un État membre s’étend en principe à tout le territoire de l’Union, dans les conditions prévues au chapitre III du règlement no 44/2001. Chaque État membre est, à ce titre, tenu de reconnaître et d’exécuter une décision rendue dans un autre État membre, conférant ainsi à celle-ci l’effet transfrontalier prévu par ce règlement.

( 40 ) Il n’y a pas de contradiction entre ce point et la jurisprudence issue des arrêts précités Shevill e.a. ainsi que eDate Advertising e.a., dans lesquels la Cour a limité la compétence territoriale des juridictions dans certaines situations, mais non l’autorité de chose jugée des décisions rendues par de telles juridictions.

( 41 ) Voir arrêt Tatry, précité, lu en combinaison avec l’arrêt du 9 décembre 2003, Gasser (C-116/02, Rec. p. I-14693, point 41 ainsi que points 70 et suiv.).

( 42 ) Dans son rapport sur l’application du règlement no 44/2001 (précité à la note 38, point 3.4), la Commission a mis en exergue que certaines parties cherchent «à anticiper l’exercice de la compétence d’une juridiction en engageant une procédure devant une autre juridiction qui est généralement, mais pas toujours, incompétente, de préférence dans un État où la procédure pour statuer sur la compétence et/ou sur le fond, est lente. De tels stratagèmes (‘torpillage’) peuvent être particulièrement abusifs si la première procédure vise à obtenir une déclaration de non-responsabilité, empêchant ainsi efficacement l’autre partie d’engager la procédure au fond devant une juridiction compétente. Ils peuvent même conduire à l’impossibilité d’introduire une demande de dommages et intérêts».

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