62001C0030

Conclusions de l'avocat général Tizzano présentées le 16 janvier 2003. - Commission des Communautés européennes contre Royaume-Uni. - Manquement d'État - Non-transposition, en ce qui concerne Gibraltar, des directives 67/548/CEE et 87/18/CEE (domaine des substances chimiques dangereuses); 93/12/CEE (domaine des combustibles liquides); 79/113/CEE, 84/533/CEE, 84/534/CEE, 84/535/CEE, 84/536/CEE, 84/537/CEE, 84/538/CEE, 86/594/CEE et 86/662/CEE (domaine des émissions sonores); 94/62/CE (domaine des déchets d'emballages) et 97/35/CE (domaine de la dissémination volontaire d'organismes génétiquement modifiés dans l'environnement). - Affaire C-30/01.

Recueil de jurisprudence 2003 page I-09481


Conclusions de l'avocat général


I - Introduction

1. Dans la présente affaire, la Commission des Communautés européennes fait grief au Royaume-Uni de ne pas avoir transposé pour le territoire de Gibraltar une série de directives adoptées sur la base des articles 94 CE et 95 CE.

2. En particulier, le Royaume-Uni n'aurait pas adopté, en ce qui concerne ce territoire, les dispositions législatives, réglementaires ou administratives nécessaires pour se conformer à la directive 67/548/CEE du Conseil, du 27 juin 1967, concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à la classification, l'emballage et l'étiquetage des substances dangereuses , telle que modifiée à plusieurs reprises ultérieurement, à la directive 87/18/CEE du Conseil, du 18 décembre 1986, concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des principes de bonnes pratiques de laboratoire et au contrôle de leur application pour les essais sur les substances chimiques , à la directive 93/12/CEE du Conseil, du 23 mars 1993, concernant la teneur en soufre de certains combustibles liquides , telle que modifiée ultérieurement, à la directive 79/113/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la détermination de l'émission sonore des engins et matériels de chantier , telle que modifiée ultérieurement, à la directive 84/533/CEE du Conseil, du 17 septembre 1984, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au niveau de puissance acoustique admissible des motocompresseurs , telle que modifiée ultérieurement, à la directive 84/534/CEE du Conseil, du 17 septembre 1984, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au niveau de puissance acoustique admissible des grues à tour , telle que modifiée ultérieurement, à la directive 84/535/CEE du Conseil, du 17 septembre 1984, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au niveau de puissance acoustique admissible des groupes électrogènes de soudage , telle que modifiée ultérieurement, à la directive 84/536/CEE du Conseil, du 17 septembre 1984, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au niveau de puissance acoustique admissible des groupes électrogènes de puissance , telle que modifiée ultérieurement, à la directive 84/537/CEE du Conseil, du 17 septembre 1984, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au niveau de puissance acoustique admissible des brise-béton et des marteaux-piqueurs utilisés à la main , telle que modifiée ultérieurement, à la directive 84/538/CEE du Conseil, du 17 septembre 1984, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au niveau de puissance acoustique admissible des tondeuses à gazon , telle que modifiée ultérieurement, à la directive 86/594/CEE du Conseil, du 1er décembre 1986, concernant le bruit aérien émis par les appareils domestiques , à la directive 86/662/CEE du Conseil, du 22 décembre 1986, relative à la limitation des émissions sonores des pelles hydrauliques et à câbles, des bouteurs, des chargeuses et des chargeuses-pelleteuses , telle que modifiée ultérieurement, à la directive 94/62/CE du Parlement européen et du Conseil, du 20 décembre 1994, relative aux emballages et aux déchets d'emballages et à la directive 97/35/CE de la Commission, du 18 juin 1997, portant deuxième adaptation au progrès technique de la directive 90/220/CEE du Conseil relative à la dissémination volontaire d'organismes génétiquement modifiés dans l'environnement .

II - Cadre normatif

A - Les dispositions communautaires à caractère général

a) La libre circulation des marchandises et le marché intérieur

3. En vertu de l'article 3 CE, l'action de la Communauté comporte entre autres, comme on le sait, l'interdiction, entre les États membres, des droits de douane et des restrictions quantitatives à l'entrée et à la sortie des marchandises [sous a)], une politique commerciale commune [sous b)] et «un marché intérieur caractérisé par l'abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux» [sous c)].

4. Reprenant la disposition de l'article 3, sous c), CE, tout en en précisant le contenu, l'article 14, paragraphe 2, CE prévoit à son tour:

«Le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée selon les dispositions du présent traité.»

5. Le titre I de la troisième partie du traité, consacré à la libre circulation des marchandises, s'ouvre sur les dispositions générales des articles 23 CE et 24 CE ainsi libellés:

« Article 23

1. La Communauté est fondée sur une union douanière qui s'étend à l'ensemble des échanges de marchandises et qui comporte l'interdiction, entre les États membres, des droits de douane à l'importation et à l'exportation et de toutes taxes d'effet équivalent, ainsi que l'adoption d'un tarif douanier commun dans leurs relations avec les pays tiers.

2. Les dispositions de l'article 25 et du chapitre 2 du présent titre s'appliquent aux produits qui sont originaires des États membres, ainsi qu'aux produits en provenance de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans les États membres.

Article 24

Sont considérés comme étant en libre pratique dans un État membre les produits en provenance de pays tiers pour lesquels les formalités d'importation ont été accomplies et les droits de douane et taxes d'effet équivalent exigibles ont été perçus dans cet État membre, et qui n'ont pas bénéficié d'une ristourne totale ou partielle de ces droits et taxes.»

6. Nous rappelons aussi que l'article 25 CE, auquel renvoie l'article 23, paragraphe 2, interdit les droits de douane à l'importation et à l'exportation ou taxes d'effet équivalent entre les États membres. Quant au chapitre 2 du titre I (articles 28 CE à 31 CE), auquel renvoie aussi l'article 23, paragraphe 2, il traite de l'interdiction des restrictions quantitatives entre États membres.

7. Sont enfin pertinents en l'espèce les articles 94 CE et 95 CE qui disposent:

«Article 94

Le Conseil, statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen et du Comité économique et social, arrête des directives pour le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont une incidence directe sur l'établissement ou le fonctionnement du marché commun.

Article 95

1. Par dérogation à l'article 94 et sauf si le présent traité en dispose autrement, les dispositions suivantes s'appliquent pour la réalisation des objectifs énoncés à l'article 14. Le Conseil, statuant conformément à la procédure visée à l'article 251 et après consultation du Comité économique et social, arrête les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur.

[...]»

b) Le domaine d'application territorial du traité

8. L'article 299 CE détermine de façon générale le champ d'application territorial du traité CE, en prévoyant au paragraphe 4, pour ce qui nous intéresse, que: «Les dispositions du présent traité s'appliquent aux territoires européens dont un État membre assume les relations extérieures.»

B - Les dispositions de droit dérivé relatives à l'union douanière

9. Le règlement (CEE) n° 2913/92 du Conseil, du 12 octobre 1992, établissant le code des douanes communautaire (ci-après le «code douanier communautaire» ou simplement le «code») délimite son propre objet en précisant, à l'article 1er:

«La réglementation douanière est constituée par le présent code et par les dispositions prises pour son application au niveau communautaire ou national. Sans préjudice de dispositions particulières établies dans d'autres domaines, le présent code s'applique:

- aux échanges entre la Communauté et les pays tiers,

- aux marchandises relevant du traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l'acier, du traité instituant la Communauté économique européenne ou du traité instituant la Communauté européenne de l'énergie atomique.»

10. L'article 3 du code définit le «territoire douanier de la Communauté» en confirmant les dispositions en la matière de précédents actes communautaires, en particulier du règlement (CEE) n° 1496/68 du Conseil, du 27 septembre 1968, relatif à la définition du territoire douanier de la Communauté , tel que modifié à la suite des divers élargissements de la Communauté. Ce territoire est constitué, en principe, par la somme des territoires douaniers des différents États membres: en sont donc exclus les territoires qui, tout en faisant partie intégrante d'un État membre, ne sont pas considérés comme une partie de son territoire douanier , mais sont inclus les territoires qui sont rattachés au territoire d'un État membre tout en ne faisant pas partie de cet État .

11. En particulier, à la suite de l'élargissement de 1972, et pour ce qui nous intéresse, cette disposition précise que:

«Le territoire douanier de la Communauté comprend:

- [...]

- le territoire du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord ainsi que les îles anglo-normandes et l'île de Man.

[...]»

12. Il en résulte, en ce qui concerne le Royaume-Uni, que fait intégralement partie du territoire douanier communautaire le territoire de cet État avec les possessions de la Couronne indiquées, bien qu'elles ne fassent pas partie du Royaume. Gibraltar en est par contre exclu.

13. L'article 4 du code précise, à son tour, la définition des «marchandises communautaires» aux fins de l'application de la réglementation douanière communautaire, en disposant que:

«Aux fins du présent code, on entend par:

[...]

7) marchandises communautaires: les marchandises:

- entièrement obtenues dans le territoire douanier de la Communauté dans les conditions visées à l'article 23, sans apport de marchandises importées de pays ou territoires ne faisant pas partie du territoire douanier de la Communauté,

- importées de pays ou territoires ne faisant pas partie du territoire douanier de la Communauté et mises en libre pratique,

- obtenues, dans le territoire douanier de la Communauté, soit à partir de marchandises visées au deuxième tiret exclusivement, soit à partir de marchandises visées aux premier et deuxième tirets;

8) marchandises non communautaires: les marchandises autres que celles visées au point 7.»

14. L'article 79 du code stipule:

«La mise en libre pratique confère le statut douanier de marchandise communautaire à une marchandise non communautaire.

Elle comporte l'application des mesures de politique commerciale, l'accomplissement des autres formalités prévues pour l'importation d'une marchandise ainsi que l'application des droits légalement dus.»

C - Les dispositions concernant Gibraltar

a) Remarque préliminaire

15. Cédé par le roi d'Espagne à la Couronne de Grande-Bretagne aux termes de l'article X du traité d'Utrecht de 1713, Gibraltar jouit, à partir de 1830, du statut de Crown Colony (British Overseas Territory). La ville est régie, comme on le sait, par le Gibraltar Constitution Order 1969, qui la définit dans son préambule comme «part of Her Majesty's dominions». Face à un important transfert de pouvoirs autonomes aux institutions locales démocratiquement élues dans la colonie, la Couronne conserve les compétences en matière de relations extérieures, défense et sécurité publique.

b) L'acte d'adhésion de 1972

16. Vu le statut particulier de Gibraltar, l'article 28 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion et aux adaptations des traités, qui fait partie des actes relatifs à l'adhésion aux Communautés européennes du royaume de Danemark, de l'Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (ci-après l'«acte d'adhésion de 1972» ou l'«acte d'adhésion») a prévu que:

«Les actes des institutions de la Communauté visant les produits de l'annexe II du traité CEE et les produits soumis à l'importation dans la Communauté à une réglementation spécifique comme conséquence de la mise en oeuvre de la politique agricole commune, ainsi que les actes en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires ne sont pas applicables à Gibraltar, à moins que le Conseil statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission n'en dispose autrement».

17. À son tour, l'article 29 du même acte stipule que:

«Les actes énumérés dans la liste figurant à l'annexe I du présent acte font l'objet des adaptations définies dans ladite annexe».

18. En particulier, pour ce qui nous intéresse, signalons que la section 1 de la liste figurant dans l'annexe I concerne la législation douanière et que celle-ci a été modifiée dans le sens indiqué ci-dessus (point 11) pour adapter la définition du territoire douanier communautaire contenue dans le règlement n° 1496/68 à la suite de l'entrée du Royaume-Uni dans la Communauté. Gibraltar, nous le rappelons, reste exclu de ce territoire.

19. En outre, et toujours pour ce qui intéresse le cas d'espèce, l'acte d'adhésion de 1972 a éliminé la mention du Royaume-Uni et des territoires en dépendant, y compris Gibraltar, de la liste des territoires appartenant à des pays tiers auxquels s'applique le régime de libéralisation des importations de marchandises prévu par le règlement (CEE) n° 1025/70 du Conseil, du 25 mai 1970, portant établissement d'un régime commun applicable aux importations de pays tiers . À cette fin, l'annexe I de l'acte d'adhésion de 1972 a procédé à la modification de la liste contenue dans l'annexe II de ce règlement.

20. En ce qui concerne cette modification du règlement n° 1025/70, l'annexe II de l'acte d'adhésion de 1972 précise:

«Le problème résultant de la suppression de la mention Gibraltar de l'annexe II doit être résolu de façon à assurer que Gibraltar soit placé dans la même situation en ce qui concerne le régime de libération à l'importation dans la Communauté, où il se trouvait avant l'adhésion.»

c) Les mesures de politique commerciale commune applicables à Gibraltar

21. Dans le seul but de mieux comprendre la position de Gibraltar dans le système du traité, il est opportun de rappeler aussi le régime des échanges de marchandises avec les pays tiers, édicté, avant la libéralisation radicale à la suite de l'entrée en vigueur pour la Communauté des accords OMC, par le règlement (CEE) n° 288/82 du Conseil, du 5 février 1982, relatif au régime commun applicable aux importations .

22. Aux termes de son article 1er, le règlement n° 288/82 s'appliquait «aux importations des produits relevant du traité originaires des pays tiers».

23. En vertu de son article 1er, paragraphe 2:

«l'importation dans la Communauté des produits visés au paragraphe 1 est libre et n'est donc soumise à aucune restriction quantitative, sans préjudice:

[...]

- des restrictions quantitatives relatives aux produits énumérés à l'annexe I, maintenues dans les États membres indiqués dans cette annexe au regard de ces produits».

24. L'annexe I de ce règlement, quant à elle, énumérait une série de restrictions quantitatives, relatives à certains produits y indiqués, que les différents États membres étaient autorisés à maintenir en vigueur à l'égard de l'ensemble des pays tiers, ou à l'égard d'un ou plusieurs de ces pays. Dans ce cadre, cette annexe prévoyait, en particulier, la possibilité pour la France et pour l'Italie de maintenir en vigueur des restrictions quantitatives pour les produits provenant du territoire de Gibraltar.

25. Toujours afin d'illustrer la position de Gibraltar par rapport à la politique commerciale commune, il convient enfin de rappeler que ce territoire est inclus dans la liste des pays tiers qui bénéficient du régime de préférences tarifaires généralisées que la Communauté accorde aux pays en voie de développement. Gibraltar est en effet inclus dans l'annexe I du règlement (CE) n° 2501/2001 du Conseil, du 10 décembre 2001, portant application d'un schéma de préférences tarifaires généralisées pour la période du 1er janvier 2002 au 31 décembre 2004 . En vertu de l'article 2 de ce règlement, Gibraltar bénéficie du régime général de préférences tarifaires, visé à l'article 7. En conséquence, les importations de produits originaires de Gibraltar se voient accorder d'importantes réductions tarifaires par rapport au droit de la nation la plus favorisée prévu par le tarif douanier commun.

D - Les directives en cause

26. Les nombreuses directives dont la transposition est mise en cause ont un contenu très varié et, souvent, très technique, qui n'est toutefois pas directement pertinent en l'espèce. Il suffira ici de souligner les traits qui les rapprochent aux présentes fins, à savoir le fait qu'elles ont toutes été adoptées sur la base des articles 94 CE et 95 CE et elles ont toutes pour objectif de favoriser la libre circulation des marchandises à travers l'harmonisation de dispositions nationales relatives, précisément, aux marchandises et se rapportant en même temps à la politique de l'environnement.

III - Faits et procédure

27. Par lettre de mise en demeure du 3 juillet 1997 et ensuite par avis motivé du 28 juillet 2000, la Commission a fait grief au Royaume-Uni de ne pas avoir transposé, en ce qui concerne Gibraltar, de nombreuses directives d'harmonisation fondées sur les articles 94 CE et 95 CE, en l'occurrence les directives indiquées ci-dessus au point 2.

28. Le Royaume-Uni, pour sa part, a soutenu s'être abstenu à bon droit de leur mise en oeuvre, dans la mesure où le territoire de Gibraltar est étranger au territoire douanier de la Communauté et doit donc être considéré comme exclu du domaine d'application des dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises, ainsi que des dispositions connexes de droit dérivé, comme précisément les directives en cause.

29. Non satisfaite des réponses fournies, la Commission a introduit le présent recours, par requête déposée le 25 janvier 2001.

30. Par ordonnance du 22 juin 2001, la Cour a autorisé le royaume d'Espagne à intervenir dans le présent litige à l'appui des conclusions de la Commission, en application de l'article 93, paragraphe 1, du règlement de procédure.

IV - Arguments des parties et appréciation

A - Introduction

31. Ainsi qu'il résulte de la précédente description des dispositions applicables, Gibraltar fait l'objet d'un régime particulier. Il ne rentre pas dans le territoire douanier communautaire et reste donc soustrait à toute la réglementation douanière communautaire, et cela vaut, comme le précisent les dispositions rappelées ci-dessus, également pour les produits agricoles, étant donné que les actes de droit dérivé qui concernent ces produits ne s'appliquent pas à Gibraltar.

32. Il en résulte, comme du reste le confirment explicitement les dispositions rappelées de droit dérivé (voir les règlements nos 288/82 et 2501/2001), que les marchandises importées dans la Communauté en provenance de Gibraltar sont soumises au régime des importations extracommunautaires; de même que (mais la question, comme nous le verrons, est encore controversée) les marchandises provenant de Gibraltar devraient être considérées comme provenant de pays tiers. Enfin, les actes en matière d'harmonisation de la TVA ne s'appliquent pas à Gibraltar.

33. Pour le reste, le traité est en principe applicable à Gibraltar, en vertu de l'article 299, paragraphe 4, CE; en particulier, les principes généraux de l'ordre juridique communautaire (à commencer par l'interdiction de discrimination en raison de la nationalité), ainsi que la liberté de circulation des personnes, des services et des capitaux et les autres politiques communautaires énumérées à l'article 3 CE lui sont pleinement applicables.

34. Pendant longtemps ce régime ne semble pas avoir posé de problèmes particuliers, pas même après l'adhésion de l'Espagne à la Communauté. La vieille querelle avec le Royaume-Uni a refait surface seulement dans quelques secteurs ; en ce qui concerne toutefois l'application du traité et du droit dérivé à Gibraltar, il n'y a pas eu depuis plusieurs années de difficultés spécifiques, au moins pour ce que l'on en sait. La Commission semblait accorder une attention relative à la question, au point que, en 1996 encore, le Parlement européen lui ayant demandé de préciser l'état d'application des directives communautaires à Gibraltar, elle déclarait ne pas être en mesure de donner une réponse dans l'immédiat . Il lui a fallu plusieurs mois pour cela et elle s'est essentiellement penchée sur les directives en matière de libre prestation de services, d'établissement et de circulation des capitaux . En ce qui concerne, par contre, les directives fondées sur les articles 94 CE et 95 CE, la thèse de leur applicabilité à Gibraltar n'a pas été évoquée, à cette même occasion, avec une fermeté particulière .

B - Les termes de la question

35. La question émerge donc de façon claire et précise seulement dans la présente affaire et doit être abordée sous tous ses aspects. En particulier, il nous semble qu'il faut surtout résoudre, successivement, les problèmes suivants.

36. Il s'agit d'abord d'établir si l'exclusion de Gibraltar du territoire douanier communautaire entraîne aussi son exclusion du domaine d'application des dispositions du traité qui visent à garantir la libre circulation des marchandises.

37. En second lieu, il s'agit de déterminer si l'éventuelle inapplicabilité des dispositions relatives à la libre circulation des marchandises entraîne, à son tour, la non-application à Gibraltar des directives reposant sur les articles 94 CE et 95 CE destinées à l'instauration du marché intérieur et visant, notamment, à l'abolition des obstacles à la circulation des marchandises.

38. Dans l'affirmative, enfin, il convient de se demander en outre si la non-application de ces directives vaut également dans le cas où celles-ci, tout en ayant comme objectif principal l'abolition d'obstacles à la libre circulation des marchandises, poursuivent également d'autres finalités étrangères au marché intérieur (en l'espèce, des finalités de politique de l'environnement).

C - Position des parties

39. La Commission, soutenue par le gouvernement espagnol, part de la constatation que, en vertu de son statut de colonie de la Couronne du Royaume-Uni, Gibraltar est sans aucun doute un territoire européen dont un État membre assume les relations extérieures. Aux termes de l'article 299, paragraphe 4, CE, le traité et le droit dérivé s'appliquent donc intégralement à Gibraltar, sous réserve des exclusions ou dérogations expressément prévues.

40. Parmi celles-ci, poursuit la Commission, l'acte d'adhésion de 1972 indique des secteurs importants de la réglementation communautaire. En particulier, il exclut l'application des dispositions relatives aux produits agricoles et des mesures d'harmonisation de la TVA, de même que Gibraltar est exclu du territoire douanier et de l'application des mesures de politique commerciale prévues par le règlement n° 1025/70.

41. Or, continue la Commission, en tant qu'exception au principe général de la pleine application de la réglementation communautaire, de telles dispositions doivent être interprétées de façon restrictive, en application du principe bien connu, rappelé à maintes reprises également par la Cour, selon lequel les dérogations aux libertés fondamentales sont d'interprétation stricte .

42. Dans la présente affaire, ces dispositions concernent justement une liberté fondamentale, et précisément celle relative à la circulation des marchandises. À la lumière du principe d'interprétation susmentionné, il faudrait donc se demander si ces dispositions restent confinées dans leur domaine spécifique ou si elles concernent l'applicabilité (plus exactement, l'inapplicabilité) de toute la réglementation relative à la libre circulation des marchandises (articles 28 et suivants). Mais, en réalité, ce n'est pas sous cet angle que la Commission aborde la question, mais plutôt sous celui de l'applicabilité des directives d'harmonisation adoptées par les institutions communautaires en vertu des articles 94 CE et 95 CE et visant à la création du marché intérieur.

43. À cet égard, la requérante fait valoir que, parmi les dérogations relatives à l'application du traité à Gibraltar, il n'y en a aucune qui concerne ces directives, pas plus que celles visées en l'espèce ne prévoient, pour leur part, de limitation territoriale spécifique. Il faut donc en conclure, selon la Commission, que tant les articles précités du traité que les directives en cause doivent s'appliquer au territoire de la colonie britannique.

44. D'autre part, note la Commission, la solution contraire conduirait à un résultat déraisonnable du point de vue de la protection de l'environnement. L'admettre signifierait en effet que seraient applicables à Gibraltar les directives adoptées sur la base des compétences spécifiquement prévues par le titre XIX du traité dans le secteur de l'environnement, alors que ne le seraient pas celles adoptées sur la base des articles 94 CE et 95 CE, bien qu'elles visent également (même si ce n'est pas à titre principal et exclusif) à protéger l'environnement.

45. Le royaume d'Espagne, pour sa part, soutient que le régime de libre circulation des marchandises est pleinement applicable à Gibraltar. À l'appui de cette affirmation, il fait valoir lui aussi que la libre circulation des marchandises représente un principe fondamental du marché commun et que les dérogations à cette liberté doivent être interprétées restrictivement. Dans ce cas, il convient alors de reconnaître que l'exclusion de Gibraltar du territoire douanier communautaire entraîne uniquement l'inapplicabilité du tarif douanier commun au commerce extérieur de la colonie britannique, avec pour conséquence que les marchandises provenant des pays tiers et importées à Gibraltar sont exemptées de droits de douane. Par contre, dans le commerce entre Gibraltar et le reste de la Communauté, l'interdiction de droits de douane, de restrictions quantitatives et de mesures d'effet équivalent resterait d'application.

46. À l'appui de cette interprétation, le gouvernement espagnol invoque le régime en vigueur pour Ceuta et Melilla en vertu de l'acte relatif aux conditions d'adhésion du royaume d'Espagne et de la République portugaise et aux adaptations des traités . Ces deux villes d'Afrique du nord sont elles aussi exclues du territoire douanier communautaire en application de l'article 1er du protocole n° 2 concernant les îles Canaries et Ceuta et Melilla, joint à l'acte d'adhésion de 1985 ; les produits originaires de Ceuta et Melilla n'en bénéficient pas moins d'une totale exonération de droits de douane et de taxes d'effet équivalent à l'entrée sur le territoire douanier communautaire et vice versa (articles 2 et 6 de ce protocole). Il y aurait donc lieu d'en déduire, selon ce gouvernement, que l'exclusion du territoire douanier communautaire entraîne uniquement la non-application du tarif douanier commun aux produits importés de pays tiers, tout autre effet sur la circulation intracommunautaire des marchandises restant exclu.

47. En ce qui concerne, par ailleurs, l'applicabilité à Gibraltar des articles 94 CE et 95 CE, le gouvernement espagnol ajoute à des arguments analogues à ceux de la Commission en particulier que les compétences attribuées à la Communauté par ces dispositions visent à l'instauration du marché intérieur considéré globalement. En effet, on ne pourrait pas parvenir à la création d'un marché unique sans frontières intérieures si l'on ne recherchait pas en même temps à éliminer les obstacles à toutes les libertés de circulation des facteurs de production. Si donc il y avait lieu de considérer que le territoire de Gibraltar est entièrement exclu de la libre circulation des marchandises, il faudrait en conclure que la colonie britannique est exclue de tout le marché intérieur, parce qu'il n'y aurait pas que cette liberté qui ne s'appliquerait pas, mais aussi toutes les autres.

48. Pour sa part, le gouvernement du Royaume-Uni souligne d'abord, d'un point de vue général, que les dispositions de l'acte d'adhésion relatives à Gibraltar, considérées dans leur ensemble, ont pour objectif de conserver à la colonie britannique la pleine autonomie de gestion de sa politique commerciale dont elle jouissait avant l'entrée du Royaume-Uni dans la Communauté. Cet objectif n'a jamais été mis en cause durant les négociations, et pour le réaliser on a précisément prévu d'exclure Gibraltar du territoire douanier communautaire et du domaine d'application de la politique commerciale commune (voir article 29 et annexe I, section 1, point 4, de l'acte d'adhésion de 1972).

49. En effet, grâce à cette exclusion, poursuit ce gouvernement, les dispositions du traité relatives à l'instauration de l'union douanière (articles 23 CE et suivants) ne s'appliquent pas à la colonie et les marchandises qui entrent dans cette dernière, étant donné l'autonomie de sa politique commerciale, ne peuvent pas être considérées comme étant de libre pratique dans la Communauté, au sens de l'article 24 CE. Mais dans ce cas, les dispositions des articles 28 CE et suivants, relatives à l'interdiction des restrictions quantitatives et des mesures d'effet équivalent dans les échanges de marchandises ne peuvent pas non plus s'appliquer au commerce entre Gibraltar et le reste de la Communauté; cela en vertu de la disposition expresse de l'article 23, paragraphe 2, CE, qui limite l'application de ces interdictions aux marchandises en libre pratique. Du reste, de façon cohérente avec ce régime, et en complément de celui-ci, l'article 28 de l'acte d'adhésion de 1972 stipule que ne s'appliquent pas à Gibraltar les dispositions relatives à la politique agricole commune et à la politique commerciale commune dans le secteur agricole, prévoyant ainsi l'exclusion de la colonie britannique du régime de libre circulation des marchandises également dans ce secteur.

50. Naturellement, le Royaume-Uni n'ignore pas le principe d'interprétation stricte des dérogations à l'application des dispositions du traité, mais il nie que ce principe soit pertinent en l'espèce. Si, comme on l'a vu, les dispositions de l'acte d'adhésion de 1972 relatives à Gibraltar entraînent la non-application à ce territoire de l'ensemble des dispositions du traité sur la libre circulation des marchandises, il en résulte nécessairement, sur la base d'élémentaires considérations de logique et de justice, que les dispositions de droit dérivé liées à l'instauration de cette liberté ne sont pas non plus applicables.

51. En ce qui concerne en particulier les compétences prévues par les articles 94 CE et 95 CE, le Royaume-Uni rappelle qu'elles visent à abolir les obstacles, à l'intérieur de la Communauté, à la libre circulation des marchandises, des services, des personnes et des capitaux. Il en résulte que les actes fondés sur ces dispositions et visant à l'abolition des obstacles relatifs à la circulation des marchandises ne peuvent trouver application que dans les parties du territoire communautaire à l'intérieur desquelles le traité a prévu que les marchandises circulent librement. Cela, comme on l'a vu, n'est pas le cas pour Gibraltar et il n'y a donc aucune raison qui justifie l'application de ces actes au commerce entre Gibraltar et le reste de la Communauté.

52. Si l'on se rangeait au point de vue de la Commission, poursuit le gouvernement défendeur, on obtiendrait le résultat paradoxal de vider de sa substance le statut que l'acte d'adhésion entend réserver à Gibraltar, c'est-à-dire celui d'un territoire doté d'une politique commerciale autonome en matière de marchandises. L'application des directives adoptées sur la base des articles 94 CE et 95 CE et relatives aux marchandises pourrait en effet empêcher Gibraltar d'importer des biens de pays tiers qui ne répondent pas aux conditions imposées par ces directives.

53. Le Royaume-Uni rejette enfin l'argument de la Commission selon lequel les directives objet du présent litige devraient s'appliquer à Gibraltar, dans la mesure où en plus des objectifs du marché intérieur elles poursuivent d'autres objectifs environnementaux. À cet égard, il rappelle que la jurisprudence de la Cour a précisé, d'une part, que les objectifs du marché intérieur sont une condition nécessaire et suffisante pour l'adoption valide d'un acte d'harmonisation sur la base de l'article 95 CE; et, d'autre part, que ces objectifs doivent être considérés comme prioritaires même si la directive poursuit, outre ceux-ci, des finalités de protection de la santé des personnes ou de l'environnement . Or, une mesure d'harmonisation fondée sur l'article 95 CE qui concerne la circulation des marchandises ne pourra jamais trouver application à Gibraltar, même si elle poursuit des objectifs accessoires de protection de l'environnement.

D - Appréciation

54. Pour en venir à l'appréciation des thèses exposées jusque-là, nous prévenons d'emblée que nous nous en tiendrons à l'ordre de présentation que nous avions annoncé ci-dessus. Nous apprécierons donc d'abord si l'exclusion de Gibraltar du territoire douanier communautaire entraîne aussi son exclusion du domaine d'application des dispositions du traité qui visent à garantir la libre circulation des marchandises, pour ensuite aborder le problème de l'applicabilité des directives adoptées sur la base des articles 94 CE et 95 CE destinées à éliminer les obstacles à la circulation des marchandises. Enfin, dans le cas où cette applicabilité serait exclue, il faudra ensuite se demander si une telle conclusion vaut aussi pour les directives qui, tout en ayant comme objectif principal l'abolition d'obstacles à la libre circulation des marchandises, poursuivent d'autres finalités étrangères au marché intérieur (en l'espèce, finalités de politique environnementale).

a) Le régime de circulation des marchandises entre Gibraltar et le reste de la Communauté

55. Sur ce point, on notera d'abord que, au moins entre la requérante et le gouvernement défendeur, il ne semble pas y avoir de véritable divergence. La thèse du Royaume-Uni, selon laquelle les dispositions communautaires relatives à la libre circulation des marchandises ne s'appliquent pas à Gibraltar, n'a jamais été réellement contestée par la Commission. Au contraire, celle-ci s'est prononcée en ce sens, en répondant à certaines questions parlementaires, en précisant par ailleurs que Gibraltar gère de façon autonome sa politique commerciale même dans ses rapports avec le reste de la Communauté, et est considéré comme un pays tiers aux fins de l'application des mesures de politique commerciale commune . Ce point, donc, oppose surtout l'Espagne et le Royaume-Uni.

56. Une fois cela précisé, pour en venir au fond de la question, commençons par rappeler que, en vertu du traité, l'interdiction d'imposer des droits de douane et des taxes d'effet équivalent, ainsi que des restrictions quantitatives et des mesures équivalentes, s'applique aux produits originaires des États membres et à ceux provenant de pays tiers et mis en libre pratique dans les États membres. Pour pouvoir donc établir si le commerce entre Gibraltar et le reste de la Communauté est soumis à un régime de libre circulation, il convient de vérifier si, d'une part, les marchandises produites à Gibraltar doivent être considérées comme originaires d'un État membre et, d'autre part, si celles importées à Gibraltar peuvent être considérées comme mises en libre pratique dans un État membre au sens des articles 23 CE et 24 CE.

57. En commençant par ce dernier point, nous rappelons que, en application de l'article 24 CE, les produits en provenance de pays tiers sont considérés comme étant en libre pratique dans un État membre lorsque les formalités d'importation ont été accomplies et que les droits de douane et taxes d'effet équivalent exigibles ont été perçus (voir article 79 du code douanier communautaire) dans cet État, en ayant présent à l'esprit que ces droits sont fixés par le tarif douanier commun (article 23, paragraphe 1, CE; article 20, paragraphe 1, du code douanier communautaire).

58. Or, il n'est pas contesté que, Gibraltar étant étranger au territoire douanier communautaire, les marchandises qui entrent en provenance d'un pays tiers ne sont pas soumises aux droits du tarif douanier commun, mais à ceux que les autorités locales ont éventuellement fixées de façon autonome. De plus, en raison de l'exclusion de Gibraltar de l'union douanière, les marchandises qui y entrent ne sont soumises à aucune des mesures de politique commerciale commune. Il en résulte que les marchandises importées à Gibraltar ne sont pas en libre pratique dans un État membre, au sens de l'article 24 CE.

59. En ce qui concerne ensuite la question de savoir si les marchandises originaires de Gibraltar peuvent être considérées comme originaires d'un État membre au sens de l'article 23, paragraphe 2, CE, il nous paraît évident que la réponse doit être négative, puisque ne peuvent être «originaires» que les marchandises produites sur le territoire douanier d'un État membre et, donc, sur le territoire douanier de la Communauté.

60. En effet, comme nous l'avons déjà rappelé (voir ci-dessus point 10), ce territoire coïncide, de façon pleinement cohérente avec la finalité de l'article 23 CE, avec le territoire douanier des différents États membres, même s'il ne correspond éventuellement pas aux limites de leur souveraineté territoriale (article 3 du code douanier communautaire). En outre, en application de l'article 4 de ce même code, sont des «marchandises communautaires: les marchandises entièrement obtenues dans le territoire douanier de la Communauté», ainsi que les marchandises «importées de pays ou territoires ne faisant pas partie du territoire douanier de la Communauté et mises en libre pratique» .

61. Dans ce cas, évidemment, les marchandises originaires de Gibraltar ne peuvent, pour cette raison même, pas être considérées comme des «marchandises communautaires», dans la mesure où elles ne sont pas produites sur le territoire douanier de la Communauté; elles pourraient éventuellement le devenir uniquement après avoir été mises en libre pratique sur le territoire communautaire.

62. Du reste, le fait que Gibraltar doive être considéré comme un pays tiers aux fins des dispositions communautaires sur la circulation des marchandises est confirmé par les dispositions spécifiquement édictées en matière de politique commerciale commune. En effet, d'une part, avant que les accords de Marrakech réactivent à l'échelle mondiale l'interdiction des restrictions quantitatives et imposent la modification des dispositions de la politique commerciale communautaire s'y rapportant, le régime commun applicable aux importations édicté par le règlement n° 288/82 prévoyait explicitement la possibilité de soumettre à des restrictions quantitatives les produits provenant du territoire de Gibraltar, à l'entrée sur le territoire douanier communautaire (article 1er, paragraphe 2, et annexe I: voir ci-dessus points 23 et 24). D'autre part, Gibraltar est inclus dans le système de préférences généralisées institué par le règlement n° 2501/2001 et les marchandises originaires de la colonie sont donc considérées comme des marchandises d'un pays tiers et admises dans la Communauté aux conditions tarifaires préférentielles établies par ce règlement (article 2 et annexe I).

63. Nous partageons, du reste, l'avis du gouvernement défendeur lorsqu'il observe que l'assujettissement des marchandises en provenance de Gibraltar aux règles applicables aux échanges de marchandises avec les pays tiers est la prémisse évidente des dispositions de l'acte d'adhésion de 1972 relatives à la colonie britannique. En particulier, il y a lieu de noter que, après avoir procédé à la suppression formelle du Royaume-Uni et de ses dépendances, dont Gibraltar, de la liste des pays tiers dont les produits sont admis dans la Communauté conformément au régime de libéralisation des importations institué par le règlement n° 1025/70 (annexe I, section 1, paragraphe 4, de l'acte d'adhésion: voir ci-dessus point 19), l'annexe II de ce même acte dispose expressément que les marchandises en provenance de Gibraltar doivent en tout état de cause jouir, lors de leur importation sur le territoire douanier communautaire, d'un régime de libéralisation analogue à celui dont bénéficient les marchandises en provenance des pays tiers auxquels s'applique ledit règlement (voir ci-dessus, point 20). Or, il nous semble à nous aussi, comme l'a fait observer le Royaume-Uni, qu'une telle précision n'aurait nullement été nécessaire si les marchandises originaires de Gibraltar étaient considérées comme communautaires et si, par conséquent le régime communautaire de libre circulation leur était applicable.

64. Nous ne trouvons pas non plus convaincantes les objections soulevées par le gouvernement espagnol contre une telle conclusion, au nom d'une prétendue analogie entre le régime applicable à la colonie britannique et celui prévu pour les territoires espagnols de Ceuta et Melilla. Il est en effet exact que les deux villes espagnoles sont exclues du territoire douanier communautaire, alors que les biens qui en sont originaires ont malgré tout accès au reste de la Communauté en exemption des droits du tarif douanier commun. Il convient, néanmoins, de dire que, en vertu de l'article 1er du protocole , les biens en provenance de Ceuta et Melilla ne sont pas considérés comme mis «en libre pratique» sur le territoire douanier communautaire aux fins des articles 23 CE et 24 CE, et donc le régime de libre circulation applicable aux marchandises originaires de ces territoires espagnols ne résulte pas de la simple application du traité. Il est en revanche la conséquence de la création, grâce aux articles 2, paragraphe 1 , et 6, paragraphe 1 , du protocole n° 2 concernant les Canaries, Ceuta et Melilla, d'une zone de libre-échange comprenant le territoire douanier de la Communauté, d'une part, et les territoires douaniers des deux enclaves espagnoles, d'autre part. Il en résulte, à notre avis, que le régime en vigueur pour Ceuta et Melilla, loin d'infirmer l'interprétation qui a été donnée du régime applicable à Gibraltar, en confirme le bien-fondé: l'exclusion du territoire douanier communautaire entraîne l'inapplicabilité des dispositions du traité relatives aux échanges de marchandises, sauf dispositions expresses en sens contraire.

65. Il nous paraît donc possible de conclure sur ce point que, entre Gibraltar et le reste du territoire communautaire, il n'y a pas un régime de libre circulation des marchandises, ou, à l'inverse, que les dispositions communautaires du titre I de la troisième partie du traité, relatives à la libre circulation des marchandises, ne s'appliquent pas à Gibraltar.

b) L'applicabilité à Gibraltar des directives relatives au marché intérieur

66. Comme nous l'avons déjà exposé, toutefois, le véritable noeud du litige qui oppose la Commission au Royaume-Uni concerne les mesures adoptées sur la base des articles 94 CE et 95 CE et leur applicabilité à Gibraltar.

67. Selon le Royaume-Uni, comme on l'a vu, cette applicabilité doit être exclue dès lors que les mesures en question sont destinées à faciliter la libre circulation des marchandises, c'est-à-dire une liberté qui ne s'étend pas à Gibraltar.

68. Selon la Commission, par contre, cette conclusion va trop loin et est contraire au principe qui impose une interprétation restrictive des dérogations aux principes généraux. D'autre part, observe à son tour le gouvernement espagnol, de l'unité du concept de marché intérieur résulte l'indivisibilité des libertés prévues par le traité, avec pour conséquence que si l'une d'elles n'était pas applicable, les autres ne pourraient pas l'être non plus.

69. Cette objection repose évidemment sur l'idée que les mesures d'harmonisation relatives, selon le cas, aux marchandises, aux personnes, aux services ou aux capitaux n'épuiseraient pas leur fonction en favorisant l'une ou l'autre des libertés s'y rapportant, mais devraient être évaluées dans un cadre d'ensemble, en ce sens qu'elles feraient partie de l'objectif unique et global tendant à l'instauration et au fonctionnement du marché unique. En conséquence, il faudrait parler non pas tant de mesures d'harmonisation visant à abolir selon le cas les obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services ou des capitaux, mais de mesures visant, toutes et chacune, à réaliser cet unique dessein.

70. Une telle objection, pour suggestive qu'elle soit, ne nous semble cependant pas convaincante, pour le moins aux fins qui nous intéressent. Il nous semble autrement dit qu'il est certainement vrai que le concept de marché intérieur est un concept unitaire et qui renferme en soi toutes les libertés en question, cela ne signifie pas pour autant qu'il soit distinct de ces libertés, et encore moins que celles-ci confondent en lui leurs propres spécificités jusqu'à ne plus pouvoir être distinguées entre elles.

71. Une telle thèse est du reste déjà contraire à une donnée textuelle évidente, à savoir le fait que des dispositions différentes du traité président à l'instauration des diverses libertés. Mais en réalité cette diversité des textes n'est que le reflet de l'autonomie conceptuelle et systématique des différentes libertés, dont la réalisation est en effet confiée à des instruments, modalités, conditions et délais très différents.

72. Sans nous étendre sur ce point, il nous suffira d'observer que l'objection examinée est démentie par les textes précisément en relation avec les aspects pertinents dans le présent litige. S'il est vrai, en effet, qu'un marché intérieur étendu à l'ensemble des quatre libertés de circulation précitées est l'objectif poursuivi en ligne générale par la Communauté, il n'est pas nécessairement vrai qu'il le soit pour toute la Communauté. Il existe, en effet, des territoires de celle-ci qui sont expressément exclus de telle ou telle liberté, sans que l'applicabilité des autres ne soit le moins du monde mise en doute. Il suffit de penser au cas des îles Anglo-Normandes et de l'île de Man, pour citer deux possessions de la Couronne britannique ou, après l'adhésion de la Finlande, au cas des îles Aaland: à ces territoires s'appliquent, en effet, les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, mais pas celles relatives à la libre circulation des personnes et des services, ainsi qu'il résulte respectivement des articles 1er et 2 du protocole n° 3 concernant les îles Anglo-Normandes et l'île de Man et de l'article 1er du protocole n° 2 concernant les îles Aaland .

73. Il ne nous semble donc ni étrange ni singulier que le traité prévoie, pour des territoires qui présentent une situation particulière, comme celle de Gibraltar, un régime aussi particulier, dans lequel les libertés de circulation sont différemment assorties que dans le régime général. Dans le cas d'espèce, précisément, il a pour objectif la fusion entre le marché de Gibraltar et le reste du marché communautaire dans un espace sans frontières intérieures en ce qui concerne la libre circulation des services, des personnes et des capitaux, mais laisse de côté, pour les raisons que nous avons indiquées à plusieurs reprises, la circulation des marchandises.

74. Dans ce cas, il en résulte nécessairement que les directives reposant sur les articles 94 CE et 95 CE et destinées à harmoniser les dispositions nationales qui concernent la circulation des marchandises, et donc visent à titre principal à instaurer la liberté y relative, ne peuvent pas non plus s'appliquer à Gibraltar, si ce n'est en violant le régime qui lui est réservé, à savoir précisément un régime d'exclusion de ce territoire de la libre circulation des marchandises.

75. On peut du reste essayer d'imaginer ce qui se passerait si l'on optait pour la solution contraire, et on peut le faire en prenant comme exemple précisément la première des directives dont la Commission invoque la non-application à Gibraltar, à savoir la directive 67/548 en matière d'étiquetage et de classification des substances dangereuses. Comme on le sait, cette directive prévoit que les substances dangereuses ne doivent être commercialisées que si l'étiquetage de l'emballage et la classification de la substance sont conformes aux conditions harmonisées, avec l'obligation de spécifier, entre autres, le nom de la substance, sa provenance, les symboles et les indications relatives à sa dangerosité et aux risques en résultant, dans le respect des dispositions détaillées de la directive. Si l'on estimait que cette réglementation doit aussi s'appliquer à Gibraltar, il en résulterait l'impossibilité d'y importer, pour la commercialisation, des marchandises en provenance d'un pays tiers et ne répondant pas aux conditions requises par la directive, sauf en les reconditionnant d'abord à la suite de leur classification correcte conformément aux prescriptions techniques harmonisées. Cela serait évidemment contraire au statut accordé à Gibraltar, en particulier au régime spécial prévu par l'acte d'adhésion pour assurer son autonomie en matière de politique commerciale dont ce territoire bénéficiait avant l'entrée du Royaume-Uni dans la Communauté.

76. Un autre exemple peut être tiré des directives relatives au bruit émis par les engins de chantier, que vise, entre autres, le présent litige (nous nous référons à la directive-cadre 79/113 et aux directives d'application comme les directives 84/533, 84/534, 84/535, 84/536 ou 84/537, etc.). Si en effet ces directives devaient être appliquées aussi à Gibraltar, il serait en pratique impossible d'importer sur ce territoire, pour les besoins de l'industrie du bâtiment locale, des motocompresseurs, groupes électrogènes ou marteaux-piqueurs et autres appareils bruyants analogues mais bon marché provenant, mettons, du Maroc voisin. Ils ne pourraient pas être commercialisés sur le territoire de Gibraltar, si ce n'est après leur insonorisation et la délivrance du certificat communautaire par un organisme autorisé. Même dans ce cas donc, il y aurait violation du régime spécial prévu pour Gibraltar.

77. Il nous semble donc possible de dire que l'exclusion de ce territoire de la libre circulation des marchandises implique nécessairement aussi la non-application sur celui-ci des directives adoptées sur la base des articles 94 CE et 95 CE et destinées à harmoniser des dispositions nationales qui concernent la circulation des marchandises.

78. Cette conclusion nous semble inévitable quand il s'agit de directives visant à titre principal à l'instauration de la liberté relative à la circulation des marchandises. On peut se demander par ailleurs - même si l'hypothèse ne paraît pas concerner le cas d'espèce - si la même conclusion s'impose pour les directives reposant sur les articles 94 CE et 95 CE qui poursuivent en premier lieu et principalement l'instauration d'autres libertés de circulation (toutes, comme nous l'avons dit, applicables à Gibraltar), mais tendent aussi, même si ce n'est qu'à titre incident, à favoriser la libre circulation des marchandises.

79. Il n'est pas facile de donner une réponse certaine à cette question. Il nous semble toutefois que, dans pareilles hypothèses, la mesure d'harmonisation en cause devrait être considérée comme aussi applicable au territoire de Gibraltar; cela non seulement compte tenu du caractère indirect et accessoire des effets que la directive pertinente produit sur la circulation des marchandises, mais surtout sur la base du principe de l'interprétation stricte des dérogations à l'application uniforme du droit communautaire. Ce principe pourrait difficilement opérer dans les hypothèses évoquées ci-dessus, parce que dans ces cas on ne peut pas parler d'une authentique dérogation, dès lors que l'exclusion de Gibraltar est la conséquence directe du régime établi par l'acte d'adhésion. Dans le cas que nous examinons maintenant, en revanche, cette conséquence n'est non seulement pas imposée par l'acte d'adhésion, mais elle est au contraire exclue par celui-ci.

c) L'applicabilité des directives qui poursuivent également d'autres finalités

80. Mais nous répétons que telle n'est pas la question soulevée dans la présente affaire. La question concerne ici les directives qui, tout en ayant pour objet exclusivement la circulation des marchandises, poursuivent, même si c'est de façon accessoire, en même temps d'autres finalités (en l'espèce, la protection de l'environnement).

81. Comme nous l'avons déjà rappelé, la Commission soutient que ces directives doivent être jugées applicables à Gibraltar, en partie pour les raisons générales examinées ci-dessus, mais surtout parce que sans cela il y aurait des différences déraisonnables dans l'application territoriale de directives qui ont des objectifs de protection de l'environnement, selon qu'elles sont fondées sur les articles 94 CE et 95 CE ou directement sur les bases juridiques ad hoc créées pour ce secteur (articles 174 CE et suivants). Une telle différenciation, objecte la Commission, entraînerait une application partielle à Gibraltar des mesures de protection de l'environnement, avec un préjudice certain pour la cohérence de la politique communautaire en la matière.

82. Pour notre part, tout en comprenant les préoccupations de la Commission, nous estimons néanmoins plus convaincante la solution opposée avancée par le Royaume-Uni. Il nous semble, en effet, que les conséquences «déraisonnables» que la Commission signale à juste titre sont surtout le fruit de pratiques législatives communautaires, plus ou moins inévitables pour un certain temps et donc plus ou moins justifiées, mais qui ne peuvent en tout état de cause pas avoir d'incidence aux présentes fins.

83. Comme on le sait, ne disposant dans le passé d'aucune compétence normative spécifique pour pouvoir édicter des dispositions en matière d'environnement, la Communauté devait nécessairement se fonder sur d'autres bases juridiques, parmi lesquelles, en particulier, l'article 100 du traité (devenu article 94 CE). À partir de 1987 et de l'entrée en vigueur de l'acte unique européen, la situation a changé et il a été reconnu à la Communauté une compétence spécifique pour adopter des mesures en matière d'environnement. Il en a été de même, comme on le sait, pour d'autres secteurs (protection des consommateurs, santé, etc.), entraînant une pratique importante, mais incertaine quant au rapport entre les finalités de l'acte et la base juridique s'y rapportant.

84. On sait d'ailleurs que, également, sinon surtout, pour faire face aux abus et aux équivoques que la pratique indiquée aurait pu entraîner, la Cour a élaboré une jurisprudence claire à cet égard. En particulier, et pour ce qui nous intéresse, elle a rappelé de façon constante que «le choix de la base juridique d'un acte doit se fonder sur des éléments objectifs susceptibles de contrôle juridictionnel. Parmi de tels éléments figurent, notamment, le but et le contenu de l'acte» . Si donc «l'examen d'un acte communautaire démontre qu'il poursuit une double finalité ou qu'il a une double composante et si l'une de celles-ci est identifiable comme principale ou prépondérante, tandis que l'autre n'est qu'accessoire, l'acte doit être fondé sur une seule base juridique, à savoir celle exigée par la finalité ou composante principale ou prépondérante» .

85. Dans notre cas, cela implique, évidemment, qu'une directive qui vise, à titre principal, à abolir les obstacles à l'instauration du marché intérieur, c'est-à-dire une directive qui a «effectivement pour objet l'amélioration des conditions de l'établissement et du fonctionnement du marché intérieur» , ne pourra pas ne pas être fondée que sur l'article 94 CE ou l'article 95 CE et exclusivement sur ceux-ci, les autres finalités éventuellement poursuivies à titre accessoire par l'acte n'étant, sous cet angle, pas pertinentes.

86. En l'espèce, les directives en cause sont toutes fondées, elles-mêmes ou l'acte dont elles constituent une mesure d'exécution (voir ci-dessus, note 25), sur l'article 94 CE ou l'article 95 CE, et visent principalement, sinon exclusivement, à favoriser la libre circulation des marchandises. Pour cette raison, comme nous avons tenté de le démontrer ci-dessus, elles doivent avoir le même domaine d'application territorial que cette liberté; le fait qu'elles poursuivent ensuite accessoirement des objectifs liés à la protection de l'environnement n'en modifie pas la qualification, et, pour ce qui nous intéresse, ne peut conduire à en étendre le domaine d'application territorial au-delà des limites imposées par les traités et par l'acte d'adhésion de 1972.

87. Par là nous ne voulons évidemment pas nier que la non-application de telles directives à Gibraltar puisse mettre en danger la cohérence des politiques communautaires dans les secteurs que ces directives ont accessoirement pour objet. Mais, pour éviter l'effet redouté par la Commission et assurer la cohérence de la politique communautaire, on ne peut pas remettre en cause le régime réservé à Gibraltar; cela d'autant plus que la Communauté a toujours la possibilité d'exercer, lorsque les conditions sont remplies, les compétences qui lui ont été attribuées dans les secteurs spécifiques (pour l'environnement, comme on le sait, par les articles 174 CE et suivants), en prévoyant, le cas échéant, des mesures opportunes applicables (aussi) à Gibraltar.

d) Considérations finales

88. Pour les raisons que nous avons eu l'occasion d'illustrer ci-dessus, il nous semble donc que l'on doit reconnaître que ne sont applicables à Gibraltar ni les dispositions du traité instituant un régime de libre circulation des marchandises ni les mesures d'harmonisation fondées sur l'article 94 CE ou l'article 95 CE, lorsqu'elles sont destinées à titre principal à instaurer la libre circulation des marchandises; et ce indépendamment des autres finalités que ces mesures devraient, à titre accessoire, poursuivre.

89. Dans le cas d'espèce, comme le fait valoir en définitive le Royaume-Uni sans être démenti par la Commission ni par le gouvernement espagnol, toutes les directives dont l'application est en cause ont pour objet exclusivement l'harmonisation de dispositions nationales relatives aux marchandises et ne visent donc à instaurer aucune autre liberté sur le marché intérieur.

90. En conséquence, pour les raisons que nous venons d'exposer, nous estimons que le recours de la Commission doit être rejeté dans son intégralité.

V - Sur les dépens

91. En application de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, la partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. Le Royaume-Uni ayant conclu à la condamnation de la Commission, qui s'avère succomber, cette dernière doit être condamnée aux dépens.

92. L'article 69, paragraphe 4, du règlement de procédure dispose que les États membres qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens. Le royaume d'Espagne supportera par conséquent ses propres dépens.

VI - Conclusions

93. À la lumière des considérations qui précèdent, nous proposons donc à la Cour de déclarer que:

«1) Le recours de la Commission est rejeté.

2) La Commission est condamnée aux dépens.

3) Le royaume d'Espagne supportera ses propres dépens.»