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Document 62003CC0104

Conclusions de l'avocat général Ruiz-Jarabo Colomer présentées le 9 septembre 2004.
St. Paul Dairy Industries NV contre Unibel Exser BVBA.
Demande de décision préjudicielle: Gerechtshof te Amsterdam - Pays-Bas.
Convention de Bruxelles - Mesures provisoires ou conservatoires - Audition de témoins.
Affaire C-104/03.

Recueil de jurisprudence 2005 I-03481

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2004:509

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. DÁMASO RUIZ-JARABO COLOMER

présentées le 9 septembre 2004 (1)

Affaire C-104/03

St. Paul Dairy Industries NV

contre

Unibel Exser BVBA

[demande de décision préjudicielle formée par le Gerechtshof te Amsterdam (Pays-Bas)]

«Convention de Bruxelles – Compétence pour adopter des mesures provisoires ou conservatoires»





I –    Introduction

La présente affaire pose le problème de savoir si l’audition de témoins préalable à l’introduction d’une affaire, telle qu’elle est prévue par le droit néerlandais, relève du champ d’application de la convention de Bruxelles (2). Il s’agit en l’espèce de déterminer si une mesure de ce type doit être qualifiée de «mesure provisoire ou conservatoire» au sens de l’article 24 de ladite convention.

II – La procédure au principal

1.     Les faits pertinents de la procédure à l’origine de la présente question préjudicielle sont exposés dans l’ordonnance de renvoi.

2.     Par ordonnance du 23 avril 2002, le Rechtbank te Haarlem (Pays‑Bas) a ordonné l’«audition provisoire» («voorlopig getuigenverhoor») d’un témoin résidant aux Pays-Bas. Cette mesure a été adoptée à la demande d’Unibel Exser BVBA (ci-après «Unibel»), société ayant son siège social à Stekene (Belgique), dans le cadre d’un litige l’opposant à St. Paul Dairy Industries NV (ci-après «St. Paul»), établie à Lokeren (Belgique).

3.     St. Paul a interjeté appel de cette ordonnance devant le Gerechtshof te Amsterdam. Dans sa requête, St. Paul conclut à l’annulation de l’ordonnance pour incompétence du Rechtbank ou au rejet de la demande d’audition en question. Unibel conclut quant à elle à ce que le Gerechtshof déclare le recours irrecevable ou non fondé, par une décision exécutoire par provision.

4.     L’ordonnance de renvoi ne contient toutefois aucune indication sur la nature du litige sous-jacent. Lors de l’audience, le représentant de St. Paul a expliqué que les parties étaient en désaccord sur le montant de l’indemnisation du préjudice causé par le fonctionnement défectueux d’une machine installée par Unibel dans une usine de St. Paul.

III – Les questions préjudicielles

5.     Dans le cadre de ce litige, le Gerechtshof a, conformément au protocole n° 3 de juin 1971 relatif à l’interprétation par la Cour de justice de la convention de Bruxelles, sursis à statuer et déféré à la Cour de justice les deux questions préjudicielles suivantes:

«1)      La procédure de ‘l’audition de témoins avant même l’introduction d’une affaire’, organisée par les articles 186 et suivants du Wetboek van Burgerlijke Rechtsvordering (Code de procédure civile néerlandais), rentre‑t-elle dans le domaine d’application de la convention de Bruxelles, étant entendu que, conformément aux articles précités, cette procédure tend à permettre que des témoignages puissent avoir lieu aussi vite que possible après les faits litigieux et à éviter la disparition de preuves, mais aussi et surtout à permettre à toute partie intéressée par une procédure à intenter par la suite devant le juge civil à savoir, ceux qui songent à intenter une procédure ou qui s’attendent à ce qu’une telle procédure soit introduite à leur encontre ou encore les tiers que la procédure intéresse d’une autre manière – d’obtenir des éclaircissements préalables concernant les faits (dont elle n’a peut-être pas encore précisément connaissance) afin qu’elle puisse mieux évaluer sa situation, notamment sur le point de savoir contre qui la procédure doit être intentée?

2)       Dans l’affirmative, s’agit-il d’une mesure au sens de l’article 24 de la Convention de Bruxelles?»

IV – Observations de la juridiction de renvoi

6.     Dans l’ordonnance de renvoi, le Gerechtshof a formulé quelques observations:

Il est constant que les parties au litige sont établies en Belgique, que le rapport juridique en cause est régi par le droit belge, que le juge compétent pour connaître de la présente affaire est le tribunal de Dendermonde, section de St. Niklaas (Belgique), qu’aucune action ayant le même objet n’est pendante aux Pays-Bas (ni en Belgique ou ailleurs) et que le témoin d’Unibel, M. A. C. Schipper, réside à Zaandam (Pays-Bas).

L’article 66, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (3), qui est entré en vigueur le 1er mars 2002, limite son champ d’application aux actions judiciaires intentées postérieurement à cette date. La demande initiale d’Unibel ayant été déposée au greffe du Rechtbank le 5 février 2002 selon l’ordonnance de renvoi, le règlement susmentionné n’est pas applicable à la présente affaire, à supposer que la demande d’audition de témoins avant l’introduction d’une action doive être qualifiée d’action judiciaire au sens de l’article précité.

Les opinions des parties divergent quant à la question de savoir i) si l’audition de témoins avant l’introduction d’une action, dans le cas où une procédure n’a pas été engagée, relève du champ d’application de la convention de Bruxelles et, dans l’affirmative, ii) s’il s’agit d’une mesure au sens de l’article 24 de ladite convention.

V –    Le droit national applicable

7.     L’article 186, paragraphe 1, du code de procédure civile néerlandais (Wetboek van Burgerlijke Rechtsvordering, ci-après le «WBR») prévoit que, dans les cas où la loi admet la preuve par témoins, une audition de témoins peut être ordonnée à la demande de l’intéressé avant l’introduction d’une action judiciaire.

8.     Selon l’article 187 dudit code, le juge territorialement compétent pour ordonner l’audition provisoire d’un témoin est le juge néerlandais dans le ressort duquel la personne qui doit être entendue a son domicile ou sa résidence. La partie adverse est en principe convoquée à cette audition.

9.     Le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême néerlandaise), dans une ordonnance du 24 mars 1995 (4), a précisé les objectifs que pouvait poursuivre cette mesure procédurale: elle vise non seulement à permettre que des témoignages soient rapidement déposés après la survenance des faits litigieux et à éviter ainsi la disparition des preuves, mais aussi et surtout à permettre à toute partie intéressée par une éventuelle action ultérieure devant le juge civil –  à savoir la personne qui envisage d’intenter l’action ou celle qui s’attend à être poursuivie – d’obtenir des éclaircissements préalables au sujet des faits, afin de mieux apprécier sa situation procédurale, notamment sur le point de savoir contre qui l’action doit être intentée.

VI – La procédure devant la Cour

10.   La demande de décision préjudicielle est parvenue au greffe de la Cour le 6 mars 2003. Des observations écrites ont été déposées par Unibel, les gouvernements allemand et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission.

11.   L’affaire a été attribuée à la première chambre de la Cour.

Les représentants de St. Paul et de la Commission ont assisté à l’audience tenue le 14 juillet 2004.

VII – Arguments des comparants

12.   Selon Unibel, l’audition provisoire de témoins, régie par l’article 186 du WBR, relève du champ d’application de l’article 24 de la convention en ce qu’elle a pour objectif de maintenir une situation de fait ou de droit. Son caractère provisoire tient à ce que les dépositions ainsi obtenues ne constituent pas nécessairement des preuves définitives dans la procédure au fond. En outre, l’article 186 du WBR est le seul moyen pour un citoyen belge d’obtenir une déposition aux Pays-Bas avant l’introduction d’une instance.

13.   Le gouvernement allemand estime qu’il résulte d’une interprétation littérale et téléologique de la convention que l’audition provisoire de témoins ne relève pas de son champ d’application, car la décision qui doit être rendue à l’issue de cette procédure n’est pas une décision susceptible de reconnaissance et d’exécution au sens de l’article 25 de la convention. La procédure en cause n’est pas destinée à régler les rapports juridiques entre les parties, mais à fournir une aide organisationnelle par une mesure conservatoire.

14.   Le gouvernement du Royaume-Uni estime que l’article 24 de la convention doit être interprété en ce sens qu’il n’exclut pas les mesures provisoires adoptées avant l’introduction d’une action. En ce qui concerne la seconde question, dont il doute de la recevabilité, il estime que l’article 24 ne peut être utilisé pour permettre à une partie d’exposer son adversaire à des demandes de preuve sans les garanties procédurales appropriées.

15.   La Commission, quant à elle, rappelle que l’article 24 n’est applicable que si la convention l’est elle-même. Elle soutient en outre que l’audition provisoire de témoins ne satisfait pas à la condition de réversibilité qui caractérise les mesures provisoires au sens de l’article 24, selon la jurisprudence de la Cour.

16.   Lors de l’audience, St. Paul a également estimé que la procédure prévue à l’article 186 du WBR ne relevait pas du champ d’application de la convention de Bruxelles.

VIII – Analyse des questions préjudicielles

17.   La première question préjudicielle tend à savoir si la procédure spécifique de l’audition provisoire (5) de témoins prévue par le droit néerlandais de la procédure civile relève du champ d’application de la convention de Bruxelles, tandis que la seconde vise à déterminer si elle peut être qualifiée de mesure conservatoire au sens de l’article 24 de ladite convention.

18.   Comme il est peu probable qu’une procédure telle que celle ici en cause, qui n’a pas pour objet de trancher un litige au fond, relève du champ d’application d’une autre disposition de la convention que l’article 24, il convient de réunir ces deux questions en une seule, tendant à savoir s’il y a lieu de considérer que l’audition provisoire de témoins prévue à l’article 186 du WBR constitue l’une des mesures prévues à l’article 24 précité. Une autre manière d’envisager le problème serait de considérer que la première question permet de vérifier si la convention est applicable, dans l’abstrait, à l’audition provisoire de témoins, tandis que la seconde aurait pour objet de préciser de quelle disposition exacte de la convention relève cette mesure. J’estime toutefois que cette dernière solution, outre qu’elle est artificielle, n’ajouterait rien d’utile à la première.

19.   En tout état de cause, d’autres conditions doivent être remplies pour que la convention soit applicable. Bien qu’elles concernent, formellement, la recevabilité, elles sont si étroitement liées à l’examen au fond que je les analyserai conjointement.

Sur la recevabilité et le fond

20.   Plusieurs aspects de la présente affaire affectent sa recevabilité. D’une part, le litige ne relève de la convention de Bruxelles que s’il porte sur une matière civile ou commerciale et s’il est de caractère international. Les mesures provisoires ou conservatoires sauvegardant des droits de nature fort variée, leur appartenance au champ d’application de la convention est déterminée non par leur nature propre, mais par la nature des droits dont elles assurent la sauvegarde. La convention ne saurait être invoquée pour faire rentrer dans son champ d’application des mesures provisoires ou conservatoires relatives à des matières qui en sont exclues (6).

21.   En outre, à défaut d’une autre qualification, on peut estimer que l’audition de témoins en question fait partie des «mesures provisoires ou conservatoires» au sens de l’article 24 de la convention.

22.   Selon son article 1er, la convention s’applique en matière civile et commerciale, quelle que soit la nature de la juridiction, à l’exception de l’état et de la capacité des personnes physiques, des régimes matrimoniaux, des testaments et successions, de la faillite, des concordats et autres procédures analogues, de la sécurité sociale et de l’arbitrage.

23.   Bien que l’ordonnance de renvoi ne fasse nullement référence à l’objet du litige, les éclaircissements apportés par le représentant de St. Paul lors de l’audience et l’étude des pièces jointes à la demande de décision préjudicielle permettent de constater que le différend porte sur le montant de l’indemnisation du préjudice causé par le fonctionnement défectueux d’une installation technique. La principale prétention semble avoir pour origine un contrat conclu entre les deux entreprises ou se fonder sur une cause de responsabilité civile prévue par la loi (7). Il s’agit donc d’un litige, au moins éventuel, en matière civile ou commerciale. En toute hypothèse, il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si tel est le cas.

24.   L’objection relative au caractère international du litige revêt une plus grande importance.

25.   La convention ne définit pas expressément cette notion. Son préambule met toutefois en évidence l’importance de déterminer la compétence des juridictions des parties contractantes «dans l’ordre international» (8). En outre, il ressort de la finalité de la convention, à la lumière de la disposition qui lui sert de base légale, à savoir l’article 220 du traité CE (devenu article 293 CE), qu’elle poursuit le même objectif que la Communauté (9), dont l’activité normative vise les rapports juridiques susceptibles de constituer un obstacle au commerce transfrontalier. En d’autres termes, la convention n’a pas vocation à devenir la loi unique de désignation du for compétent dans des situations ne présentant pas un intérêt pour la réalisation du marché intérieur, c’est-à-dire lorsque tous les éléments constitutifs du litige sont situés à l’intérieur d’un État membre.

26.   Dans la présente affaire, il est constant, selon l’ordonnance de renvoi, que les parties au litige sont belges et que le rapport juridique entre elles est régi par le droit belge. D’autre part, la procédure à l’origine du présent renvoi préjudiciel a été engagée aux Pays-Bas, devant un tribunal néerlandais. Il est donc incontestable que, selon la juridiction de renvoi, le litige contient des éléments d’extranéité.

27.   La circonstance que deux entreprises belges ont intenté une action aux Pays-Bas ne confère pas nécessairement à celle-ci un caractère international puisqu’un lien suffisant avec un élément d’extranéité est en outre exigé. Il en irait certainement ainsi si l’on estimait que la procédure ouverte aux Pays-Bas constitue un incident d’une procédure au principal engagée, par exemple, en Belgique. Cet élément d’extranéité ferait toutefois défaut si l’on considérait au contraire que la procédure néerlandaise revêt un caractère autonome et ne dépend pas d’une éventuelle procédure belge ultérieure.

28.   La Cour ne dispose pas d’éléments lui permettant d’apprécier l’existence d’un lien suffisant entre l’audition provisoire de témoins sollicitée et une éventuelle procédure dans un autre État membre.

29.   Comme plusieurs comparants l’ont relevé, l’audition provisoire de témoins n’a pas nécessairement un tel caractère circonstanciel. Il ne fait aucun doute que c’est normalement dans le cadre d’une autre procédure que les dépositions ainsi obtenues sont le plus utiles. La loi ne subordonne toutefois pas l’audition du témoin ou la validité de la déposition à l’introduction d’une action dans un délai déterminé. En outre, comme l’a déclaré le Hoge Raad, la principale fonction de cette audition est de permettre d’obtenir des informations utiles pour apprécier dans quelle mesure une action ultérieure est susceptible de prospérer ou pour identifier la personne contre laquelle l’action doit être dirigée. On ne saurait donc en aucune façon exclure qu’elle soit utilisée indépendamment de l’introduction d’une autre procédure.

30.   Si, en l’espèce, la demande d’audition provisoire de témoins poursuit un tel objectif, il peut néanmoins s’avérer difficile d’établir un lien suffisamment significatif entre cette mesure et une procédure ultérieure, de sorte qu’il n’y aurait pas en l’espèce de litige à caractère international.

31.   Les considérations qui précèdent conduisent à penser que l’audition provisoire de témoins est, aux fins de la convention, une mesure d’instruction autonome plutôt qu’une mesure conservatoire. En tant que telle, elle n’est pas susceptible de conférer un caractère international à la procédure au principal, dont elle est suffisamment indépendante.

32.   Dans les droits des différents États membres, il existe également des mesures d’instruction préalables à l’introduction d’une action judiciaire. Elles sont habituellement caractérisées par leur objectif spécifique, à savoir l’établissement ou la conservation des preuves (10), et le juge saisi peut à cet effet vérifier la réalité du risque de disparition allégué (11), la pertinence pour la solution du litige des faits que l’on entend établir (12) ou l’existence d’un commencement de preuve établissant la nécessité de l’action judiciaire (13). Le juge compétent pour ordonner ces mesures est celui compétent pour connaître du litige au fond et, seulement à titre exceptionnel, celui dans le ressort duquel réside le témoin désigné (14).

33.   Les droits danois et espagnol permettent en outre d’utiliser les mesures d’instruction préalables pour éclaircir les faits pertinents aux fins de l’examen du litige.

34.   En l’espèce, en l’absence d’indications concernant l’objectif poursuivi par la demande d’audition de témoins litigieuse, il est impossible de se prononcer de manière définitive sur le caractère international du litige.

35.   Par conséquent, il incombe à la juridiction de renvoi de statuer sur ce point. Si l’on applique à la détermination de la compétence judiciaire intracommunautaire la jurisprudence de la Cour concernant la nécessité d’un élément transnational, on peut affirmer que les dispositions de la convention ne s’appliquent pas aux activités exercées à l’intérieur d’un seul État membre, et la question de savoir si tel est le cas dépend de constatations de fait qu’il appartient à la juridiction nationale d’établir (15).

36.   Cette thèse est conforme à la jurisprudence de la Cour selon laquelle il appartient à la juridiction du lieu où est situé l’objet des mesures sollicitées d’apprécier les circonstances justifiant leur octroi ou leur refus (16).

37.   Il reste enfin à déterminer si, à supposer que les deux conditions précédentes soient remplies, la procédure organisée par l’article 186 du WBR relève de l’une des dispositions de la convention. Son objectif déclaré n’étant pas de trancher un litige au fond, elle ne saurait relever d’une autre disposition que l’article 24 de la convention. Il en ressort ainsi du libellé même de l’ordonnance du Gerechtshof, qui se réfère à cet article dans sa seconde question préjudicielle. Les comparants se sont en outre explicitement ou implicitement prononcés dans le même sens dans leurs observations.

38.   Or, pour déterminer si l’audition provisoire de témoins constitue une mesure conservatoire, il convient de préciser, en premier lieu, ce qu’il faut entendre par une mesure de ce type.

39.   Selon l’article 24 de la convention:

«Les mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d’un État contractant peuvent être demandées aux autorités judiciaires de cet État, même si, en vertu de la présente convention, une juridiction d’un autre État contractant est compétente pour connaître du fond».

40.   À cet égard, la Cour de justice s’est prononcée à plusieurs occasions en ce sens qu’une mesure présentant de telles caractéristiques peut valablement être ordonnée avant l’engagement d’une procédure au fond (17).

41.   Quant aux traits caractéristiques de ces mesures, elle a rappelé qu’elles doivent être destinées à maintenir une situation de fait ou de droit de manière à sauvegarder des droits dont la reconnaissance est demandée (ou peut l’être, comme il ressort des considérations qui précèdent) au juge du fond (18).

42.   L’octroi de ce genre de mesures demande de la part du juge une circonspection particulière et une connaissance approfondie des circonstances concrètes dans lesquelles la mesure est appelée à faire sentir ses effets. Suivant le cas, et notamment suivant les usages commerciaux, il doit pouvoir limiter son autorisation dans le temps ou, en ce qui concerne la nature des avoirs ou marchandises qui font l’objet des mesures envisagées, exiger des garanties bancaires ou désigner un séquestre, et de façon générale subordonner son autorisation à toutes les conditions qui garantissent le caractère provisoire ou conservatoire de la mesure qu’il ordonne (19).

43.   Il s’ensuit que l’octroi de mesures provisoires ou conservatoires en application de l’article 24 est subordonné, notamment, à l’existence d’un lien de rattachement réel entre l’objet des mesures sollicitées et la compétence territoriale de l’État contractant du juge du fond.

44.   Il découle également des considérations qui précèdent qu’il incombe à la juridiction qui ordonne des mesures provisoires sur la base de l’article 24 de tenir compte de la nécessité de prescrire des conditions afin de garantir le caractère provisoire des mesures.

45.   Selon le Hoge Raad (20), l’audition provisoire de témoins vise à obtenir des témoignages peu après la survenance des faits litigieux, permettant d’éviter la disparition des preuves, et à éclaircir les faits pertinents pour l’introduction de l’action. Sur ce dernier point, il fait valoir que toute personne intéressée par une procédure à intenter par la suite devant le juge civil – à savoir la personne qui envisage d’intenter l’action ou celle qui s’attend à être poursuivie – doit avoir la possibilité d’obtenir des éclaircissements préalables concernant les faits, afin qu’elle puisse mieux évaluer sa situation procédurale, notamment sur le point de savoir contre qui la procédure doit être intentée.

46.   Il ressort de la jurisprudence du Hoge Raad que la dénomination «audition provisoire» est inexacte, car l’appréciation des moyens de preuves et l’intérêt des informations fournies ne dépendent pas de l’introduction d’une action judiciaire ou de l’expiration d’un délai. Ils ont une valeur intrinsèque, indépendamment de toute autre procédure.

47.   La jurisprudence de la Cour évoquée plus haut permet toutefois d’affirmer que, si une mesure prévue à l’article 186 du WBR vise à la conservation d’un moyen de preuve destiné à être utilisé dans une procédure au principal ultérieure, elle relève de la notion de «mesures provisoires ou conservatoires» au sens de l’article 24 de la convention. Il en va autrement s’il s’agit de mesures tendant à éclairer des questions de procédure, dont le rapport avec une action ultérieure pourrait s’avérer ténu ou circonstanciel.

48.   Le rapport de M. Schlosser sur la convention relative à l’adhésion du Royaume de Danemark, de l’Irlande, du Royaume‑Uni de Grande‑Bretagne et d’Irlande du Nord, à la convention de Bruxelles et au protocole relatif à son interprétation par la Cour de justice (21), bien qu’il porte sur l’exécution des décisions, confirme cette thèse:

«Si l’on veut que les décisions avant dire droit rendues par les tribunaux et concernant le déroulement de la procédure, et notamment en matière de mesures d’instruction, relèvent également de l’article 25 de la convention, il en résulte que cela vise aussi les décisions que les parties ne pourraient exécuter sans la coopération des tribunaux et dont l’exécution affecterait des tiers, à savoir des témoins. On doit donc en conclure que les décisions avant dire droit des tribunaux qui ont pour but non pas de régler les rapports juridiques entre les parties mais d’organiser la suite du déroulement de la procédure, doivent être exclues du champ d’application du titre III de la convention.»

49.   La définition retenue par le Hoge Raad met en évidence, de surcroît, que dans la majorité des cas le juge saisi n’a pas besoin d’apprécier le risque de disparition des preuves pour ordonner la mesure, car celle-ci tend en réalité à obtenir des informations permettant d’établir une stratégie quant à l’opportunité d’engager une procédure.

50.   Or, ces mesures ne sont pas couvertes par la convention puisqu’elles ne sauraient constituer des mesures provisoires et conservatoires au sens de l’article 24, dont elles se distinguent par leur nature – en particulier en ce qu’elles ont un caractère autonome marqué et ne sont pas provisoires.

51.   Par conséquent, il est impossible, selon moi, de fournir au juge de renvoi une réponse univoque, puisque l’applicabilité de la convention dépend de l’objectif concret que poursuit l’audition provisoire de témoins.

52.   On pourrait donc déclarer irrecevables les questions préjudicielles soulevées car, selon une jurisprudence constante, la nécessité de parvenir à une interprétation du droit communautaire qui soit utile pour le juge national exige que celui-ci définisse le cadre factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions qu’il pose ou qu’à tout le moins il explique les hypothèses factuelles sur lesquelles ces questions sont fondées (22).

53.   À cet égard, il convient de tenir compte du fait que les informations et les questions figurant dans les décisions de renvoi doivent non seulement permettre à la Cour de donner des réponses utiles, mais également donner aux gouvernements des États membres ainsi qu’aux autres parties intéressées la possibilité de présenter des observations conformément à l’article 20 du statut de la Cour de justice. Il incombe à la Cour de veiller à ce que cette possibilité soit sauvegardée, compte tenu du fait que, en vertu de la disposition précitée, seules les décisions de renvoi sont notifiées aux parties intéressées (23).

54.   Toutefois, à la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, il semble plus approprié aux fins de la bonne administration de la justice de fournir au juge de renvoi quelques critères d’interprétation, précisément ceux‑là mêmes qui permettent de mettre en évidence les lacunes dans l’exposé des faits de la demande de décision préjudicielle.

55.   Je propose donc à la Cour de répondre aux questions préjudicielles du Gerechtshof te Amsterdam en ce sens qu’une disposition telle que celle visée à l’article 186 du WBR relève du champ d’application de la convention de Bruxelles, en tant que «mesure provisoire ou conservatoire» au sens de l’article 24, si elle vise à conserver un moyen de preuve destiné à être utilisé dans le cadre d’une procédure ultérieure. 

56.   La Commission s’oppose à cette solution, qu’elle estime contraire au principe de sécurité juridique.

57.   Il faut reconnaître que des difficultés peuvent apparaître dans certains cas pour déterminer si l’objectif de conservation des preuves prime les demandes d’éclaircissements. J’estime toutefois que, dès lors qu’est établie l’existence d’un risque de disparition des preuves, le juge est habilité à appliquer les règles de la convention.

58.   Par ailleurs, en décider autrement reviendrait à méconnaître l’autonomie par rapport aux ordres juridiques nationaux qui caractérise la notion de «mesures provisoires ou conservatoires» visée à l’article 24 de la convention.

59.   En toute hypothèse, comme le gouvernement du Royaume-Uni le relève à juste titre, la question soulevée n’a plus qu’un intérêt historique puisque, entre‑temps, est entré en vigueur le 1er janvier 2004 le règlement (CE)  n° 1206/2001 du Conseil, du 28 mai 2001, relatif à la coopération entre les juridictions des États membres dans le domaine de l’obtention des preuves en matière civile ou commerciale (24), qui facilite ce type de mesures.

60.   Ce règlement permet à un juge d’un État membre de demander à une juridiction d’un autre État membre de procéder à un acte d’instruction ou de procéder directement à cet acte d’instruction, à condition qu’il soit destiné à être utilisé dans une procédure qui est engagée ou envisagée (25). Le juge requis doit exécuter la demande conformément au droit de l’État membre dont il relève ou, sauf incompatibilité, selon l’une des procédures spéciales prévues par le droit de l’État membre de la juridiction requérante (26).

61.   En outre, le règlement n° 1206/2001 prévaut sur les dispositions contenues dans des accords ou arrangements bilatéraux ou multilatéraux conclus par les États membres en la matière (27). En ce qui concerne l’éventuelle applicabilité résiduelle du règlement  n° 44/2001, le nouveau règlement prévaut également sur ce dernier, conformément au principe de la succession des règles juridiques (lex posterior derogat priori).

IX – Conclusion

62.   Pour les raisons précédemment exposées, je propose à la Cour de répondre aux questions formulées par le Gerechtshof te Amsterdam en ce sens qu’une disposition telle que celle figurant à l’article 186 du code de procédure civile néerlandais (Wetboek van Burgerlijke Rechtsvordering) doit être considérée comme une mesure au sens de l’article 24 de la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, à condition qu’elle vise à conserver un moyen de preuve destiné à être utilisé dans une procédure ultérieure.


1 – Langue originale: l'espagnol.


2  –      Convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978, relative à l'adhésion du Royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande‑Bretagne et d'Irlande du Nord (JO L 304, p. 1 et – texte modifié – p. 77), par la convention du 25 octobre 1982, relative à l'adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1), par la convention du 26 mai 1989, relative à l'adhésion du Royaume d'Espagne et de la République portugaise (JO L 285, p. 1) et par la convention du 29 novembre 1996, relative à l'adhésion de la République d'Autriche, de la République de Finlande et du Royaume de Suède (JO 1997, C 15, p. 1) (ci-après la «convention de Bruxelles» ou la «convention»). La version consolidée a été publiée au JO 1998, C 27, p. 1.


3  –      JO 2001, L 12, p. 1.


4  – Ordonnance du 24 mars 1995, NJ 1998, n° 414.


5  – Par commodité, j'utilise la traduction littérale du terme employé par le législateur néerlandais.


6  – Arrêts du 27 mars 1979, De Cavel (143/78, Rec. p. 1055, point 8), et du 26 mars 1992, Reichert et Kockler (C-261/90, Rec. p. I-2149, point 32).


7  – Arrêt du 27 septembre 1988, Kalfelis (189/87, Rec. p. 5565, point 18).


8  – Considérant unique.


9  – Arrêt du 10 février 1994, Mund & Fester (C-398/92, Rec. p. I-467, points 11 et 12).


10  – Voir articles 485 et suiv. du code de procédure civile allemand (Zivilprozessordnung, ci-après la «ZPO»); articles 384 et suiv. du code de procédure civile autrichien (Zivilprozessordnung, ci‑après l’«ÖZPO»); article 584 du code judiciaire belge; article 343 du code de procédure danois; articles 256 et suiv. du code de procédure civile espagnol; chapitre 17, article 10, du code de procédure finlandais; article 145 du nouveau code de procédure civile français; articles 692 et suiv. du code de procédure civile italien (codice di procedura civile; ci-après le «CPC»); article 350 du nouveau code de procédure civile luxembourgeois; articles 520 à 522 bis du code de procédure civile portugais, et chapitre 41 du code de procédure suédois.


11  – Voir article 485, paragraphe 1, de la ZPO.


12  – Voir arrêt de l'Oberlandesgericht de Hamm, publié au NJW-RR 1998, p. 933 ainsi qu’article 387 de l'ÖZPO.


13  – Article 487 de la ZPO.


14  – Articles 486, paragraphe 3, de la ZPO; 343, paragraphe 3, de l'ÖZPO et article 693 du CPC.


15  – Voir arrêt du 23 avril 1991, Höfner et Elser (C-41/90, Rec. p. I-1979, point 37).


16  – Arrêt du 21 mai 1980, Denilauler (125/79, Rec. p. 1553, point 16).


17  – Arrêt du 17 novembre 1998, Van Uden (C-391/95, Rec. p. I-7091, point 29). Voir, en outre, Bischoff, J-M., et Huet, A., «Chronique de jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes», Journal du droit international, 1982, n° 1, p. 942 à 947, en particulier p. 947.


18  – Arrêt Reichert et Kockler, précité, point 34.


19  – Arrêt Denilauler, précité, point 15.


20  – Voir point 9 plus haut.


21  – JO 1979, C 59, p. 71 et suiv., en particulier, point 187 (ci-après le «rapport Schlosser»).


22  – Voir, notamment, arrêts du 26 janvier 1993, Telemarsicabruzzo e.a. (C-320/90 à C‑322/90, Rec. p. I-393, point 6), et du 21 septembre 1999, Albany (C-67/96, Rec. p. I-5751, point 39).


23  – Arrêt du 1er avril 1982, Holdijk e.a. (141/81 à 143/81, Rec. p. 1299, point 6), ainsi que ordonnances du 23 mars 1995, Saddik (C‑458/93, Rec. p. I‑511, point 13), et du 7 avril 1995, Grau Gomis e.a. (C‑167/94, Rec. p. I‑1023, point 10).


24  – JO L 174, p. 1.


25  – Article 1er, paragraphes 1 et 2.


26  – Article 10, paragraphes 2 et 3.


27  – Article 21, paragraphe 1.

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