61995J0065

Arrêt de la Cour du 17 juin 1997. - The Queen contre Secretary of State for the Home Department, ex parte Mann Singh Shingara (C-65/95) et ex parte Abbas Radiom (C-111/95). - Demande de décision préjudicielle: High Court of Justice, Queen's Bench Division - Royaume-Uni. - Libre circulation des personnes - Dérogations - Droit d'entrée - Voies de recours - Articles 8 et 9 de la directive 64/221/CEE. - Affaires jointes C-65/95 et C-111/95.

Recueil de jurisprudence 1997 page I-03343


Sommaire
Parties
Motifs de l'arrêt
Décisions sur les dépenses
Dispositif

Mots clés


1 Libre circulation des personnes - Dérogations - Décisions en matière de police des étrangers - Garanties juridictionnelles - Portée - Égal accès des nationaux et des ressortissants des autres États membres aux voies de recours - Recours ouverts contre les actes administratifs

(Directive du Conseil 64/221, art. 8)

2 Libre circulation des personnes - Dérogations - Décisions en matière de police des étrangers - Décision refusant la délivrance d'un premier titre de séjour - Décision d'éloignement avant toute délivrance d'un titre de séjour - Conditions d'examen par l'autorité compétente

(Directive du Conseil 64/221, art. 9)

3 Libre circulation des personnes - Dérogations - Décisions en matière de police des étrangers - Personne frappée d'une interdiction d'entrée sur le territoire - Nouvelle demande présentée après un délai raisonnable - Garanties juridictionnelles - Avis de l'autorité compétente

(Directive du Conseil 64/221, art. 8 et 9)

Sommaire


4 L'article 8 de la directive 64/221 pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, qui impose aux États membres l'obligation de permettre à tout ressortissant d'un État membre d'introduire contre une décision d'entrée, de refus de délivrance ou de refus de renouvellement d'un titre de séjour ou contre une décision d'éloignement du territoire, les mêmes recours que ceux qui sont ouverts aux nationaux contre les actes administratifs, doit être interprété en ce sens que, si la législation nationale d'un État membre prévoit, d'une part, un recours contre les actes administratifs en général et, d'autre part, un autre type de recours contre les décisions d'entrée concernant les nationaux de cet État membre, l'obligation ainsi imposée est remplie si les ressortissants des autres États membres disposent de la même voie de recours que celle ouverte contre les actes administratifs en général dans cet État membre.

5 L'article 9 de la directive 64/221 pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique doit être interprété en ce sens que les trois hypothèses mentionnées au paragraphe 1 de cette disposition, qui sont exprimées par les termes «En l'absence de possibilités de recours juridictionnels ou si ces recours ne portent que sur la légalité de la décision ou s'ils n'ont pas d'effet suspensif», s'appliquent également dans le cadre du paragraphe 2 de cette disposition, à savoir lorsque la décision contestée est un refus de délivrance du premier titre de séjour ou une décision d'éloignement avant toute délivrance d'un tel titre.

6 Un ressortissant d'un État membre, qui a fait l'objet d'une première décision lui interdisant l'entrée sur le territoire d'un autre État membre pour des raisons d'ordre public ou de sécurité publique, dispose du droit de recours, en vertu de l'article 8 de la directive 64/221 pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, et, le cas échéant, du droit d'obtenir l'avis de l'autorité compétente indépendante, en vertu de l'article 9 de cette directive, à l'encontre d'une nouvelle décision prise par l'autorité administrative à la suite d'une demande présentée par ce ressortissant après un délai raisonnable à compter de la dernière décision lui interdisant l'entrée sur le territoire.

Parties


Dans les affaires jointes C-65/95 et C-111/95,

ayant pour objet des demandes adressées à la Cour, en application de l'article 177 du traité CE, par la High Court of Justice, Queen's Bench Division (Royaume-Uni), et tendant à obtenir, dans les litiges pendants devant cette juridiction entre

The Queen

et

Secretary of State for the Home Department, ex parte: Mann Singh Shingara (C-65/95),

et entre

The Queen

et

Secretary of State for the Home Department, ex parte: Abbas Radiom (C-111/95),

une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation des articles 8 et 9 de la directive 64/221/CEE du Conseil, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (JO 1964, 56, p. 850),

LA COUR,

composée de MM. G. C. Rodríguez Iglesias, président, G. F. Mancini, J. L. Murray et L. Sevón (rapporteur), présidents de chambre, C. N. Kakouris, P. J. G. Kapteyn, C. Gulmann, D. A. O. Edward, J.-P. Puissochet, G. Hirsch et M. Wathelet, juges,

avocat général: M. D. Ruiz-Jarabo Colomer,

greffier: M. R. Grass,

considérant les observations écrites présentées:

- pour M. Shingara, par MM. Ian Macdonald, QC, et Raza Husain, barrister, mandatés par M. Michael Ellman, solicitor,

- pour M. Radiom, par MM. Nicholas Blake, QC, et Duran Seddon, barrister, mandatés par M. Christopher Randall, solicitor,

- pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme Lindsey Nicoll, du Treasury Solicitor's Department, en qualité d'agent, assistée de MM. Stephen Richards et Ian Burnett, barristers,

- pour le gouvernement français, par Mmes Catherine de Salins, sous-directeur à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, et Anne de Bourgoing, chargé de mission à la même direction, en qualité d'agents,

- pour la Commission des Communautés européennes, par MM. Christopher Docksey et Pieter van Nuffel, membres du service juridique, en qualité d'agents,

vu le rapport d'audience,

ayant entendu les observations orales de M. Shingara, de M. Radiom, du gouvernement du Royaume-Uni et de la Commission à l'audience du 8 octobre 1996,

ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 26 novembre 1996,

rend le présent

Arrêt

Motifs de l'arrêt


1 Par ordonnances du 3 février 1995, parvenues à la Cour les 13 mars (C-65/95) et 3 avril (C-111/95) suivants, la High Court of Justice, Queen's Bench Division, a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, cinq questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 8 et 9 de la directive 64/221/CEE du Conseil, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique (JO 1964, 56, p. 850, ci-après la «directive»).

2 Devant la juridiction de renvoi, les requérants au principal, dont l'entrée sur le territoire du Royaume-Uni a été refusée, ont notamment demandé qu'il soit déclaré qu'ils avaient droit à un recours, en vertu de l'article 8 de la directive, contre les décisions prises à leur encontre par le ministre de l'Intérieur pour des raisons d'ordre public ou à un examen de leur situation par une autorité indépendante, en application de l'article 9 de la directive.

3 L'article 8 de la directive dispose:

«L'intéressé doit pouvoir introduire contre la décision d'entrée, de refus de délivrance ou de refus de renouvellement du titre de séjour, ou contre la décision d'éloignement du territoire, les recours ouverts aux nationaux contre les actes administratifs.»

4 L'article 9 de la directive prévoit:

«1. En l'absence de possibilités de recours juridictionnels ou si ces recours ne portent que sur la légalité de la décision ou s'ils n'ont pas effet suspensif, la décision de refus de renouvellement du titre de séjour ou la décision d'éloignement du territoire d'un porteur d'un titre de séjour n'est prise par l'autorité administrative, à moins d'urgence, qu'après avis donné par une autorité compétente du pays d'accueil devant laquelle l'intéressé doit pouvoir faire valoir ses moyens de défense et se faire assister ou représenter dans les conditions de procédure prévues par la législation nationale.

Cette autorité doit être différente de celle qualifiée pour prendre la décision de refus de renouvellement du titre de séjour ou la décision d'éloignement.

2. Les décisions de refus de délivrance du premier titre de séjour ainsi que les décisions d'éloignement avant toute délivrance d'un tel titre sont soumises, à la demande de l'intéressé, à l'examen de l'autorité dont l'avis préalable est prévu au paragraphe 1. L'intéressé est alors autorisé à présenter en personne ses moyens de défense à moins que des raisons de sûreté de l'État ne s'y opposent.»

5 Les voies de recours contre une interdiction d'entrée au Royaume-Uni sont régies par l'article 13 de l'Immigration Act 1971 (loi relative à l'immigration), dont les dispositions pertinentes prévoient:

«13 (1) Sous réserve des dispositions de la présente partie de la loi, toute personne à laquelle l'autorisation d'entrer sur le territoire du Royaume-Uni est refusée en vertu de la présente loi peut se pourvoir [`appeal'] devant un adjudicateur contre la décision lui imposant l'exigence d'une autorisation ou contre le refus.

13 (2) Sous réserve des dispositions de la présente partie de la loi, une personne qui, après en avoir dûment présenté la demande, se voit refuser un titre attestant de son droit de résidence [`certificate of entitlement'] ou un visa d'entrée [`entry clearance'] peut se pourvoir contre ce refus devant un adjudicator.

...

13 (5) Un refus d'autorisation d'entrée ou un refus de visa d'entrée n'est pas susceptible de recours [`appeal'] si le ministre certifie qu'il a lui-même (et non une personne agissant sous son autorité) donné des instructions afin que l'intéressé ne reçoive pas l'autorisation d'entrer au Royaume-Uni au motif que l'interdiction de ce dernier est justifiée par le bien public [`conducive to the public good'] ou si l'autorisation d'entrée ou le visa d'entrée ont été refusés en application de telles instructions.»

6 Les voies de recours administratifs ainsi prévues (ci-après le «recours administratif») doivent être distinguées, au Royaume-Uni, de la demande de contrôle juridictionnel (Application for Judicial Review, ci-après le «contrôle juridictionnel») par laquelle la légalité des décisions des autorités publiques peut être contrôlée par les juridictions de droit commun, à savoir la High Court of Justice (en Angleterre, pays de Galles et Irlande du Nord) et la Court of Session (en Écosse).

7 M. Shingara, qui est de nationalité française, a tenté, le 29 mars 1991, de se rendre au Royaume-Uni, mais s'est vu refuser l'autorisation d'entrée sur le territoire britannique. L'avis de notification de ce refus indiquait, d'une part, que le ministre de l'Intérieur avait personnellement décidé qu'il était contraire à l'ordre public et à la sécurité publique d'autoriser M. Shingara à entrer au Royaume-Uni et, d'autre part, qu'il ne possédait aucun droit de recours administratif («appeal») contre le refus opposé par l'administration britannique. Il ressort de l'ordonnance de renvoi que le ministère de l'Intérieur a fait valoir, pour justifier ce refus, certains liens qu'entretiendrait M. Shingara avec l'extrémisme sikh.

8 Quelques années plus tard, à savoir le 15 juillet 1993, M. Shingara est arrivé au port de Douvres et a été admis sur le territoire après avoir présenté sa carte d'identité française. Le 22 juillet 1993, il a été arrêté à Birmingham et placé en détention en tant qu'étranger illégalement entré sur le territoire. Le 30 juillet 1993, M. Shingara, d'une part, a reçu l'autorisation d'introduire une demande de contrôle juridictionnel visant à contester la détention et, d'autre part, a été remis en liberté, en sorte qu'il est retourné en France.

9 Devant la High Court, M. Shingara conteste la décision du 22 juillet 1993 du ministre de l'Intérieur de le considérer comme un étranger illégalement entré sur le territoire du Royaume-Uni, de le placer en détention, de l'expulser du Royaume-Uni ainsi que d'interdire son entrée et sa présence sur le territoire britannique. Il demande en conséquence l'annulation de cette décision ainsi qu'à obtenir une déclaration selon laquelle il est autorisé à introduire un recours administratif contre cette interdiction ou à faire examiner son affaire par une autorité indépendante.

10 M. Radiom, qui a la double nationalité iranienne et irlandaise, réside en Irlande.

11 En mai 1983, M. Radiom a reçu une carte de séjour l'autorisant à demeurer au Royaume-Uni pour une durée illimitée. Il ressort de la lettre du ministère de l'Intérieur que la carte de séjour lui a été délivrée en sa qualité de ressortissant d'un pays tiers.

12 M. Radiom, qui travaillait au Royaume-Uni au service consulaire iranien depuis 1983, a été informé par le ministère de l'Intérieur, le 9 mars 1989, à la suite de la rupture des relations diplomatiques entre le Royaume-Uni et la république islamique d'Iran, que, s'il ne quittait pas le Royaume-Uni dans un délai de sept jours, il serait placé en détention et expulsé. Celui-ci a obtempéré à cette injonction.

13 M. Radiom a demandé, le 2 juillet 1992, des renseignements sur sa situation et, plus particulièrement, a attiré l'attention sur le fait qu'il était ressortissant communautaire. Le ministère de l'Intérieur a répondu, le 24 septembre 1992, que sa décision était justifiée par le bien public et ajoutait que, si M. Radiom tentait d'entrer au Royaume-Uni, l'entrée lui serait refusée pour des raisons d'ordre public et que, si, nonobstant cette interdiction, il parvenait cependant à pénétrer au Royaume-Uni, une mesure de reconduite à la frontière serait prise à son encontre. Il était également précisé que M. Radiom ne disposait d'aucun droit de recours administratif («appeal»).

14 Le 13 octobre 1992, M. Radiom a sollicité du ministère de l'Intérieur la délivrance d'un permis de séjour de ressortissant communautaire.

15 Cette demande a été rejetée par lettre du 23 novembre 1992, laquelle précisait que, bien qu'il soit ressortissant communautaire, il ne disposait d'aucun droit de recours administratif («appeal»).

16 Il ressort de l'ordonnance de renvoi que le ministère de l'Intérieur a fait valoir, pour justifier la décision prise, les liens qui existeraient entre M. Radiom et le régime iranien. Il ressort également de cette ordonnance que le ministre de l'Intérieur aurait personnellement examiné, eu égard à la demande de contrôle juridictionnel, la question du retrait de la décision interdisant l'entrée de M. Radiom sur le territoire du Royaume-Uni. Le ministre a néanmoins estimé qu'il ne serait pas dans l'intérêt de la sûreté de l'État de retirer ladite décision.

17 M. Radiom a saisi la High Court d'une demande de contrôle juridictionnel tendant à voir annuler la décision du 23 novembre 1992 rejetant sa demande de permis de séjour.

18 Estimant que les affaires au principal soulevaient des problèmes d'interprétation de la directive, la High Court a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions suivantes:

«1) (1) A l'article 8 de la directive 64/221/CEE du Conseil, du 25 février 1964, le passage `les recours ouverts aux nationaux contre les actes administratifs' vise-t-il: a) les recours spécifiquement ouverts contre les décisions d'entrée à l'égard de nationaux de l'État concerné (en l'espèce, le recours à un immigration adjudicator), ou b) vise-t-il simplement les recours ouverts contre les actes administratifs en général (en l'espèce, une demande de contrôle juridictionnel)?

(2) Si la réponse à la première question est celle indiquée sous a), le passage cité de l'article 8 de la directive 64/221 vise-t-il uniquement les recours ouverts aux nationaux dans la même situation (en l'espèce, refus d'entrée pour des motifs de sûreté de l'État) ou vise-t-il également les recours ouverts aux nationaux dans des situations analogues ou similaires et, le cas échéant, quel est le degré d'analogie ou de similitude requis?

2) Compte tenu de la réponse à la première question, l'article 8 de la directive 64/221 exige-t-il qu'un ressortissant de la Communauté, auquel l'entrée au Royaume-Uni est refusée pour des raisons de sûreté de l'État, ait le droit de se pourvoir devant un immigration adjudicator si, sur la base d'une interprétation exacte des dispositions pertinentes du droit national, un ressortissant du Royaume-Uni auquel l'entrée du territoire est refusée pour des raisons de sûreté de l'État possède un tel droit de recours, destiné à lui permettre d'établir qu'il possède la qualité de ressortissant du Royaume-Uni et qu'il a donc le droit d'entrer au Royaume-Uni même si sa présence y est indésirable pour des raisons de sûreté de l'État?

3) Le passage introductif de l'article 9, paragraphe 1, de la directive 64/221 (`en l'absence de possibilités de recours juridictionnels ou si ces recours ne portent que sur la légalité de la décision ou s'ils n'ont pas d'effet suspensif') s'applique-t-il également à l'article 9, paragraphe 2?

4) Si un ressortissant de la Communauté a fait l'objet d'une décision lui interdisant le territoire d'un État membre autre que le sien pour des raisons d'ordre public ou de sécurité publique et s'il a quitté ledit territoire sans que son départ ait été précédé d'un recours ou d'une demande d'avis d'une autorité compétente indépendante au titre des articles 8 ou 9 de la directive 64/221 du Conseil, ledit ressortissant de la Communauté a-t-il droit, s'il retourne ultérieurement ou souhaite ultérieurement retourner dans l'État membre en question, à ce que:

a) le rejet de la demande de titre de séjour, ou

b) le rejet de la demande d'entrée, ou

c) une décision d'éloignement

soient soumis à l'examen d'une autorité compétente indépendante, au sens de l'article 9, paragraphe 2?

5) Les réponses à la quatrième question sont-elles différentes selon qu'il s'agit de l'une ou l'autre des hypothèses suivantes:

a) l'intéressé est entré sur le territoire de l'État membre avant de demander un titre de séjour

b) l'intéressé a été expulsé de l'État membre avant d'avoir demandé un titre de séjour ou n'a jamais demandé de titre de séjour

c) le départ antérieur était la conséquence d'une décision d'éloignement ou d'une menace de détention et d'expulsion et a été suivi d'une décision interdisant l'entrée et la présence de l'intéressé sur le territoire?»

19 Par ordonnance du président de la Cour du 8 mai 1995, les affaires C-65/95 et C-111/95 ont été jointes aux fins de la procédure écrite et orale et de l'arrêt.

Sur les première et deuxième questions

20 Par la première partie de la première question, la juridiction de renvoi demande en substance si l'article 8 de la directive doit être interprété en ce sens que, si la législation nationale d'un État membre prévoit, d'une part, un recours contre les actes administratifs en général et, d'autre part, un autre type de recours contre les décisions d'entrée concernant les nationaux de cet État membre, l'obligation imposée à l'État membre par cette disposition est remplie si les ressortissants des autres États membres disposent de la même voie de recours que celle ouverte contre les actes administratifs en général dans cet État membre.

21 Les requérants au principal se réfèrent, notamment, à l'arrêt du 5 mars 1980, Pecastaing (98/79, Rec. p. 691), selon lequel l'article 8 de la directive viserait tous les recours ouverts dans un État membre contre les actes administratifs dans le cadre de l'organisation judiciaire et de la répartition des compétences juridictionnelles de l'État concerné. Ils font valoir que, lorsque les ressortissants d'un État membre disposent de recours juridictionnels spécifiques contre tout refus de reconnaissance de leur droit d'entrée, un ressortissant d'un autre État membre doit disposer du même droit de recours en cas de refus similaire, même si les motifs du refus sont différents. Le fait que ces deux situations concernent le droit d'accès au territoire national constitue, selon eux, un degré de similitude suffisant, en sorte que des recours juridictionnels devraient être prévus.

22 La Commission partage cette opinion et soutient que l'article 8 de la directive exige des autorités d'un État membre qu'elles accordent aux ressortissants communautaires les mêmes possibilités de recours que celles ouvertes aux ressortissants de l'État concerné dans des circonstances comparables.

23 En revanche, le gouvernement du Royaume-Uni fait valoir que l'article 8 de la directive vise les recours en général et que le respect de cette disposition exige uniquement la garantie d'un contrôle juridictionnel. Cette disposition ne requerrait pas de comparaison entre la situation d'un ressortissant d'un État membre qui s'est vu refuser l'entrée dans un autre État membre et celle hypothétique et invraisemblable d'un ressortissant d'un État membre qui se verrait refuser l'entrée, sur le territoire de l'État dont il a la nationalité, pour des raisons de sûreté de l'État.

24 A cet égard, il convient, tout d'abord, de relever que l'article 8 de la directive ne réglemente pas les modalités de mise en oeuvre du droit de recours, telles que la question de savoir devant quel type de juridiction le recours doit être introduit, dans la mesure où ces modalités dépendent de l'organisation judiciaire de chaque État membre (voir, en ce sens, arrêt Pecastaing, précité, point 11).

25 L'obligation de permettre à l'intéressé d'introduire contre une décision d'entrée, de refus de délivrance ou de refus de renouvellement d'un titre de séjour, ou contre une décision d'éloignement du territoire, les recours ouverts aux nationaux contre les actes administratifs implique toutefois qu'un État membre ne saurait, sans méconnaître l'obligation imposée par l'article 8 de la directive, organiser, pour les personnes visées par la directive, des recours obéissant à des procédures particulières qui offrent de moindres garanties que celles offertes dans le cadre des recours introduits par les nationaux contre les actes de l'administration (arrêts Pecastaing, précité, point 10, et du 18 octobre 1990, Dzodzi, C-297/88 et C-197/89, Rec. p. I-3763, point 58).

26 En revanche, lorsque les dispositions nationales n'indiquent pas de procédures particulières de recours pour les personnes visées à la directive dans le domaine de l'entrée, du refus de délivrance ou de renouvellement du titre de séjour, ou contre une décision d'éloignement du territoire, l'obligation imposée à l'État membre par l'article 8 de la directive est respectée si les ressortissants des autres États membres disposent des mêmes voies de recours que celles en général ouvertes contre les actes administratifs dans cet État membre (voir arrêt Pecastaing, précité, point 11).

27 Dans les affaires au principal, il y a lieu de relever que la législation nationale prévoit, d'une part, un recours contre les actes administratifs en général et, d'autre part, un autre type de recours contre les décisions d'entrée concernant les nationaux de cet État membre. Il ressort, en outre, de l'ordonnance de renvoi que ce dernier recours est également accessible aux étrangers en matière d'entrée sur le territoire, à l'exception toutefois des refus d'entrée motivés par le bien public. Pour apprécier si c'est par rapport à ce dernier recours, plutôt que par rapport à celui prévu pour les actes administratifs en général, que doit être déterminé le recours ouvert aux ressortissants des autres États membres en vertu de l'article 8 de la directive, il convient d'examiner si les cas dans lesquels les nationaux de cet État membre disposent de ce droit de recours sont suffisamment comparables à ceux prévus à l'article 8 de la directive.

28 Ainsi que la Cour l'a constaté dans l'arrêt du 18 mai 1982, Adoui et Cornuaille (115/81 et 116/81, Rec. p. 1665, point 7), les réserves insérées aux articles 48 et 56 du traité CE permettent aux États membres de prendre, à l'égard des ressortissants d'autres États membres, pour les motifs énoncés par ces dispositions, et notamment ceux justifiés par l'ordre public, des mesures qu'ils ne sauraient appliquer à leurs propres ressortissants, en ce sens qu'ils n'ont pas le pouvoir d'éloigner ces derniers du territoire national ou de leur en interdire l'accès.

29 Il s'ensuit que le droit de recours ouvert aux ressortissants des autres États membres dans les situations prévues par la directive - à savoir en cas de décisions relatives à l'entrée sur le territoire, à la délivrance ou au renouvellement du titre de séjour, ou à l'éloignement du territoire, prises pour des raisons d'ordre public ou de sécurité publique - ne peut pas être apprécié par rapport au recours ouvert aux nationaux concernant leur droit d'entrée.

30 En effet, ces deux situations ne sont nullement comparables. Tandis que, pour les nationaux, le droit d'entrée est une conséquence de la qualité de ressortissant, impliquant dès lors la mise en oeuvre de ce droit sans aucune marge d'appréciation de l'État, les circonstances spécifiques qui peuvent justifier le recours à la notion d'ordre public à l'encontre des ressortissants des autres États membres peuvent varier d'un État à l'autre et d'une époque à l'autre, en sorte qu'il convient de reconnaître en la matière, aux autorités nationales compétentes, une marge d'appréciation (voir arrêt du 4 décembre 1974, Van Duyn, 41/74, Rec. p. 1337, point 18).

31 Par conséquent, il convient de répondre à la première partie de la première question que l'article 8 de la directive doit être interprété en ce sens que, si la législation nationale d'un État membre prévoit, d'une part, un recours contre les actes administratifs en général et, d'autre part, un autre type de recours contre les décisions d'entrée concernant les nationaux de cet État membre, l'obligation imposée à l'État membre par cette disposition est remplie si les ressortissants des autres États membres disposent de la même voie de recours que celle ouverte contre les actes administratifs en général dans cet État membre.

32 Eu égard à cette réponse, il n'est pas nécessaire de répondre à la seconde partie de la première question ainsi qu'à la deuxième question.

Sur la troisième question

33 Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande si l'article 9 de la directive doit être interprété en ce sens que les trois hypothèses mentionnées au paragraphe 1 de cette disposition, qui sont exprimées par les termes «En l'absence de possibilités de recours juridictionnels ou si ces recours ne portent que sur la légalité de la décision ou s'ils n'ont pas d'effet suspensif», s'appliquent également dans le cadre du paragraphe 2, à savoir lorsque la décision contestée est un refus de délivrance du premier titre de séjour ou une décision d'éloignement avant toute délivrance d'un tel titre.

34 Ainsi que la Cour l'a déjà constaté, les dispositions de l'article 9 de la directive sont complémentaires de celles de l'article 8. Elles ont pour objet d'assurer une garantie procédurale minimale aux personnes frappées par l'une des mesures envisagées dans les trois hypothèses définies au paragraphe 1 du même article. Dans l'hypothèse où les recours juridictionnels ne portent que sur la légalité de la décision, l'intervention de l'«autorité compétente» visée à l'article 9, paragraphe 1, doit permettre d'obtenir un examen exhaustif de tous les faits et circonstances, y compris de l'opportunité de la mesure envisagée, avant que la décision soit définitivement arrêtée (voir arrêts du 22 mai 1980, Santillo, 131/79, Rec. p. 1585, point 12; Adoui et Cornuaille, précité, point 15, et du 30 novembre 1995, Gallagher, C-175/94, Rec. p. I-4253, point 17).

35 Si l'article 9, paragraphe 2, de la directive devait être interprété en ce sens que le destinataire d'une décision de refus de délivrance d'un premier titre de séjour ou d'une décision d'éloignement avant toute délivrance d'un tel titre aurait le droit d'obtenir l'avis de l'«autorité compétente», mentionnée au paragraphe 1, indépendamment des hypothèses définies dans ce paragraphe, il aurait ce droit même dans le cas où les recours porteraient sur le fond et comprendraient un examen exhaustif de tous les faits et circonstances. Une telle interprétation serait contraire à la finalité de ces dispositions, la procédure d'examen et d'avis prévue à l'article 9 étant destinée à pallier les insuffisances des recours visés à l'article 8 de la directive (voir arrêt Pecastaing, précité, point 20).

36 En outre, dans le cas d'une décision d'éloignement, une telle interprétation défavoriserait d'une manière injustifiée une personne qui séjourne déjà légalement sur le territoire d'un État membre et dont la situation relève, dès lors, de l'article 9, paragraphe 1, de la directive par rapport à une personne frappée par une décision d'éloignement prise avant toute délivrance d'un titre de séjour, visée par le paragraphe 2 de cette disposition. Cette dernière personne aurait ainsi toujours la possibilité d'obtenir un avis tandis que la première l'aurait seulement dans les cas mentionnés à l'article 9, paragraphe 1.

37 Il convient, dès lors, de répondre à la troisième question que l'article 9 de la directive doit être interprété en ce sens que les trois hypothèses mentionnées au paragraphe 1 de cette disposition, qui sont exprimées par les termes «En l'absence de possibilités de recours juridictionnels ou si ces recours ne portent que sur la légalité de la décision ou s'ils n'ont pas effet suspensif», s'appliquent également dans le cadre du paragraphe 2 de cette disposition, à savoir lorsque la décision contestée est un refus de délivrance du premier titre de séjour ou une décision d'éloignement avant toute délivrance d'un tel titre.

Sur les quatrième et cinquième questions

38 Par les quatrième et cinquième questions, la juridiction de renvoi demande en substance si un ressortissant d'un État membre, qui a fait l'objet d'une décision lui interdisant l'entrée sur le territoire d'un autre État membre pour des raisons d'ordre public ou de sécurité publique, dispose du droit de recours, prévu à l'article 8 de la directive, et, le cas échéant, du droit d'obtenir l'avis de l'autorité compétente indépendante, visé à l'article 9 de cette directive, à l'encontre des mesures prises ultérieurement qui empêchent son entrée dans cet État, même si la première décision n'a pas fait l'objet d'un recours ou d'un avis.

39 A cet égard, il convient de rappeler qu'il résulte des principes dégagés par la Cour dans l'arrêt Adoui et Cornuaille, précité, point 12, qu'un ressortissant communautaire qui a fait l'objet d'une mesure d'éloignement du territoire d'un État membre peut demander à nouveau un permis de séjour et que cette demande, lorsqu'elle est présentée après un délai raisonnable, doit être examinée par l'autorité administrative compétente de cet État, qui doit tenir compte, en particulier, des moyens avancés par l'intéressé tendant à établir un changement matériel des circonstances qui avaient justifié la première décision d'éloignement.

40 Les décisions interdisant l'accès au territoire d'un État membre à un ressortissant d'un autre État membre sont en effet dérogatoires au principe fondamental de libre circulation. Dès lors, une telle décision ne saurait avoir une durée de validité illimitée. Un ressortissant communautaire frappé par une telle interdiction doit donc avoir le droit de demander le réexamen de sa situation lorsqu'il estime que les circonstances qui avaient justifié l'interdiction d'entrée sur le territoire ont disparu.

41 Cet examen doit s'effectuer au regard des circonstances au moment du dépôt de la demande. Le fait que, dans le cadre d'une décision antérieure, un ressortissant communautaire ait omis d'introduire un recours ou que l'autorité compétente indépendante n'ait pas donné d'avis, au titre des articles 8 ou 9 de la directive, ne saurait faire obstacle à l'examen de la nouvelle demande présentée par ce ressortissant.

42 A la suite d'une nouvelle demande d'entrée ou de titre de séjour, présentée après un délai raisonnable à compter de la décision précédente, l'intéressé a le droit d'obtenir une nouvelle décision, qui est susceptible de faire l'objet d'un recours sur le fondement de l'article 8 et, le cas échéant, de l'article 9 de la directive.

43 Le droit d'obtenir l'avis d'une autorité indépendante existe dans toutes les situations envisagées par la juridiction de renvoi dans le cadre de la cinquième question. En effet, les mesures justifiées au titre de l'ordre public ou de la sécurité publique doivent être exclusivement fondées, en vertu de l'article 3, paragraphe 1, de la directive, sur le comportement personnel de l'individu qui en fait l'objet. Eu égard à ces considérations, il n'est pas nécessaire d'examiner plus en détail les situations décrites dans la cinquième question.

44 Il y a donc lieu de répondre aux quatrième et cinquième questions qu'un ressortissant d'un État membre, qui a fait l'objet d'une première décision lui interdisant l'entrée sur le territoire d'un autre État membre pour des raisons d'ordre public ou de sécurité publique, dispose du droit de recours, en vertu de l'article 8 de la directive, et, le cas échéant, du droit d'obtenir l'avis de l'autorité compétente indépendante, en vertu de l'article 9 de cette directive, à l'encontre d'une nouvelle décision prise par l'autorité administrative à la suite d'une demande présentée par ce ressortissant après un délai raisonnable à compter de la dernière décision lui interdisant l'entrée sur le territoire.

Décisions sur les dépenses


Sur les dépens

45 Les frais exposés par les gouvernements du Royaume-Uni et français, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Dispositif


Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par la High Court of Justice, Queen's Bench Division, par ordonnances du 3 février 1995, dit pour droit:

1) L'article 8 de la directive 64/221/CEE du Conseil, du 25 février 1964, pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, doit être interprété en ce sens que, si la législation nationale d'un État membre prévoit, d'une part, un recours contre les actes administratifs en général et, d'autre part, un autre type de recours contre les décisions d'entrée concernant les nationaux de cet État membre, l'obligation imposée à l'État membre par cette disposition est remplie si les ressortissants des autres États membres disposent de la même voie de recours que celle ouverte contre les actes administratifs en général dans cet État membre.

2) L'article 9 de la directive 64/221 doit être interprété en ce sens que les trois hypothèses mentionnées au paragraphe 1 de cette disposition, qui sont exprimées par les termes «En l'absence de possibilités de recours juridictionnels ou si ces recours ne portent que sur la légalité de la décision ou s'ils n'ont pas effet suspensif», s'appliquent également dans le cadre du paragraphe 2 de cette disposition, à savoir lorsque la décision contestée est un refus de délivrance du premier titre de séjour ou une décision d'éloignement avant toute délivrance d'un tel titre.

3) Un ressortissant d'un État membre, qui a fait l'objet d'une première décision lui interdisant l'entrée sur le territoire d'un autre État membre pour des raisons d'ordre public ou de sécurité publique, dispose du droit de recours, en vertu de l'article 8 de la directive 64/221, et, le cas échéant, du droit d'obtenir l'avis de l'autorité compétente indépendante, en vertu de l'article 9 de cette directive, à l'encontre d'une nouvelle décision prise par l'autorité administrative à la suite d'une demande présentée par ce ressortissant après un délai raisonnable à compter de la dernière décision lui interdisant l'entrée sur le territoire.