ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)

21 janvier 2016 ( * )

«Renvoi préjudiciel — Concurrence — Ententes — Pratique concertée — Agences de voyages participant au système commun informatisé d’offres de voyages — Limitation automatique des taux de réduction aux achats de voyages en ligne — Message du gestionnaire du système relatif à ladite limitation — Accord tacite pouvant être qualifié de pratique concertée — Éléments constitutifs d’un accord et d’une pratique concertée — Appréciation des preuves et niveau de preuve requis — Autonomie procédurale des États membres — Principe d’effectivité — Présomption d’innocence»

Dans l’affaire C‑74/14,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie), par décision du 17 janvier 2014, parvenue à la Cour le 10 février 2014, dans la procédure

«Eturas» UAB,

«AAA Wrislit» UAB,

«Baltic Clipper» UAB,

«Baltic Tours Vilnius» UAB,

«Daigera» UAB,

«Ferona» UAB,

«Freshtravel» UAB,

«Guliverio kelionės» UAB,

«Kelionių akademija» UAB,

«Kelionių gurmanai» UAB,

«Kelionių laikas» UAB,

«Litamicus» UAB,

«Megaturas» UAB,

«Neoturas» UAB,

«TopTravel» UAB,

«Travelonline Baltics» UAB,

«Vestekspress» UAB,

«Visveta» UAB,

«Zigzag Travel» UAB,

«ZIP Travel» UAB

contre

Lietuvos Respublikos konkurencijos taryba,

en présence de:

«Aviaeuropa» UAB,

«Grand Voyage» UAB,

«Kalnų upė» UAB,

«Keliautojų klubas» UAB,

«Smaragdas travel» UAB,

«700LT» UAB,

«Aljus ir Ko» UAB,

«Gustus vitae» UAB,

«Tropikai» UAB,

«Vipauta» UAB,

«Vistus» UAB,

LA COUR (cinquième chambre),

composée de M. T. von Danwitz, président de la quatrième chambre, faisant fonction de président de la cinquième chambre, MM. D. Šváby, A. Rosas, E. Juhász (rapporteur) et C. Vajda, juges,

avocat général: M. M. Szpunar,

greffier: M. M. Aleksejev, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 7 mai 2015,

considérant les observations présentées:

pour «AAA Wrislit» UAB, par Mes L. Darulienė et T. Blažys, advokatai,

pour «Baltic Clipper» UAB, par Mes J. Petrulionis, L. Šlepaitė et M. Juonys, advokatai,

pour «Baltic Tours Vilnius» UAB et «Kelionių laikas» UAB, par Mes P. Koverovas et R. Moisejevas, advokatai,

pour «Guliverio kelionės» UAB, par Mes M. Juonys et L. Šlepaitė, advokatai,

pour «Kelionių akademija» UAB et «Travelonline Baltics» UAB, par Me L. Darulienė, advokatė,

pour «Megaturas» UAB, par Me E. Kisielius, advokatas,

pour «Vestekspress» UAB, par Mes L. Darulienė, R. Moisejevas et P. Koverovas, advokatai,

pour «Visveta» UAB, par Me T. Blažys, advokatas,

pour le Lietuvos Respublikos konkurencijos taryba, par Mmes E. Pažėraitė et S. Tolušytė, en qualité d’agents,

pour «Keliautojų klubas» UAB, par Mes E. Burgis et I. Sodeikaitė, advokatai,

pour le gouvernement lituanien, par MM. D. Kriaučiūnas et K. Dieninis ainsi que par Mme J. Nasutavičienė, en qualité d’agents,

pour le gouvernement autrichien, par Mme C. Pesendorfer, en qualité d’agent,

pour la Commission européenne, par MM. A. Biolan et V. Bottka ainsi que par Mme A. Steiblytė, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 16 juillet 2015,

rend le présent

Arrêt

1

La demande préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 101 TFUE.

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant «Eturas» UAB (ci‑après «Eturas»), «AAA Wrislit» UAB, «Baltic Clipper» UAB, «Baltic Tours Vilnius» UAB, «Daigera» UAB, «Ferona» UAB, «Freshtravel» UAB, «Guliverio Kelionės» UAB, «Kelionių akademija» UAB, «Kelionių gurmanai» UAB, «Kelionių laikas» UAB, «Litamicus» UAB, «Megaturas» UAB, «Neoturas» UAB, «Top Travel» UAB, «Travelonline Baltics» UAB, «Vestekspress» UAB, «Visveta» UAB, «Zigzag Travel» UAB et «ZIP Travel» UAB, qui sont des agences de voyages, au Lietuvos Respublikos konkurencijos taryba (Conseil de la concurrence de la République de Lituanie, ci‑après le «Conseil de la concurrence») au sujet d’une décision par laquelle ce dernier a condamné ces agences de voyages au paiement d’amendes pour avoir conclu et participé à des pratiques anticoncurrentielles.

Le cadre juridique

3

Le considérant 5 du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101] et [102] du traité [FUE] (JO 2003, L 1, p. 1), énonce:

4

L’article 2 de ce règlement, intitulé «Charge de la preuve», dispose:

«Dans toutes les procédures nationales et communautaires d’application des articles [101] et [102] du traité, la charge de la preuve d’une violation de l’article [101], paragraphe 1, ou de l’article [102] du traité incombe à la partie ou à l’autorité qui l’allègue. En revanche, il incombe à l’entreprise ou à l’association d’entreprises qui invoque le bénéfice des dispositions de l’article [101], paragraphe 3, du traité d’apporter la preuve que les conditions de ce paragraphe sont remplies.»

Le litige au principal et les questions préjudicielles

5

Il ressort de la décision de renvoi qu’Eturas est titulaire de droits exclusifs sur le logiciel E‑TURAS, dont elle est également l’administrateur.

6

Ce logiciel est un système commun de réservation de voyages en ligne. Il permet aux agences de voyages, qui ont acquis par contrat une licence d’exploitation auprès d’Eturas, de proposer à la vente des voyages par l’intermédiaire de leur site Internet, selon un mode de présentation de réservation uniforme et déterminé par Eturas. Le contrat de licence susmentionné ne contient aucune clause qui permettrait à l’administrateur dudit logiciel de modifier les prix fixés par les agences de voyages qui utilisent ledit système pour les services qu’elles vendent.

7

Chaque agence de voyages possède dans le logiciel E‑TURAS un compte électronique personnel auquel elle peut se connecter en utilisant un mot de passe qui lui a été attribué au moment de la signature du contrat de licence. C’est dans ce compte que les agences de voyages ont accès à une messagerie spécifique au système de réservation E‑TURAS, qui fonctionne comme une messagerie électronique. Les messages envoyés par cette messagerie se lisent ainsi comme des courriers électroniques et doivent, en conséquence, pour être lus, être préalablement ouverts par leur destinataire.

8

Au cours de l’année 2010, le Conseil de la concurrence a ouvert une enquête sur la base des informations données par l’une des agences utilisatrices du système de réservation E‑TURAS selon lesquelles les agences de voyages coordonnaient entre elles les remises sur les voyages vendus par l’intermédiaire de ce système.

9

Cette enquête a permis d’établir que, le 25 août 2009, le directeur d’Eturas a adressé à plusieurs agences de voyages, en tous cas à au moins l’une d’elles, un courrier électronique intitulé «Vote», par lequel il était demandé au destinataire de s’exprimer sur l’opportunité d’une réduction du taux de la remise sur Internet, pour la faire passer de 4 % à une fourchette allant de 1 % à 3 %.

10

Le 27 août 2009, à 12 h 20, l’administrateur du logiciel E‑TURAS a envoyé, par l’intermédiaire de la messagerie interne à ce logiciel, en tous cas à au moins deux des agences de voyages concernées, un message intitulé «Message concernant la baisse de la remise pour les réservations de voyages par Internet, entre 0 et 3 %» (ci‑après le «message en cause au principal») et libellé comme suit:

11

Après la date du 27 août 2009, les sites Internet de huit agences de voyages faisaient état de messages publicitaires relatifs à une remise de 3 % sur les voyages offerts. Lorsqu’il était procédé à une réservation, une fenêtre s’ouvrait et faisait état du fait que le voyage choisi faisait l’objet d’une remise de 3 %.

12

L’enquête diligentée par le Conseil de la concurrence a permis d’établir que les modifications techniques apportées au logiciel E‑TURAS à la suite de l’envoi du message en cause au principal impliquaient que, si les agences de voyages concernées n’étaient pas empêchées d’accorder à leurs clients des remises supérieures à 3 %, l’octroi de telles remises nécessitait cependant de la part de ces agences l’accomplissement de formalités techniques supplémentaires.

13

Dans sa décision du 7 juin 2012, le Conseil de la concurrence a considéré que 30 agences de voyages ainsi qu’Eturas s’étaient livrées, entre le 27 août 2009 et la fin du mois de mars 2010, à une pratique anticoncurrentielle concernant les remises accordées pour des réservations effectuées par l’intermédiaire du logiciel E‑TURAS.

14

Selon cette décision, la pratique anticoncurrentielle a commencé le jour où le message en cause au principal, qui concernait la réduction du taux des remises, est apparu dans le système de réservation E‑TURAS et que la limitation systématique de ce taux dans le cadre de l’exploitation de ce système a été mise en œuvre.

15

Le Conseil de la concurrence a estimé que les agences de voyages qui utilisaient le système de réservation E‑TURAS durant la période en cause et qui n’avaient pas exprimé d’objection étaient responsables d’une infraction aux règles de concurrence, dès lors qu’elles pouvaient raisonnablement penser que tous les autres utilisateurs de ce système limiteraient eux aussi leurs remises à 3 % au maximum. Il en a déduit que ces agences s’étaient mutuellement informées du taux de remise qu’elles avaient l’intention d’appliquer à l’avenir et avaient exprimé ainsi indirectement, par un acquiescement implicite ou tacite, une volonté commune quant à leur comportement sur le marché en cause. Il en a conclu que ce comportement desdites agences sur le marché en cause devait être analysé comme constituant une pratique concertée et a estimé que, bien qu’Eturas n’opérait pas sur le marché en cause, elle avait joué un rôle en facilitant cette pratique.

16

Le Conseil de la concurrence a dès lors déclaré Eturas et les agences de voyages concernées coupables, notamment, d’une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE et leur a infligé des amendes. L’agence de voyages qui avait informé le Conseil de la concurrence de l’existence de cette infraction a bénéficié d’une immunité d’amendes au titre d’un programme de clémence.

17

Les requérantes au principal ont attaqué la décision du Conseil de la concurrence devant le Vilniaus apygardos administracinis teismas (tribunal administratif régional de Vilnius). Par jugement du 8 avril 2013, ce tribunal a partiellement fait droit aux recours et a réduit le montant des amendes infligées.

18

Tant les requérantes au principal que le Conseil de la concurrence ont interjeté appel dudit jugement devant le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie).

19

Les requérantes au principal soutiennent ne pas s’être livrées à une pratique concertée au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE ou des dispositions du droit national correspondantes. Elles font valoir qu’elles ne peuvent pas être tenues responsables des agissements unilatéraux d’Eturas. Certaines de ces requérantes affirment ne pas avoir reçu ou lu le message en cause au principal, dès lors que l’exploitation du logiciel E‑TURAS ne représentait qu’une part infime de leur chiffre d’affaires et qu’elles ne portaient pas attention aux modifications apportées à ce logiciel. Elles indiquent avoir continué à utiliser le système d’information même après la mise en œuvre technique du plafonnement des remises, à partir du moment où il n’existait pas d’autre système d’information et qu’il aurait été trop cher d’en développer un par elles‑mêmes. Elles affirment, enfin, que, en principe, les remises n’étaient pas limitées, puisque les agences de voyages concernées avaient toujours la possibilité d’accorder aux clients des remises individuelles de fidélité supplémentaires.

20

Le Conseil de la concurrence soutient que le système de réservation E‑TURAS offrait aux requérantes au principal le moyen de coordonner leurs actions et a fait disparaître toute nécessité d’organiser des réunions. À cet effet, il fait valoir, d’une part, que les conditions d’utilisation de ce système permettaient auxdites requérantes, même sans contact direct, de parvenir à une «concordance des volontés» quant à une limitation des remises et, d’autre part, que le fait de ne pas s’opposer à la limitation des remises équivaut à y acquiescer tacitement. Il indique que ledit système fonctionnait dans des conditions uniformes et était aisément identifiable sur les sites Internet des agences de voyages en cause au principal, sur lesquels des informations relatives aux remises accordées étaient publiées. Ces agences de voyages ne se seraient pas opposées à la limitation des remises ainsi mise en œuvre et se seraient ainsi fait mutuellement comprendre qu’elles appliquaient des remises d’un taux limité, éliminant toute incertitude quant au taux des remises. Selon le Conseil de la concurrence, il incombait aux requérantes au principal de se comporter de façon avisée et responsable et elles ne pouvaient pas ignorer des messages relatifs aux instruments utilisés dans le cadre de leur activité économique et ne pas y prêter attention.

21

La juridiction de renvoi s’interroge sur l’interprétation à donner à l’article 101, paragraphe 1, TFUE et, notamment, sur la répartition de la charge de la preuve aux fins de l’application de cette disposition. Elle nourrit en effet des doutes sur l’existence de critères suffisants de nature à établir, en l’occurrence, la participation des agences de voyages concernées à une pratique concertée de nature horizontale.

22

La juridiction de renvoi souligne à cet effet que, en l’occurrence, le principal élément de preuve pour fonder une condamnation est seulement constitué par une présomption, en vertu de laquelle les agences de voyages concernées auraient lu ou auraient dû lire le message en cause au principal et auraient dû comprendre l’ensemble des enjeux contenus dans la décision relative à la limitation des taux des remises sur les voyages offerts. À ce titre, elle mentionne que la présomption d’innocence s’applique dans le cadre de la répression des infractions intervenant en droit de la concurrence et fait part de ses doutes sur la possibilité de condamner les agences de voyages en cause au principal sur la seule base de la première de ces présomptions, ce d’autant plus que certaines d’entre elles ont nié avoir eu connaissance du message en cause au principal, tandis que d’autres ont vendu leur premier voyage seulement après les modifications techniques intervenues ou encore n’en ont pas vendu du tout par l’intermédiaire du système de réservation E‑TURAS.

23

Dans le même temps, la juridiction de renvoi admet que les agences de voyages utilisant le système de réservation E‑TURAS savaient ou devaient nécessairement savoir que leurs concurrents utilisaient également ce système, raison pour laquelle il est possible de considérer que lesdites agences devaient faire preuve tant de circonspection que de diligence et, partant, qu’elles ne pouvaient s’abstenir de lire les messages qu’elles recevaient. À ce titre, la juridiction de renvoi relève qu’une partie des agences sanctionnées par le Conseil de la concurrence a reconnu avoir pris connaissance de la teneur du message en cause au principal.

24

La juridiction de renvoi cherche dès lors à déterminer si, dans les circonstances de l’affaire dont elle est saisie, le simple envoi d’un message relatif à une limitation du taux des remises pourrait constituer une preuve suffisante, établissant ou permettant de présumer que les opérateurs économiques participant au système de réservation E‑TURAS avaient ou devaient nécessairement avoir connaissance d’une telle limitation, alors que plusieurs d’entre eux soutiennent n’avoir pas eu connaissance de cette limitation, que certains n’ont pas modifié le taux de remise effectivement appliqué et que d’autres encore n’ont pas vendu le moindre voyage par l’intermédiaire de ce système au cours de la période en cause.

25

Dans ces conditions, le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)

Convient‑il d’interpréter l’article 101, paragraphe 1, TFUE en ce sens que, dans un cas où des opérateurs économiques participent à un système d’information commun tel que celui décrit dans la présente affaire et où le Conseil de la concurrence établit qu’un message‑système sur une limitation des remises a été diffusé au sein de ce système et une restriction technique mise en place pour saisir informatiquement le taux de la remise, il peut être présumé que ces opérateurs avaient ou devaient nécessairement avoir connaissance du message diffusé et que, en ne s’opposant pas à la limitation des remises effectuée, ils y ont tacitement acquiescé, ce qui permet de les tenir pour responsables d’une pratique concertée au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE?

2)

En cas de réponse négative à la première question, quels sont les facteurs à prendre en considération pour décider si des opérateurs économiques participant à un système commun d’information dans des circonstances telles que celles en cause dans l’affaire au principal participent à une pratique concertée au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE?»

Sur les questions préjudicielles

26

Par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens que, lorsque l’administrateur d’un système d’information, destiné à permettre à des agences de voyages de vendre des voyages sur leur site Internet, selon un mode de réservation uniforme, envoie à ces opérateurs économiques, par l’intermédiaire d’une messagerie électronique personnelle, un message les avertissant que les remises afférentes aux produits vendus par l’intermédiaire de ce système seront désormais plafonnées et que, à la suite de la diffusion de ce message, le système en cause subit les modifications techniques nécessaires pour mettre en œuvre cette mesure, lesdits opérateurs peuvent être présumés avoir pris ou avoir nécessairement dû prendre connaissance dudit message et, en l’absence de toute opposition de leur part à une telle pratique, comme ayant participé à une pratique concertée au sens de ladite disposition.

27

À titre liminaire, il convient de rappeler la jurisprudence de la Cour selon laquelle tout opérateur économique doit déterminer de manière autonome la politique qu’il entend suivre sur le marché commun. Une telle exigence d’autonomie s’oppose ainsi rigoureusement à toute prise de contact direct ou indirect entre de tels opérateurs de nature soit à influencer le comportement sur le marché d’un concurrent actuel ou potentiel, soit à dévoiler à un tel concurrent le comportement que l’on est décidé à tenir soi‑même sur ce marché ou que l’on envisage d’adopter sur celui‑ci, lorsque ces contacts ont pour objet ou pour effet d’aboutir à des conditions de concurrence qui ne correspondraient pas aux conditions normales du marché en cause (voir, en ce sens, arrêt T‑Mobile Netherlands e.a., C‑8/08, EU:C:2009:343, points 32 et 33 ainsi que jurisprudence citée).

28

La Cour a également déjà jugé que les modes passifs de participation à l’infraction, telle que la présence d’une entreprise à des réunions au cours desquelles des accords ayant un objet anticoncurrentiel ont été conclus, sans s’y être manifestement opposée, traduisent une complicité qui est de nature à engager sa responsabilité dans le cadre de l’article 101 TFUE, dès lors que l’approbation tacite d’une initiative illicite, sans se distancier publiquement de son contenu ou la dénoncer aux entités administratives, a pour effet d’encourager la continuation de l’infraction et de compromettre sa découverte (voir, en ce sens, arrêt AC‑Treuhand/Commission, C‑194/14 P, EU:C:2015:717, point 31 et jurisprudence citée).

29

En premier lieu, dans la mesure où la juridiction de renvoi se pose la question de savoir si l’envoi d’un message, tel que celui en cause au principal, peut constituer une preuve suffisante afin d’établir que les opérateurs ayant participé au système avaient ou devaient nécessairement avoir connaissance de son contenu, il convient de rappeler que, conformément à l’article 2 du règlement no 1/2003, dans toutes les procédures nationales d’application de l’article 101 TFUE, la charge de la preuve d’une violation de l’article 101, paragraphe 1, TFUE incombe à la partie ou à l’autorité qui l’allègue.

30

Si l’article 2 du règlement no 1/2003 régit expressément l’attribution de la charge de la preuve, ce règlement ne contient pas de dispositions relatives aux aspects procéduraux plus spécifiques. Ainsi, ledit règlement ne comporte notamment pas de disposition relative aux principes régissant l’appréciation des preuves et le niveau de preuve requis dans le cadre d’une procédure nationale d’application de l’article 101 TFUE.

31

Cette conclusion est corroborée par le considérant 5 du règlement no 1/2003, qui prévoit explicitement que ce règlement ne porte pas atteinte aux règles nationales sur le niveau de preuve requis.

32

Or, il est de jurisprudence constante que, en l’absence de règles de l’Union en la matière, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de les établir, en vertu du principe de l’autonomie procédurale, à condition toutefois qu’elles ne soient pas moins favorables que celles régissant des situations similaires soumises au droit interne (principe d’équivalence) et qu’elles ne rendent pas impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union (principe d’effectivité) (voir, en ce sens, arrêts VEBIC, C‑439/08, EU:C:2010:739, point 63, ainsi que Nike European Operations Netherlands, C‑310/14, EU:C:2015:690, point 28 et jurisprudence citée).

33

Certes, la Cour a jugé que la présomption de causalité entre une concertation et le comportement sur le marché des entreprises participant à celle‑ci, selon laquelle lesdites entreprises, lorsqu’elles demeurent actives sur ce marché, tiennent compte des informations échangées avec leurs concurrents pour déterminer leur comportement sur ce marché, découle de l’article 101, paragraphe 1, TFUE et fait, par conséquent, partie intégrante du droit de l’Union que le juge national est tenu d’appliquer (voir, en ce sens, arrêt T‑Mobile Netherlands e.a., C‑8/08, EU:C:2009:343, points 51 à 53).

34

Toutefois, à la différence de cette présomption, la réponse à la question de savoir si le seul envoi d’un message, tel que celui en cause au principal, peut, au regard de l’ensemble des circonstances soumises à la juridiction de renvoi, constituer une preuve suffisante afin d’établir que ses destinataires avaient ou devaient nécessairement avoir connaissance de son contenu, ne découle pas de la notion de «pratique concertée» et n’y est pas davantage intrinsèquement lié. En effet, une telle question doit être considérée comme une question se rapportant à l’appréciation des preuves et au niveau de preuve requis, de telle sorte qu’elle relève, en vertu du principe de l’autonomie procédurale et sous réserve des principes d’équivalence et d’effectivité, du droit national.

35

Le principe d’effectivité exige cependant que les règles nationales régissant l’appréciation des preuves et le niveau de preuve requis ne doivent pas rendre impossible ou excessivement difficile la mise en œuvre des règles de concurrence de l’Union, et notamment ne portent pas atteinte à l’application effective des articles 101 TFUE et 102 TFUE (voir, en ce sens, arrêt Pfleiderer, C‑360/09, EU:C:2011:389, point 24).

36

À cet égard, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, l’existence d’une pratique concertée ou d’un accord doit, dans la plupart des cas, être inférée d’un certain nombre de coïncidences et d’indices qui, considérés ensemble, peuvent constituer, en l’absence d’une autre explication cohérente, la preuve d’une violation des règles de concurrence (voir, en ce sens, arrêt Total Marketing Services/Commission, C‑634/13 P, EU:C:2015:614, point 26 et jurisprudence citée).

37

En conséquence, le principe d’effectivité exige que la preuve d’une violation du droit de la concurrence de l’Union puisse être apportée non seulement par des preuves directes, mais également moyennant des indices, pourvu que ceux‑ci soient objectifs et concordants.

38

Dans la mesure où la juridiction de renvoi nourrit des doutes quant à la possibilité de constater que les agences de voyages avaient ou devaient nécessairement avoir connaissance du message en cause au principal, au regard de la présomption d’innocence, il convient de rappeler que celle‑ci constitue un principe général du droit de l’Union, énoncé désormais à l’article 48, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (voir, en ce sens, arrêt E.ON Energie/Commission, C‑89/11 P, EU:C:2012:738, point 72) que les États membres sont tenus de respecter lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de la concurrence de l’Union (voir, en ce sens, arrêts VEBIC, C‑439/08, EU:C:2010:739, point 63, et N., C‑604/12, EU:C:2014:302, point 41).

39

La présomption d’innocence s’oppose à ce que la juridiction de renvoi déduise du seul envoi du message en cause au principal que les agences de voyages concernées devaient avoir nécessairement connaissance de son contenu.

40

Cependant, la présomption d’innocence ne s’oppose pas à ce que la juridiction de renvoi considère que l’envoi du message en cause au principal puisse, au regard d’autres indices objectifs et concordants, fonder la présomption que les agences de voyages en cause au principal avaient connaissance de son contenu à partir de la date de l’envoi de ce message, pourvu que ces agences gardent la possibilité de la réfuter.

41

S’agissant de cette réfutation, la juridiction de renvoi ne saurait exiger des démarches excessives ou irréalistes. Les agences de voyages en cause au principal doivent avoir la possibilité de réfuter la présomption qu’elles avaient connaissance du contenu du message en cause au principal à partir de la date de l’envoi de ce message, par exemple en démontrant qu’elles n’ont pas reçu ledit message ou qu’elles n’ont pas consulté la rubrique en question ou ne l’ont consulté qu’après qu’un certain temps s’est écoulé depuis cet envoi.

42

En deuxième lieu, en ce qui concerne la participation des agences de voyages concernées à une pratique concertée au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, il convient, d’une part, de rappeler que, en application de cette disposition, la notion de «pratique concertée» implique, outre la concertation entre les entreprises concernées, un comportement sur le marché faisant suite à cette concertation et un lien de cause à effet entre ces deux éléments (arrêt Dole Food et Dole Fresh Fruit Europe/Commission, C‑286/13 P, EU:C:2015:184, point 126 ainsi que jurisprudence citée).

43

D’autre part, il importe de relever que l’affaire au principal, telle qu’elle se présente d’après les constatations de la juridiction de renvoi, se caractérise par le fait que l’administrateur du système d’information en cause a envoyé un message visant une action anticoncurrentielle commune aux agences de voyages participant à ce système, message qui pouvait seulement être consulté dans la rubrique «message d’information» dans le système d’information concerné et auquel celles‑ci se sont abstenues de répondre explicitement. À la suite de l’envoi de ce message, une restriction technique a été mise en place qui a limité à 3 % les remises qu’il était possible d’appliquer aux réservations dans le système. Si cette restriction n’empêchait pas les agences de voyages concernées d’accorder à leurs clients des remises supérieures à 3 %, elle impliquait toutefois l’accomplissement de formalités techniques supplémentaires pour le faire.

44

De telles circonstances sont susceptibles de fonder une concertation entre les agences de voyages qui avaient connaissance du contenu du message en cause au principal, celles‑ci pouvant être considérées comme ayant tacitement acquiescé à une pratique anticoncurrentielle commune, dès lors que les deux autres éléments constitutifs d’une pratique concertée, rappelés au point 42 du présent arrêt, sont également réunis. En fonction de l’appréciation des preuves par la juridiction de renvoi, une agence de voyages peut être présumée avoir participé à cette concertation à partir du moment où elle avait connaissance de ce contenu.

45

En revanche, si la connaissance par une agence de voyages dudit message ne peut pas être établie, sa participation à une concertation ne saurait être inférée de la seule existence de la restriction technique mise en place dans le système en cause au principal, sans qu’il soit établi sur le fondement d’autres indices objectifs et concordants qu’elle ait tacitement acquiescé à une action anticoncurrentielle.

46

En troisième lieu, il convient de constater qu’une agence de voyages peut réfuter la présomption de sa participation à une pratique concertée en démontrant qu’elle s’est distanciée publiquement de cette pratique ou qu’elle l’a dénoncée aux entités administratives. En outre, selon la jurisprudence de la Cour, dans un cas tel que celui en cause au principal, où il n’est pas question d’une réunion collusoire, la distanciation publique ou la dénonciation aux entités administratives ne sont pas les uniques moyens pour réfuter la présomption de la participation d’une entreprise à une infraction, mais d’autres preuves peuvent également être présentées à cet effet (voir, en ce sens, arrêt Total Marketing Services/Commission, C‑634/13 P, EU:C:2015:614, points 23 et 24).

47

S’agissant de l’examen portant sur le point de savoir si les agences de voyages concernées se sont publiquement distanciées de la concertation en cause au principal, il convient de constater que, dans des circonstances particulières telles que celles en cause au principal, il ne saurait être exigé que la déclaration de l’agence de voyages ayant l’intention de se distancier soit faite à l’égard de tous les concurrents qui ont été destinataires du message en cause au principal, dès lors qu’une telle agence n’est pas matériellement en mesure de connaître ces destinataires.

48

Dans cette situation, la juridiction de renvoi peut accepter qu’une objection claire et explicite adressée à l’administrateur du logiciel E‑TURAS soit de nature à permettre de renverser ladite présomption.

49

Quant à la possibilité de réfuter la présomption de la participation à une pratique concertée moyennant d’autres preuves que celle d’une distanciation publique ou d’une dénonciation aux entités administratives, il y a lieu de constater que, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, la présomption de causalité entre la concertation et le comportement sur le marché des entreprises participant à celle‑ci, mentionnée au point 33 du présent arrêt, pourrait être réfutée par la preuve d’une application systématique d’une remise excédant le plafonnement en cause.

50

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que:

L’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens que, lorsque l’administrateur d’un système d’information, destiné à permettre à des agences de voyages de vendre des voyages sur leur site Internet, selon un mode de réservation uniforme, envoie à ces opérateurs économiques, par l’intermédiaire d’une messagerie électronique personnelle, un message les avertissant que les remises afférentes aux produits vendus par l’intermédiaire de ce système seront désormais plafonnées et que, à la suite de la diffusion de ce message, le système en cause subit les modifications techniques nécessaires pour mettre en œuvre cette mesure, lesdits opérateurs économiques peuvent, à partir du moment où ils avaient connaissance du message envoyé par l’administrateur du système, être présumés avoir participé à une pratique concertée au sens de ladite disposition, s’ils se sont abstenus de se distancier publiquement de cette pratique, ne l’ont pas dénoncé aux entités administratives ou n’ont pas apporté d’autres preuves pour réfuter cette présomption, telles que la preuve d’une application systématique d’une remise excédant le plafonnement en cause.

Il appartient à la juridiction de renvoi d’examiner, sur la base des règles nationales régissant l’appréciation des preuves et le niveau de preuve requis, si, au regard de l’ensemble des circonstances qui lui sont soumises, l’envoi d’un message, tel que celui en cause au principal, peut constituer une preuve suffisante afin d’établir que ses destinataires avaient connaissance de son contenu. La présomption d’innocence s’oppose à ce que la juridiction de renvoi considère que le seul envoi de ce message puisse constituer une preuve suffisante afin d’établir que ses destinataires devaient nécessairement avoir connaissance de son contenu.

Sur les dépens

51

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle‑ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit:

 

L’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens que, lorsque l’administrateur d’un système d’information, destiné à permettre à des agences de voyages de vendre des voyages sur leur site Internet, selon un mode de réservation uniforme, envoie à ces opérateurs économiques, par l’intermédiaire d’une messagerie électronique personnelle, un message les avertissant que les remises afférentes aux produits vendus par l’intermédiaire de ce système seront désormais plafonnées et que, à la suite de la diffusion de ce message, le système en cause subit les modifications techniques nécessaires pour mettre en œuvre cette mesure, lesdits opérateurs économiques peuvent, à partir du moment où ils avaient connaissance du message envoyé par l’administrateur du système, être présumés avoir participé à une pratique concertée au sens de ladite disposition, s’ils se sont abstenus de se distancier publiquement de cette pratique, ne l’ont pas dénoncé aux entités administratives ou n’ont pas apporté d’autres preuves pour réfuter cette présomption, telles que la preuve d’une application systématique d’une remise excédant le plafonnement en cause.

 

Il appartient à la juridiction de renvoi d’examiner, sur la base des règles nationales régissant l’appréciation des preuves et le niveau de preuve requis, si, au regard de l’ensemble des circonstances qui lui sont soumises, l’envoi d’un message, tel que celui en cause au principal, peut constituer une preuve suffisante afin d’établir que ses destinataires avaient connaissance de son contenu. La présomption d’innocence s’oppose à ce que la juridiction de renvoi considère que le seul envoi de ce message puisse constituer une preuve suffisante afin d’établir que ses destinataires devaient nécessairement avoir connaissance de son contenu.

 

Signatures


( * )   Langue de procédure: le lituanien.