Affaire C-109/10 P

Solvay SA

contre

Commission européenne

«Pourvoi — Concurrence — Marché de la soude dans la Communauté — Abus de position dominante — Violation des droits de la défense — Accès au dossier — Audition de l’entreprise»

Sommaire de l'arrêt

1.        Concurrence — Procédure administrative — Accès au dossier — Objet — Respect des droits de la défense

(Règlement du Conseil nº 1/2003, art. 27, § 2)

2.        Concurrence — Procédure administrative — Respect des droits de la défense — Audition des entreprises — Portée de l'obligation après l'annulation d'une première décision de la Commission

(Art. 81, § 1, CE; règlement du Conseil nº 1/2003, art. 27)

1.        Le droit d'accès au dossier dans les affaires de concurrence implique que la Commission donne à l'entreprise concernée la possibilité de procéder à un examen de la totalité des documents figurant au dossier d'instruction qui sont susceptibles d'être pertinents pour la défense de cette entreprise. Ceux-ci comprennent tant les pièces à charge que celles à décharge, sous réserve des secrets d'affaires d'autres entreprises, des documents internes de la Commission et d'autres informations confidentielles.

La violation du droit d'accès au dossier au cours de la procédure préalable à l'adoption d'une décision est susceptible, en principe, d'entraîner l'annulation de cette décision lorsqu'il a été porté atteinte aux droits de la défense. En pareille hypothèse, la violation survenue n'est pas régularisée du simple fait que l'accès a été rendu possible au cours de la procédure juridictionnelle concernant un recours visant à l'annulation de la décision de la Commission. En effet, se limitant à un contrôle juridictionnel des moyens soulevés, l'examen du Tribunal n'a ni pour objet ni pour effet de remplacer une instruction complète de l'affaire dans le cadre d'une procédure administrative. Par ailleurs, la prise de connaissance tardive de certains documents du dossier ne replace pas l'entreprise, qui a introduit un recours à l'encontre d'une décision de la Commission, dans la situation qui aurait été la sienne si elle avait pu s'appuyer sur les mêmes documents pour présenter ses observations écrites et orales devant cette institution.

Lorsque l'accès au dossier, et plus particulièrement à des documents à décharge, est assuré au stade de la procédure juridictionnelle, l'entreprise concernée doit démontrer non pas que, si elle avait eu accès aux documents non communiqués, la décision de la Commission aurait eu un contenu différent, mais seulement que lesdits documents auraient pu être utiles pour sa défense. À cet égard, dès lors que l'entreprise concernée n'a pas eu accès à des documents manquants dans lesquels il n'est pas exclu qu'elle aurait pu trouver des éléments lui permettant de donner aux faits une interprétation différente de celle retenue par la Commission, et que le contenu de ces documents n'est ni déterminé ni déterminable, il ne saurait être imposé à cette entreprise de préciser les arguments qu'elle aurait pu invoquer si elle avait eu à sa disposition ces documents qu'elle était dans l'impossibilité matérielle de connaître.

(cf. points 54-57, 62-63)

2.        Lorsque la Commission, après l'annulation d'une décision sanctionnant des entreprises ayant enfreint l'article 81, paragraphe 1, CE, en raison d'un vice de procédure concernant exclusivement les modalités de son adoption définitive par le collège des commissaires, adopte une nouvelle décision, d'un contenu substantiellement identique et fondée sur les mêmes griefs, elle n'est pas obligée de procéder à une nouvelle audition des entreprises concernées.

Il n'en va pas de même, toutefois, dès lors que l'adoption de la première décision est affectée d'un vice, à savoir une violation des droits de la défense du fait que la Commission n'a pas donné à l'entreprise concernée, lors de la procédure administrative ayant conduit à l'adoption de la première décision, un accès suffisant aux documents et notamment à ceux susceptibles d'être utiles pour la défense de cette entreprise, vice lui-même bien antérieur au vice de procédure précité. En adoptant, dans de telles circonstances, la même décision que celle qui avait été annulée en raison de ce vice de procédure sans ouvrir une nouvelle procédure administrative dans le cadre de laquelle elle aurait entendu l'entreprise concernée après lui avoir donné accès au dossier, la Commission viole les droits de la défense de cette entreprise.

(cf. points 67-71)







ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

25 octobre 2011 (*)

«Pourvoi – Concurrence – Marché de la soude dans la Communauté – Abus de position dominante – Violation des droits de la défense – Accès au dossier – Audition de l’entreprise»

Dans l’affaire C‑109/10 P,

ayant pour objet un pourvoi au titre de l’article 56 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, introduit le 26 février 2010,

Solvay SA, établie à Bruxelles (Belgique), représentée par Mes P. Foriers, R. Jafferali, F. Louis et A. Vallery, avocats,

partie requérante,

l’autre partie à la procédure étant:

Commission européenne, représentée par MM. J. Currall et F. Castillo de la Torre, en qualité d’agents, assistés de Me N. Coutrelis, avocate, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie défenderesse en première instance,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. V. Skouris, président, MM. J. N. Cunha Rodrigues, K. Lenaerts, J.-C. Bonichot et U. Lõhmus, présidents de chambre, M. A. Rosas (rapporteur), Mme R. Silva de Lapuerta, MM. E. Levits, A. Ó Caoimh, L. Bay Larsen, T. von Danwitz, A. Arabadjiev et E. Jarašiūnas, juges,

avocat général: Mme J. Kokott,

greffier: Mme R. Şereş, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 18 janvier 2011,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 14 avril 2011,

rend le présent

Arrêt

1        Par son pourvoi, Solvay SA (ci-après «Solvay») demande l’annulation de l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 17 décembre 2009, Solvay/Commission (T‑57/01, Rec. p. II‑4621, ci-après l’«arrêt attaqué»), par lequel celui-ci a rejeté son recours tendant à l’annulation de la décision 2003/6/CE de la Commission, du 13 décembre 2000, relative à une procédure d’application de l’article 82 du traité CE (COMP/33.133 – C: Carbonate de soude – Solvay) (JO 2003, L 10, p. 10, ci-après la «décision litigieuse»), et, à titre subsidiaire, à l’annulation ou à la réduction de l’amende qui lui a été infligée.

 Les antécédents du litige

2        Solvay est une importante entreprise chimique. Son fondateur, Ernest Solvay, a inventé un procédé permettant de produire synthétiquement de la soude, matière principalement utilisée dans la fabrication du verre. La soude est également utilisée dans l’industrie chimique, pour la fabrication de détergents, ainsi que dans la métallurgie.

3        Vers 1870, Solvay a concédé une licence de production à Brunner, Mond & Co., l’une des sociétés qui constituèrent Imperial Chemical Industries (ci-après «ICI») à l’origine. Solvay ainsi que Brunner, Mond & Co. se sont réparti leurs sphères d’influence («Alkali Cartel»), Solvay étant active sur le continent européen tandis que Brunner, Mond & Co. l’était dans les îles Britanniques, le Commonwealth britannique et d’autres pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud. L’accord initial a été renouvelé à plusieurs reprises, notamment en 1945.

4        À la fin des années 1980, Solvay était le principal producteur de soude tant dans la Communauté européenne, où il représentait 60 % du marché, qu’au niveau mondial. ICI en était le deuxième producteur. Venaient ensuite quatre petits producteurs, à savoir Rhône-Poulenc, Akzo, Matthes & Weber ainsi que Chemische Fabrik Kalk (ci-après «CFK»).

5        De la soude naturelle était extraite aux États-Unis. Le coût de production de celle-ci était inférieur à celui de la soude synthétique, mais il fallait ajouter à ce coût les frais de transport. Les entreprises communautaires ont été protégées pendant quelques années par des mesures antidumping, mais ces dernières faisaient l’objet d’un réexamen au moment où les procédures litigieuses ont été entamées par la Commission des Communautés européennes. Il était en effet possible que le dumping ne soit plus établi.

6        Les producteurs des pays de l’Europe de l’Est constituaient également des concurrents, mais pour des quantités de soude peu importantes. Les importations en provenance de ces pays avaient également fait l’objet de mesures antidumping.

7        Sur le marché communautaire, pouvaient être constatés une répartition des sphères d’influence entre Solvay et ICI ainsi qu’un cloisonnement des marchés nationaux, avec des différences de prix importantes.

8        Soupçonnant l’existence d’accords entre les différentes entreprises productrices de la Communauté, la Commission a, au début de l’année 1989, effectué des vérifications auprès des principaux producteurs de soude et s’est fait remettre la copie de nombreux documents. Ces vérifications ont été complétées par des demandes de renseignements.

9        Le 13 mars 1990, la Commission a envoyé une communication des griefs commune à Solvay, à ICI et à CFK. Les infractions reprochées consistaient en des violations:

–        de l’article 85 du traité CEE (devenu article 85 du traité CE, lui-même devenu article 81 CE) par Solvay et par ICI,

–        de l’article 85 du traité par Solvay et par CFK,

–        de l’article 86 du traité CEE (devenu article 86 du traité CE, lui-même devenu article 82 CE) par Solvay,

–        de l’article 86 du traité par ICI.

10      La Commission a communiqué à chaque entreprise mise en cause non pas l’ensemble des documents, mais uniquement les documents relatifs à l’infraction qui lui était reprochée. En outre, de nombreux documents ou passages n’ont pas été transmis aux entreprises concernées pour des raisons de confidentialité.

11      Lesdites entreprises ont été invitées à être entendues. Il semble que Solvay n’ait pas souhaité participer aux auditions.

12      Le 19 décembre 1990, la Commission a adopté les quatre décisions suivantes:

–        la décision 91/297/CEE, relative à une procédure d’application de l’article [81 CE] (IV/33.133 – A: Carbonate de soude – Solvay, ICI) (JO 1991, L 152, p. 1), par laquelle elle reprochait à Solvay et à ICI essentiellement d’avoir continué à se partager le marché de la soude, malgré l’affirmation de ces entreprises selon laquelle l’accord conclu au cours de l’année 1945 serait tombé en désuétude, et par laquelle, pour démontrer que les comportements n’étaient pas autonomes («comportements parallèles»), elle retenait notamment le fait que, dans certaines circonstances, c’était Solvay qui livrait au nom d’ICI, ainsi que l’existence de contacts fréquents entre ces deux entreprises;

–        la décision 91/298/CEE, relative à une procédure d’application de l’article [81 CE] (IV/33.133 – B: Carbonate de soude – Solvay, CFK) (JO 1991, L 152, p. 16), par laquelle elle reprochait à Solvay et à CFK d’avoir conclu un accord en matière de prix, en échange, pour CFK, d’une garantie d’écoulement d’une quantité minimale revue annuellement;

–        la décision 91/299/CEE, relative à une procédure d’application de l’article [82 CE] (IV/33.133 – C: Carbonate de soude – Solvay) (JO 1991, L 152, p. 21), par laquelle elle reprochait à Solvay d’avoir abusé de sa position dominante en appliquant des systèmes de rabais, de ristournes et de remises par référence à un tonnage marginal, visant à lier les clients pour la totalité de leurs besoins et à exclure les concurrents;

–        la décision 91/300/CEE, relative à une procédure d’application de l’article [82 CE] (IV/33.133 – D: Carbonate de soude – ICI) (JO 1991, L 152, p. 40), par laquelle elle reprochait un comportement similaire à ICI.

13      Ces quatre décisions ont été contestées devant le Tribunal. Solvay a demandé l’annulation des décisions 91/297 (affaire T‑30/91), 91/298 (affaire T‑31/91) et 91/299 (affaire T‑32/91). ICI a demandé l’annulation des décisions 91/297 (affaire T‑36/91) et 91/300 (affaire T‑37/91). En revanche, CFK a payé l’amende qui lui avait été infligée par la décision 91/298.

14      Il importe à cet égard de rappeler que, le 27 février 1992, le Tribunal a déclaré inexistante une décision de la Commission relative à une entente entre entreprises productrices de polychlorure de vinyle (PVC) en raison de l’absence d’authentification régulière de ladite décision (arrêt du 27 février 1992, BASF e.a./Commission, T‑79/89, T‑84/89, T‑85/89, T‑86/89, T‑89/89, T‑91/89, T‑92/89, T‑94/89, T‑96/89, T‑98/89, T‑102/89 et T‑104/89, Rec. p. II‑315). Dans les affaires visées au point 13 du présent arrêt dans lesquelles elle était requérante, Solvay a déposé des «requêtes ampliatives», dans lesquelles elle a soulevé un moyen nouveau tendant à ce que la décision dont elle demandait initialement l’annulation soit déclarée inexistante, renvoyant à deux articles de presse dont il ressortait que la Commission reconnaissait n’avoir authentifié aucune décision depuis 25 ans.

15      Après que la Cour a statué sur le pourvoi dirigé contre ledit arrêt par l’arrêt du 15 juin 1994, Commission/BASF e.a. (C‑137/92 P, Rec. p. I‑2555), le Tribunal a arrêté d’autres mesures d’organisation de la procédure dans la présente affaire, invitant notamment la Commission à produire, entre autres, le texte de la décision attaquée par la requérante, telle qu’authentifiée à l’époque. La Commission a répondu qu’il lui paraissait indiqué de ne pas aborder le bien-fondé de ce moyen tant que le Tribunal n’aurait pas statué sur la recevabilité de celui-ci. Le Tribunal ayant cependant, par une ordonnance du 25 octobre 1994, enjoint à la Commission de produire le texte susmentionné, celle-ci s’est exécutée et a produit le texte de ladite décision. Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal à l’audience des 6 et 7 décembre 1994.

16      Le Tribunal a rendu cinq arrêts le 29 juin 1995.

17      La décision 91/297 a été annulée pour violation des droits de la défense par les arrêts du 29 juin 1995, Solvay/Commission (T‑30/91, Rec. p. II‑1775), et ICI/Commission (T‑36/91, Rec. p. II‑1847), au motif que la Commission n’avait pas, lors de la procédure administrative, donné un accès suffisant aux documents et notamment à ceux qui étaient susceptibles d’être utiles pour la défense. Pour considérer que le vice de la procédure administrative ne pouvait être régularisé lors de la procédure juridictionnelle, le Tribunal a notamment relevé, au point 98 de l’arrêt Solvay/Commission, précité, que, «si la requérante avait pu se prévaloir, lors de la procédure administrative, des documents susceptibles de la disculper, elle aurait éventuellement pu influencer les appréciations portées par le collège des membres de la Commission, au moins en ce qui concerne la valeur probante du comportement parallèle et passif qui lui était reproché pour le début et donc pour la durée de l’infraction». Tant dans l’arrêt Solvay/Commission, précité, que dans l’arrêt ICI/Commission, précité, le Tribunal a jugé que, à tout le moins, la Commission aurait dû fournir une liste des documents provenant des autres entreprises, afin de permettre une vérification de leur contenu exact et de leur utilité pour la défense.

18      La décision 91/298 a été annulée pour ce qui concerne Solvay par l’arrêt du 29 juin 1995, Solvay/Commission (T‑31/91, Rec. p. II‑1821), au motif que cette décision de la Commission n’avait pas fait l’objet d’une authentification régulière.

19      La décision 91/299 a été annulée par l’arrêt du 29 juin 1995, Solvay/Commission (T‑32/91, Rec. p. II‑1825), pour le même motif.

20      La décision 91/300 a fait l’objet de l’arrêt du 29 juin 1995, ICI/Commission (T‑37/91, Rec. p. II‑1901). Le Tribunal a rejeté les moyens et arguments tirés de la non-communication des documents provenant d’autres entreprises, au motif que ces documents n’auraient pas pu être utiles à la défense de la requérante, ainsi que de la non-communication d’une liste de documents de la requérante elle-même. Il a néanmoins annulé la décision attaquée pour défaut d’authentification régulière.

21      Les arrêts précités du 29 juin 1995, Solvay/Commission (T‑31/91), et Solvay/Commission (T‑32/91), ont fait l’objet par la Commission de pourvois qui ont donné lieu à l’arrêt du 6 avril 2000, Commission/Solvay (C‑287/95 P et C‑288/95 P, Rec. p. I‑2391). De même, l’arrêt du 29 juin 1995, ICI/Commission (T‑37/91), précité, a fait l’objet d’un pourvoi qui a donné lieu à l’arrêt du 6 avril 2000, Commission/ICI (C‑286/95 P, Rec. p. I‑2341). Ces pourvois ont été rejetés par la Cour par les deux arrêts précités Commission/Solvay et Commission/ICI.

22      S’agissant de Solvay, la Commission a, le 13 décembre 2000, adopté deux nouvelles décisions:

–        La décision litigieuse, qui est l’équivalent de la décision 91/299. Les termes de ces décisions sont en substance les mêmes. La décision litigieuse contient en outre une description de la procédure. Elle a pour destinataire Solvay, entreprise à laquelle la Commission inflige une amende de 20 millions d’euros.

–        La décision 2003/5/CE, relative à une procédure d’application de l’article 81 du traité CE (COMP/33.133 – B: Carbonate de soude – Solvay, CFK) (JO 2003, L 10, p. 1), qui est l’équivalent de la décision 91/298, mais qui contient en outre un descriptif de la procédure. Par cette décision, la Commission inflige à Solvay une amende de 3 millions d’euros.

23      Solvay a introduit des recours contre ces décisions. Par l’arrêt du 17 décembre 2009, Solvay/Commission (T‑58/01, Rec. p. II‑4781), et par l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté ces recours.

 La procédure devant le Tribunal

24      La requérante ayant soulevé le moyen tiré d’un défaut d’accès au dossier, le Tribunal a, le 19 décembre 2003, invité la Commission a produire notamment une liste énumérative détaillée de l’ensemble des documents composant le dossier. Après avoir demandé un report du délai imparti, la Commission a fourni une première, puis une seconde liste. Solvay a demandé à consulter certains documents. C’est au cours de cette période d’instruction que la Commission a reconnu avoir égaré certains dossiers et être dans l’impossibilité de dresser la liste des documents qu’ils contenaient, car les index de ces classeurs étaient, selon elle, également introuvables. La requérante et la Commission ont, respectivement, les 15 juillet et 17 novembre 2005, déposé leurs observations écrites sur l’utilité des documents consultés par Solvay pour sa défense. Diverses questions ont encore été posées aux parties pendant l’année 2008. L’audience a eu lieu le 26 juin de la même année.

 L’arrêt attaqué

 L’argumentation invoquée au soutien des conclusions tendant à l’annulation de la décision litigieuse

25      La requérante soulevait six moyens, subdivisés en branches, lesquelles comprenaient plusieurs arguments.

 Le premier moyen, relatif à l’écoulement du temps

–       L’application erronée des règles de prescription

26      Solvay soutenait que la prescription des poursuites, calculée conformément au règlement (CEE) n° 2988/74 du Conseil, du 26 novembre 1974, relatif à la prescription en matière de poursuites et d’exécution dans les domaines du droit des transports et de la concurrence de la Communauté économique européenne (JO L 319, p. 1), n’est pas suspendue pendant la procédure de pourvoi. La Commission pouvait, selon elle, adopter une nouvelle décision immédiatement après le prononcé de l’arrêt du 29 juin 1995, Solvay/Commission (T‑31/91), précité. Elle aurait pris un risque en introduisant un pourvoi, d’autant plus qu’elle avait connaissance de l’arrêt Commission/BASF e.a., précité, dans lequel la Cour avait pris position sur la question du défaut d’authentification des actes.

27      Tirant argument de l’arrêt du 15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission (C‑238/99 P, C‑244/99 P, C‑245/99 P, C‑247/99 P, C‑250/99 P à C‑252/99 P et C‑254/99 P, Rec. p. I‑8375), relatif à la deuxième décision «PVC», le Tribunal a, dans l’arrêt attaqué, estimé qu’il y avait lieu de considérer que la période pendant laquelle le pourvoi était pendant devant la Cour constituait une période de suspension du délai de prescription (points 96 à 109). Il a relevé les difficultés pratiques engendrées par la solution proposée par Solvay, à savoir la coexistence éventuelle de deux décisions, dans le cas où la Cour aurait fait droit au pourvoi de la Commission.

–       La violation du principe du délai raisonnable

28      Le Tribunal a examiné chaque phase de la procédure et cette dernière dans sa globalité. Il a en outre relevé que, la décision litigieuse étant en substance identique à la décision 91/299, les droits de la défense n’avaient pas été violés malgré l’écoulement du temps. Il a notamment relevé, au point 141 de l’arrêt attaqué, que la requérante avait expressément renoncé à la possibilité d’une réduction de l’amende à titre de réparation et qu’elle n’avait pas non plus introduit de demande en indemnité.

 Le deuxième moyen, tiré d’une violation des formes substantielles requises pour l’adoption et l’authentification de la décision litigieuse

29      Le Tribunal a rejeté les deux premières branches de ce moyen, tirées de la violation du principe de collégialité et de celle du principe de sécurité juridique. S’agissant de la violation du droit de la requérante à être à nouveau entendue, le Tribunal a relevé que la décision litigieuse était rédigée en des termes en substance identiques à ceux de la décision 91/299 et que, dès lors, la Commission ne devait pas entendre à nouveau la requérante (point 191 de l’arrêt attaqué). Le Tribunal a rejeté, en outre, une branche dudit moyen, tirée de l’absence d’une nouvelle consultation du comité consultatif en matière d’ententes et de positions dominantes ainsi que de la composition irrégulière de ce comité.

30      Aux points 218 à 230 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté une branche du même moyen tirée de l’utilisation de documents saisis en violation du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d’application des articles [81] et [82] du traité (JO 1962, 13, p. 204). Solvay estimait que, la décision de vérification du 5 avril 1989 ne visant qu’une infraction à l’article 81 CE, la Commission ne pouvait utiliser les documents saisis pour poursuivre la requérante au titre de l’article 82 CE. Le Tribunal a répondu que la Commission ne devait pas, dans cette décision de vérification, procéder à une qualification rigoureuse de l’infraction et que, en l’espèce, une partie des faits reprochés visés dans ladite décision de vérification, à savoir la «mise en œuvre d’arrangements d’achats exclusifs», étaient les mêmes que ceux qui avaient été retenus dans le cadre de l’infraction d’abus de position dominante. La Commission n’aurait donc pas dépassé le cadre légal constitué par la même décision de vérification

31      Le Tribunal a également rejeté une branche du même moyen, tirée de la violation des principes d’impartialité, de bonne administration et de proportionnalité.

 Le troisième moyen, tiré de ce que la définition du marché géographique pertinent serait erronée

32      Après avoir examiné ce moyen, le Tribunal a conclu, au point 256 de l’arrêt attaqué, que Solvay était en position dominante, que le marché géographique pertinent soit défini comme étant la Communauté, à l’exception du Royaume-Uni et de l’Irlande, ou comme étant chacun des États dans lesquels les infractions à l’article 82 CE lui étaient reprochées sur le marché du carbonate de soude.

 Le quatrième moyen, tiré de l’absence de position dominante

33      Aux points 275 à 279 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a rappelé la jurisprudence relative à la notion de position dominante. Il a constaté les parts de marché détenues par Solvay et a considéré, aux points 286 à 304, que les arguments présentés par la requérante n’établissaient pas l’existence de circonstances exceptionnelles qui justifieraient de remettre en cause la constatation selon laquelle elle était en position dominante sur le marché en cause.

 Le cinquième moyen, tiré de l’absence d’abus de position dominante

34      Après s’être assuré à plusieurs reprises, aux points 325, 327, 349, 368, 369, 376 et 388 de l’arrêt attaqué, que Solvay ne contestait pas la matérialité des preuves retenues contre elle, le Tribunal a conclu que les pratiques reprochées, à savoir les ristournes sur tonnage marginal, les rabais de fidélité, la ristourne «groupe» au principal client et les accords d’exclusivité, constituaient un abus de position dominante. Il a notamment exposé comment le système de rabais sur tonnage marginal conduisait à des pratiques discriminatoires.

 Le sixième moyen, tiré d’une violation du droit d’accès au dossier

35      Le Tribunal a vérifié si l’absence d’accès à certains documents, pendant la procédure administrative, avait empêché la requérante de prendre connaissance de documents qui étaient susceptibles d’être utiles à sa défense. Il a conclu par la négative après avoir contrôlé si les documents invoqués pouvaient modifier la détermination du marché géographique pertinent, celle du marché du produit en cause, ainsi que les conclusions selon lesquelles Solvay détenait une position dominante et avait abusé de cette position. Le Tribunal a examiné la branche tirée de l’absence de consultation complète du dossier. Après avoir tenté de déterminer ce que contenaient les dossiers égarés par la Commission, le Tribunal a vérifié que les comportements reprochés à Solvay étaient prouvés par des documents figurant dans les dossiers existants et a conclu, au point 479 de l’arrêt attaqué, qu’il «p[ouvait] donc être exclu que la requérante ait pu trouver des documents utiles à sa défense [...] dans les ‘sous-dossiers’ manquants».

 L’argumentation invoquée au soutien des conclusions tendant à l’annulation ou à la réduction de l’amende

36      La requérante invoquait cinq moyens, tirés de l’appréciation erronée de la gravité des infractions, de l’appréciation erronée de la durée de l’infraction, de l’existence de circonstances atténuantes, du caractère disproportionné de l’amende et de l’écoulement du temps.

37      Aux points 510 et 511 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a considéré que, dans une décision relative à l’application de l’article 82 CE, ne pouvait être retenue une circonstance aggravante de récidive justifiée par des condamnations en raison d’infractions à l’article 81 CE et que, en outre, les infractions pour lesquelles Solvay avait déjà été condamnée étaient très différentes de celles en cause en l’espèce. En conséquence, il a réduit l’amende infligée d’un montant de 5 %.

38      En réponse au cinquième moyen invoqué, le Tribunal a jugé qu’une amende gardait un caractère punitif et dissuasif, même après un certain laps de temps.

39      En conclusion, le Tribunal a fixé l’amende à 19 millions d’euros. Il a condamné la requérante à supporter ses propres dépens ainsi que 95 % de ceux de la Commission, et cette dernière à supporter 5 % de ses propres dépens.

 Sur le pourvoi

40      La requérante développe neuf moyens. Le premier moyen est tiré d’une violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Le deuxième moyen est tiré de la violation des articles 14 et 20 du règlement n° 17. Le troisième moyen est tiré de la violation des droits de la défense, résultant de ce que, après avoir refusé à la requérante l’accès au dossier pendant la procédure administrative, la Commission a égaré une partie de ce dernier. Le quatrième moyen est tiré de la violation des droits de la défense en ce qui concerne les documents à décharge qui ont pu être consultés au greffe. Le cinquième moyen est tiré d’une violation du droit que la requérante avait d’être entendue avant que la Commission n’adopte la décision litigieuse. Le sixième moyen est tiré de la violation de l’obligation de motiver les arrêts et de l’article 82 CE en ce qui concerne la définition du marché géographique pertinent retenue par le Tribunal dans l’arrêt attaqué. Le septième moyen est tiré de la violation de l’obligation de motiver les arrêts et de l’article 82 CE lors de l’appréciation de la position dominante faite par l’arrêt attaqué. Le huitième moyen est tiré de la violation de l’obligation de motiver les arrêts et de l’article 82 CE en ce qui concerne la ristourne consentie au groupe Saint-Gobain. Le neuvième moyen est tiré de la violation de l’obligation de motiver les arrêts et de l’article 82 CE en ce qui concerne l’existence d’un abus de discrimination.

41      Il y a lieu d’examiner tout d’abord, et ensemble, les troisième et cinquième moyens, qui portent tous deux sur la violation des droits de la défense.

 Argumentation des parties

42      Par la première branche du troisième moyen, la requérante reproche au Tribunal d’avoir, en lui imposant de démontrer que les pièces égarées auraient pu être utiles à sa défense, fait peser sur elle une preuve impossible, puisque ces pièces ne pouvaient être examinées.

43      Par la deuxième branche de ce moyen, la requérante reproche au Tribunal d’avoir méconnu le principe selon lequel il suffisait que lesdites pièces aient représenté une chance, même réduite, d’avoir une influence sur la décision litigieuse.

44      Par la troisième branche dudit moyen, la requérante reproche au Tribunal de ne pas s’être limité à un examen provisoire du dossier pour vérifier si les pièces manquantes étaient susceptibles d’avoir une influence sur cette décision, mais d’avoir d’abord statué au fond. Le Tribunal aurait en effet, dans un premier temps, considéré que les moyens de fond invoqués par la requérante à l’appui de son recours en annulation de la décision litigieuse devaient être rejetés pour en déduire, dans un second temps, que les documents non divulgués à la requérante n’auraient pu exercer aucune influence sur ladite décision.

45      Par la quatrième branche du même moyen, la requérante reproche au Tribunal d’avoir considéré, au point 470 de l’arrêt attaqué, «[qu’]aucun indice ne permet[tait] de présumer [qu’elle] aurait pu découvrir dans les ‘sous-dossiers’ manquants des documents infirmant la constatation qu’elle détenait une position dominante» sur le seul fondement des parts de marché et d’avoir ainsi inversé la charge de la preuve et méconnu la présomption d’innocence. La requérante aurait contesté l’existence d’une position dominante et il ne serait pas exclu que d’autres documents lui permettaient de conforter son argumentation.

46      Par la cinquième branche du troisième moyen, la requérante reproche au Tribunal d’avoir violé les droits de la défense en considérant, au point 474 de l’arrêt attaqué, au sujet de la ristourne «groupe» accordée à Saint-Gobain, qu’elle «aurait dû s’efforcer d’indiquer dans quelle mesure d’autres éléments de preuve auraient pu remettre en cause le contenu du protocole secret ou, à tout le moins, lui donner un éclairage différent».

47      Par la sixième branche de ce moyen, la requérante soutient que le Tribunal a violé les droits de la défense en considérant, au point 471 de l’arrêt attaqué, qu’une erreur de la Commission quant à la définition du marché géographique «n’aurait pas pu avoir une influence déterminante quant au résultat» en sorte que la requérante n’aurait pu trouver dans les classeurs égarés par la Commission des documents utiles à sa défense.

48      Par la première branche du cinquième moyen, la requérante reproche au Tribunal de ne pas avoir répondu à son argument selon lequel elle aurait dû être entendue avant l’adoption de la décision litigieuse, en dépit de l’existence de l’arrêt Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission, précité, dans la mesure où la procédure administrative était affectée d’irrégularités résultant du défaut d’accès au dossier à un stade antérieur à celui de l’adoption de cette décision, affectant la validité des mesures préparatoires à celle-ci, et dès lors que ces irrégularités avaient été constatées par le Tribunal préalablement à l’adoption de la décision litigieuse, dans l’arrêt du 29 juin 1995, Solvay/Commission (T‑30/91), précité.

49      Par la seconde branche de ce moyen, la requérante reproche au Tribunal d’avoir refusé de reconnaître que, avant d’adopter la décision litigieuse, la Commission était tenue d’entendre l’entreprise en cause dès lors qu’un arrêt du Tribunal, même rendu dans le cadre d’une procédure distincte, avait établi l’existence d’un vice ayant affecté les mesures préparatoires à la décision annulée. La requérante rappelle, à cet égard, l’arrêt du 29 juin 1995, Solvay/Commission (T‑30/91), précité, et souligne que la procédure, dans la présente affaire, était affectée des mêmes vices que ceux relevés dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt. En vertu de l’article 233 CE, la Commission aurait été tenue de tirer toutes les conséquences d’un arrêt rendu par le Tribunal. Même si la décision 91/299 avait été annulée par le Tribunal pour défaut d’authentification, la Commission aurait dû également tenir compte de l’arrêt du 29 juin 1995, Solvay/Commission (T‑30/91), précité, qui avait définitivement constaté une autre irrégularité de procédure. La Commission était donc tenue, selon la requérante, de couvrir ce vice de procédure constaté par le Tribunal pour régulariser la procédure et, dès lors, de la mettre à même d’accéder au dossier et de lui permettre de faire valoir toutes ses observations écrites et orales, préalablement à l’adoption de la décision litigieuse.

50      La Commission conteste la recevabilité et le bien-fondé des moyens et des arguments ainsi invoqués par la requérante.

 Appréciation de la Cour

51      Contrairement à ce que fait valoir la Commission, par le moyen tiré de la violation du droit d’accès au dossier, la requérante critique non pas des appréciations de fait effectuées par le Tribunal, mais bien les règles appliquées par celui-ci en matière de charge de la preuve de l’utilité de documents dont une partie a été égarée. La question de savoir si le Tribunal a appliqué un critère juridique correct dans l’appréciation de l’utilité de ces documents pour la défense de la requérante constitue une question de droit soumise au contrôle de la Cour dans le cadre d’un pourvoi (voir, en ce sens, arrêts du 25 janvier 2007, Sumitomo Metal Industries et Nippon Steel/Commission, C‑403/04 P et C‑405/04 P, Rec. p. I‑729, point 40, ainsi que du 10 juillet 2008, Bertelsmann et Sony Corporation of America/Impala, C‑413/06 P, Rec. p. I‑4951, point 117).

52      Les droits de la défense sont des droits fondamentaux faisant partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect (arrêt du 7 janvier 2004, Aalborg Portland e.a./Commission, C‑204/00 P, C‑205/00 P, C‑211/00 P, C‑213/00 P, C‑217/00 P et C‑219/00 P, Rec. p. I‑123, point 64).

53      Le respect des droits de la défense dans une procédure suivie devant la Commission ayant pour objet d’infliger une amende à une entreprise pour violation des règles de concurrence exige que l’entreprise intéressée ait été mise en mesure de faire connaître utilement son point de vue sur la réalité et la pertinence des faits et des circonstances alléguées ainsi que sur les documents retenus par la Commission à l’appui de son allégation de l’existence de l’infraction au traité (arrêt Aalborg Portland e.a./Commission, précité, point 66). Ces droits sont visés à l’article 41, paragraphe 2, sous a) et b), de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

54      Ainsi que le Tribunal l’a rappelé à bon droit, au point 405 de l’arrêt attaqué, le droit d’accès au dossier implique que la Commission donne à l’entreprise concernée la possibilité de procéder à un examen de la totalité des documents figurant au dossier d’instruction qui sont susceptibles d’être pertinents pour la défense de cette entreprise. Ceux-ci comprennent tant les pièces à charge que celles à décharge, sous réserve des secrets d’affaires d’autres entreprises, des documents internes de la Commission et d’autres informations confidentielles (arrêts précités Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission, point 315, ainsi que Aalborg Portland e.a./Commission, point 68).

55      La violation du droit d’accès au dossier au cours de la procédure préalable à l’adoption d’une décision est susceptible, en principe, d’entraîner l’annulation de cette décision lorsqu’il a été porté atteinte aux droits de la défense (arrêt Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission, précité, point 317).

56      En pareille hypothèse, la violation survenue n’est pas régularisée du simple fait que l’accès a été rendu possible au cours de la procédure juridictionnelle (arrêt Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission, précité, point 318). En effet, se limitant à un contrôle juridictionnel des moyens soulevés, l’examen du Tribunal n’a ni pour objet ni pour effet de remplacer une instruction complète de l’affaire dans le cadre d’une procédure administrative. Par ailleurs, la prise de connaissance tardive de certains documents du dossier ne replace pas l’entreprise, qui a introduit un recours à l’encontre d’une décision de la Commission, dans la situation qui aurait été la sienne si elle avait pu s’appuyer sur les mêmes documents pour présenter ses observations écrites et orales devant cette institution (voir arrêt Aalborg Portland e.a./Commission, précité, point 103 et jurisprudence citée).

57      Lorsque l’accès au dossier, et plus particulièrement à des documents à décharge, est assuré au stade de la procédure juridictionnelle, l’entreprise concernée doit démontrer non pas que, si elle avait eu accès aux documents non communiqués, la décision de la Commission aurait eu un contenu différent, mais seulement que lesdits documents auraient pu être utiles pour sa défense (arrêt du 2 octobre 2003, Corus UK/Commission, C‑199/99 P, Rec. p. I‑11177, point 128; Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission, précité, point 318, ainsi que Aalborg Portland e.a./Commission, précité, point 131).

58      Bien que le Tribunal ait correctement rappelé ces principes, il a cependant conclu, au point 481 de l’arrêt attaqué, que, «même si la requérante n’a[vait] pas eu accès à la totalité des documents figurant au dossier d’instruction, cette circonstance ne l’a[vait] pas empêchée en l’espèce d’assurer sa défense en ce qui concerne les griefs de fond que la Commission a[vait] retenus dans la communication des griefs et dans la décision [litigieuse]».

59      Pour arriver à cette conclusion, le Tribunal a, au préalable, examiné les griefs retenus dans ladite décision et les preuves matérielles présentées à l’appui de ceux-ci. Une telle manière de procéder ne saurait être critiquée dès lors que c’est à la lumière de ces éléments que doit être appréciée l’utilité d’autres documents pour la défense.

60      Toutefois, le Tribunal a notamment fondé sa conclusion sur les considérations selon lesquelles, premièrement, «des parts de marché extrêmement importantes constituent par elles-mêmes, et sauf circonstances exceptionnelles, la preuve de l’existence d’une position dominante» et, à supposer que de telles circonstances aient existé, la requérante ne pouvait les ignorer (point 470 de l’arrêt attaqué), deuxièmement, «une éventuelle erreur de la Commission [en ce qui concerne la définition du marché géographique] n’aurait pas pu avoir une influence déterminante quant au résultat» (point 471 de cet arrêt) et, troisièmement, «la requérante aurait dû s’efforcer d’indiquer dans quelle mesure d’autres éléments de preuve auraient pu remettre en cause le contenu du protocole secret ou, à tout le moins, lui donner un éclairage différent» (point 474 dudit arrêt).

61      De telles affirmations méconnaissent les conséquences à tirer de la perte des dossiers, en l’espèce, pour les droits de la requérante. En effet, en raisonnant ainsi, le Tribunal se fonde sur des hypothèses non seulement en ce qui concerne le contenu des documents égarés, mais également en ce qui concerne la connaissance que la requérante aurait dû avoir de ce contenu. Notamment, ainsi que l’a relevé Mme l’avocat général au point 202 de ses conclusions, le Tribunal n’explique pas pourquoi la requérante aurait dû avoir connaissance par elle-même d’éventuelles circonstances exceptionnelles qui auraient pu contribuer à renverser la présomption d’existence d’une position dominante tirée des données relatives aux parts de marché.

62      Il importe à cet égard de rappeler que, selon la Commission, les sous-dossiers manquants contenaient vraisemblablement les réponses aux demandes de renseignements présentées au titre de l’article 11 du règlement n° 17. Il n’est dès lors pas exclu que la requérante aurait pu trouver dans ces sous-dossiers des éléments provenant d’autres entreprises et lui permettant de donner aux faits une interprétation différente de celle retenue par la Commission, ce qui aurait pu être utile pour sa défense.

63      Dès lors que la requérante n’avait pas eu accès à ces documents et que leur contenu n’était ni déterminé ni déterminable, le Tribunal a commis une erreur de droit en lui imposant, ainsi qu’il l’a fait au point 474 de l’arrêt attaqué, de préciser les arguments qu’elle aurait pu invoquer si elle avait eu à sa disposition ces documents, qu’elle était pourtant dans l’impossibilité matérielle de connaître.

64      Il importe de souligner qu’il est question, en l’espèce, non pas de quelques documents manquants, dont le contenu aurait pu être reconstitué à partir d’autres sources, mais de sous-dossiers entiers qui, si les suppositions de la Commission indiquées au point 62 du présent arrêt étaient exactes, auraient pu contenir des pièces essentielles de la procédure suivie devant la Commission et qui auraient pu être pertinents pour la défense de la requérante.

65      Il s’ensuit que, en concluant, au point 481 de l’arrêt attaqué, que la circonstance que la requérante n’avait pas eu accès à la totalité des documents figurant au dossier d’instruction ne l’avait pas empêchée d’assurer sa défense, le Tribunal a commis une erreur de droit quant à la violation, par la Commission, des droits de la défense, a violé les principes de la charge de la preuve et s’est fondé sur des hypothèses, quant au contenu des documents manquants, qu’il était lui-même dans l’impossibilité de vérifier.

66      S’agissant de l’audition de l’entreprise concernée avant l’adoption de la décision litigieuse, invoquée par la requérante dans le cinquième moyen de son pourvoi, il importe de rappeler qu’elle fait partie des droits de la défense. Or, une violation des droits de la défense doit être examinée en fonction des circonstances spécifiques de chaque cas d’espèce.

67      Au point 184 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a rappelé à bon droit que, lorsque la Commission, après l’annulation d’une décision sanctionnant des entreprises ayant enfreint l’article 81, paragraphe 1, CE, en raison d’un vice de procédure concernant exclusivement les modalités de son adoption définitive par le collège des commissaires, adopte une nouvelle décision, d’un contenu substantiellement identique et fondée sur les mêmes griefs, elle n’est pas obligée de procéder à une nouvelle audition des entreprises concernées (voir, en ce sens, arrêt Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission, précité, points 83 à 111).

68      Dans la présente espèce, la question de l’audition de la requérante ne peut cependant pas être dissociée de l’accès au dossier. En effet, si la décision litigieuse a un contenu substantiellement identique et est fondée sur les mêmes griefs que ceux repris dans la première décision annulée par le Tribunal en raison d’un vice de procédure intervenu au stade ultime de la procédure, à savoir un défaut d’authentification régulière par le collège des commissaires, il demeure que l’adoption de cette première décision était également affectée d’un vice bien antérieur à ce dernier vice. En effet, ainsi qu’il ressort du point 17 du présent arrêt, il est constant que, lors de la procédure administrative ayant conduit à l’adoption de ladite première décision, la Commission n’a pas fourni à la requérante la totalité des documents figurant dans son dossier, en particulier les documents à décharge.

69      Or, ainsi qu’il a été rappelé au point 17 du présent arrêt, dans les arrêts précités du 29 juin 1995, Solvay/Commission (T‑30/91), et ICI/Commission (T‑36/91), le Tribunal a constaté, s’agissant de la décision 91/297 visée au point 12 du présent arrêt, laquelle est connexe à la décision litigieuse et faisait l’objet de la même communication des griefs, que cette procédure administrative était viciée par une violation des droits de la défense, dès lors que la Commission n’avait pas donné à l’entreprise concernée un accès suffisant aux documents et notamment à ceux susceptibles d’être utiles pour la défense de cette dernière. Partant, le Tribunal a annulé ces décisions, en rappelant, notamment, d’une part, que l’accès au dossier, dans les affaires de concurrence, relève des garanties procédurales visant à protéger les droits de la défense et, d’autre part, la nécessité d’établir une liste détaillée des documents composant le dossier, afin que l’entreprise concernée puisse évaluer l’opportunité de demander à avoir accès à des documents spécifiques susceptibles d’être utiles à sa défense (arrêts précités du 29 juin 1995, Solvay/Commission, T‑30/91, points 59 et 101, ainsi que ICI/Commission, T‑36/91, points 69 et 111).

70      Malgré ces éléments et nonobstant une jurisprudence de la Cour confirmant l’importance de l’accès au dossier et, plus particulièrement, aux documents à décharge (voir, notamment, arrêt du 8 juillet 1999, Hercules Chemicals/Commission, C-51/92 P, Rec. p. I-4235), la Commission a adopté la même décision que celle qui avait été annulée pour défaut d’authentification régulière, sans ouvrir une nouvelle procédure administrative dans le cadre de laquelle elle aurait entendu la requérante après lui avoir donné accès au dossier.

71      Il en résulte que, en ne tenant pas compte des circonstances spécifiques de l’affaire, et notamment en se fondant sur le fait que la première décision avait été annulée pour défaut d’authentification régulière et que la seconde contenait les mêmes griefs, le Tribunal a, à tort, considéré que l’audition de la requérante n’était pas nécessaire. Il a ainsi commis une erreur de droit en jugeant que la Commission n’avait pas violé les droits de la défense en ne procédant pas à l’audition de cette dernière avant l’adoption de la décision litigieuse.

72      Il résulte de ces considérations que les troisième et cinquième moyens du pourvoi sont fondés et que l’arrêt attaqué doit être annulé en tant que, par cet arrêt, le Tribunal a omis d’annuler la décision litigieuse pour violation des droits de la défense.

73      La reconnaissance du bien-fondé des troisième et cinquième moyens entraînant l’annulation de l’arrêt attaqué, il n’y a pas lieu d’examiner les autres moyens du pourvoi.

 Sur le recours dirigé contre la décision litigieuse

74      Conformément à l’article 61 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne, lorsque le pourvoi est fondé, la Cour annule la décision du Tribunal. Elle peut alors statuer elle-même définitivement sur le litige lorsque celui-ci est en état d’être jugé. Tel est le cas en l’espèce.

75      Il résulte des points 51 à 72 du présent arrêt que le recours est fondé et qu’il y a lieu d’annuler la décision litigieuse en raison d’une violation des droits de la défense.

 Sur les dépens

76      Aux termes de l’article 122 du règlement de procédure, lorsque le pourvoi est fondé et que la Cour juge elle-même définitivement le litige, elle statue sur les dépens. Aux termes de l’article 69, paragraphe 2, de ce règlement applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l’article 118 de celui-ci, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé en l’essentiel de ses moyens et la requérante ayant conclu à sa condamnation, il y a lieu de la condamner à supporter, outre ses propres dépens, la totalité des dépens exposés par la requérante, tant en première instance qu’à l’occasion du pourvoi.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) déclare et arrête:

1)      L’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 17 décembre 2009, Solvay/Commission (T‑57/01), est annulé.

2)      La décision 2003/6/CE de la Commission, du 13 décembre 2000, relative à une procédure d’application de l’article 82 du traité CE (COMP/33.133 – C: Carbonate de soude – Solvay), est annulée.

3)      La Commission européenne est condamnée aux dépens tant de première instance que du pourvoi.

Signatures


* Langue de procédure: le français.