Affaire C-19/07

Héritiers de Paul Chevassus-Marche

contre

Groupe Danone e.a.

(demande de décision préjudicielle, introduite par

la Cour de cassation (France))

«Rapprochement des législations — Directive 86/653/CEE — Agents commerciaux indépendants — Droit à la commission d’un agent chargé d’un secteur géographique — Opérations conclues sans intervention du commettant»

Sommaire de l'arrêt

Libre circulation des personnes — Liberté d'établissement — Agents commerciaux indépendants — Directive 86/653

(Directive du Conseil 86/653, art. 7, § 2, 1er tiret, 10, § 1 et 2, et 11, § 1)

L’article 7, paragraphe 2, premier tiret, de la directive 86/653, relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants, doit être interprété en ce sens que l’agent commercial chargé d’un secteur géographique déterminé n’a pas droit à la commission pour les opérations conclues par des clients appartenant à ce secteur avec un tiers en l’absence d’intervention, directe ou indirecte, du commettant.

En effet, bien que cette disposition se limite à viser toute «opération conclue pendant la durée du contrat d'agence», sans autre précision que celle d'une conclusion de celle-ci avec un client appartenant à un secteur géographique ou à un groupe de personnes dont est chargé l'agent commercial, il ressort, néanmoins, de la synthèse des paragraphes 1 et 2 de l’article 10 de la directive que le droit de l’agent commercial à la commission naît soit lorsque le commettant a ou aurait dû exécuter son obligation, soit lorsque le tiers au contrat d’agence, c’est-à-dire le client, a ou aurait dû exécuter la sienne. Dans tous ces cas de figure, la présence du commettant dans les opérations au titre desquelles l’agent commercial peut prétendre à la commission est indispensable. Ceci est corroboré par le libellé de l'article 11, paragraphe 1, de la directive selon lequel le droit de l’agent commercial à la commission ne peut s’éteindre que si et dans la mesure où il est établi que le contrat entre le client et le commettant ne sera pas exécuté et l’inexécution n’est pas due à des circonstances imputables au commettant.

Il appartient à la juridiction nationale d'établir si les éléments dont elle dispose, appréciés en tenant compte du souci de protection de l'agent commercial, qui constitue l'un des objectifs de la directive, ainsi que de l'obligation de loyauté et de bonne foi, qui incombe au commettant en vertu de l'article 4 de la directive, lui permettent ou non d'établir l'existence d'une telle intervention, que cette intervention soit de nature juridique, par exemple par l'intermédiaire d'un représentant, ou factuelle.

(cf. points 16, 19-23 et disp.)







ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

17 janvier 2008 (*)

«Rapprochement des législations – Directive 86/653/CEE – Agents commerciaux indépendants – Droit à la commission d’un agent chargé d’un secteur géographique – Opérations conclues sans intervention du commettant»

Dans l’affaire C‑19/07,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par la Cour de cassation (France), par décision du 19 décembre 2006, parvenue à la Cour le 23 janvier 2007, dans la procédure

Héritiers de Paul Chevassus-Marche

contre

Groupe Danone,

Société Kro beer brands SA (BKSA),

Société Évian eaux minérales d’Évian SA (SAEME),

LA COUR (première chambre),

composée de M. P. Jann (rapporteur), président de chambre, MM. A. Tizzano, A. Borg Barthet, M. Ilešič et E. Levits, juges,

avocat général: M. D. Ruiz-Jarabo Colomer,

greffier: M. R. Grass,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées:

–        pour les héritiers de M. Chevassus-Marche, par la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocats,

–        pour les sociétés Groupe Danone, Kro beer brands SA (BKSA) et Évian eaux minérales d’Évian SA (SAEME), par la SCP Célice, Blancpain et Soltner, avocats,

–        pour le gouvernement français, par M. G. de Bergues et Mme A.-L. During, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement allemand, par MM. M. Lumma et A. Dittrich, en qualité d’agents,

–        pour la Commission des Communautés européennes, par MM. H. Støvlbæk et A. Bordes, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 7, paragraphe 2, de la directive 86/653/CEE du Conseil, du 18 décembre 1986, relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants (JO L 382, p. 17, ci-après la «directive»).

2        Cette question a été soulevée dans le cadre d’un litige opposant les héritiers de M. Chevassus-Marche aux sociétés Groupe Danone, Kro beer brands SA et Évian eaux minérales d’Évian SA au sujet du versement de commissions dont ces dernières seraient redevables envers M. Chevassus-Marche.

 Le cadre juridique

3        L’article 1er, paragraphe 2, de la directive définit l’agent commercial comme étant «celui qui, en tant qu’intermédiaire indépendant, est chargé de façon permanente, soit de négocier la vente ou l’achat de marchandises pour une autre personne, ci-après dénommée ‘commettant’, soit de négocier et de conclure ces opérations au nom et pour le compte du commettant».

4        Aux termes de l’article 4, paragraphe 1, de la directive:

«Dans ses rapports avec l’agent commercial, le commettant doit agir loyalement et de bonne foi.»

5        L’article 7 de la directive dispose:

«1.      Pour une opération commerciale conclue pendant la durée du contrat d’agence, l’agent commercial a droit à la commission:

a)      lorsque l’opération a été conclue grâce à son intervention

         ou

b)      lorsque l’opération a été conclue avec un tiers dont il a obtenu antérieurement la clientèle pour des opérations du même genre.

2.      Pour une opération conclue pendant la durée du contrat d’agence, l’agent commercial a également droit à la commission:

–        soit lorsqu’il est chargé d’un secteur géographique ou d’un groupe de personnes déterminées,

–        soit lorsqu’il jouit d’un droit d’exclusivité pour un secteur géographique ou un groupe de personnes déterminées,

et que l’opération a été conclue avec un client appartenant à ce secteur ou à ce groupe.

Les États membres doivent insérer dans leur loi l’une ou l’autre possibilité visée aux deux tirets ci-dessus.»

6        En ce qui concerne la naissance du droit à la commission, l’article 10, paragraphes 1 et 2, de la directive précise:

«1.      La commission est acquise dès que et dans la mesure où l’une des circonstances suivantes se présente:

a)      le commettant a exécuté l’opération;

b)      le commettant devrait avoir exécuté l’opération en vertu de l’accord conclu avec le tiers;

c)      le tiers a exécuté l’opération.

2.      La commission est acquise au plus tard lorsque le tiers a exécuté sa part de l’opération ou devrait l’avoir exécutée si le commettant avait exécuté sa part de l’opération.»

7        S’agissant de l’extinction du droit à la commission, l’article 11, paragraphe 1, de la directive prévoit:

«Le droit à la commission ne peut s’éteindre que si et dans la mesure où:

–        il est établi que le contrat entre le tiers et le commettant ne sera pas exécuté

et

–        l’inexécution n’est pas due à des circonstances imputables au commettant.»

 Le litige au principal et la question préjudicielle

8        En 1987, la société BSN, devenue société Groupe Danone, a conclu avec M. Chevassus-Marche un mandat exclusif de représentation de ses filiales, les sociétés Brasseries Kronenbourg, devenue Kro beer brands SA, et Évian eaux minérales d’Évian SA, auprès de la clientèle des importateurs, des grossistes et des détaillants de leurs produits, pour un secteur géographique déterminé comprenant les îles de Mayotte et de la Réunion (respectivement, collectivité et département français d’outre-mer).

9        À la suite de la résiliation de ce contrat, M. Chevassus-Marche a demandé à la société Groupe Danone ainsi qu’à ses filiales le paiement de diverses sommes, parmi lesquelles les commissions relatives à des achats effectués par deux sociétés implantées dans son secteur géographique. Ces demandes ont été rejetées au motif que les achats concernés avaient été effectués auprès de centrales d’achat ou de revendeurs établis en France métropolitaine, en dehors du contrôle de la société Groupe Danone et de ses filiales et sans intervention de M. Chevassus-Marche.

10      Le tribunal de commerce de Paris et la cour d’appel de Paris ayant rejeté son action dans la mesure où elle tendait au paiement de ces commissions, M. Chevassus-Marche a formé un pourvoi devant la Cour de cassation, lequel a été repris par ses héritiers après son décès.

11      La Cour de cassation considère que la décision qu’elle va rendre dans l’affaire au principal exige une interprétation de l’article 7, paragraphe 2, de la directive. Elle a, par conséquent, décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«L’article 7, paragraphe 2, de la directive […] doit-il être interprété en ce sens qu’un agent commercial chargé d’un secteur géographique déterminé a droit à une commission dans le cas où une opération commerciale a été conclue entre un tiers et un client appartenant à ce secteur, sans que le mandant intervienne de façon directe ou indirecte dans cette opération?»

 Sur la question préjudicielle

12      Par cette question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 7, paragraphe 2, premier tiret, de la directive doit être interprété en ce sens que l’agent commercial chargé d’un secteur géographique déterminé a droit à la commission pour les opérations conclues par des clients appartenant à ce secteur avec un tiers en l’absence d’intervention, directe ou indirecte, du commettant.

13      Dans son arrêt du 12 décembre 1996, Kontogeorgas (C‑104/95, Rec. p. I‑6643), la Cour a été appelée à interpréter l’article 7 de la directive dans un contexte où le commettant commercialisait lui-même ses marchandises auprès de clients appartenant à un secteur géographique dont il avait confié la charge à un agent commercial. Interrogée sur la question de savoir si cet agent pouvait prétendre à la commission pour les opérations conclues sans son intervention, la Cour a jugé, au point 16 de cet arrêt, que l’article 7 de la directive prévoit deux hypothèses alternatives quant au droit à la commission. Son paragraphe 1 vise le cas d’une activité, actuelle ou antérieure, de l’agent, alors que son paragraphe 2 dispose que l’agent commercial doit être rémunéré pour la totalité des opérations qui ont lieu à l’intérieur d’un certain secteur ou au sein d’un certain groupe de personnes, sans qu’il soit fait mention d’une quelconque activité de l’agent.

14      Dans l’hypothèse en cause dans l’arrêt Kontogeorgas, précité, la Cour a donc jugé que l’article 7, paragraphe 2, premier tiret, de la directive doit être interprété en ce sens que, lorsqu’il est chargé d’un secteur géographique, l’agent commercial a droit à la commission afférente aux opérations conclues avec des clients appartenant à ce secteur, même si elles l’ont été sans son intervention (arrêt Kontogeorgas, précité, point 19).

15      Le présent renvoi préjudiciel pose la question de savoir si cette interprétation doit également prévaloir dans l’hypothèse où, comme dans le litige au principal, les ventes de marchandises conclues avec des clients établis dans le secteur géographique confié à l’agent commercial concerné ont été conclues non seulement sans intervention de cet agent, mais également sans intervention directe ou indirecte du commettant.

16      À cet égard, force est de reconnaître que, ainsi que l’ont fait valoir les héritiers de M. Chevassus-Marche, l’article 7, paragraphe 2, de la directive se limite à viser toute «opération conclue pendant la durée du contrat d’agence», sans autre précision que celle d’une conclusion de celle-ci avec un client appartenant à un secteur géographique ou à un groupe de personnes dont est chargé l’agent commercial. Pas plus que celle de l’agent commercial, l’intervention du commettant n’est expressément requise.

17      Toutefois, l’article 7, paragraphe 2, de la directive doit être lu en combinaison avec l’article 10 de celle-ci, lequel précise les conditions auxquelles est soumis le droit de l’agent commercial à la commission.

18      L’article 10 de la directive détermine les évènements qui font naître ce droit. À ce titre, son paragraphe 1 distingue trois circonstances alternatives susceptibles, chacune prise isolément, de constituer le fait générateur du droit à la commission. Cette dernière est ainsi acquise dès que et dans la mesure où le commettant a exécuté l’opération ou devrait avoir exécuté celle-ci en vertu de l’accord conclu avec le tiers concerné, ou encore dès que et dans la mesure où ce tiers a exécuté l’opération. L’article 10, paragraphe 2, de la directive précise que la commission est acquise au plus tard lorsque ledit tiers a exécuté sa part de l’opération ou devrait l’avoir exécutée si le commettant a exécuté sa propre part de cette dernière.

19      Il ressort de la synthèse de ces deux paragraphes de l’article 10 de la directive que le droit de l’agent commercial à la commission naît soit lorsque le commettant a ou aurait dû exécuter son obligation, soit lorsque le tiers au contrat d’agence, c’est-à-dire le client, a ou aurait dû exécuter la sienne. Dans tous ces cas de figure, la présence du commettant dans les opérations au titre desquelles l’agent commercial peut prétendre à la commission est indispensable.

20      Cette lecture de l’article 10 de la directive est corroborée par le libellé de l’article 11, paragraphe 1, de cette dernière selon lequel le droit de l’agent commercial à la commission ne peut s’éteindre que si et dans la mesure où il est établi que le contrat entre le client et le commettant ne sera pas exécuté et l’inexécution n’est pas due à des circonstances imputables au commettant. Cette unique cause d’extinction, qui requiert la combinaison de deux circonstances dans lesquelles il est fait expressément référence au commettant, souligne l’importance du rôle de ce dernier dans l’existence du droit à la commission.

21      Il résulte ainsi de la lecture combinée des articles 7, paragraphe 2, 10, paragraphes 1 et 2, et 11, paragraphe 1, de la directive que l’agent commercial ne peut prétendre à la commission au titre d’une opération que dans la mesure où le commettant est intervenu, directement ou indirectement, dans la conclusion de cette opération.

22      Il appartient à la juridiction nationale d’établir si les éléments dont elle dispose, appréciés en tenant compte du souci de protection de l’agent commercial, qui constitue l’un des objectifs de la directive (arrêts du 30 avril 1998, Bellone, C‑215/97, Rec. p. I‑2191, point 13; du 9 novembre 2000, Ingmar, C‑381/98, Rec. p. I‑9305, point 20, et du 23 mars 2006, Honyvem Informazioni Commerciali, C‑465/04, Rec. p. I-2879, point 19), ainsi que de l’obligation de loyauté et de bonne foi, qui incombe au commettant en vertu de l’article 4 de la directive, lui permettent ou non d’établir l’existence d’une telle intervention, que cette intervention soit de nature juridique, par exemple par l’intermédiaire d’un représentant, ou factuelle.

23      Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 7, paragraphe 2, premier tiret, de la directive doit être interprété en ce sens que l’agent commercial chargé d’un secteur géographique déterminé n’a pas droit à la commission pour les opérations conclues par des clients appartenant à ce secteur avec un tiers en l’absence d’intervention, directe ou indirecte, du commettant.

 Sur les dépens

24      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit:

L’article 7, paragraphe 2, premier tiret, de la directive 86/653/CEE du Conseil, du 18 décembre 1986, relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants, doit être interprété en ce sens que l’agent commercial chargé d’un secteur géographique déterminé n’a pas droit à la commission pour les opérations conclues par des clients appartenant à ce secteur avec un tiers en l’absence d’intervention, directe ou indirecte, du commettant.

Signatures


* Langue de procédure: le français.