ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

25 avril 2013 ( *1 )

«Prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme — Directive 2005/60/CE — Article 22, paragraphe 2 — Décision 2000/642/JAI — Obligation de déclaration des transactions financières suspectes à la charge des établissements de crédit — Établissement opérant sous le régime de la libre prestation des services — Identification de la cellule nationale de renseignement financier responsable de la collecte des informations — Article 56 TFUE — Entrave à la libre prestation des services — Exigences impérieuses d’intérêt général — Proportionnalité»

Dans l’affaire C‑212/11,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribunal Supremo (Espagne), par décision du 21 mars 2011, parvenue à la Cour le 9 mai 2011, dans la procédure

Jyske Bank Gibraltar Ltd

contre

Administración del Estado,

LA COUR (troisième chambre),

composée de Mme R. Silva de Lapuerta, faisant fonction de président de la troisième chambre, MM. K. Lenaerts, E. Juhász, J. Malenovský et D. Šváby (rapporteur), juges,

avocat général: M. Y. Bot,

greffier: Mme A. Impellizzeri, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 6 septembre 2012,

considérant les observations présentées:

pour Jyske Bank Gibraltar Ltd, par Mes M. Rubio de Casas, J. M. Olivares Blanco et J. de la Calle y Peral, abogados, ainsi que par M. D. Bufalá Balmaseda, procurador,

pour le gouvernement espagnol, par M. A. Rubio González et Mme N. Díaz Abad, en qualité d’agents,

pour le gouvernement français, par Mme N. Rouam et M. G. de Bergues, en qualité d’agents,

pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. F. Urbani Neri, avvocato dello Stato,

pour le gouvernement polonais, par Mme B. Czech et M. M. Szpunar, en qualité d’agents,

pour le gouvernement roumain, par M. R. H. Radu ainsi que par Mmes A. Wellman et R. Nitu, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par MM. J. Baquero Cruz et E. Traversa ainsi que par Mmes S. La Pergola et C. Vrignon, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 4 octobre 2012,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 octobre 2005, relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme (JO L 309, p. 15).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Jyske Bank Gibraltar Ltd (ci-après «Jyske»), établissement de crédit situé à Gibraltar et opérant en Espagne sous le régime de la libre prestation des services, à l’Administración del Estado au sujet de la décision du Consejo de Ministros (Conseil des ministres) du 23 octobre 2009 ayant rejeté le recours gracieux dirigé contre la décision du même Consejo de Ministros du 17 avril 2009 ayant infligé à Jyske deux sanctions financières d’un montant total de 1700000 euros et deux blâmes publics à la suite d’un refus ou d’un manque de diligence à fournir des informations sollicitées par le Servicio Ejecutivo de la Comisión para la Prevención de Blanqueo de Capitales (Autorité exécutive pour la prévention du blanchiment de capitaux, ci-après le «Servicio Ejecutivo»).

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3

L’article 6, paragraphes 1 et 2, de la directive 91/308/CEE du Conseil, du 10 juin 1991, relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux (JO L 166, p. 77), telle que modifiée par la directive 2001/97/CE du Parlement européen et du Conseil, du 4 décembre 2001 (JO L 344, p. 76, ci-après la «directive 91/308»), prévoyait:

«1.   Les États membres veillent à ce que les établissements et les personnes relevant de la présente directive, ainsi que leurs dirigeants et employés, coopèrent pleinement avec les autorités responsables de la lutte contre le blanchiment de capitaux:

a)

en informant, de leur propre initiative, ces autorités de tout fait qui pourrait être l’indice d’un blanchiment de capitaux;

b)

en fournissant à ces autorités, à leur demande, toutes les informations nécessaires conformément aux procédures prévues par la législation applicable.»

2.   Les informations visées au paragraphe 1 sont transmises aux autorités responsables de la lutte contre le blanchiment de capitaux de l’État membre sur le territoire duquel se trouve l’établissement ou la personne qui fournit ces informations. Cette transmission est effectuée normalement par la ou les personnes désignées par l’établissement ou la personne relevant de la présente directive conformément aux procédures prévues à l’article 11, paragraphe 1, point a).»

4

La directive 91/308 a été abrogée et remplacée par la directive 2005/60, dont le considérant 40 énonce ce qui suit:

«Compte tenu du caractère international du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, il convient d’encourager autant que possible la coordination et la coopération entre les [cellules de renseignement financier (ci-après les ‘CRF’)] telles que mentionnées dans la décision 2000/642/JAI du Conseil du 17 octobre 2000 relative aux modalités de coopération entre les cellules de renseignement financier des États membres en ce qui concerne l’échange d’informations [(JO L 271, p. 4)], y compris la mise en place d’un réseau européen de cellules de renseignement financier. À cette fin, la Commission devrait prêter toute l’assistance nécessaire pour faciliter cette coordination, notamment une assistance financière.»

5

En vertu de l’article 5 de cette directive, «[l]es États membres peuvent arrêter ou maintenir en vigueur, dans le domaine régi par la présente directive, des dispositions plus strictes pour prévenir le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme».

6

L’article 7 de ladite directive prévoit:

«Les établissements et personnes soumis à la présente directive appliquent des mesures de vigilance à l’égard de leur clientèle dans les cas suivants:

a)

lorsqu’ils nouent une relation d’affaires;

b)

lorsqu’ils concluent, à titre occasionnel, une transaction d’un montant de 15000 EUR au moins, que la transaction soit effectuée en une seule ou plusieurs opérations entre lesquelles un lien semble exister;

c)

lorsqu’il y a suspicion de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme, indépendamment de tous seuils, exemptions ou dérogations applicables;

d)

lorsqu’il existe des doutes concernant la véracité ou la pertinence des données précédemment obtenues aux fins de l’identification d’un client.»

7

Aux termes de l’article 21 de cette même directive:

«1.   Chaque État membre établit une CRF, afin de combattre efficacement le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

2.   Celle-ci doit être créée sous la forme d’une cellule nationale centrale. Elle doit être chargée de recevoir (et, dans la mesure de ses pouvoirs, de demander), d’analyser et de communiquer aux autorités compétentes les informations divulguées concernant un éventuel blanchiment de capitaux, un éventuel financement du terrorisme ou toute information requise par les dispositions législatives ou réglementaires nationales. Elle est dotée des ressources adéquates pour lui permettre de remplir ses missions.

3.   Les États membres veillent à ce que la CRF ait accès, directement ou indirectement, en temps opportun aux informations financières, administratives et judiciaires dont elle a besoin pour lui permettre de remplir correctement ses missions.»

8

L’article 22 de la directive 2005/60 dispose:

«1.   Les États membres exigent des établissements et des personnes soumis à la présente directive et, le cas échéant, de leurs dirigeants et employés qu’ils coopèrent pleinement:

a)

en informant promptement la CRF, de leur propre initiative, lorsqu’ils savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu’une opération ou une tentative de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme est en cours ou a eu lieu;

b)

en fournissant promptement à la CRF, à la demande de celle-ci, toutes les informations nécessaires, conformément aux procédures prévues par la législation applicable.

2.   Les informations visées au paragraphe 1 sont transmises à la CRF de l’État membre sur le territoire duquel se trouve l’établissement ou la personne qui les transmet. La (les) personne(s) désignée(s) conformément aux procédures prévues à l’article 34 est (sont) normalement chargée(s) de la transmission de ces informations.»

9

Ainsi qu’il ressort de l’article 3, paragraphes 1 et 2, sous f), de la directive 2005/60, les établissements visés à l’article 22 de celle-ci comprennent également les succursales, au sens de l’article 1er, point 3, de la directive 2000/12/CE du Parlement européen et du Conseil, du 20 mars 2000, concernant l’accès à l’activité des établissements de crédit et son exercice (JO L 126, p. 1). La succursale est définie dans cette dernière disposition comme étant un siège d’exploitation qui constitue une partie dépourvue de personnalité juridique d’un établissement de crédit et qui effectue directement, en tout ou en partie, les opérations inhérentes à l’activité d’établissement de crédit.

10

L’article 1er de la décision 2000/642 dispose:

«1.   Les États membres veillent à ce que les CRF mises en place ou désignées pour recueillir les informations financières communiquées aux fins de la lutte contre le blanchiment de capitaux coopèrent conformément à leurs compétences nationales afin de réunir et d’analyser les informations pertinentes sur tout fait qui pourrait être l’indice d’un blanchiment de capitaux et d’enquêter au sein des CRF à ce sujet.

2.   Aux fins du paragraphe 1, les États membres veillent à ce que les CRF échangent, de leur propre chef ou sur demande, soit conformément à la présente décision, soit conformément aux protocoles d’accord existants ou futurs, toute information pouvant leur être utile pour procéder au traitement ou à l’analyse d’informations ou à des enquêtes relatives à des transactions financières liées au blanchiment de capitaux et aux personnes physiques ou morales impliquées.

3.   Lorsqu’un État membre a désigné une autorité policière en qualité de CRF, il peut fournir des informations détenues par cette CRF, qui font l’objet d’un échange en application de la présente décision, à une autorité de l’État membre destinataire désignée à cette fin et compétente dans les domaines visés au paragraphe 1.»

11

En vertu de l’article 4 de cette décision:

«1.   Chaque demande faite au titre de la présente décision est accompagnée d’un bref exposé des faits pertinents connus de la CRF requérante. La CRF précise, dans la demande, la manière dont les informations demandées seront utilisées.

2.   Lorsqu’une demande est présentée conformément à la présente décision, la CRF requise fournit toutes les informations pertinentes, y compris les informations financières disponibles et les données des services répressifs demandées, sans qu’il soit nécessaire de présenter une demande formelle au titre des conventions ou accords applicables entre les États membres.

3.   Une CRF peut refuser de divulguer des informations qui pourraient entraver une enquête judiciaire menée dans l’État membre requis ou, dans des circonstances exceptionnelles, lorsque la divulgation des informations entraînerait des effets clairement disproportionnés au regard des intérêts légitimes d’une personne physique ou morale ou de l’État membre concerné ou lorsqu’elle ne respecterait pas les principes fondamentaux du droit national. Tout refus d’une telle divulgation est dûment expliqué à la CRF demandant les informations.»

12

L’article 10 de ladite décision précise que cette dernière s’applique à Gibraltar et que, à cet effet, et nonobstant l’article 2 de celle-ci, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord peut désigner au secrétariat général du Conseil de l’Union européenne une CRF à Gibraltar.

Le droit national

13

La directive 91/308 a été transposée en droit espagnol par la loi 19/1993 portant différentes mesures de prévention du blanchiment de capitaux (Ley 19/1993 sobre determinadas medidas de prevención del blanqueo de capitales), du 28 décembre 1993 (BOE no 311, du 29 décembre 1993, p. 37327).

14

Selon l’article 2, paragraphe 1, deuxième alinéa, de la loi 19/1993:

«Sont soumis aux obligations prévues par la présente loi:

a)

Les établissements de crédit

[...]

Relèvent également de l’énumération qui précède les personnes ou entités étrangères qui exercent des activités en Espagne de même nature que celles des personnes ou entités précitées par le biais de succursales ou en libre prestation de services, sans disposer d’aucun établissement permanent.

Les personnes en question seront également soumises aux obligations fixées dans la présente loi pour les opérations réalisées par le biais d’agents ou d’autres personnes physiques ou juridiques agissant comme leur intermédiaire.»

15

En ce qui concerne les obligations d’information, l’article 3 de la loi 19/1993 prévoyait ce qui suit:

«Les personnes mentionnées à l’article précédent sont soumises aux obligations suivantes:

[...]

4.   Collaborer avec [le Servicio Ejecutivo] et, à cette fin:

a)

lui communiquer, de leur propre initiative, tout fait ou opération qui pourrait être l’indice ou la preuve irréfutable de ce qu’il ou elle serait lié(e) au blanchiment de capitaux provenant des activités visées à l’article 1er. La communication est, en principe, réalisée par la ou les personnes que les personnes et entités soumises aux obligations ont désignée(s) conformément aux procédures visées à l’article 1er, paragraphe 7. Ladite ou lesdites personnes devront comparaître dans toute procédure administrative ou judiciaire en relation avec les données figurant dans la communication ou avec toute autre information complémentaire susceptible d’y avoir trait.

Un règlement déterminera les cas ou transactions spécifiques qui devront donner lieu en toute hypothèse à une communication au Servicio Ejecutivo.

Devront également faire l’objet d’une communication les opérations qui révèlent une absence manifeste de correspondance avec la nature, le volume d’activité ou les antécédents opérationnels des clients, à moins que l’examen spécifique prévu au paragraphe 2 ne révèle une justification économique, professionnelle ou commerciale motivant la réalisation des opérations, en relation avec les activités visées à l’article 1er de la présente loi.

b)

fournir les informations que le Servicio Ejecutivo demande dans l’exercice de ses compétences.

[...]»

16

L’article 16, paragraphe 3, de ladite loi disposait:

«Conformément aux instructions établies par la Commission pour la prévention du blanchiment de capitaux et des infractions monétaires, le Servicio Ejecutivo et, le cas échéant, le Secrétariat de [ladite commission] collaboreront avec les autorités d’autres États membres qui exercent des compétences analogues, en cherchant en particulier à obtenir la coopération des autorités des États qui exercent leur souveraineté sur des territoires limitrophes de ceux de l’Espagne[...]»

17

La loi 19/1993 a été abrogée par la loi 10/2010 relative à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme (Ley 10/2010 de prevención del blanqueo de capitales y de la financiación del terrorismo), du 28 avril 2010 (BOE no 103, du 29 avril 2010, p. 37458), laquelle a pour objet de transposer la directive 2005/60 dans l’ordre juridique espagnol. Conformément à l’article 48, paragraphe 3, de cette loi, le Servicio Ejecutivo s’engage à collaborer avec ses homologues étrangers. Il est prévu que l’échange d’informations se déroule, notamment, conformément à la décision 2000/642 et aux principes du groupe informel, dans le cadre duquel se réunissent les CRF de plusieurs États, y compris celles des États membres et qui sert également de forum d’échange d’informations, ainsi que pour la coopération entre les différentes CRF, dit «groupe Egmont».

18

L’article 5, paragraphe 2, sous c), du décret royal 925/1995, portant approbation du règlement d’application de la loi 19/1993, du 28 décembre 1993, portant différentes mesures de prévention du blanchiment de capitaux (Real Decreto 925/1995 por el que se aprueba el Reglamento de la Ley 19/1993, de 28 de diciembre, sobre determinadas medidas de prevención del blanqueo de capitales), du 9 juin 1995 (BOE no 160, du 6 juillet 1995, p. 20521), impose de communiquer au Servicio Ejecutivo les mouvements de comptes en provenance ou à destination de paradis fiscaux.

19

L’article 7, paragraphe 2, sous b), de ce décret royal prévoit:

«En tout état de cause, les personnes et entités soumises aux obligations communiqueront chaque mois au Servicio Ejecutivo:

[...]

b)

les opérations réalisées avec ou par des personnes physiques ou morales qui résident, ou agissent pour le compte de celles-ci, sur des territoires ou dans les pays désignés à cet effet par arrêté du ministre de l’Économie et des Finances, ainsi que les opérations qui impliquent des transferts de fonds à destination ou à partir desdits territoires ou pays, indépendamment du lieu de résidence des personnes intervenantes, à condition que le montant des opérations visées dépasse 30000 euros ou sa contre-valeur en devise étrangère.»

20

Les territoires considérés comme des paradis fiscaux et des territoires non coopératifs ont été préalablement déterminés par le décret royal 1080/1991, du 5 juillet 1991 (BOE no 167, du 13 juillet 1991, p. 233371), et par l’arrêté ECO/2652/2002 relatif à la mise en œuvre des obligations de communication des opérations en rapport avec certains États au Servicio Ejecutivo de la Commission pour la prévention du blanchiment de capitaux et des infractions monétaires (Orden ECO/2652/2002 por la que se desarrollan las obligaciones de comunicación de operaciones en relación con determinados países al Servicio Ejecutivo de la Comisión de Prevención del Blanqueo de Capitales e Infracciones Monetarias), du 24 octobre 2002 (BOE no 260 du 30 octobre 2002, p. 38033). Gibraltar figure sur cette liste.

21

Selon le Tribunal Supremo, l’article 5 de la loi de 2007 sur le blanchiment d’argent et les produits de la criminalité [Crime (Money Laundering and Proceeds) Act 2007], qui transpose, dans la législation de Gibraltar, la directive 2005/60, impose le respect du secret bancaire.

Le litige au principal et la question préjudicielle

22

Jyske, filiale de la banque danoise NS Jyske Bank, est un établissement de crédit établi à Gibraltar où il relève du contrôle de la Financial Services Commission (Commission des services financiers).

23

Selon la décision de renvoi, Jyske agissait, à l’époque des faits au principal, en Espagne sous le régime de la libre prestation des services, c’est-à-dire sans y disposer d’aucun établissement.

24

Le 30 janvier 2007, la CRF espagnole, à savoir le Servicio Ejecutivo, a informé Jyske que, en l’absence de désignation par ses soins d’un mandataire habilité à traiter avec lui, elle serait amenée à contrôler la structure de l’organisation de Jyske ainsi que les procédures en relation avec les activités qu’elle réalise en Espagne en libre prestation de services. À cette occasion, le Servicio Ejecutivo a demandé à Jyske de fournir, avant le 1er mars 2007, des documents ainsi que des informations relatives, notamment, à l’identité de ses clients.

25

Cette demande a été formulée à la suite d’un rapport du Servicio Ejecutivo du 24 janvier 2007, selon lequel Jyske exerçait en Espagne une importante activité consistant, notamment, à octroyer des prêts à garantie hypothécaire en vue de l’acquisition d’immeubles en Espagne. Ledit rapport indiquait que, «pour développer une telle activité en Espagne, l’établissement dispose d’un appui ou d’un soutien double, à savoir celui de la succursale en Espagne de sa société mère et celui, notamment, de deux cabinets d’avocats de Marbella [(Espagne)]. Selon des informations publiques, le titulaire d’un de ces deux cabinets a été mis en examen pour présomption de délit de blanchiment de capitaux, et son nom apparaît, de même que le nom de l’autre cabinet d’avocats susvisé, dans de nombreuses opérations signalées au Servicio Ejecutivo par d’autres personnes soumises à l’obligation d’information concernant l’existence d’indices de blanchiment de capitaux». Au vu de ces éléments, le Servicio Ejecutivo a estimé qu’il existait un risque très élevé que Jyske soit utilisée pour des opérations de blanchiment de capitaux dans le cadre de ses activités réalisées en Espagne sous le régime de la libre prestation des services. Selon le rapport du Servicio Ejecutivo du 24 janvier 2007, le mécanisme utilisé à cette fin a consisté dans la création, à Gibraltar, «de structures sociétaires visant, en fin de compte, à éviter que l’on puisse connaître l’identité du propriétaire final et réel de biens immobiliers acquis en Espagne, essentiellement sur la Costa del Sol, ainsi que [...] l’origine des fonds utilisés en vue de ladite acquisition».

26

Le 23 février 2007, Jyske a adressé une communication au Servicio Ejecutivo, l’informant qu’elle avait saisi d’une demande d’avis son autorité de contrôle, la Financial Services Commission, afin d’établir si elle était en droit de fournir ces informations sans violer la législation de Gibraltar relative au secret bancaire et à la protection des données personnelles. Le 14 mars 2007, cette commission a invité le Servicio Ejecutivo à s’inscrire dans un processus de collaboration mutuelle. Par courrier du 2 avril 2007, le Servicio Ejecutivo a fait savoir à ladite commission que Jyske était soumise à des obligations au titre des activités qu’elle opère sur le territoire espagnol.

27

Le 12 juin 2007, Jyske a transmis au Servicio Ejecutivo une partie des informations demandées. Cependant, elle a refusé de communiquer les données relatives à l’identité de ses clients, en invoquant les règles concernant le secret bancaire applicables à Gibraltar. Ces informations ne comprenaient pas non plus les copies des opérations suspectes réalisées par Jyske depuis le 1er janvier 2004 dans le cadre de ses activités réalisées en libre prestation de services en Espagne.

28

Par conséquent, le 25 octobre 2007, le secrétariat du Servicio Ejecutivo a ouvert une enquête à l’encontre de Jyske, lui reprochant, notamment, de violer les dispositions de la loi 19/1993.

29

À l’issue de cette enquête, le 17 avril 2009, le Consejo de Ministros a estimé que Jyske avait, en manquant aux obligations d’information qui lui incombent au titre de la loi 19/1993, commis une infraction très grave définie comme «[le] refus ou [le] manque de diligence à fournir les informations précises sollicitées par écrit par le Servicio Ejecutivo» et «[le] manquement à l’obligation de fournir les informations relatives aux cas spécifiques établis par voie de règlement (comptes rendus systématiques)». En conséquence, il a prononcé à l’encontre de Jyske deux blâmes publics et lui a infligé deux sanctions financières d’un montant total de 1700000 euros.

30

Le 30 avril 2009, Jyske a formé un recours gracieux contre cette décision auprès du Consejo de Ministros, lequel a été rejeté par ce dernier le 23 octobre 2009. Jyske a, dès lors, introduit un recours contentieux administratif devant le Tribunal Supremo. Elle soutient, à l’appui de ce recours, que, en vertu de la directive 2005/60, elle n’est soumise à une obligation d’information qu’à l’égard des autorités de Gibraltar et que la législation espagnole, en tant qu’elle étend cette obligation aux établissements de crédit opérant en Espagne en libre prestation de services, n’est pas conforme aux dispositions de cette directive.

31

C’est dans ces conditions que le Tribunal Supremo a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Un État membre peut-il exiger, en application de l’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60 [...], que les informations que doivent fournir les établissements de crédit qui opèrent sur son territoire sans y disposer d’aucun établissement permanent soient impérativement et directement transmises à ses propres autorités en charge de la prévention du blanchiment de capitaux ou, au contraire, la demande d’information doit-elle être adressée à la [CRF] de l’État membre sur le territoire duquel se trouve l’établissement de crédit requis?»

Sur la question préjudicielle

Sur la recevabilité

32

Le Royaume d’Espagne estime que la question préjudicielle est irrecevable car elle est de nature purement hypothétique et n’a aucun rapport avec l’objet du litige au principal, dans la mesure où elle porte sur l’interprétation de l’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60 qui devait être transposée au plus tard le 15 décembre 2007, alors que les demandes d’information adressées à Jyske sont intervenues entre le 30 janvier et le 12 juin 2007.

33

À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (arrêt du 15 janvier 2013, Križan e.a., C‑416/10, point 53 et jurisprudence citée).

34

Il s’ensuit que les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêts du 1er juin 2010, Blanco Pérez et Chao Gómez, C-570/07 et C-571/07, Rec. p. I-4629, point 36, ainsi que du 5 juillet 2012, Geistbeck, C‑509/10, point 48).

35

La directive 2005/60, dont l’interprétation est demandée, est entrée en vigueur le 15 décembre 2005, soit antérieurement aux demandes d’informations adressées par le Servicio Ejecutivo à Jyske les 30 janvier et 12 juin 2007. En outre, si, certes, le délai de transposition de ladite directive n’a expiré que le 15 décembre 2007, le litige au principal porte toutefois sur la légalité de la décision adoptée à l’encontre de Jyske par le Consejo de Ministros le 23 octobre 2009, soit postérieurement à l’expiration de ce délai de transposition.

36

Il s’ensuit que la demande de décision préjudicielle est recevable.

Sur le fond

37

Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale d’un État membre qui exige des établissements de crédit exerçant leurs activités sur le territoire de cet État membre en libre prestation de services qu’ils communiquent les informations requises au titre de la lutte contre le blanchiment de capitaux directement à la CRF dudit État membre.

38

Il convient de rappeler, à titre liminaire, que, selon une jurisprudence constante, en vue de fournir à la juridiction qui lui a adressé une question préjudicielle une réponse utile, la Cour peut être amenée à prendre en considération des normes de droit de l’Union auxquelles le juge national n’a pas fait référence dans l’énoncé de sa question (arrêt du 3 avril 2008, Militzer & Münch, C-230/06, Rec. p. I-1895, point 19).

39

En l’espèce, la réponse à la question posée ne dépend pas uniquement de l’interprétation de l’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60, mais nécessite de tenir compte, également, d’une part, de l’ensemble des dispositions de ladite directive ainsi que de la décision 2000/642 et, d’autre part, de l’article 56 TFUE.

Sur la directive 2005/60

40

S’agissant de l’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60, il ressort expressément du libellé de celle-ci que les établissements et les personnes soumis aux obligations découlant de cette dernière doivent transmettre les informations nécessaires pour prévenir le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme à la CRF de l’État membre sur le territoire duquel ils se trouvent.

41

Contrairement à ce que soutient le gouvernement espagnol, les termes «‘l’État membre sur le territoire duquel se trouve l’établissement ou la personne’ qui transmet lesdites informations» ne sauraient être interprétés comme se référant, dans le cas d’une activité effectuée par l’entité concernée sous le régime de la libre prestation des services, au territoire de l’État membre d’accueil où l’activité est réalisée.

42

En effet, d’une part, cette lecture ne correspond pas au sens ordinaire des termes en question. D’autre part, l’article 22, paragraphe 2, de ladite directive n’opère pas de distinction entre les prestations de services fournies dans l’État membre où se trouve l’entité et celles réalisées dans d’autres États membres sous le régime de la libre prestation des services, ni, a fortiori, n’indique, en ce qui concerne les prestations fournies sous le régime de la libre prestation des services, que la CRF compétente doit être celle de l’État membre dans lequel lesdites prestations sont fournies.

43

Il s’ensuit que l’article 22, paragraphe 2, de la même directive doit être interprété en ce sens qu’il prévoit que les entités visées doivent transmettre les informations requises à la CRF de l’État membre sur le territoire duquel elles se trouvent, c’est-à-dire, dans le cas d’opérations effectuées sous le régime de la libre prestation des services, à la CRF de l’État membre d’origine.

44

Il convient toutefois d’examiner si cette disposition s’oppose pour autant à ce que l’État membre d’accueil exige d’un établissement de crédit exerçant des activités sur son territoire sous le régime de la libre prestation des services qu’il transmette directement les informations visées à sa propre CRF.

45

Il y a lieu de relever à cet égard, en premier lieu, que le libellé de l’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60 n’interdit pas expressément une telle possibilité.

46

En deuxième lieu, il convient d’observer que, si, certes, la directive 2005/60 est fondée sur une double base juridique, à savoir l’article 47, paragraphe 2, CE (devenu article 53, paragraphe 1, TFUE) ainsi que l’article 95 CE (devenu article 114 TFUE), et vise ainsi également à assurer le bon fonctionnement du marché intérieur, elle a toutefois pour objectif principal la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, ainsi qu’il ressort tant de l’intitulé et des considérants de celle-ci que du fait qu’elle a été adoptée, comme la directive 91/308 qui l’a précédée, dans un contexte international, pour appliquer et rendre contraignantes dans l’Union les recommandations du Groupe d’action financière internationale (GAFI), qui est le principal organisme international de lutte contre le blanchiment de capitaux.

47

Par conséquent, une réglementation, telle que celle en cause au principal, qui vise à permettre aux autorités compétentes de l’État membre d’accueil d’obtenir les informations nécessaires pour lutter plus efficacement contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, poursuit un objectif comparable à celui de la directive 2005/60.

48

En troisième lieu, la directive 2005/60 ne prive pas les autorités de l’État membre où sont réalisées les opérations ou transactions suspectes de leur compétence pour enquêter et poursuivre les infractions en matière de blanchiment de capitaux. Or, tel est le cas lorsque les opérations sont réalisées par le biais de la libre prestation des services.

49

Il s’ensuit que l’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60 ne s’oppose pas, en principe, à la réglementation d’un État membre qui exige des établissements de crédit exerçant des activités sur son territoire sous le régime de la libre prestation des services qu’ils transmettent directement les informations requises à sa propre CRF, pour autant qu’une telle réglementation vise à renforcer, dans le respect du droit de l’Union, l’efficacité de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

50

Ainsi, une telle réglementation ne saurait compromettre les principes institués par la directive 2005/60 concernant les obligations de déclaration des entités qui y sont soumises ni nuire à l’efficacité des formes existantes de coopération et d’échanges d’informations entre les CRF, telles que prévues par la décision 2000/642.

51

À cet égard, il convient de relever, d’une part, que l’adoption par un État membre d’une réglementation exigeant des établissements financiers se trouvant dans un autre État membre et opérant en libre prestation de services sur son territoire qu’ils transmettent directement à sa propre CRF les informations nécessaires pour la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ne saurait dispenser les établissements de crédit visés par la directive 2005/60 de leur obligation de fournir les informations requises à la CRF de l’État membre sur le territoire duquel ils se trouvent, conformément à l’article 22 de cette directive.

52

S’agissant, d’autre part, de la coordination et de la coopération entre les CRF, telles que prévues par la directive 2005/60 et par la décision 2000/642, il ressort du considérant 40 de cette directive que, «[c]ompte tenu du caractère international du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, il convient d’encourager autant que possible la coordination et la coopération entre les CRF telles que mentionnées dans la décision 2000/642[...], y compris la mise en place d’un réseau européen de cellules de renseignement financier».

53

À cet égard, il y a lieu de relever, tout d’abord, que, si la directive 2005/60 prévoit de nombreuses obligations, concrètes et détaillées, de vigilance à l’égard de la clientèle, de déclaration et de conservation de documents, que les États membres doivent mettre à charge des établissements financiers visés, en revanche, s’agissant de la coopération entre les CRF, elle ne prévoit elle-même aucune obligation ou procédure, mais se borne à préciser, à son article 38, que la «Commission prête le soutien nécessaire en vue de favoriser la coordination, y compris l’échange d’informations, entre les CRF à l’intérieur de la Communauté».

54

Il y a lieu de constater, ensuite, qu’une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, ne viole aucune disposition de la décision 2000/642 si la CRF de l’État membre qui adopte une telle réglementation n’est en rien déchargée de son obligation de coopérer avec les CRF des autres États membres et, réciproquement, conserve, de manière inchangée, le droit de leur demander la transmission de documents ou d’informations aux fins de la lutte contre le blanchiment de capitaux.

55

Une telle réglementation ne porte, en effet, pas atteinte au mécanisme de coopération entre les CRF prévu par la décision 2000/642, mais prévoit, en marge de celui-ci, un moyen pour la CRF de l’État membre concerné d’obtenir directement des informations dans le cas spécifique d’une activité exercée en libre prestation de services sur son territoire.

56

Il résulte de ce qui précède que l’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60 ne s’oppose pas à une réglementation nationale telle que celle en cause au principal si celle-ci répond aux conditions énoncées aux points 49 à 51 et 54 du présent arrêt.

Sur l’article 56 TFUE

57

Afin de vérifier si le droit de l’Union est respecté, au sens du point 49 du présent arrêt, il convient encore d’examiner si l’article 56 TFUE ne s’oppose pas à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, en vertu de laquelle un établissement de crédit qui fournit des services sur le territoire de l’État membre concerné sans y être établi est tenu de transmettre directement à la CRF dudit État membre d’accueil ses déclarations d’opérations suspectes et les informations que cette autorité lui demande.

58

Il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour que l’article 56 TFUE exige non seulement l’élimination de toute discrimination à l’encontre du prestataire de services en raison de sa nationalité ou de la circonstance qu’il est établi dans un État membre autre que celui où la prestation doit être exécutée, mais également la suppression de toute restriction, même si elle s’applique indistinctement aux prestataires nationaux et à ceux des autres États membres, lorsqu’elle est de nature à prohiber, à gêner ou à rendre moins attrayantes les activités du prestataire établi dans un autre État membre, où il fournit légalement des services analogues (arrêts du 23 novembre 1999, Arblade e.a., C-369/96 et C-376/96, Rec. p. I-8453, point 33, ainsi que du 19 décembre 2012, Commission/Belgique, C‑577/10, point 38 et jurisprudence citée).

59

Une réglementation d’un premier État membre, telle que celle en cause au principal, qui impose à l’établissement de crédit qui opère, sur le territoire de ce premier État membre, en libre prestation de services à partir du territoire d’un autre État membre une obligation de fournir des informations directement à la CRF du premier État membre, constitue une restriction à la libre prestation des services, en ce qu’elle entraîne des difficultés et des coûts additionnels pour les activités réalisées sous le régime de la libre prestation des services et est susceptible de s’ajouter aux contrôles déjà effectués dans l’État membre où se trouve l’établissement en cause, dissuadant ainsi ce dernier de se livrer auxdites activités.

60

Néanmoins, selon une jurisprudence constante de la Cour, une réglementation nationale qui relève d’un domaine n’ayant pas fait l’objet d’une harmonisation complète au niveau de l’Union et qui s’applique indistinctement à toute personne ou entreprise exerçant une activité sur le territoire de l’État membre concerné peut, en dépit de son effet restrictif pour la libre prestation des services, être justifiée pour autant qu’elle répond à une raison impérieuse d’intérêt général et que cet intérêt n’est pas déjà sauvegardé par les règles auxquelles le prestataire est soumis dans l’État membre où il est établi, qu’elle est propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et qu’elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre celui-ci (voir arrêts Arblade e.a., précité, points 34 et 35, ainsi que du 21 septembre 2006, Commission/Autriche, C-168/04, Rec. p. I-9041, point 37).

61

Or, la lutte contre le blanchiment de capitaux ne fait pas l’objet d’une harmonisation complète au niveau de l’Union. En effet, la directive 2005/60 procède à une harmonisation minimale et, en particulier, son article 5 permet aux États membres d’adopter des dispositions plus strictes, dès lors que ces dispositions visent à renforcer la lutte contre le blanchiment de capitaux ou le financement du terrorisme.

– Raison impérieuse d’intérêt général

62

La prévention et la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme constituent des objectifs légitimes auxquels les États membres ont souscrit tant au niveau international qu’au niveau de l’Union.

63

Ainsi que l’indique le considérant 1 de la directive 2005/60, laquelle vise à mettre en œuvre au niveau de l’Union les recommandations du GAFI, «[d]es flux importants d’argent sale peuvent mettre à mal la stabilité et la réputation du secteur financier ainsi que menacer le marché unique, et le terrorisme remet en cause les fondements mêmes de notre société». De même, le considérant 3 de ladite directive souligne que «les blanchisseurs de capitaux et ceux qui financent le terrorisme pourraient essayer de tirer avantage, pour favoriser leurs activités criminelles, de la libre circulation des capitaux et de la libre prestation des services financiers».

64

La Cour a d’ailleurs déjà admis que la lutte contre le blanchiment de capitaux, qui se rattache à l’objectif de protection de l’ordre public, constitue un objectif légitime susceptible de justifier une entrave à la libre prestation des services (voir, en ce sens, arrêt du 30 juin 2011, Zeturf, C-212/08, Rec. p. I-5633, points 45 et 46).

– Aptitude de la réglementation nationale en cause à atteindre les objectifs qu’elle poursuit

65

Les autorités de l’État membre d’accueil disposant d’une compétence exclusive quant à l’incrimination, à la poursuite et à la répression des infractions, telles que le blanchiment de capitaux ou le financement du terrorisme, commises sur le territoire de celui-ci, il est justifié que les informations portant sur les opérations suspectes effectuées sur le territoire dudit État membre soient transmises à la CRF de celui-ci. Une réglementation nationale telle que celle en cause au principal permet à l’État membre concerné d’exiger, toutes les fois qu’il existe un doute raisonnable quant à la légalité d’une transaction financière, la communication des informations qu’il estime utiles afin que les autorités nationales soient en mesure de remplir leur mission et, le cas échéant, de poursuivre et de punir les responsables.

66

En outre, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 109 de ses conclusions, une telle réglementation permet à l’État membre concerné de surveiller l’ensemble des transactions financières réalisées sur son territoire par les établissements de crédit, et ce quelle que soit la manière dont ceux-ci ont décidé de fournir leurs services, par l’intermédiaire de l’établissement d’un siège social ou d’une succursale ou par la libre prestation des services. De cette façon, conformément à la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle une législation nationale n’est propre à garantir la réalisation de l’objectif invoqué que si elle répond véritablement au souci de l’atteindre d’une manière cohérente et systématique (arrêt du 10 mars 2009, Hartlauer, C-169/07, Rec. p. I-1721, point 55), tous les opérateurs sont soumis à des obligations similaires à partir du moment où ils exercent leurs activités sur le même territoire national et offrent des services financiers similaires qui peuvent, à plus ou moins grande échelle, être utilisés à des fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme.

67

Par conséquent, une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui impose la transmission, à la CRF de l’État membre d’accueil, d’informations sur les opérations réalisées en libre prestation de services sur le territoire de cet État membre apparaît comme une mesure apte à atteindre, d’une manière effective et cohérente, l’objectif poursuivi par ladite réglementation nationale.

– Proportionnalité

68

Selon une jurisprudence constante, une mesure restrictive de la libre prestation des services n’est proportionnée que si elle est propre à garantir la réalisation des objectifs qu’elle poursuit et si elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre ceux-ci (voir, en ce sens, arrêt du 15 juin 2006, Commission/France, C-255/04, Rec. p. I-5251, point 44 et jurisprudence citée).

69

Afin de lutter efficacement contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, un État membre doit pouvoir obtenir les informations nécessaires lui permettant de déceler et de poursuivre les éventuels cas d’infraction à cet égard qui ont lieu sur son territoire ou qui impliquent des personnes établies sur celui-ci.

70

Une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui impose aux établissements de crédit opérant en libre prestation de services sur son territoire de fournir directement lesdites informations à sa propre CRF ne sera toutefois proportionnée que si le mécanisme prévu à l’article 22 de la directive 2005/60, en combinaison avec la décision 2000/642, ne permet pas déjà à ladite CRF d’obtenir ces informations par l’intermédiaire de la CRF de l’État membre dans lequel se trouve l’établissement de crédit et de lutter de manière tout aussi efficace contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

71

En effet, l’obtention, par la CRF de l’État membre d’accueil, des informations nécessaires auprès de la CRF de l’État membre d’origine implique, pour l’établissement de crédit concerné, une charge administrative et financière moindre que l’obligation de fournir directement lesdites informations à la CRF de l’État membre d’accueil. D’une part, il se peut que la CRF de l’État membre d’origine détienne déjà les renseignements demandés dès lors que l’établissement de crédit est tenu de lui transmettre les informations conformément à l’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60. D’autre part, dans l’hypothèse où la CRF de l’État membre dans lequel se trouve l’établissement de crédit devrait les demander, à son tour, audit établissement, la charge administrative serait également moindre, dans la mesure où l’établissement de crédit n’aurait à répondre qu’à un seul interlocuteur.

72

Il convient donc d’examiner si le mécanisme de coopération et d’échange d’informations mis en place par la décision 2000/642 permet à l’État membre d’accueil de lutter de manière efficace en toutes circonstances contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme en relation avec les activités des établissements de crédit opérées en libre prestation de services sur son territoire.

73

À cet égard, il convient de relever que ce mécanisme de coopération entre CRF accuse certaines lacunes.

74

Tout d’abord, il convient de relever que la décision 2000/642 prévoit d’importantes dérogations à l’obligation de la CRF requise de transmettre à la CRF requérante les informations demandées. Ainsi, l’article 4, paragraphe 3, de cette décision prévoit qu’une CRF peut refuser de divulguer des informations qui pourraient entraver une enquête judiciaire menée dans l’État membre requis ou lorsque la divulgation des informations entraînerait des effets clairement disproportionnés au regard des intérêts légitimes d’une personne physique ou morale ou de l’État membre concerné, ou encore lorsqu’une telle divulgation aurait pour effet de violer les principes fondamentaux du droit national, sans toutefois définir ces notions.

75

De même, il est constant que, en matière de lutte contre les phénomènes de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme, et, a fortiori, en ce qui concerne la prévention de ces phénomènes, la réaction des autorités doit être aussi rapide que possible. L’article 22, paragraphe 1, de la directive 2005/60, précise d’ailleurs expressément que les informations visées doivent être fournies promptement par les établissements de crédit, qu’il s’agisse des déclarations spontanées d’opérations suspectes ou des informations nécessaires demandées par la CRF compétente. Par conséquent, la transmission des informations nécessaires directement à la CRF de l’État membre sur le territoire duquel les opérations sont réalisées apparaît comme étant le moyen le plus approprié pour garantir une lutte efficace contre le blanchiment de capitaux ou le financement du terrorisme.

76

Ensuite, la décision 2000/642 ne prévoit pas de délai de transmission des informations par la CRF requise, ni de sanction en cas d’inexécution ou de refus injustifié de la CRF requise de transmettre les informations demandées.

77

Enfin, force est de constater que le recours au mécanisme de coopération entre les CRF pour l’obtention des informations nécessaires pour lutter contre le blanchiment de capitaux ou le financement du terrorisme soulève des difficultés particulières s’agissant des activités réalisées en libre prestation de services.

78

D’une part, dans ce contexte, c’est la CRF de l’État membre d’accueil sur le territoire duquel les opérations financières incriminées sont réalisées qui dispose de la connaissance la plus étendue des risques liés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme sur le territoire national. Celle-ci est en effet informée de l’ensemble des faits susceptibles d’être liés à la délinquance financière sur ledit territoire non seulement par les établissements et les personnes visés par la directive 2005/60, mais également par l’ensemble des autorités nationales en charge de la poursuite et de la répression de la délinquance financière, qu’il s’agisse des autorités administratives, judiciaires ou répressives, ou encore des organes de surveillance des marchés boursiers ou des produits financiers dérivés.

79

D’autre part, pour être en mesure d’effectuer une demande d’informations par l’intermédiaire du mécanisme de coopération des CRF prévu par la décision 2000/642, la CRF doit déjà être en possession d’informations signalant des soupçons de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme. Les déclarations relatives à des transactions suspectes étant effectuées, en vertu de l’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60, auprès de la CRF de l’État membre d’origine et la décision 2000/642 ne prévoyant pas d’obligation de les transmettre d’office à la CRF de l’État membre d’accueil, cette dernière ne disposera que rarement des informations supportant les soupçons nécessaires pour adresser une demande d’informations à la CRF de l’État membre d’origine.

80

Par ailleurs, si une obligation de déclaration à la CRF de l’État membre d’accueil engendre des frais ainsi que des charges administratives supplémentaires pour les établissements de crédit opérant en libre prestation de services, ceux-ci seront assez limités dès lors que lesdits établissements de crédit sont déjà tenus de mettre en place l’infrastructure nécessaire pour la transmission d’informations à la CRF de l’État membre dans lequel ils se trouvent.

81

Dans ces conditions, une réglementation nationale d’un État membre d’accueil, telle que celle en cause au principal, satisfait à l’exigence de proportionnalité dans la mesure où elle n’exige des établissements de crédit se trouvant dans un autre État membre de transmettre, en ce qui concerne les opérations réalisées en libre prestation de services, les informations nécessaires pour la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme directement à la CRF de l’État membre d’accueil qu’en l’absence de mécanisme efficace garantissant une coopération pleine et entière des CRF et permettant de lutter de manière tout aussi efficace contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

82

En l’occurrence, la réglementation espagnole en cause au principal impose aux établissements de crédit qui, par l’intermédiaire de succursales ou en libre prestation de services sans établissement permanent, exercent des activités en Espagne de transmettre directement à la CRF espagnole les opérations qui impliquent des transferts de fonds en provenance ou à destination de certains territoires, à condition que le montant des opérations visées dépasse 30000 euros.

83

Une telle réglementation, qui impose la communication non pas de toutes les opérations généralement quelconques réalisées en libre prestation de services sur le territoire espagnol, mais seulement de celles qui, selon des critères objectifs posés par le législateur national, doivent être considérées comme suspectes, ne paraît pas disproportionnée.

84

Enfin, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 115 de ses conclusions, cette réglementation, en ce qu’elle soumet aux obligations qu’elle impose l’ensemble des établissements de crédit ainsi que toutes les personnes ou les entités étrangères qui exercent des activités en Espagne par l’intermédiaire d’un établissement principal, de succursales ou en libre prestation de services, n’apparaît pas discriminatoire.

85

Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il convient de répondre à la question posée de la manière suivante:

l’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à la réglementation d’un État membre qui exige des établissements de crédit qu’ils communiquent les informations requises au titre de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme directement à la CRF de cet État lorsque ces établissements exercent leurs activités sur le territoire national en libre prestation de services, pour autant que cette réglementation ne compromet pas l’effet utile de ladite directive ainsi que de la décision 2000/642;

l’article 56 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une telle réglementation si celle-ci est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, si elle est propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit, si elle n’excède pas ce qui est nécessaire pour l’atteindre et si elle s’applique de manière non discriminatoire, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier, compte tenu des considérations suivantes:

une telle réglementation est propre à atteindre l’objectif de prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme si elle permet à l’État membre concerné de surveiller et de suspendre effectivement les transactions financières suspectes réalisées par les établissements de crédit prestant leurs services sur le territoire national et, le cas échéant, de poursuivre et de punir les responsables;

l’obligation imposée par cette réglementation à la charge des établissements de crédit exerçant leurs activités en libre prestation de services peut constituer une mesure proportionnée à la poursuite de cet objectif en l’absence, à la date des faits du litige au principal, de mécanisme efficace garantissant une coopération pleine et entière des CRF.

Sur les dépens

86

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit:

 

L’article 22, paragraphe 2, de la directive 2005/60/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 octobre 2005, relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à la réglementation d’un État membre qui exige des établissements de crédit qu’ils communiquent les informations requises au titre de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme directement à la cellule de renseignement financier de cet État lorsque ces établissements exercent leurs activités sur le territoire national en libre prestation de services, pour autant que cette réglementation ne compromet pas l’effet utile de ladite directive ainsi que de la décision 2000/642/JAI du Conseil, du 17 octobre 2000, relative aux modalités de coopération entre les cellules de renseignement financier des États membres en ce qui concerne l’échange d’informations.

 

L’article 56 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une telle réglementation si celle-ci est justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, si elle est propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit, si elle n’excède pas ce qui est nécessaire pour l’atteindre et si elle s’applique de manière non discriminatoire, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier, compte tenu des considérations suivantes:

 

une telle réglementation est propre à atteindre l’objectif de prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme si elle permet à l’État membre concerné de surveiller et de suspendre effectivement les transactions financières suspectes réalisées par les établissements de crédit prestant leurs services sur le territoire national et, le cas échéant, de poursuivre et de punir les responsables;

 

l’obligation imposée par cette réglementation à la charge des établissements de crédit exerçant leurs activités en libre prestation de services peut constituer une mesure proportionnée à la poursuite de cet objectif en l’absence, à la date des faits du litige au principal, de mécanisme efficace garantissant une coopération pleine et entière des cellules de renseignement financier.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure: l’espagnol.