ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

15 juillet 2021 ( *1 )

« Manquement d’État – Régime disciplinaire applicable aux juges – État de droit – Indépendance des juges – Protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union – Article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Infractions disciplinaires du fait du contenu de décisions judiciaires – Juridictions disciplinaires indépendantes et établies par la loi – Respect du délai raisonnable et des droits de la défense dans les procédures disciplinaires – Article 267 TFUE – Limitation du droit et de l’obligation des juridictions nationales de saisir la Cour de demandes de décision préjudicielle »

Dans l’affaire C‑791/19,

ayant pour objet un recours en manquement au titre de l’article 258 TFUE, introduit le 25 octobre 2019,

Commission européenne, représentée, initialement, par Mme K. Banks ainsi que par MM. S. L. Kalėda et H. Krämer, puis par Mme K. Banks ainsi que par MM. S. L. Kalėda et P. J. O. Van Nuffel, en qualité d’agents,

partie requérante,

soutenue par :

Royaume de Belgique, représenté par Mmes C. Pochet, M. Jacobs et L. Van den Broeck, en qualité d’agents,

Royaume de Danemark, représenté initialement par Mme M. Wolff ainsi que par MM. M. Jespersen et J. Nymann-Lindegren, puis par Mme M. Wolff et M. J. Nymann-Lindegren, en qualité d’agents,

Royaume des Pays-Bas, représenté par Mme M. K. Bulterman et M. J. Langer, en qualité d’agents,

République de Finlande, représentée par Mmes M. Pere et H. Leppo, en qualité d’agents,

Royaume de Suède, représenté par Mmes C. Meyer-Seitz, H. Shev, A. Falk, J. Lundberg et H. Eklinder, en qualité d’agents,

parties intervenantes,

contre

République de Pologne, représentée par MM. B. Majczyna et D. Kupczak ainsi que par Mmes S. Żyrek, A. Dalkowska et A. Gołaszewska, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, Mme R. Silva de Lapuerta, vice–présidente, M. A. Arabadjiev, Mme A. Prechal (rapporteure), MM. M. Vilaras, M. Ilešič, A. Kumin et N. Wahl, présidents de chambre, M. T. von Danwitz, Mmes C. Toader, K. Jürimäe, MM. C. Lycourgos, N. Jääskinen, Mme I. Ziemele et M. J. Passer, juges,

avocat général : M. E. Tanchev,

greffier : M. M. Aleksejev, chef d’unité,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 1er décembre 2020,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 6 mai 2021,

rend le présent

Arrêt

1

Par sa requête, la Commission européenne demande à la Cour de constater que,

en permettant que le contenu des décisions judiciaires puisse être qualifié d’infraction disciplinaire concernant les juges des juridictions de droit commun [article 107, paragraphe 1, de l’ustawa – Prawo o ustroju sądów powszechnych (loi relative à l’organisation des juridictions de droit commun), du 27 juillet 2001 (Dz. U. no 98, position 1070), dans sa version résultant des modifications successives publiées au Dziennik Ustaw Rzeczypospolitej Polskiej de 2019 (positions 52, 55, 60, 125, 1469 et 1495) (ci-après la « loi relative aux juridictions de droit commun »), et article 97, paragraphes 1 et 3, de l’ustawa o Sądzie Najwyższym (loi sur la Cour suprême), du 8 décembre 2017 (Dz. U. de 2018, position 5), dans sa version consolidée telle que publiée au Dziennik Ustaw Rzeczypospolitej Polskiej de 2019 (position 825) (ci-après la « nouvelle loi sur la Cour suprême »)] ;

en ne garantissant pas l’indépendance et l’impartialité de l’Izba Dyscyplinarna (chambre disciplinaire) du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) (ci-après la « chambre disciplinaire »), à laquelle incombe le contrôle des décisions rendues dans les procédures disciplinaires contre les juges [article 3, point 5, article 27 et article 73, paragraphe 1, de la nouvelle loi sur la Cour suprême, lus en combinaison avec l’article 9 bis de l’ustawa o Krajowej Radzie Sądownictwa (loi sur le conseil national de la magistrature), du 12 mai 2011 (Dz. U. no 126, position 714), telle que modifiée par l’ustawa o zmianie ustawy o Krajowej Radzie Sądownictwa oraz niektórych innych ustaw (loi portant modifications de la loi sur le conseil national de la magistrature et de certaines autres lois), du 8 décembre 2017 (Dz. U. de 2018, position 3) (ci-après la « loi sur la KRS »)] ;

en conférant au président de la chambre disciplinaire le pouvoir discrétionnaire de désigner le tribunal disciplinaire compétent en première instance dans les affaires relatives aux juges des juridictions de droit commun (article 110, paragraphe 3, et article 114, paragraphe 7, de la loi relative aux juridictions de droit commun) et, partant, en ne garantissant pas que les affaires disciplinaires soient examinées par un tribunal « établi par la loi », et

en conférant au ministre de la Justice le pouvoir de nommer un agent disciplinaire du ministre de la Justice (article 112b de la loi relative aux juridictions de droit commun) et, partant, en ne garantissant pas que les affaires disciplinaires contre les juges des juridictions de droit commun soient examinées dans un délai raisonnable, ainsi qu’en prévoyant que les actes liés à la désignation d’un conseil et à la prise en charge de la défense par celui-ci n’ont pas d’effet suspensif sur le déroulement de la procédure disciplinaire (article 113a de cette loi) et que le tribunal disciplinaire mène la procédure même en cas d’absence justifiée du juge mis en cause, informé, ou de son conseil (article 115a, paragraphe 3, de ladite loi), et, partant, en n’assurant pas le respect des droits de la défense des juges des juridictions de droit commun qui sont mis en cause,

la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE,

et que,

en permettant que le droit des juridictions de saisir la Cour de justice de l’Union européenne de demandes de décision préjudicielle soit limité par la possibilité d’engager une procédure disciplinaire, la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 267, deuxième et troisième alinéas, TFUE.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

Les traités UE et FUE

2

L’article 2 TUE se lit comme suit :

« L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »

3

L’article 19, paragraphe 1, TUE dispose :

« La Cour de justice de l’Union européenne comprend la Cour de justice, le Tribunal et des tribunaux spécialisés. Elle assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités.

Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. »

4

Aux termes de l’article 267 TFUE :

« La Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel :

a)

sur l’interprétation des traités,

b)

sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union.

Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question.

Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour.

[...] »

La Charte

5

Le titre VI de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), intitulé « Justice », comprend notamment l’article 47 de celle-ci, intitulé « Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial », qui est libellé comme suit :

« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.

Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. [...]

[...] »

Le droit polonais

La Constitution

6

En vertu de l’article 179 de la Constitution, le président de la République de Pologne (ci-après le « président de la République ») nomme les juges, sur proposition de la Krajowa Rada Sądownictwa (conseil national de la magistrature, Pologne) (ci-après la « KRS »), pour une durée indéterminée.

7

L’article 187 de la Constitution dispose :

« 1.   La [KRS] est composée :

1)

du premier président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], du ministre de la Justice, du président du [Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative)] et d’une personne désignée par le président de la République,

2)

de quinze membres élus parmi les juges du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], des juridictions de droit commun, des juridictions administratives et des juridictions militaires,

3)

de quatre membres élus par [le Sejm (Diète, Pologne)] parmi les députés et de deux membres élus par le Sénat parmi les sénateurs.

[...]

3.   Le mandat des membres élus [de la KRS] est de quatre ans.

4.   Le régime, le domaine d’activité, le mode de travail [de la KRS] ainsi que le mode d’élection de ses membres sont définis par la loi. »

La nouvelle loi sur la Cour suprême

8

La nouvelle loi sur la Cour suprême, dans sa version initiale, est entrée en vigueur le 3 avril 2018. Elle a institué, au sein du Sąd Najwyższy (Cour suprême), deux nouvelles chambres, à savoir, d’une part, la chambre disciplinaire, visée à l’article 3, point 5, de cette loi et, d’autre part, l’Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych Sądu Nawyższego (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques).

9

En vertu de l’article 6 de la nouvelle loi sur la Cour suprême :

« 1.   Le premier président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] soumet aux autorités compétentes des observations sur les irrégularités ou les lacunes constatées dans la loi et qu’il y a lieu d’éliminer pour assurer l’État de droit, la justice sociale et la cohésion du système juridique de la République de Pologne.

2.   Le président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] qui dirige les travaux de la chambre disciplinaire soumet aux autorités compétentes des observations sur les irrégularités ou les lacunes constatées dans la loi et qu’il y a lieu d’éliminer pour assurer le traitement efficace des affaires relevant de la compétence de cette chambre ou pour limiter le nombre des infractions disciplinaires. »

10

Aux termes de l’article 7, paragraphes 3 et 4, de cette loi :

« 3.   Le premier président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] a les pouvoirs du ministre chargé des finances publiques en ce qui concerne l’exécution du budget du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)].

4.   En ce qui concerne l’exécution du budget du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] relatif au fonctionnement de la chambre disciplinaire, les pouvoirs du ministre chargé des finances publiques sont dévolus au président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] dirigeant les travaux de la chambre disciplinaire. »

11

L’article 20 de ladite loi énonce :

« S’agissant de la chambre disciplinaire et des juges qui siègent au sein de celle-ci, les prérogatives du premier président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] telles que définies :

à l’article 14, paragraphe 1, points 1, 4 et 7, à l’article 31, paragraphe 1, à l’article 35, paragraphe 2, à l’article 36, paragraphe 6, à l’article 40, paragraphes 1 et 4, et à l’article 51, paragraphes 7 et 14, sont exercées par le président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] qui dirige les travaux de la chambre disciplinaire ;

à l’article 14, paragraphe 1, point 2, et à l’article 55, paragraphe 3, deuxième phrase, sont exercées par le premier président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] en accord avec le président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] qui dirige les travaux de la chambre disciplinaire. »

12

L’article 27, paragraphe 1, de la même loi prévoit :

« Relèvent de la compétence de la chambre disciplinaire :

1)

les affaires disciplinaires :

a)

concernant les juges du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)],

b)

examinées par le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] en rapport avec des procédures disciplinaires menées en vertu des lois suivantes :

[...]

loi [relative aux juridictions de droit commun] [...],

[...] »

13

En vertu de l’article 35, paragraphe 2, de la nouvelle loi sur la Cour suprême, le premier président du Sąd Najwyższy (Cour suprême) peut muter un juge, moyennant l’accord de celui-ci, à un poste au sein d’une autre chambre.

14

L’article 73, paragraphe 1, de cette loi dispose :

« Les juridictions disciplinaires dans les affaires disciplinaires concernant des juges du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] sont :

1)

en première instance : le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], en formation de deux juges de la chambre disciplinaire et d’un juré du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ;

2)

en degré d’appel : le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], en formation de trois juges de la chambre disciplinaire et de deux jurés du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)]. »

15

L’article 97 de ladite loi est libellé comme suit :

« 1.   Le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], s’il constate une violation manifeste des règles lors de l’examen d’une affaire – indépendamment de ses autres prérogatives – adresse un constat d’erreur à la juridiction concernée. Avant d’adresser le constat d’erreur, il est tenu d’informer le juge ou les juges faisant partie de la formation de jugement de la possibilité de présenter des explications écrites dans un délai de 7 jours. La détection et la constatation d’une erreur n’affectent pas l’issue de l’affaire.

[...]

3.   Le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], lorsqu’il adresse un constat d’erreur, peut déposer une demande d’examen d’une affaire disciplinaire devant une juridiction disciplinaire. La juridiction disciplinaire de première instance est le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)]. »

16

Les dispositions transitoires de la nouvelle loi sur la Cour suprême comprennent notamment l’article 131 de celle-ci, lequel dispose :

« Tant que tous les juges du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] [siégeant] au sein de la chambre disciplinaire n’ont pas été nommés, les autres juges du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ne peuvent être mutés à un poste au sein de cette chambre. »

17

L’article 131 de la nouvelle loi sur la Cour suprême a été modifié par l’article 1er, point 14, de l’ustawa o zmianie ustawy o Sądzie Najwyższym (loi portant modification de la loi sur la Cour suprême), du 12 avril 2018 (Dz. U. de 2018, position 847), laquelle est entrée en vigueur le 9 mai 2018. Ainsi modifié, cet article prévoit :

« Les juges qui occupent, à la date de l’entrée en vigueur de la présente loi, des postes dans d’autres chambres du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], peuvent être mutés à des postes de la chambre disciplinaire. Jusqu’au jour où tous les juges du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] siégeant au sein de la chambre disciplinaire auront été nommés pour la première fois, le juge qui occupe un poste dans une autre chambre du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] soumet [à la KRS] une demande de mutation à un poste au sein de la chambre disciplinaire, après avoir obtenu l’accord du premier président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] ainsi que du président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] dirigeant les travaux de la chambre disciplinaire et du président de la chambre dans laquelle le juge formant cette demande occupe un poste. Sur proposition [de la KRS], le [président de la République] nomme un juge auprès du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], au sein de la chambre disciplinaire, jusqu’au jour où tous les postes au sein de ladite chambre auront été pourvus pour la première fois. »

La loi relative aux juridictions de droit commun

18

L’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun dispose :

« Un juge répond, sur le plan disciplinaire, des manquements professionnels, y compris en cas de violation manifeste et flagrante des règles de droit et en cas d’atteinte à la dignité de la fonction (infractions disciplinaires). »

19

L’article 110, paragraphes 1 et 3, de cette loi est libellé comme suit :

« 1.   Dans les affaires disciplinaires relatives à des juges, sont appelés à statuer :

1)

en première instance :

a)

les tribunaux disciplinaires près les juridictions d’appel, en formation de trois juges,

b)

le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], en formation de deux juges de la chambre disciplinaire, ainsi que d’un juré du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], dans les affaires portant sur des fautes disciplinaires constitutives d’infractions intentionnelles passibles de poursuites par le ministère public ou d’infractions intentionnelles de nature fiscale, ou dans les affaires dans le cadre desquelles le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] a formé une demande d’examen du litige disciplinaire dans le cadre d’un constat d’erreur ;

2)

en degré d’appel : le [Sąd Najwyższy (Cour suprême)], en formation de deux juges de la chambre disciplinaire et d’un juré du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)].

[...]

3.   Le tribunal disciplinaire dans le ressort duquel le juge faisant l’objet de la procédure disciplinaire exerce sa charge n’est pas admis à connaître des affaires visées au paragraphe 1, point 1), sous a). Le tribunal disciplinaire compétent pour connaître de l’affaire est désigné par le président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] dirigeant les travaux de la chambre disciplinaire à la demande de l’agent disciplinaire. »

20

L’article 112b de ladite loi prévoit :

« 1.   Le ministre de la Justice peut nommer un agent disciplinaire du ministre de la Justice afin de traiter une affaire déterminée concernant un juge. L’intervention dudit agent disciplinaire exclut l’intervention de tout autre agent disciplinaire dans cette affaire.

2.   [...] Lorsque la situation le justifie, en particulier en cas de décès ou d’obstacle prolongé à l’exercice des fonctions de l’agent disciplinaire du ministre de la Justice, ledit ministre désigne à sa place un autre juge ou, s’agissant de manquements disciplinaires constitutifs d’infractions intentionnelles passibles de poursuites par le ministère public, un autre juge ou procureur.

3.   L’agent disciplinaire du ministre de la Justice peut ouvrir une procédure à la demande dudit ministre ou intervenir dans une procédure en cours.

4.   La désignation d’un agent disciplinaire du ministre de la Justice équivaut à une demande visant à engager une enquête ou ouvrir une procédure disciplinaire.

5.   La fonction de l’agent disciplinaire du ministre de la Justice prend fin dès qu’une décision judiciaire refusant d’ouvrir une procédure disciplinaire ou clôturant la procédure sans suite devient définitive, voire qu’une décision judiciaire clôturant une procédure disciplinaire devient définitive. Le fait que la fonction de l’agent disciplinaire du ministre de la Justice ait pris fin ne fait pas obstacle à ce qu’un agent disciplinaire du ministre de la Justice soit de nouveau désigné par le ministre de la Justice dans la même affaire. »

21

L’article 113, paragraphes 2 et 3, de la même loi dispose :

« 2.   Si le juge mis en cause ne peut prendre part à la procédure devant le tribunal disciplinaire pour des raisons de santé, le président du tribunal disciplinaire ou le tribunal désigne, sur demande motivée du juge mis en cause, un conseil d’office, choisi parmi des avocats ou conseillers juridiques. Le juge mis en cause est tenu de joindre à sa demande un certificat établi par un médecin habilité, attestant que son état de santé ne lui permet pas de participer à la procédure disciplinaire.

3.   À titre exceptionnel, lorsqu’il ressort des circonstances que le défaut d’introduction d’une demande résulte de raisons non imputables au juge mis en cause, un conseil d’office peut être désigné en l’absence de la demande visée au paragraphe 2. »

22

L’article 113a de la loi relative aux juridictions de droit commun est rédigé comme suit :

« Les actes liés à la désignation d’un conseil d’office et à la prise en charge de la défense par celui-ci n’ont pas d’effet suspensif sur le déroulement de la procédure. »

23

Aux termes de l’article 114, paragraphe 7, de cette loi :

« Dès la notification des griefs disciplinaires, l’agent disciplinaire demande au président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] qui conduit les travaux de la chambre disciplinaire de désigner le tribunal disciplinaire chargé d’examiner l’affaire en première instance. Le président du [Sąd Najwyższy (Cour suprême)] qui conduit les travaux de la chambre disciplinaire désigne ce tribunal dans un délai de sept jours à compter de la réception de la demande. »

24

L’article 115a, paragraphe 3, de ladite loi dispose :

« Le tribunal disciplinaire mène la procédure même en cas d’absence justifiée du juge mis en cause, informé, ou de son représentant, à moins que cela ne soit contraire à la bonne conduite de la procédure disciplinaire. »

La loi sur la KRS

25

Aux termes de l’article 9 bis de la loi sur la KRS :

« 1.   La Diète élit, parmi les juges du Sąd Najwyższy [(Cour suprême)], des juridictions de droit commun, des juridictions administratives et des juridictions militaires, 15 membres de la [KRS] pour un mandat commun d’une durée de quatre ans.

2.   En procédant à l’élection visée au paragraphe 1, la Diète tient compte, dans la mesure du possible, de la nécessité d’une représentation au sein de la [KRS] des juges issus des différents types et niveaux de juridictions.

3.   Le mandat commun des nouveaux membres de la [KRS], élus parmi les juges, débute dès le lendemain de leur élection. Les membres sortants de la [KRS] exercent leurs fonctions jusqu’au jour où débute le mandat commun des nouveaux membres de la [KRS]. »

26

La disposition transitoire contenue à l’article 6 de la loi du 8 décembre 2017 portant modifications de la loi sur le conseil national de la magistrature et de certaines autres lois, qui est entrée en vigueur le 17 janvier 2018, prévoit :

« Le mandat des membres de la [KRS] visés à l’article 187, paragraphe 1, point 2, de la [Constitution], élus sur la base des dispositions actuelles, dure jusqu’au jour précédant le début du mandat des nouveaux membres de la [KRS], sans aller cependant au-delà de 90 jours à compter de la date de l’entrée en vigueur de la présente loi, à moins qu’il n’ait antérieurement pris fin en raison de son expiration »

La procédure précontentieuse

27

Considérant que, en adoptant de nouvelles dispositions applicables au régime disciplinaire des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et des juridictions de droit commun, la République de Pologne avait manqué aux obligations lui incombant en vertu des dispositions de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 267, deuxième et troisième alinéas, TFUE, la Commission a, le 3 avril 2019, adressé une lettre de mise en demeure à cet État membre. Ce dernier y a répondu par un courrier du 1er juin 2019 dans lequel il a contesté toute violation du droit de l’Union.

28

Le 17 juillet 2019, la Commission a émis un avis motivé dans lequel elle maintenait que le nouveau régime disciplinaire ainsi institué méconnaissait lesdites dispositions du droit de l’Union. En conséquence, cette institution invitait la République de Pologne à prendre les mesures nécessaires pour se conformer à cet avis motivé dans un délai de deux mois à compter de la réception de celui-ci. Dans sa réponse du 17 septembre 2019, ledit État membre a considéré que les griefs formulés par la Commission n’étaient pas fondés.

29

N’étant pas convaincue par cette réponse, la Commission a décidé d’introduire le présent recours.

La procédure devant la Cour

30

Par acte séparé, déposé au greffe de la Cour le 25 octobre 2019, la Commission a, en vertu de l’article 133, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, demandé à cette dernière de soumettre la présente affaire à une procédure accélérée. À l’appui de cette demande, la Commission a fait valoir que les griefs qu’elle formule dans son recours à l’égard du nouveau régime disciplinaire applicable aux juges polonais sont tirés de violations systémiques des garanties requises afin d’assurer l’indépendance de ceux-ci. Un impératif de sécurité juridique requerrait dès lors un examen de l’affaire intervenant à brefs délais afin que se trouvent levés les doutes entourant la conformité dudit régime au droit de l’Union.

31

L’article 133, paragraphe 1, du règlement de procédure prévoit que, à la demande soit de la partie requérante, soit de la partie défenderesse, le président de la Cour peut, lorsque la nature de l’affaire exige son traitement dans de brefs délais, l’autre partie, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, décider de soumettre celle-ci à une procédure accélérée dérogeant aux dispositions de ce règlement.

32

Il importe de rappeler, à cet égard, qu’une telle procédure accélérée constitue un instrument procédural destiné à répondre à une situation d’urgence extraordinaire. Par ailleurs, il ressort également de la jurisprudence de la Cour que la procédure accélérée peut ne pas être appliquée lorsque le caractère sensible et complexe des problèmes juridiques posés par une affaire se prête difficilement à l’application d’une telle procédure, notamment lorsqu’il n’apparaît pas approprié d’écourter la phase écrite de la procédure devant la Cour (arrêt du 18 mai 2021, Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., C‑83/19, C‑127/19, C‑195/19, C‑291/19, C‑355/19 et C‑397/19, ci-après l’« arrêt Asociaţia “Forumul Judecătorilor din România” e.a », EU:C:2021:393, point 103 et jurisprudence citée).

33

En l’espèce, le président de la Cour a décidé, le 26 novembre 2019, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, qu’il convenait de rejeter la demande de la Commission visée au point 30 du présent arrêt.

34

En effet, si les questions que soulève le présent recours, qui ont trait à des dispositions fondamentales du droit de l’Union, sont a priori susceptibles de revêtir une importance primordiale pour le bon fonctionnement du système juridictionnel de l’Union, auquel l’indépendance des juridictions nationales est essentielle, le caractère sensible et complexe de ces questions, qui s’inscrivent qui plus est dans le cadre de réformes d’envergure en matière de justice en Pologne, se prêtait difficilement à l’application de la procédure accélérée (voir, par analogie, arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 105 et jurisprudence citée).

35

Toutefois, eu égard à l’objet dudit recours et à la nature des questions qu’il soulève, le président de la Cour a, par décision du 26 novembre 2019, accordé à la présente affaire un traitement prioritaire en vertu de l’article 53, paragraphe 3, du règlement de procédure.

36

Par ailleurs, la Commission a, par acte séparé, déposé au greffe de la Cour le 23 janvier 2020, introduit une demande de mesures provisoires au titre de l’article 279 TFUE et de l’article 160, paragraphe 2, du règlement de procédure, visant à ordonner à la République de Pologne, dans l’attente de l’arrêt de la Cour statuant sur le fond :

de suspendre l’application des dispositions de l’article 3, point 5, de l’article 27 et de l’article 73, paragraphe 1, de la nouvelle loi sur la Cour suprême, constituant le fondement de la compétence de la chambre disciplinaire pour statuer, tant en première instance qu’en instance d’appel, dans les affaires disciplinaires relatives à des juges ;

de s’abstenir de transmettre les affaires pendantes devant la chambre disciplinaire à une formation de jugement qui ne satisfait pas aux exigences d’indépendance définies, notamment, dans l’arrêt du 19 novembre 2019, A. K. e.a. (Indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême) (C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18, ci-après l’« arrêt A. K. e.a. , EU:C:2019:982), et

de communiquer à la Commission, au plus tard un mois après la notification de l’ordonnance de la Cour ordonnant les mesures provisoires sollicitées, toutes les mesures qu’elle aura adoptées afin de se conformer pleinement à cette ordonnance.

37

Par ordonnance du 8 avril 2020, Commission/Pologne (C‑791/19 R, EU:C:2020:277), la Cour a fait droit à cette demande jusqu’au prononcé de l’arrêt qui mettra fin à l’instance dans la présente affaire.

38

Le Royaume de Belgique, le Royaume de Danemark, le Royaume des Pays-Bas, la République de Finlande et le Royaume de Suède ont été admis à intervenir au litige au soutien des conclusions de la Commission par décisions du président de la Cour des 11, 19 et 20 février 2020.

39

À la suite de la phase écrite de la procédure au cours de laquelle la République de Pologne a déposé un mémoire en défense et, par la suite, un mémoire en duplique en réponse au mémoire en réplique produit par la Commission ainsi qu’un mémoire en réponse aux mémoires en intervention respectivement présentés par les cinq États membres intervenants mentionnés au point précédent, les parties ont été entendues en leurs arguments oraux à l’occasion d’une audience qui s’est tenue le 1er décembre 2020. M. l’avocat général a présenté ses conclusions le 6 mai 2021, date à laquelle la phase orale de la procédure a, en conséquence, été clôturée.

40

Par acte déposé au greffe de la Cour le 10 juin 2021, la République de Pologne a demandé la réouverture de la phase orale de la procédure. À l’appui de cette demande, elle indique, en substance, être en désaccord avec les conclusions de M. l’avocat général, lesquelles laisseraient, en outre, apparaître que les circonstances de la présente affaire n’ont pas été suffisamment clarifiées.

41

À cet égard, il convient de rappeler, d’une part, que le statut de la Cour de justice de l’Union européenne et le règlement de procédure de la Cour ne prévoient pas la possibilité, pour les parties, de présenter des observations en réponse aux conclusions présentées par l’avocat général (arrêt du 6 mars 2018, Achmea, C‑284/16, EU:C:2018:158, point 26 et jurisprudence citée).

42

D’autre part, en vertu de l’article 252, second alinéa, TFUE, l’avocat général présente publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions motivées sur les affaires qui, conformément au statut de la Cour de justice de l’Union européenne, requièrent son intervention. La Cour n’est liée ni par ces conclusions ni par la motivation au terme de laquelle l’avocat général parvient à celles-ci. Par conséquent, le désaccord d’une partie avec les conclusions de l’avocat général, quelles que soient les questions qu’il examine dans celles-ci, ne peut constituer en soi un motif justifiant la réouverture de la phase orale de la procédure (arrêt du 6 mars 2018, Achmea, C‑284/16, EU:C:2018:158, point 27 et jurisprudence citée).

43

Cependant, la Cour peut, à tout moment, l’avocat général entendu, ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure, conformément à l’article 83 de son règlement de procédure, notamment si elle considère qu’elle est insuffisamment éclairée.

44

En l’occurrence, la Cour considère, toutefois, l’avocat général entendu, que, contrairement à ce que soutient la République de Pologne, elle dispose, au terme de la phase écrite de la procédure et de l’audience qui s’est tenue devant elle, de tous les éléments nécessaires pour statuer. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu d’ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure .

Sur le recours

45

Au soutien de son recours, la Commission formule cinq griefs, les quatre premiers, tirés de violations de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, et le cinquième, tiré de la violation de l’article 267, deuxième et troisième alinéas, TFUE.

Sur les quatre premiers griefs, tirés de la violation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE

Sur l’applicabilité et la portée de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE

 Argumentation des parties

46

La Commission fait valoir que, contrairement à ce qu’a soutenu la République de Pologne dans sa réponse à l’avis motivé, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE est applicable en l’espèce. En effet, ladite disposition ferait obligation aux États membres de garantir que les instances nationales susceptibles de se prononcer, en qualité de « juridictions », au sens du droit de l’Union, sur des questions portant sur l’application ou l’interprétation de ce droit, ce qui serait le cas des juridictions polonaises de droit commun et du Sąd Najwyższy (Cour suprême), satisfont aux exigences propres à garantir une protection juridictionnelle effective, parmi lesquelles celles liées à l’indépendance et à l’impartialité desdites instances.

47

Or, ces exigences d’indépendance et d’impartialité postuleraient, notamment, l’existence de règles permettant d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité des instances concernées à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent. À cet égard, l’indépendance de la justice concernerait non seulement l’exercice des fonctions judiciaires dans des affaires spécifiques, mais également l’organisation judiciaire et le point de savoir si l’instance concernée offre des garanties de nature à assurer une « apparence d’indépendance » propre à maintenir la confiance que les juridictions doivent inspirer dans une société démocratique.

48

À ces fins, il serait, en particulier, nécessaire, ainsi qu’il ressortirait de la jurisprudence de la Cour, que le régime disciplinaire applicable aux juges comporte les garanties indispensables permettant d’éviter tout risque d’utilisation de celui-ci en tant que système de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires, ce qui requerrait l’édiction de règles qui définissent tant les comportements constitutifs d’infractions disciplinaires que les sanctions concrètement applicables, qui prévoient l’intervention d’une instance indépendante conformément à une procédure qui garantit pleinement les droits consacrés aux articles 47 et 48 de la Charte, notamment les droits de la défense, et qui consacrent la possibilité de contester en justice les décisions des organes disciplinaires.

49

Dans son mémoire en défense, la République de Pologne soutient notamment que les articles 47 et 48 de la Charte ne sont pas applicables aux affaires disciplinaires concernant les juges nationaux, en l’absence de situation de mise en œuvre du droit de l’Union, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte. En particulier, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ne constituerait pas la source de droits fondamentaux de la défense ni du droit d’être entendu dans un délai raisonnable. Cet État membre considère que les affaires disciplinaires menées sur la base des dispositions procédurales contestées par la Commission ont un caractère purement interne et que, en définissant ces procédures, les autorités polonaises n’ont pas réglementé des domaines couverts par le droit de l’Union au sens dudit article, lu en combinaison avec l’article 5 TUE et les articles 3 et 4 TFUE.

 Appréciation de la Cour

50

Il y a lieu de rappeler, d’emblée, que l’Union regroupe des États qui ont librement et volontairement adhéré aux valeurs communes visées à l’article 2 TUE, respectent ces valeurs et s’engagent à les promouvoir. En particulier, il découle de l’article 2 TUE que l’Union est fondée sur des valeurs, telles que l’État de droit, qui sont communes aux États membres dans une société caractérisée, notamment, par la justice. À cet égard, il convient de relever que la confiance mutuelle entre les États membres et, notamment, leurs juridictions est fondée sur la prémisse fondamentale selon laquelle les États membres partagent une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, comme il est précisé à cet article [voir, en ce sens, arrêts du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême), C‑619/18, EU:C:2019:531, points 42 et 43 ainsi que jurisprudence citée, et Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 160 ainsi que jurisprudence citée].

51

Par ailleurs, le respect par un État membre des valeurs consacrées à l’article 2 TUE constitue une condition pour la jouissance de tous les droits découlant de l’application des traités à cet État membre. Un État membre ne saurait donc modifier sa législation de manière à entraîner une régression de la protection de la valeur de l’État de droit, valeur qui est concrétisée, notamment, par l’article 19 TUE. Les États membres sont ainsi tenus de veiller à éviter toute régression, au regard de cette valeur, de leur législation en matière d’organisation de la justice, en s’abstenant d’adopter des règles qui viendraient porter atteinte à l’indépendance des juges (arrêts du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, points 63 à 65 et jurisprudence citée, ainsi que Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 162).

52

Comme le prévoit l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, il appartient aux États membres de prévoir un système de voies de recours et de procédures assurant aux justiciables le respect de leur droit à une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. Le principe de protection juridictionnelle effective des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union, auquel se réfère ainsi l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, constitue un principe général du droit de l’Union qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres, qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH ») et qui est à présent affirmé à l’article 47 de la Charte (arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 190 ainsi que jurisprudence citée).

53

Quant au champ d’application matériel de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, il y a lieu de rappeler, par ailleurs, que cette disposition vise les « domaines couverts par le droit de l’Union », indépendamment de la situation dans laquelle les États membres mettent en œuvre ce droit, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte [arrêts du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême), C‑619/18, EU:C:2019:531, point 50 et jurisprudence citée, ainsi que Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 192 et jurisprudence citée].

54

En vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, tout État membre doit ainsi notamment assurer que les instances relevant, en tant que « juridictions », au sens défini par le droit de l’Union, de son système de voies de recours dans les domaines couverts par le droit de l’Union et qui sont, partant, susceptibles de statuer, en cette qualité, sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union, satisfont aux exigences d’une protection juridictionnelle effective [arrêt du 2 mars 2021, A. B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême – Recours), C‑824/18, ci-après l’« arrêt A. B. e.a. , EU:C:2021:153, point 112 ainsi que jurisprudence citée].

55

Or, il est constant que tant le Sąd Najwyższy (Cour suprême) et, notamment, la chambre disciplinaire qui en fait partie, que les juridictions de droit commun polonaises peuvent être appelés à statuer sur des questions liées à l’application ou à l’interprétation du droit de l’Union et qu’ils relèvent, en tant que « juridictions », au sens défini par ce droit, du système polonais de voies de recours dans les « domaines couverts par le droit de l’Union », au sens de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, de telle sorte que lesdites juridictions doivent satisfaire aux exigences d’une protection juridictionnelle effective [arrêts du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême), C‑619/18, EU:C:2019:531, point 56, et du 5 novembre 2019, Commission/Pologne (Indépendance des juridictions de droit commun), C‑192/18, EU:C:2019:924, point 104].

56

À cet égard, il convient, de rappeler que, si, ainsi que le relève la République de Pologne, l’organisation de la justice dans les États membres relève, certes, de la compétence de ces derniers, il n’en demeure pas moins que, dans l’exercice de cette compétence, les États membres sont tenus de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union et, en particulier, de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE [arrêts du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême), C‑619/18, EU:C:2019:531, point 52 et jurisprudence citée, ainsi que du 5 novembre 2019, Commission/Pologne (Indépendance des juridictions de droit commun), C‑192/18, EU:C:2019:924, point 102].

57

Dès lors que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE impose à tous les États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer, dans les domaines couverts par le droit de l’Union, une protection juridictionnelle effective, au sens notamment de l’article 47 de la Charte, cette dernière disposition doit être dûment prise en considération aux fins de l’interprétation de cet article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (arrêt du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, point 45 et jurisprudence citée). Or, pour garantir que des instances qui peuvent être appelées à statuer sur des questions liées à l’application et à l’interprétation du droit de l’Union soient à même d’assurer une telle protection juridictionnelle effective, la préservation de l’indépendance de celles-ci est primordiale, comme le confirme l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, qui mentionne l’accès à un tribunal « indépendant » parmi les exigences liées au droit fondamental à un recours effectif (arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 194 ainsi que jurisprudence citée).

58

Cette exigence d’indépendance des juridictions, qui est inhérente à la mission de juger, relève du contenu essentiel du droit à une protection juridictionnelle effective et du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux États membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment la valeur de l’État de droit (arrêt du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, point 51 et jurisprudence citée).

59

Aux termes d’une jurisprudence constante de la Cour, les garanties d’indépendance et d’impartialité requises en vertu du droit de l’Union postulent l’existence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent (arrêt du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, point 53 et jurisprudence citée).

60

À cet égard, il importe que les juges se trouvent à l’abri d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril leur indépendance. Les règles applicables au statut des juges et à l’exercice de leur fonction doivent, en particulier, permettre d’exclure non seulement toute influence directe, sous forme d’instructions, mais également les formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions des juges concernés, et d’écarter ainsi une absence d’apparence d’indépendance ou d’impartialité de ceux-ci qui serait de nature à porter atteinte à la confiance que la justice doit inspirer aux justiciables dans une société démocratique et un État de droit (arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 197 et jurisprudence citée).

61

S’agissant plus particulièrement des règles gouvernant le régime disciplinaire applicable aux juges, l’exigence d’indépendance découlant du droit de l’Union et, notamment, de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, impose, conformément à une jurisprudence constante, que ce régime présente les garanties nécessaires afin d’éviter tout risque d’utilisation d’un tel régime en tant que système de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires. À cet égard, l’édiction de règles qui définissent, notamment, tant les comportements constitutifs d’infractions disciplinaires que les sanctions concrètement applicables, qui prévoient l’intervention d’une instance indépendante conformément à une procédure garantissant pleinement les droits consacrés aux articles 47 et 48 de la Charte, notamment les droits de la défense, et qui consacrent la possibilité de contester en justice les décisions des organes disciplinaires, constitue un ensemble de garanties essentielles aux fins de la préservation de l’indépendance du pouvoir judiciaire (arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 198 ainsi que jurisprudence citée).

62

Eu égard à ce qui précède, les règles nationales, en matière disciplinaire, mises en cause par la Commission dans le cadre des quatre premiers griefs peuvent faire l’objet d’un contrôle au regard de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et il convient, dès lors, d’examiner si les violations de cette disposition alléguées par cette institution sont avérées.

Sur le deuxième grief

 Argumentation des parties

63

Par son deuxième grief, qu’il convient d’examiner en premier lieu, la Commission conclut à la violation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, en ce que la chambre disciplinaire qui est appelée à juger, en première instance et en degré d’appel, les affaires disciplinaires concernant les juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et, selon le cas, soit en degré d’appel, soit tant en première instance qu’en degré d’appel, les affaires disciplinaires concernant les juges des juridictions de droit commun, ne satisfait pas aux garanties d’indépendance et d’impartialité requises.

64

Si, de manière générale, l’intervention d’un organe exécutif dans le processus de nomination des juges ne serait pas, en elle-même, de nature à affecter l’indépendance ou l’impartialité de ceux-ci, il y aurait, toutefois, lieu de tenir compte, en l’espèce, de ce que la conjonction et l’introduction simultanée, en Pologne, de diverses réformes législatives a engendré une rupture structurelle ne permettant plus de préserver l’apparence d’indépendance et d’impartialité de la justice et la confiance que les juridictions se doivent d’inspirer dans une société démocratique ni d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de la chambre disciplinaire à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent.

65

Cette rupture résulterait de divers facteurs, parmi lesquels la circonstance que la chambre disciplinaire, investie notamment de la compétence juridictionnelle en matière disciplinaire à l’égard des juges, aurait été créée ex nihilo tout en se voyant conférer, au sein du Sąd Najwyższy (Cour suprême), un degré élevé d’autonomie organisationnelle et financière dont ne jouiraient pas les autres chambres de cette juridiction, ainsi que le fait qu’il aurait été prévu, sans justification apparente, et par dérogation à la règle générale applicable, que les postes à pourvoir au sein de cette nouvelle chambre peuvent l’être uniquement par la nomination, par le président de la République, sur proposition de la KRS, de nouveaux juges, et non par une mutation de juges déjà en fonction dans d’autres chambres du Sąd Najwyższy (Cour suprême).

66

Serait également pertinente, dans ce contexte, la circonstance que, juste avant que soient intervenues les nominations de ces nouveaux juges au sein de la chambre disciplinaire, la KRS a été entièrement recomposée, moyennant raccourcissement des mandats en cours des membres dudit organe, et ce sur la base de nouvelles règles régissant le mode de désignation des 15 membres composant celui-ci et ayant qualité de juge, en prévoyant désormais l’élection de ceux-ci non plus par les juges eux-mêmes, comme c’était auparavant le cas, mais par la Diète. En conséquence de ces innovations, 23 des 25 membres que compte la KRS seraient ainsi désormais nommés par les autorités législative ou exécutive ou représenteraient ces autorités, ce qui engendrerait une politisation de cet organe et, par conséquent, un accroissement de l’influence desdites autorités sur le processus de nomination des juges de la chambre disciplinaire, ainsi que l’auraient notamment souligné tant la commission européenne pour la démocratie par le droit (dite « commission de Venise »), dans son avis no 904/2017, du 11 décembre 2017 [CDL(2017)031], que le groupe d’États contre la corruption (GRECO), dans son rapport ad hoc sur la Pologne, du 23 mars 2018.

67

Dans son mémoire en défense, la République de Pologne soutient que tant la procédure de nomination des membres de la chambre disciplinaire, laquelle s’apparente au demeurant à celle en vigueur dans d’autres États membres, que les autres garanties dont bénéficient ces membres une fois nommés sont de nature à garantir l’indépendance de ladite chambre.

68

En effet, les conditions auxquelles doivent satisfaire des candidats aux fonctions de juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) seraient définies de manière exhaustive par le droit national et la procédure de nomination de ceux-ci impliquerait, après publication d’un appel public aux candidatures, une sélection effectuée par la KRS sur la base de laquelle cet organe formulerait une proposition de nomination des candidats retenus, débouchant, enfin, sur l’acte de nomination, par le président de la République, lequel ne serait pas tenu de suivre la proposition de la KRS.

69

Par ailleurs, la nouvelle composition de la KRS ne serait guère différente de celle prévalant en ce qui concerne des conseils nationaux de la magistrature mis en place dans certains autres États membres et aurait contribué à renforcer la légitimité démocratique de cet organe et à y assurer une représentativité améliorée de la magistrature polonaise.

70

Enfin, l’indépendance des juges de la chambre disciplinaire résulterait, après leur nomination, de l’existence d’un système élaboré de garanties liées notamment à la durée indéterminée de leur mandat, à leur inamovibilité, à leur immunité, à leur obligation de demeurer apolitique ainsi qu’à diverses incompatibilités professionnelles et à une rémunération particulièrement élevée. Quant au haut degré d’autonomie administrative, financière et jurisprudentielle dont jouit la chambre disciplinaire, il serait de nature à renforcer l’indépendance de cette instance en protégeant ses membres des risques liés à une sujétion professionnelle organique ou à la collégialité lorsqu’ils sont appelés à statuer en matière disciplinaire à l’égard des juges des autres chambres du Sąd Najwyższy (Cour suprême).

71

Au demeurant, l’indépendance de la chambre disciplinaire à l’égard du pouvoir exécutif polonais serait également reflétée dans les décisions de cette instance qui révèleraient notamment que, sur dix-huit recours du ministre de la Justice contre des jugements de tribunaux disciplinaires de premier degré rendus à l’égard de juges, dans sept cas, les jugements attaqués auraient été confirmés, dans cinq cas, ils auraient été réformés par l’imposition de sanctions disciplinaires plus sévères, dans deux cas, la chambre disciplinaire aurait réformé des jugements exonératoires et prononcé des sanctions disciplinaires, dans deux cas aussi, elle aurait réformé des jugements d’acquittement en retenant la commission du délit tout en renonçant au prononcé d’une sanction, dans un cas, le jugement aurait été annulé et la procédure disciplinaire clôturée en raison du décès du juge concerné et, dans un cas, cette chambre aurait réformé le jugement en cause et renoncé à l’imposition d’une sanction après avoir requalifié l’infraction dont il était question en infraction disciplinaire mineure.

72

Dans son mémoire en réplique, la Commission fait valoir que l’arrêt A. K. e.a., rendu postérieurement à l’introduction du présent recours, a, entre-temps, confirmé le bien-fondé du présent grief.

73

Il en irait de même de l’arrêt du 5 décembre 2019 (III PO 7/18) et des ordonnances du 15 janvier 2020 (III PO 8/18 et III PO 9/18), par lesquels le Sąd Najwyższy (Izba Pracy i Ubezpieczeń Społecznych) [Cour suprême (chambre du travail et des assurances sociales), Pologne], qui était la juridiction de renvoi dans les affaires au principal ayant donné lieu à l’arrêt A. K. e.a., aurait jugé, sur la base des enseignements découlant de ce dernier arrêt, que la KRS ne constitue pas, dans sa composition actuelle, une instance impartiale et indépendante des pouvoirs législatif et exécutif polonais et que la chambre disciplinaire n’est pas un « tribunal », au sens de l’article 47 de la Charte, de l’article 6 de la CEDH et de l’article 45, paragraphe 1, de la Constitution. Dans ces décisions, le Sąd Najwyższy (Cour suprême) ferait notamment état, outre les facteurs déjà mentionnés au point 65 du présent arrêt, de ce que, premièrement, la chambre disciplinaire se serait également vu attribuer une compétence exclusive en ce qui concerne les affaires relatives aux juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) en matière de droit du travail, de sécurité sociale et de mise à la retraite, soit autant de matières qui relevaient auparavant de la compétence des juridictions de droit commun, deuxièmement, en cours de procédure de nomination des juges concernés, les possibilités pour un candidat non retenu de contester les résolutions de la KRS auraient été considérablement restreintes à la suite de diverses modifications successives de la loi sur la KRS, troisièmement, les personnes nommées juges à la chambre disciplinaire auraient des liens très marqués avec les pouvoirs législatif ou exécutif polonais, et, quatrièmement, depuis sa création, la chambre disciplinaire aurait notamment œuvré à ce qu’il soit procédé au retrait des demandes de décision préjudicielle adressées à la Cour dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt A. K. e.a.

74

Les constats ainsi établis dans lesdites décisions auraient, par la suite, été réitérés dans une résolution du 23 janvier 2020, dotée de l’effet d’un principe de droit, adoptée par le Sąd Najwyższy (Cour suprême) en formation réunissant les chambres civile, pénale et du travail et de la sécurité sociale de ladite juridiction.

75

Par ailleurs, les juges de la chambre disciplinaire se trouveraient dans une situation privilégiée par rapport aux juges des autres chambres du Sąd Najwyższy (Cour suprême). En effet, il ressortirait également de l’arrêt du Sąd Najwyższy (Cour suprême), du 5 décembre 2019 (III PO 7/18), que la charge de travail incombant à la chambre disciplinaire est considérablement plus réduite que celle échéant aux autres chambres de ladite juridiction, alors même que, ainsi que l’a fait valoir la République de Pologne dans son mémoire en défense, les membres de la chambre disciplinaire perçoivent une rémunération excédant d’environ 40 % celle des juges des autres chambres du Sąd Najwyższy (Cour suprême).

76

Quant aux garanties protégeant prétendument les juges de la chambre disciplinaire après leur nomination auxquelles s’est référée la République de Pologne, il ressortirait des enseignements découlant de l’arrêt A. K. e.a. que, indépendamment de l’existence desdites garanties, il demeure nécessaire de s’assurer, au moyen d’une analyse globale des dispositions nationales relatives à la création de l’instance concernée et afférentes, notamment, aux compétences attribuées à celle-ci, à sa composition et aux modalités de nomination des juges appelés à y siéger, que ces divers éléments ne sont pas de nature à faire naître, dans l’esprit des justiciables, des doutes légitimes quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent, une fois les intéressés nommés.

77

Dans son mémoire en duplique, la République de Pologne fait valoir qu’il ressort de la requête de la Commission que le deuxième grief de celle-ci porte sur une appréciation juridique des dispositions nationales faisant l’objet du présent recours et non sur l’établissement de faits. Or, les paramètres liés à l’indépendance de la chambre disciplinaire qui, conformément à l’arrêt A. K. e.a., devaient être examinés par la juridiction de renvoi dans les affaires au principal ayant donné lieu audit arrêt, n’auraient aucun rapport avec l’appréciation de la conformité abstraite au droit de l’Union de ces dispositions nationales, mais relèveraient du domaine factuel. Ainsi, les décisions rendues par le Sąd Najwyższy (Cour suprême), à la suite de l’arrêt A. K. e. a., seraient dépourvues de pertinence aux fins de l’appréciation du manquement reproché à cet État membre dans le cadre du présent recours. Pour sa part, la résolution du Sąd Najwyższy (Cour suprême) du 23 janvier 2020 ne concernerait pas la compétence de la chambre disciplinaire et ladite résolution aurait, en outre, été déclarée inconstitutionnelle par le Trybunał Konstytucyjny (Cour constitutionnelle, Pologne) dans un arrêt du 20 avril 2020.

78

Enfin, la République de Pologne produit, en annexe à son mémoire en duplique, une documentation totalisant quelques 2300 pages offrant un aperçu complet des décisions de la chambre disciplinaire lesquelles conforteraient ledit État membre dans sa conviction que ladite instance se prononce en toute impartialité et en toute indépendance. Il ressortirait, par ailleurs, d’un aperçu comparatif des décisions rendues dans les procédures disciplinaires introduites sur recours du ministre de la Justice au cours des années 2017 à 2019, également annexé à ce mémoire, que, alors que, en 2017 et en 2018, la chambre pénale de la Cour suprême a accueilli 6 actions du ministre de la Justice sur 14, la chambre disciplinaire en a, en 2018 et en 2019, accueilli 17 sur 44, ce qui traduirait des proportions équivalentes.

79

Le Royaume de Belgique, le Royaume de Danemark, le Royaume des Pays-Bas, la République de Finlande et le Royaume de Suède considèrent, pour leur part, qu’il ressort notamment des enseignements de l’arrêt A. K. e.a. que la chambre disciplinaire ne satisfait pas aux exigences d’impartialité et d’indépendance découlant du droit de l’Union. Selon le Royaume de Belgique, cette conclusion peut, en outre, s’appuyer sur différents instruments adoptés dans le cadre d’instances internationales, tels que la charte européenne sur le statut des juges et l’avis no 977/2019, du 16 janvier 2020, de la commission de Venise, relatif aux amendements apportés, le 20 décembre 2019, notamment à la loi relative aux juridictions de droit commun ainsi qu’à la nouvelle loi sur la Cour suprême.

 Appréciation de la Cour

80

Ainsi qu’il découle de la jurisprudence de la Cour rappelée au point 61 du présent arrêt, il incombe à tout État membre, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, d’assurer que le régime disciplinaire applicable aux juges des juridictions nationales relevant de leur système de voies de recours dans les domaines couverts par le droit de l’Union respecte le principe d’indépendance des juges, notamment, en garantissant que les décisions rendues dans le cadre des procédures disciplinaires engagées contre les juges desdites juridictions soient contrôlées par une instance satisfaisant elle-même aux garanties inhérentes à une protection juridictionnelle effective, dont celle d’indépendance (ordonnance du 8 avril 2020, Commission/Pologne, C‑791/19 R, EU:C:2020:277, point 35).

81

Or, il résulte de l’article 27, paragraphe 1, de l’article 73, paragraphe 1, et de l’article 97, paragraphe 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême ainsi que de l’article 110, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun que les décisions disciplinaires susceptibles d’être adoptées à l’égard des juges polonais relèvent désormais de la compétence de la chambre disciplinaire, instituée en vertu de la nouvelle loi sur la Cour suprême. Cette chambre statue, en première instance et en degré d’appel, dans les affaires disciplinaires concernant les juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) ainsi que, selon le cas, soit en degré d’appel, soit tant en première instance qu’en degré d’appel, dans les affaires disciplinaires concernant les juges des juridictions de droit commun. Il découle ainsi des principes rappelés au point précédent que, en vertu du droit de l’Union et, en particulier, de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, une instance telle que la chambre disciplinaire doit offrir toutes les garanties requises quant à son indépendance et à son impartialité.

82

Ainsi que l’a déjà précisé la Cour à cet égard, la simple perspective, pour les juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et des juridictions de droit commun, d’encourir le risque d’une procédure disciplinaire pouvant conduire à la saisine d’une instance dont l’indépendance ne serait pas garantie est susceptible d’affecter leur propre indépendance (ordonnance du 8 avril 2020, Commission/Pologne, C‑791/19 R, EU:C:2020:277, point 90).

83

Il importe, en particulier, de tenir compte, à cet égard, du fait que les mesures disciplinaires peuvent avoir de lourdes conséquences sur la vie et la carrière des magistrats sanctionnés. Ainsi que l’a également relevé la Cour européenne des droits de l’homme, le contrôle juridictionnel exercé doit ainsi être adapté au caractère disciplinaire des décisions en cause. En effet, lorsqu’un État engage une telle procédure disciplinaire, c’est la confiance du public dans le fonctionnement et l’indépendance du pouvoir judiciaire qui est en jeu, confiance qui, dans un État démocratique, garantit l’existence même de l’État de droit (voir, en ce sens, Cour EDH, 6 novembre 2018, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal, CE:ECHR:2018:1106JUD005539113, § 196, ainsi que Cour EDH, 9 mars 2021, Eminağaoğlu c. Turquie, CE:ECHR:2021:0309JUD007652112, § 97).

84

Par son deuxième grief, la Commission soutient, en substance, que, eu égard au contexte particulier dans lequel est intervenue la création de la chambre disciplinaire, à certaines caractéristiques de celle-ci et au processus ayant conduit à la nomination des juges appelés à y siéger, ladite instance ne satisfait pas aux exigences d’indépendance et d’impartialité ainsi requises en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.

85

À cet égard, il convient de rappeler, d’emblée, que, ainsi que l’ont souligné la Commission et les parties intervenantes, dans son arrêt A. K. e.a., la Cour a déjà été amenée à examiner une demande de décision préjudicielle du Sąd Najwyższy (Izba Pracy i Ubezpieczeń Społecznych) [Cour suprême (chambre du travail et des assurances sociales)] ayant notamment trait au point de savoir si le droit de l’Union devait être interprété en ce sens qu’une instance telle que la chambre disciplinaire satisfait aux exigences d’indépendance et d’impartialité, visées notamment à l’article 47 de la Charte.

86

Ainsi qu’il ressort du dispositif de l’arrêt A. K. e.a., la Cour a dit pour droit, à cet égard, qu’une instance ne constituait pas un tribunal indépendant et impartial, au sens de ladite disposition, lorsque les conditions objectives dans lesquelles a été créée cette instance, les caractéristiques de celle-ci ainsi que la manière dont ses membres ont été nommés sont de nature à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ladite instance à l’égard d’éléments extérieurs, en particulier, d’influences directes ou indirectes des pouvoirs législatif et exécutif, et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent. De tels doutes sont ainsi susceptibles de conduire à une absence d’apparence d’indépendance ou d’impartialité de ladite instance qui soit propre à porter atteinte à la confiance que la justice doit inspirer auxdits justiciables dans une société démocratique.

87

Or, ainsi qu’il ressort des points 52 et 57 du présent arrêt, l’article 47 de la Charte doit être dûment pris en considération aux fins de l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE .

88

Aux fins de déterminer si la chambre disciplinaire remplit l’exigence d’indépendance et d’impartialité ainsi requise en vertu du droit de l’Union, en tant qu’instance chargée de contrôler les décisions rendues dans le cadre des procédures disciplinaires engagées contre les juges qui sont susceptibles d’être appelés à se prononcer sur l’interprétation et l’application du droit de l’Union, il convient de rappeler, d’emblée, que, ainsi que l’a fait valoir la Commission, la création de ladite chambre, par la nouvelle loi sur la Cour suprême, est intervenue dans le contexte plus global de réformes majeures portant sur l’organisation du pouvoir judiciaire en Pologne, réformes parmi lesquelles figurent, en particulier, celles issues de l’adoption de cette nouvelle loi sur la Cour suprême et des modifications apportées, respectivement, à la loi relative aux juridictions de droit commun et à la loi sur la KRS.

89

Dans ce contexte, il importe, en premier lieu, de relever que, comme l’a fait valoir la Commission, la chambre disciplinaire ainsi créée ex nihilo s’est vu spécifiquement confier, conformément à l’article 27, à l’article 73, paragraphe 1, à l’article 97, paragraphe 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême et à l’article 110, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun, une compétence exclusive pour connaître des affaires en matière tant disciplinaire que de droit du travail et des assurances sociales et de mise à la retraite concernant les juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême), ainsi que la compétence pour connaître, selon le cas, soit en degré d’appel, soit tant en première instance qu’en degré d’appel, des affaires en matière disciplinaire concernant les juges des juridictions de droit commun.

90

Or, il convient, notamment, de rappeler, que, ainsi que la Cour l’a déjà relevé aux points 148 et 149 de l’arrêt A. K. e.a., et s’agissant, en particulier, des affaires afférentes à la mise à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême), l’attribution de cette compétence à la chambre disciplinaire est intervenue, parallèlement, notamment, à l’adoption de dispositions de la nouvelle loi sur la Cour suprême ayant prévu un abaissement de l’âge du départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et l’application de cette mesure aux juges de cette juridiction en exercice, tout en conférant au président de la République le pouvoir discrétionnaire de prolonger l’exercice des fonctions judiciaires actives de ces juges au-delà de l’âge du départ à la retraite ainsi nouvellement fixé. À cet égard, la Cour a jugé, dans son arrêt du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême) (C‑619/18, EU:C:2019:531), que, en raison de l’adoption desdites dispositions nationales, la République de Pologne avait porté atteinte à l’inamovibilité et à l’indépendance des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et manqué à ses obligations au titre de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.

91

En deuxième lieu, il convient de constater que, ainsi que l’a fait valoir la Commission et que l’a également relevé la Cour au point 151 de l’arrêt A. K. e.a., il ressort du dispositif mis en place par la nouvelle loi sur la Cour suprême, et, en particulier des articles 6, 7 et 20 de cette loi, que, bien qu’instituée, formellement, en tant que chambre du Sąd Najwyższy (Cour suprême), la chambre disciplinaire jouit, au sein de ladite juridiction, d’un degré d’autonomie organisationnelle, fonctionnelle et financière particulièrement poussé par rapport aux autres chambres de celle-ci.

92

À cet égard, l’argument avancé par la République de Pologne selon lequel il s’agirait, en l’occurrence, uniquement de renforcer l’indépendance des juges de la chambre disciplinaire en les protégeant des risques liés à une sujétion professionnelle organique ou à la collégialité ne saurait prospérer, dès lors, notamment, que les juges qui composent la chambre disciplinaire sont eux-mêmes susceptibles d’être parties à des litiges de nature disciplinaire ou ayant trait à des questions de droit du travail, de sécurité sociale ou de mise à la retraite et que le législateur polonais n’a pas jugé nécessaire de confier la compétence pour connaître de tels litiges à une autre chambre du Sąd Najwyższy (Cour suprême).

93

En troisième lieu, et s’agissant du fait que les juges qui composent la chambre disciplinaire ont droit à une rémunération excédant d’environ 40 % celle dont bénéficient les juges affectés aux autres chambres du Sąd Najwyższy (Cour suprême), il y a lieu de relever que, selon les explications fournies par la République de Pologne dans ses écrits et à l’occasion de l’audience, cet important surcroît de rémunération est exclusivement justifié par l’existence d’une règle d’incompatibilité spécifiquement applicable aux juges de la chambre disciplinaire et empêchant ceux-ci d’exercer des fonctions académiques. Toutefois, selon ces mêmes explications, les intéressés demeurent, nonobstant ce régime d’incompatibilité, libres d’opter pour de telles fonctions académiques pour autant qu’elles ne soient pas contraires à la dignité du statut de magistrat et qu’ils renoncent, en ce cas, à ce surcroît de rémunération. Or, force est de constater que de telles explications ne permettent notamment pas de comprendre les raisons objectives pour lesquelles les juges affectés aux autres chambres du Sąd Najwyższy (Cour suprême) ne pourraient pas, eux aussi, se voir reconnaître cette même faculté d’opérer un choix entre, d’une part, l’exercice d’activités académiques et, d’autre part, le bénéfice d’un tel surplus important de rémunération.

94

En quatrième lieu, il convient de souligner la circonstance, invoquée par la Commission et déjà relevée par la Cour au point 150 de l’arrêt A. K. e.a., selon laquelle, en vertu de l’article 131 de la nouvelle loi sur la Cour suprême, la chambre disciplinaire ainsi investie des compétences mentionnées au point 89 du présent arrêt devait, à l’occasion de son installation initiale, être composée uniquement de nouveaux juges nommés par le président de la République, sur proposition de la KRS, à l’exclusion, donc, de toutes possibilités de mutation à ladite chambre de juges déjà en exercice au sein du Sąd Najwyższy (Cour suprême), alors même que de telles mutations de magistrats d’une chambre à une autre du Sąd Najwyższy (Cour suprême) sont, en principe, admises en vertu de cette même loi. Par ailleurs, avant que ces nominations interviennent, la KRS a été entièrement recomposée.

95

Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence constante rappelée au point 59 du présent arrêt, les garanties propres à assurer l’indépendance et l’impartialité des juges requises en vertu du droit de l’Union postulent notamment l’existence de règles encadrant la nomination des juges (voir, en ce sens, arrêt A. B. e.a., points 117 et 121). Il découle, de même, de la jurisprudence de la Cour rappelée au point 56 du présent arrêt que, dans l’exercice de leur compétence, notamment celle relative à l’édiction de règles nationales gouvernant le processus de nomination des juges, les États membres sont tenus de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union et, en particulier de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (voir, en ce sens, arrêts A. B. e.a., points 68 et 79, ainsi que du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, point 48).

96

Conformément au principe de séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit, l’indépendance des juridictions doit notamment être garantie à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif (arrêt du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, point 54 et jurisprudence citée).

97

En ce qui concerne, plus précisément, les conditions dans lesquelles interviennent les décisions de nomination des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et notamment de la chambre disciplinaire, la Cour a, certes, déjà eu l’occasion de préciser que le seul fait que les juges concernés soient nommés par le président de la République d’un État membre n’était pas de nature à créer une dépendance de ces derniers à son égard ni à engendrer des doutes quant à leur impartialité si, une fois nommés, les intéressés ne sont soumis à aucune pression et ne reçoivent pas d’instructions dans l’exercice de leurs fonctions (arrêt du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, point 56 et jurisprudence citée).

98

La Cour a, toutefois, précisé qu’il demeurait nécessaire de s’assurer que les conditions de fond et les modalités procédurales présidant à l’adoption desdites décisions de nomination soient telles qu’elles ne puissent pas faire naître, dans l’esprit des justiciables, des doutes légitimes quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent, une fois les intéressés nommés, et qu’il importait, notamment, à cette fin, que lesdites conditions et modalités permettent d’exclure non seulement toute influence directe, sous forme d’instructions, mais également les formes d’influence plus indirecte susceptibles d’orienter les décisions des juges concernés (voir, en ce sens, arrêt du 20 avril 2021, Repubblika, C‑896/19, EU:C:2021:311, points 55 et 57 ainsi que jurisprudence citée).

99

Ayant relevé que, en vertu de l’article 179 de la Constitution, les juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) sont nommés par le président de la République sur proposition de la KRS, à savoir l’organe investi par l’article 186 de la Constitution de la mission de gardien de l’indépendance des juridictions et des juges, la Cour a précisé, au point 137 de l’arrêt A. K. e.a. ainsi qu’au point 124 de l’arrêt A. B. e.a., que l’intervention d’un tel organe, dans le contexte d’un processus de nomination des juges pouvait, en principe, être de nature à contribuer à une objectivation de ce processus, en encadrant la marge de manœuvre dont dispose le président de la République dans l’exercice de la compétence qui lui est ainsi conférée.

100

Au point 138 de l’arrêt A. K. e.a. ainsi qu’au point 125 de l’arrêt A. B. e.a., la Cour a, cependant, indiqué qu’il n’en allait de la sorte qu’à la condition, notamment, que ledit organe soit lui-même suffisamment indépendant des pouvoirs législatif et exécutif et de l’autorité à laquelle il est appelé à soumettre une telle proposition de nomination.

101

À cet égard, il importe de relever que, en vertu de l’article 179 de la Constitution, l’acte par lequel la KRS propose un candidat à la nomination à un poste de juge au Sąd Najwyższy (Cour suprême) constitue une condition sine qua non pour que ce candidat puisse être nommé à un tel poste par le président de la République. Le rôle de la KRS dans ce processus de nomination s’avère dès lors déterminant (voir, en ce sens, arrêt A. B. e.a., point 126).

102

Dans un tel contexte, le degré d’indépendance dont jouit la KRS à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif polonais dans l’exercice des tâches qui lui sont ainsi imparties peut revêtir une pertinence lorsqu’il s’agit d’apprécier si les juges qu’elle sélectionne seront eux-mêmes en mesure de satisfaire aux exigences d’indépendance et d’impartialité découlant du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts A. K. e.a., point 139, ainsi que A. B. e.a., point 127).

103

Certes, ainsi que l’a fait valoir la République de Pologne, la Cour a déjà jugé que la circonstance qu’un organe, tel qu’un conseil national de la magistrature, impliqué dans le processus de désignation des juges soit, de manière prépondérante, composé de membres choisis par le pouvoir législatif ne saurait, à elle seule, conduire à douter de l’indépendance des juges nommés au terme dudit processus (voir, en ce sens, arrêt du 9 juillet 2020, Land Hessen, C‑272/19, EU:C:2020:535, points 55 et 56). Toutefois, il ressort également de la jurisprudence de la Cour et, plus particulièrement, des arrêts A. K. e.a. et A. B. e.a., qu’il peut en aller différemment lorsque cette même circonstance, combinée à d’autres d’éléments pertinents et aux conditions dans lesquelles ces choix ont été opérés, conduisent à générer de tels doutes.

104

À cet égard, il convient, premièrement, de relever que, ainsi que l’a fait valoir la Commission, alors que les 15 membres de la KRS élus parmi les juges l’étaient, auparavant, par leurs pairs, la loi sur la KRS a été récemment modifiée, de telle sorte que, ainsi qu’il ressort de l’article 9 bis de ladite loi, ces 15 membres sont désormais désignés par une branche du pouvoir législatif polonais, avec la conséquence que 23 des 25 membres composant la KRS dans cette nouvelle composition ont été désignés par les pouvoirs exécutif et législatif polonais ou sont membres desdits pouvoirs. Or, de telles modifications sont de nature à générer un risque, jusqu’alors absent dans le cadre du mode d’élection antérieurement en vigueur, d’emprise accrue de ces pouvoirs législatif et exécutif sur la KRS et d’atteinte à l’indépendance de cet organe.

105

Deuxièmement, et ainsi que l’a également souligné la Commission, il ressort de l’article 6 de la loi du 8 décembre 2017 reproduit au point 26 du présent arrêt que la KRS ainsi nouvellement composée a été mise en place moyennant un raccourcissement du mandat en cours, d’une durée de quatre ans prévue à l’article 187, paragraphe 3, de la Constitution, des membres qui composaient jusqu’alors cet organe.

106

Troisièmement, il importe de faire observer que la réforme législative ayant ainsi présidé à la mise en place de la KRS dans cette nouvelle composition est intervenue concomitamment à l’adoption de la nouvelle loi sur la Cour suprême qui a procédé à une vaste réforme du Sąd Najwyższy (Cour suprême) incluant, notamment, la création, au sein de ladite juridiction, de deux nouvelles chambres dont la chambre disciplinaire, ainsi que l’instauration du dispositif, entre-temps jugé contraire à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et dont il a déjà été question au point 90 du présent arrêt, prévoyant un abaissement de l’âge du départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et l’application de cette mesure aux juges en exercice de cette juridiction.

107

Il est, dès lors, constant que la terminaison anticipée des mandats de certains membres de la KRS alors en fonction et le remaniement de la KRS dans sa nouvelle composition ont eu lieu dans un contexte où il était attendu que de nombreux postes seraient sous peu à pourvoir au sein du Sąd Najwyższy (Cour suprême), et notamment de la chambre disciplinaire, ainsi que la Cour l’a déjà souligné, en substance, aux points 22 à 27 de l’ordonnance du 17 décembre 2018, Commission/Pologne (C‑619/18 R, EU:C:2018:1021), au point 86 de l’arrêt du 24 juin 2019, Commission/Pologne (Indépendance de la Cour suprême) (C‑619/18, EU:C:2019:531), ainsi qu’au point 134 de l’arrêt A. B. e.a..

108

Or, il y a lieu de constater que les éléments mis en exergue aux points 104 à 107 du présent arrêt sont de nature à engendrer des doutes légitimes, en ce qui concerne l’indépendance de la KRS et son rôle dans un processus de nomination tel que celui ayant conduit à la nomination des membres de la chambre disciplinaire.

109

Par ailleurs, il ressort des points 89 à 94 du présent arrêt, d’une part, que ce processus de nomination s’applique aux candidats au poste de membre d’une chambre juridictionnelle nouvellement créée pour statuer, notamment, sur les procédures disciplinaires visant les juges nationaux et sur des questions liées à la réforme des dispositions afférentes au Sąd Najwyższy (Cour suprême), dont certains aspects ont déjà conduit à la constatation d’un manquement à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE dans le chef de la République de Pologne, et, d’autre part, que cette instance est appelée à être composée exclusivement de nouveaux juges qui ne siégeaient pas déjà au sein du Sąd Najwyższy (Cour suprême) et qui bénéficieront d’une rémunération significativement plus élevée ainsi que d’un degré d’autonomie organisationnelle, fonctionnelle et financière particulièrement poussé, par rapport aux conditions prévalant dans les autres chambres juridictionnelles du Sąd Najwyższy (Cour suprême).

110

Ces éléments, appréhendés dans le cadre d’une analyse globale incluant le rôle important joué dans la nomination des membres de la chambre disciplinaire par la KRS, à savoir, ainsi qu’il ressort du point 108 du présent arrêt, un organe dont l’indépendance du pouvoir politique est sujette à caution, sont de nature à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit de justiciables, quant à l’indépendance et à l’impartialité de ladite chambre disciplinaire.

111

S’agissant des données afférentes à la jurisprudence de la chambre disciplinaire évoquées aux points 71 et 78 du présent arrêt, il suffit de relever, à cet égard, que, outre le fait que les statistiques dont il est question à ce point 71 paraissent plutôt témoigner de ce que la chambre disciplinaire a, dans la majorité des cas dont elle se serait ainsi trouvée saisie d’un recours du ministre de la Justice contre une décision rendue par une juridiction disciplinaire de premier degré, maintenu ou aggravé la responsabilité disciplinaire des juges concernés, le deuxième grief de la Commission ne porte, ainsi que l’a souligné cette dernière, en tout état de cause, pas sur l’activité juridictionnelle concrète déployée par la chambre disciplinaire et par les juges composant cette dernière, mais bien sur l’absence d’apparence d’indépendance et d’impartialité de celle-ci, au sens de la jurisprudence rappelée au point 86 du présent arrêt. En conséquence, ni les statistiques évoquées par la République de Pologne dans ses mémoires en défense et en duplique, ni, plus généralement, les quelque 2300 pages de décisions attribuées à la chambre disciplinaire que produit la République de Pologne à l’appui de ce dernier mémoire en se contentant d’affirmer, de manière générale, que lesdites décisions ne sont pas de nature à faire douter de l’indépendance et de l’impartialité de ladite instance, ne sont susceptibles de mettre en cause le bien-fondé du présent grief.

112

Eu égard à l’ensemble des considérations énoncées aux points 89 à 110 du présent arrêt, il y a lieu de constater que, appréhendés conjointement, le contexte particulier et les conditions objectives dans lesquelles a été créée la chambre disciplinaire, les caractéristiques de celle-ci ainsi que la manière dont ses membres ont été nommés, sont de nature à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs, en particulier, d’influences directes ou indirectes des pouvoirs législatif et exécutif polonais, et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent et, ainsi, sont susceptibles de conduire à une absence d’apparence d’indépendance ou d’impartialité de ladite instance qui est propre à porter atteinte à la confiance que la justice doit inspirer auxdits justiciables dans une société démocratique et un État de droit. Une telle évolution constitue une régression de la protection de la valeur de l’État de droit, au sens de la jurisprudence de la Cour rappelée au point 51 du présent arrêt.

113

Il s’ensuit, notamment, que, en ne garantissant pas l’indépendance et l’impartialité de la chambre disciplinaire qui est appelée à juger, en première instance et en degré d’appel, les affaires disciplinaires concernant les juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême), et, selon le cas, soit en degré d’appel, soit tant en première instance qu’en degré d’appel, les affaires disciplinaires concernant les juges des juridictions de droit commun et en portant, de la sorte, atteinte à l’indépendance de ces juges, cela, qui plus est, au prix d’une régression de la protection de la valeur de l’État de droit dans cet État membre, au sens de la jurisprudence de la Cour rappelée au point 51 du présent arrêt, la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.

114

Il y a donc lieu d’accueillir le deuxième grief.

Sur le premier grief

 Argumentation des parties

115

Par son premier grief qu’il convient d’examiner en deuxième lieu, la Commission soutient que l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun et l’article 97, paragraphes 1 et 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême enfreignent l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, en ce que lesdites dispositions nationales permettent, en violation du principe d’indépendance des juges, de mettre en cause la responsabilité disciplinaire des juges des juridictions de droit commun polonaises en raison du contenu de leurs décisions judiciaires et, de la sorte, d’utiliser le régime disciplinaire applicable à ceux-ci afin d’exercer un contrôle politique sur leur activité juridictionnelle.

116

D’une part, en effet, l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun définirait l’infraction disciplinaire comme englobant, notamment, les cas de « violation manifeste et flagrante des règles de droit ». Or, un tel libellé autoriserait une interprétation selon laquelle la responsabilité disciplinaire des juges s’étend à l’exercice, par ceux-ci, de la fonction de juger.

117

C’est, au demeurant, ce que confirmerait la pratique interprétative récemment développée par l’agent disciplinaire en charge des affaires concernant les juges siégeant dans les juridictions de droit commun et ses adjoints (ci-après, ensemble, l’« agent disciplinaire »). En effet, l’agent disciplinaire aurait notamment ouvert des enquêtes à l’égard de trois juges en relation avec les demandes de décision préjudicielle dont ceux-ci avaient saisi la Cour dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny (C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234), ainsi qu’à l’ordonnance du 6 octobre 2020, Prokuratura Rejonowa w Słubicach (C‑623/18, non publiée, EU:C:2020:800), et enjoint, par courriers du 29 novembre 2018, à chacun de ces juges, de déposer une déclaration écrite portant sur un excès juridictionnel potentiel lié auxdites demandes, avant de préciser, à cet égard, dans un courrier du 4 janvier 2019, qu’il « estimait être de son devoir d’examiner si le dépôt des questions préjudicielles, en violation des conditions clairement définies dans la disposition de l’article 267 TFUE [...] [était] susceptible de constituer une infraction disciplinaire ».

118

De même, après que le Sąd Okręgowy w Warszawie (tribunal régional de Varsovie, Pologne) a, dans les affaires jointes C‑748/19 à C‑754/19, saisi la Cour de demandes de décision préjudicielle relatives aux exigences d’indépendance de la formation dans laquelle siège un juge détaché auprès de cette juridiction sur décision du ministre de la Justice, l’agent disciplinaire aurait fait savoir, par communiqué du 3 septembre 2019, que des mesures d’instruction avaient été prises afin de déterminer si le comportement de la juge présidant ladite formation et ayant formulé lesdites demandes était susceptible de constituer une infraction disciplinaire.

119

D’autre part, l’article 97, paragraphes 1 et 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême habiliterait le Sąd Najwyższy (Cour suprême), en ce compris la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques de celui-ci lorsqu’elle est saisie d’un recours extraordinaire, à adresser un « constat d’erreur » à la juridiction concernée en cas de « violation manifeste des règles », ainsi qu’à saisir, en ce cas, la chambre disciplinaire d’une demande d’examen disciplinaire visant les juges concernés, conformément à l’article 110, paragraphe 1, sous b), de la loi relative aux juridictions de droit commun. Or, la notion de « violation manifeste des règles » autoriserait, à son tour, une interprétation selon laquelle la responsabilité disciplinaire des juges s’étend à l’exercice, par ceux-ci, de la fonction de juger.

120

Dans son mémoire en défense, la République de Pologne soutient que la définition de l’infraction disciplinaire contenue à l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun n’est pas de nature à permettre un contrôle politique du contenu des décisions judiciaires. À cet égard, la Commission aurait omis de tenir compte de l’interprétation restrictive bien établie dont cette disposition fait l’objet de la part du Sąd Najwyższy (Cour suprême). En effet, il découlerait de la jurisprudence constante de ladite juridiction qu’une infraction disciplinaire ne pourrait résulter d’une erreur commune d’interprétation ou d’application de la règle de droit ressortant d’une décision judiciaire, mais, uniquement, de violations « manifestes et flagrantes » des règles de droit, à savoir, en principe, des violations de règles de nature procédurale et non directement corrélées à la décision elle–même, constatables d’emblée par quiconque et ayant produit des effets négatifs importants, préjudiciables aux intérêts des parties, à d’autres justiciables ou à l’administration de la justice.

121

Or, selon la République de Pologne, le fait d’ériger en infractions disciplinaires de tels comportements procédant de la mauvaise foi ou d’une profonde ignorance de la part d’un juge serait justifié, afin d’assurer la protection juridictionnelle effective des justiciables et de préserver l’image d’équité inhérente au pouvoir judiciaire. Limitée à de tels cas de figure, la perspective d’éventuelles procédures disciplinaires ne serait pas susceptible d’affecter l’indépendance du pouvoir judiciaire.

122

Dans ces conditions, la seule crainte que la disposition nationale en cause puisse faire l’objet d’une interprétation différente de celle ainsi retenue de manière constante par le Sąd Najwyższy (Cour suprême) serait déconnectée de la réalité et purement hypothétique. Quant à l’agent disciplinaire, il ne constituerait qu’un organe d’enquête et de poursuite dont les appréciations ne lieraient pas les juridictions disciplinaires.

123

Selon la République de Pologne, les mêmes considérations doivent prévaloir en ce qui concerne l’article 97, paragraphes 1 et 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême.

124

Dans son mémoire en réplique, la Commission fait valoir que les arguments avancés par la République de Pologne ne remettent pas en cause la conclusion selon laquelle les notions visées aux points 116 et 119 du présent arrêt peuvent être interprétées comme visant le contenu des décisions judiciaires, ce dont les procédures disciplinaires ouvertes après l’introduction du présent recours continueraient au demeurant d’attester.

125

Ainsi, le 6 décembre 2019, l’agent disciplinaire aurait ouvert une telle procédure contre la juge dont il est question au point 118 du présent arrêt, en indiquant, dans un communiqué, que, selon lui, cette juge, « en passant outre au délibéré de la formation de jugement, a présenté sa position personnelle sur l’existence de motifs supplémentaires d’ajourner l’audience et a publiquement contesté ladite formation, mise en place conformément à la réglementation en vigueur pour connaître de cette affaire, en mettant en cause l’impartialité et l’indépendance du juge concerné, membre de la formation, et en lui refusant le droit d’y siéger », et qu’elle a, en outre, « outrepassé ses pouvoirs en adoptant lors de l’ajournement du procès en appel, illégalement et sans consulter les deux autres membres dûment nommés de la formation, l’ordonnance de renvoi préjudiciel ».

126

Pour sa part, la chambre disciplinaire, instance dont dépend désormais entièrement l’interprétation des notions visées aux points 116 et 119 du présent arrêt, aurait, ainsi qu’il ressortirait d’une décision du 4 février 2020 (II DO 1/20) que produit la Commission, suspendu de ses fonctions un juge du Sąd Rejonowy w Olsztynie (tribunal d’arrondissement d’Olsztyn, Pologne) contre lequel une procédure disciplinaire avait été engagée, au motif, notamment et ainsi qu’il ressort d’un communiqué publié le 29 novembre 2019 par l’agent disciplinaire, que, lors de l’examen d’un pourvoi, l’action de ce juge « avait entraîné l’adoption d’une décision sans base juridique » sommant la Diète de produire les listes des citoyens et des juges ayant soutenu des candidatures aux postes de membres de la KRS dans sa nouvelle composition.

127

Dans les motifs de ladite décision, la chambre disciplinaire aurait notamment jugé que, « si, eu égard au type d’acte commis par le juge, l’autorité de la juridiction ou les intérêts essentiels du service exigent qu’il soit immédiatement déchargé de ses obligations de service, le président de la juridiction ou le ministre de la Justice peuvent immédiatement suspendre les activités du juge en attendant la décision de la juridiction disciplinaire prise dans un délai inférieur à un mois. Deux des conditions précitées (l’autorité de la juridiction et les intérêts essentiels du service) s’appliquent en l’espèce, en lien avec le comportement du juge sous forme de violation manifeste et flagrante des règles de droit et d’atteinte à la dignité de la fonction au sens de l’article 107, paragraphe 1, de la [loi relative aux juridictions de droit commun] ». Dans cette même décision, la chambre disciplinaire aurait, de même, affirmé que « le fait même de l’illégalité de la décision juridictionnelle n’a pas fait de doute. L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne ne fournit pas, en effet, de base pour l’empiètement sur les prérogatives du chef de l’État et pour la prise de décision, par les juges, sur le point de savoir qui est juge et qui ne l’est pas ».

128

Enfin, faisant référence aux procédures disciplinaires mentionnées aux points 125 et 126 du présent arrêt, ainsi qu’à d’autres procédures disciplinaires ouvertes à l’égard de juges du fait d’avoir mis en doute la validité de la nomination de certains juges dont il est fait état dans deux communiqués de l’agent disciplinaire datant des 15 décembre 2019 et 14 février 2020 que produit la Commission, le Sąd Najwyższy (Cour suprême) se serait référé, dans sa résolution du 23 janvier 2020, visée au point 74 du présent arrêt, au « fait qu’un organe politique, tel que le ministre de la Justice, accomplisse, par l’intermédiaire d’agents disciplinaires qu’il a nommés, des actes à caractère répressif contre des juges exerçant des fonctions juridictionnelles visant à clarifier les doutes quant aux modalités d’organisation de concours de recrutement de juges ».

129

Dans son mémoire en duplique, la République de Pologne fait valoir que les décisions de l’agent disciplinaire et celle de la chambre disciplinaire qu’évoque la Commission dans son mémoire en réplique sont dénuées de pertinence car le grief formulé par la Commission concerne la compatibilité abstraite de définitions légales de l’infraction disciplinaire avec l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, et non une violation du droit de l’Union qui découlerait d’actions déterminées des organes de l’État. En outre, l’arrêt de la Cour devrait porter sur la situation prévalant au terme du délai fixé dans l’avis motivé. Enfin, la décision mentionnée au point 125 du présent arrêt porterait sur le fait, pour un juge, d’avoir outrepassé ses pouvoirs en prononçant seul des décisions de renvoi préjudiciel dans des affaires qui devaient être jugées à trois juges, tandis que la décision de la chambre disciplinaire n’aurait pas non plus trait à une procédure motivée par une violation manifeste et flagrante de règles de droit, mais par un soupçon de délit d’abus de pouvoir et d’atteinte à la dignité de la fonction et constituerait, en outre, une mesure provisoire.

130

L’ensemble des États membres intervenus au soutien des conclusions de la Commission considèrent que les dispositions nationales critiquées dans le cadre du présent grief sont susceptibles d’exercer un effet de dissuasion à l’égard des juges des juridictions de droit commun dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles et qu’elles portent ainsi atteinte à l’exigence d’indépendance de ceux-ci découlant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.

131

Le Royaume de Danemark est d’avis que, si l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun n’est pas contraire au principe de l’indépendance des juges au vu de son seul libellé, la formulation vague de cette disposition confère toutefois une large marge d’appréciation à l’autorité disciplinaire aux fins de la constatation d’une infraction disciplinaire. Or, combinée à la composition problématique des organes chargés de son application, et, en particulier, de la chambre disciplinaire, ainsi qu’à la manière dont elle est interprétée et appliquée en pratique, cette disposition nationale créerait un risque d’utilisation du régime disciplinaire en tant que moyen de pression sur les juges et de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires. Il en irait de même en ce qui concerne la définition de l’infraction contenue à l’article 97, paragraphe 1, de la nouvelle loi sur la Cour suprême, singulièrement au vu de la faculté, peu compréhensible selon cet État membre, pour la chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, d’initier, d’office, une procédure disciplinaire en raison d’erreurs dans le contenu des décisions qu’elle examine.

132

Pour sa part, la République de Finlande fait valoir qu’il ressort de diverses sources indépendantes et fiables comme d’éléments dont il est fait état dans l’arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny (C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234), que la possibilité d’initier des procédures disciplinaires contre des juges du fait du contenu de leurs décisions judiciaires a effectivement été utilisée.

133

Dans son mémoire en réponse aux mémoires en intervention, la République de Pologne fait valoir que les définitions des infractions disciplinaires contenues dans la réglementation de divers États membres ne sont pas moins larges que celle que comporte l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun. Les références à des notions générales seraient à la fois fréquentes et inévitables en cette matière et il ne pourrait être procédé à une appréciation négative des dispositions concernées en faisant abstraction de leurs contenu, finalité et application pratique par les juridictions disciplinaires nationales.

 Appréciation de la Cour

134

Ainsi qu’il ressort du point 61 du présent arrêt, l’exigence d’indépendance et d’impartialité découlant, notamment, de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, à laquelle doivent satisfaire les juridictions nationales qui, à l’instar des juridictions de droit commun polonaises, sont susceptibles de devoir interpréter et appliquer le droit de l’Union, impose, afin d’éviter tout risque d’utilisation du régime disciplinaire applicable à ceux qui ont pour tâche de juger en tant que système de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires, qu’un tel régime comporte, notamment, des règles qui définissent les comportements constitutifs d’une infraction disciplinaire.

135

Par son premier grief, la Commission soutient que, en définissant les comportements constitutifs d’une infraction disciplinaire dans le chef des juges des juridictions de droit commun comme couvrant, respectivement, toute « violation manifeste et flagrante des règles de droit » et toute « erreur » emportant une « violation manifeste des règles », l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun et l’article 97, paragraphes 1 et 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême permettent un tel contrôle politique, ce dont témoigneraient, au demeurant, les divers cas concrets d’application desdites dispositions auxquels s’est référée ladite institution.

136

À cet égard, il importe de souligner, d’emblée, que le régime disciplinaire applicable aux juges relève, certes, de l’organisation de la justice et, donc, de la compétence des États membres et que la possibilité pour les autorités d’un État membre de mettre en cause la responsabilité disciplinaire des juges peut, en particulier et selon le choix des États membres, constituer un élément permettant de contribuer à la responsabilisation et à l’efficacité du système judiciaire. Toutefois, ainsi qu’il ressort des points 56, 57 et 61 du présent arrêt, dans l’exercice de cette compétence, les États membres doivent respecter le droit de l’Union, en assurant notamment l’indépendance des juridictions appelées à statuer sur les questions liées à l’application ou à l’interprétation de ce droit, afin de garantir aux justiciables la protection juridictionnelle effective requise par l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (voir, par analogie, arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., points 229 et 230).

137

Dans ce contexte, la sauvegarde de cette indépendance ne saurait, notamment, avoir pour conséquence d’exclure totalement que la responsabilité disciplinaire d’un juge puisse, dans certains cas tout à fait exceptionnels, se trouver engagée du fait de décisions judiciaires adoptées par celui-ci. En effet, une telle exigence d’indépendance ne vise, à l’évidence, pas à cautionner d’éventuelles conduites graves et totalement inexcusables dans le chef de juges, qui consisteraient, par exemple, à méconnaître délibérément et de mauvaise foi ou du fait de négligences particulièrement graves et grossières les règles de droit national et de l’Union dont ils sont censés assurer le respect, ou à verser dans l’arbitraire ou le déni de justice, alors qu’ils sont appelés, en tant que dépositaires de la fonction de juger, à statuer sur les litiges qui leur sont soumis par des justiciables.

138

En revanche, il apparaît essentiel, aux fins de préserver cette même indépendance et d’éviter de la sorte que le régime disciplinaire puisse être détourné de ses finalités légitimes et utilisé à des fins de contrôle politique des décisions judiciaires ou de pression sur les juges, que le fait qu’une décision judiciaire comporte une éventuelle erreur dans l’interprétation et l’application des règles de droit national et de l’Union, ou dans l’appréciation des faits et l’évaluation des preuves, ne puisse, à lui seul, conduire à engager la responsabilité disciplinaire du juge concerné (voir, par analogie, arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 234).

139

Par conséquent, il importe que la mise en cause de la responsabilité disciplinaire d’un juge du fait d’une décision judiciaire soit limitée à des cas tout à fait exceptionnels tels que ceux évoqués au point 137 du présent arrêt et encadrée, à cet égard, par des critères objectifs et vérifiables, tenant à des impératifs tirés de la bonne administration de la justice, ainsi que par des garanties visant à éviter tout risque de pressions extérieures sur le contenu des décisions judiciaires et permettant d’écarter ainsi, dans l’esprit des justiciables, tout doute légitime quant à l’imperméabilité des juges concernés et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent (voir, par analogie, arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 233).

140

À cet effet, il est essentiel que soient, notamment, prévues des règles qui définissent, de manière suffisamment claire et précise, les comportements susceptibles d’engager la responsabilité disciplinaire des juges, afin de garantir l’indépendance inhérente à leur mission et d’éviter qu’ils ne soient exposés au risque que leur responsabilité disciplinaire soit engagée du seul fait de leur décision (voir, par analogie, arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 234).

141

En l’espèce, il convient de relever que, au vu de leur seul libellé, l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun et l’article 97, paragraphes 1 et 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême ne répondent pas aux exigences de clarté et de précision énoncées au point 140 du présent arrêt. En effet, force est de constater que les expressions « violation manifeste et flagrante des règles de droit » et « constat d’erreur » emportant une « violation manifeste de la règle de droit », auxquelles ont respectivement recours lesdites dispositions ne sont pas propres à exclure que la responsabilité des juges puisse être engagée sur le seul fondement du contenu prétendument « erroné » de leurs décisions, tout en assurant que cette responsabilité soit toujours strictement limitée à des hypothèses tout à fait exceptionnelles, telles que celles visées au point 137 du présent arrêt.

142

Il découle, par ailleurs, d’une jurisprudence constante de la Cour que la portée des dispositions législatives nationales qui font l’objet d’une procédure en manquement doit, en règle générale, s’apprécier compte tenu de l’interprétation qu’en donnent les juridictions nationales (voir, en ce sens, arrêts du 18 juillet 2007, Commission/Allemagne, C‑490/04, EU:C:2007:430, point 49 et jurisprudence citée, ainsi que du 16 septembre 2015, Commission/Slovaquie, C‑433/13, EU:C:2015:602, point 81).

143

À cet égard, la République de Pologne a, certes, fait état devant la Cour, de manière détaillée, de la jurisprudence développée, depuis de nombreuses années, par le Sąd Najwyższy (Cour suprême) en ce qui concerne les différents éléments constitutifs de la notion de « violation manifeste et flagrante des règles de droit », au sens de l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun. Or, la jurisprudence nationale ainsi décrite et dont l’existence et le contenu n’ont pas été contestés par la Commission semble effectivement avoir retenu, à propos de ladite notion, une interprétation particulièrement restrictive, traduisant un souci manifeste de préserver l’indépendance des juges.

144

Toutefois, il convient de relever, tout d’abord, que les deux dispositions faisant l’objet du présent grief ont recours à des formules partiellement distinctes, l’article 97, paragraphes 1 et 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême visant, en effet, les seules violations « manifestes » des règles de droit. Or, l’omission, dans cette nouvelle disposition, de la précision relative au caractère « flagrant » de la violation des règles de droit que comporte, en revanche, l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun, précision notamment prise en compte dans la jurisprudence constante du Sąd Najwyższy (Cour suprême) visée au point 143 du présent arrêt, est de nature à générer des doutes quant aux portées respectives desdites dispositions. Par ailleurs, la circonstance que, sur le fondement dudit article 97, paragraphes 1 et 3, la chambre concernée puisse, lorsqu’elle procède à un « constat d’erreur » dans le chef d’un juge dont elle réexamine la décision et qu’elle estime, dans ce contexte, que ladite « erreur » traduit une « violation manifeste de la règle de droit », demander directement à ce qu’il soit procédé à l’examen d’une affaire disciplinaire à charge de ce juge devant la chambre disciplinaire, pourrait être comprise comme impliquant que la responsabilité des juges puisse être engagée sur le seul fondement du contenu prétendument « erroné » de leurs décisions judiciaires dans des cas ne se limitant pas aux hypothèses tout à fait exceptionnelles visées au point 137 du présent arrêt.

145

Ensuite, il convient de relever que les décisions du Sąd Najwyższy (Cour suprême) relatives à l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun ainsi mentionnées par la République de Pologne ont été adoptées non pas par l’actuelle chambre disciplinaire de ladite juridiction, mais par la chambre de celle-ci qui était compétente avant la réforme.

146

En outre, il convient de rappeler, à cet égard, que, ainsi qu’il ressort du point 61 du présent arrêt, afin de s’assurer que la mise en cause de la responsabilité disciplinaire des juges soit encadrée par des garanties visant à éviter tout risque de pressions extérieures sur le contenu des décisions judiciaires, les règles qui définissent les comportements constitutifs d’une infraction dans le cadre du régime disciplinaire applicable aux juges doivent être appréhendées conjointement avec les autres règles caractérisant un tel régime et notamment avec celles qui doivent prévoir que les décisions rendues dans le cadre des procédures disciplinaires engagées contre les juges sont prises ou contrôlées par une juridiction indépendante et impartiale.

147

En l’espèce, et ainsi qu’il ressort des motifs par lesquels la Cour a accueilli le deuxième grief invoqué par la Commission à l’appui de son recours, la chambre disciplinaire récemment instituée par la nouvelle loi sur la Cour suprême et à laquelle a été confiée la compétence pour connaître, selon le cas, soit au second degré de juridiction, soit aux premier et second degrés de juridiction, des affaires disciplinaires concernant les juges des juridictions de droit commun, ne satisfait pas à cette exigence d’indépendance et d’impartialité.

148

Dès lors, une telle circonstance est, à son tour, de nature à renforcer le risque que des dispositions telles que l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun et l’article 97, paragraphes 1 et 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême, qui définissent les infractions disciplinaires dans des termes qui ne répondent pas aux exigences de clarté et de précision énoncées au point 140 du présent arrêt et n’assurent pas que la mise en cause de la responsabilité des juges du fait de leurs décisions soit strictement limitée aux hypothèses visées au point 137 du présent arrêt, fassent l’objet d’une interprétation permettant ainsi que le régime disciplinaire soit utilisé aux fins d’influencer les décisions judiciaires.

149

L’existence du risque que le régime disciplinaire soit effectivement utilisé aux fins d’influencer les décisions judiciaires est au demeurant confirmée par la décision de la chambre disciplinaire du 4 février 2020 mentionnée aux points 126 et 127 du présent arrêt.

150

À cet égard, il convient d’emblée de rejeter l’argumentation de la République de Pologne selon laquelle cette décision de la chambre disciplinaire ne pourrait être prise en considération par la Cour aux fins de l’appréciation du manquement reproché à cet État membre, au motif que ce manquement doit, conformément à une jurisprudence constante, être apprécié à la date à laquelle a expiré le délai imparti dans l’avis motivé. En effet, ainsi que la Commission l’a fait valoir à bon droit lors de l’audience devant la Cour, cette décision de la chambre disciplinaire ne constitue qu’un élément de preuve intervenu après l’émission de l’avis motivé visant à illustrer le grief énoncé tant dans cet avis motivé que dans le cadre du présent recours portant sur le risque que, dans le contexte issu des réformes normatives récemment intervenues en Pologne, le régime disciplinaire applicable aux juges des juridictions de droit commun polonaises puisse être utilisé aux fins d’influencer le contenu des décisions judiciaires. Or, comme la Cour l’a déjà relevé, la prise en compte d’un élément de preuve intervenu après l’émission de l’avis motivé ne constitue pas une modification de l’objet du litige tel qu’il résulte dudit avis motivé (voir, en ce sens, arrêt du 11 juillet 2002, Commission/Espagne, C‑139/00, EU:C:2002:438, point 21).

151

Il ressort de ladite décision de la chambre disciplinaire qu’une infraction disciplinaire peut, en principe, être reprochée à un juge sur le fondement de l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun du fait d’avoir ordonné à la Diète, en violation prétendument flagrante et manifeste des règles de droit, la production de documents relatifs au processus de nomination des membres de la KRS dans sa nouvelle composition.

152

Une telle interprétation large de l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun s’écarte de l’interprétation particulièrement restrictive de cette disposition retenue par le Sąd Najwyższy (Cour suprême), telle que visée au point 143 du présent arrêt et traduit ainsi, au sein de l’État membre concerné, une régression de la protection de la valeur de l’État de droit.

153

Il convient d’ajouter que, lorsqu’une législation nationale fait l’objet d’interprétations juridictionnelles divergentes pouvant être prises en compte, les unes aboutissant à une application de ladite législation compatible avec le droit de l’Union, les autres aboutissant à une application incompatible avec celui-ci, il y a lieu de constater que, à tout le moins, cette législation n’est pas suffisamment claire et précise pour assurer une application compatible avec le droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 9 décembre 2003, Commission/Italie, C‑129/00, EU:C:2003:656, point 33).

154

Enfin, la Commission a fait état de divers cas concrets récents dans lesquels l’agent disciplinaire a, dans le cadre du nouveau régime disciplinaire institué par la loi relative aux juridictions de droit commun, initié des enquêtes disciplinaires à l’égard de juges en raison du contenu des décisions judiciaires adoptées par ceux-ci, sans qu’il apparaisse que les juges concernés aient commis des manquements à leurs devoirs tels que ceux visés au point 137 du présent arrêt. À cet égard, il importe de relever, plus particulièrement, que des procédures disciplinaires ont été entamées notamment en raison de décisions de justice par lesquelles la Cour avait été saisie de demandes de décision préjudicielle visant à s’assurer de la conformité de certaines dispositions du droit national aux dispositions du droit de l’Union afférentes à l’État de droit et à l’indépendance des juges.

155

Même si la République de Pologne soutient que les griefs formulés par l’agent disciplinaire dans lesdits cas ne portent pas sur des violations manifestes et flagrantes des règles de droit, au sens de l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun, mais sur le dépassement, par les juges concernés, de leur compétence ou sur une atteinte commise par ceux-ci à la fonction de juge, il n’en reste pas moins que lesdits griefs comportent un lien direct avec le contenu des décisions judiciaires prises par lesdits juges.

156

Or, la simple perspective d’ouverture de telles enquêtes disciplinaires est, en tant que telle, susceptible d’exercer une pression sur ceux qui ont la tâche de juger (voir, en ce sens, arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 199).

157

Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour considère établi que, dans le contexte particulier issu des récentes réformes ayant affecté le pouvoir judiciaire polonais et le régime disciplinaire applicable aux juges des juridictions de droit commun, et, notamment, au vu de la circonstance que l’indépendance et l’impartialité de l’instance juridictionnelle compétente pour se prononcer sur les procédures disciplinaires concernant ceux-ci ne se trouvent pas garanties, les définitions de l’infraction disciplinaire que comportent les dispositions de l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun et celles de l’article 97, paragraphes 1 et 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême ne permettent pas d’éviter que ledit régime disciplinaire soit utilisé aux fins de générer, à l’égard de ces juges qui sont appelés à devoir interpréter et appliquer le droit de l’Union, des pressions et un effet dissuasif, susceptibles d’influencer le contenu de leurs décisions. Lesdites dispositions portent ainsi atteinte à l’indépendance de ces juges, cela, qui plus est, au prix d’une régression de la protection de la valeur de l’État de droit en Pologne, au sens de la jurisprudence rappelée au point 51 du présent arrêt, en violation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.

158

Il s’ensuit que le premier grief doit être accueilli.

Sur le troisième grief

 Argumentation des parties

159

Par son troisième grief, la Commission soutient que l’article 110, paragraphe 3, et l’article 114, paragraphe 7, de la loi relative aux juridictions de droit commun ne remplissent pas l’exigence découlant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE selon laquelle les affaires disciplinaires concernant les juges des juridictions de droit commun doivent pouvoir être examinées par un tribunal« établi par la loi », dès lors que ces dispositions nationales confèrent au président de la chambre disciplinaire le pouvoir discrétionnaire de désigner le tribunal disciplinaire territorialement compétent pour connaître de telles affaires.

160

La Commission considère, à cet égard, que, en l’absence, notamment, de tous critères prévus par la loi pour encadrer l’exercice dudit pouvoir, celui-ci pourrait être utilisé pour attribuer une affaire à une juridiction disciplinaire spécifique, et, en conséquence, à tout le moins, être perçu comme un moyen permettant d’utiliser le régime disciplinaire à des fins de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires. En outre, un tel risque serait en l’espèce aggravé par le fait que la chambre disciplinaire n’est pas un organe indépendant et impartial.

161

Dans son mémoire en défense, la République de Pologne fait valoir qu’il découle de l’article 110, paragraphe 1, point 1, sous a), et de l’article 110 a, paragraphes 1 et 3, de la loi relative aux juridictions de droit commun que les affaires disciplinaires relèvent de la compétence des onze tribunaux disciplinaires institués près les cours d’appel et dont les membres sont désignés, moyennant avis de la KRS, par le ministre de la Justice, parmi les juges des juridictions de droit commun, et siègent, en formation permanente, pour une durée de six ans. Il s’ensuivrait que lesdites juridictions sont bien établies par la loi.

162

Pour sa part, le président de la chambre disciplinaire se bornerait à désigner l’un de ces tribunaux disciplinaires, en tenant compte de facteurs tels que l’économie de la procédure, le niveau de la charge de travail desdits tribunaux, la distance, ainsi que les liens éventuels entre les parties à la procédure et lesdits tribunaux. La fixation desdits critères dans la loi ne servirait aucun objectif identifiable, notamment en termes de protection des droits du juge poursuivi ou d’intérêt de la justice, dans la mesure où tous les tribunaux disciplinaires pouvant être désignés présenteraient les mêmes garanties de compétence et d’indépendance.

163

Ce serait, précisément, afin de garantir l’impartialité desdits tribunaux disciplinaires qu’aurait été instaurée la solution consistant à désigner, comme territorialement compétente, une juridiction d’appel située dans un autre ressort territorial que celui dans lequel siège le juge intéressé. De plus, les membres du tribunal disciplinaire appelés à siéger au sein de celui-ci étant désignés par tirage au sort parmi tous les juges de cette juridiction, l’allégation selon laquelle le pouvoir de désignation du tribunal disciplinaire territorialement compétent pour connaître de l’affaire risquerait d’être utilisé à des fins de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires serait dépourvue de fondement.

 Appréciation de la Cour

164

Ainsi qu’il a été rappelé aux points 61 et 80 du présent arrêt, l’exigence d’indépendance découlant, notamment, de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, à laquelle doivent satisfaire les juridictions nationales qui, à l’instar des juridictions de droit commun polonaises, sont susceptibles de devoir interpréter et appliquer le droit de l’Union, impose que les règles gouvernant le régime disciplinaire applicables aux juges qui composent ces juridictions prévoient, notamment, l’intervention d’instances satisfaisant elles-mêmes aux garanties inhérentes à une protection juridictionnelle effective conformément à une procédure garantissant pleinement les droits consacrés aux articles 47 et 48 de la Charte.

165

Il convient de rappeler, par ailleurs, que, dans la mesure où la Charte énonce des droits correspondant à des droits garantis par la CEDH, l’article 52, paragraphe 3, de la Charte vise à assurer la cohérence nécessaire entre les droits contenus dans celle-ci et les droits correspondants garantis par la CEDH, sans que cela porte atteinte à l’autonomie du droit de l’Union. Selon les explications relatives à la charte des droits fondamentaux (JO 2007, C 303, p. 17), l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte correspond à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH et l’article 48 de la Charte est le même que l’article 6, paragraphes 2 et 3, de la CEDH. La Cour doit, dès lors, veiller à ce que l’interprétation qu’elle effectue de l’article 47, deuxième alinéa, et de l’article 48 de la Charte assure un niveau de protection qui ne méconnaît pas celui garanti à l’article 6 de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme (arrêt du 29 juillet 2019, Gambino et Hyka, C‑38/18, EU:C:2019:628, point 39 et jurisprudence citée).

166

Aux termes de l’article 47, deuxième alinéa, première phrase, de la Charte, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un « tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi ».

167

Ainsi que l’a jugé la Cour, les garanties d’accès à un tribunal indépendant, impartial et préalablement établi par la loi, et notamment celles qui déterminent la notion tout comme la composition de celui-ci, représentent la pierre angulaire du droit au procès équitable. La vérification de l’exigence qu’une instance constitue, par sa composition, un tel tribunal est notamment nécessaire à la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au justiciable (voir, en ce sens, arrêt du 26 mars 2020, Réexamen Simpson/Conseil et HG/Commission, C‑542/18 RX–II et C‑543/18 RX–II, EU:C:2020:232, point 57).

168

Par ailleurs, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que l’expression « établi par la loi » figurant à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH concerne non seulement la base légale de l’existence même du tribunal, mais encore la composition du siège dans chaque affaire. Ladite expression a pour objet d’éviter que l’organisation du système judiciaire ne soit laissée à la discrétion du pouvoir exécutif et de faire en sorte que cette matière soit régie par une loi. En outre, dans des pays de droit codifié, l’organisation du système judiciaire ne saurait pas davantage être laissée à la discrétion des autorités judiciaires, ce qui n’exclut cependant pas de leur reconnaître un certain pouvoir d’interprétation de la législation nationale en la matière. D’ailleurs, la délégation de pouvoirs dans des questions touchant à l’organisation judiciaire est acceptable dans la mesure où cette possibilité s’inscrit dans le cadre du droit interne de l’État en question, y compris les dispositions pertinentes de sa constitution (voir, notamment, Cour EDH, 28 avril 2009, Savino e.a. c. Italie, CE:ECHR:2009:0428JUD001721405, § 94 et 95 ainsi que jurisprudence citée).

169

Dans la présente affaire, les dispositions de l’article 110, paragraphe 3, et de l’article 114, paragraphe 7, de la loi relative aux juridictions de droit commun que met en cause la Commission n’ont pas trait à l’existence même des juridictions disciplinaires appelées à se prononcer sur les procédures disciplinaires initiées contre des juges des juridictions de droit commun polonaises, mais bien aux conditions dans lesquelles intervient l’attribution des procédures disciplinaires à l’égard de ces juges à de telles juridictions disciplinaires.

170

Par son troisième grief, la Commission ne cible en effet pas les conditions dans lesquelles sont instituées les juridictions disciplinaires polonaises ou nommés les juges qui les composent, mais bien les conditions dans lesquelles est désignée la juridiction disciplinaire qui, parmi les juridictions disciplinaires situées dans les différents ressorts territoriaux existant en Pologne, sera appelée à statuer sur une procédure disciplinaire déterminée menée à charge d’un juge.

171

À cet égard, il y a lieu de relever que, s’agissant de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, la Cour européenne des droits de l’homme a, notamment, jugé que l’exigence voulant que les juridictions doivent être établies par la loi exclut que la réattribution d’une affaire à une juridiction située dans un autre ressort territorial puisse relever du pouvoir discrétionnaire d’une instance donnée. Ladite juridiction a considéré, plus particulièrement, que la circonstance que ni les raisons pour lesquelles une telle réattribution peut intervenir ni les critères devant présider à celle-ci n’aient été précisés dans la réglementation applicable est de nature à pouvoir induire une apparence d’absence d’indépendance et d’impartialité dans le chef de la juridiction ainsi discrétionnairement désignée et n’offre pas le degré de prévisibilité et de certitude requis pour qu’une telle juridiction puisse être considérée comme ayant été « établie par la loi » (voir, en ce sens, Cour EDH, 12 janvier 2016, Miracle Europe kft c. Hongrie, CE:ECHR:2016:0112JUD005777413, § 58, 63 et 67).

172

En l’espèce, il y a lieu de constater que les dispositions nationales que conteste la Commission dans le cadre du présent grief investissent le président de la chambre disciplinaire du pouvoir discrétionnaire de désigner le tribunal disciplinaire territorialement compétent pour connaître d’une affaire disciplinaire menée à charge d’un juge des juridictions de droit commun sans que les critères devant présider à une telle désignation aient été précisés dans la réglementation applicable.

173

Or, ainsi que l’a soutenu la Commission, en l’absence de tels critères, un tel pouvoir pourrait notamment être utilisé aux fins de diriger certains cas vers certains juges en évitant de les adresser à d’autres juges ou encore pour faire pression sur les juges ainsi désignés (voir également, en ce sens, Cour EDH, 12 janvier 2016, Miracle Europe kft c. Hongrie, ECHR:2016:0112JUD005777413, § 58).

174

En l’espèce, et comme l’a également fait valoir la Commission, un tel risque se trouve accru par le fait que la personne chargée de désigner le tribunal disciplinaire territorialement compétent n’est autre que le président de la chambre disciplinaire, à savoir l’instance appelée à connaître, en second degré de juridiction, des recours dirigés contre les décisions rendues par ledit tribunal disciplinaire, chambre disciplinaire dont l’indépendance et l’impartialité ne sont pas garanties, ainsi qu’il ressort des points 80 à 113 du présent arrêt.

175

Enfin, contrairement à ce que soutient la République de Pologne, la simple circonstance que les juges chargés de statuer sur une procédure disciplinaire déterminée sont désignés par tirage au sort n’est pas de nature à écarter le risque mentionné au point 173 du présent arrêt puisque ce tirage au sort a lieu exclusivement parmi les membres du tribunal disciplinaire désigné par le président de la chambre disciplinaire.

176

Il découle de tout ce qui précède que l’article 110, paragraphe 3, et l’article 114, paragraphe 7, de la loi relative aux juridictions de droit commun, en ce qu’ils confient au président de la chambre disciplinaire le pouvoir discrétionnaire de désigner le tribunal disciplinaire territorialement compétent pour connaître des procédures disciplinaires à charge des juges des juridictions de droit commun, à savoir des juges susceptibles d’être appelés à devoir interpréter et appliquer le droit de l’Union, ne remplissent pas l’exigence découlant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE selon laquelle de telles affaires doivent pouvoir être examinées par un tribunal « établi par la loi ».

177

Le troisième grief doit, en conséquence, être accueilli.

Sur le quatrième grief

 Argumentation des parties

178

Par son quatrième grief, qui comporte deux branches, la Commission fait valoir que les dispositions des articles 112b et 113a et de l’article 115a, paragraphe 3, de la loi relative aux juridictions de droit commun enfreignent l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, en ce qu’elles ne garantissent ni l’examen des affaires disciplinaires concernant les juges desdites juridictions dans un délai raisonnable ni les droits de la défense du juge mis en cause.

179

S’agissant de la première branche de ce grief, la Commission est d’avis qu’il résulte de l’article 112b, paragraphe 3, de la loi relative aux juridictions de droit commun que le ministre de la Justice peut nommer un agent disciplinaire du ministre de la Justice en remplacement de l’agent disciplinaire traitant jusqu’alors l’affaire concernée, et ce à tout stade d’une procédure disciplinaire, y compris après l’attribution de l’affaire au tribunal disciplinaire ou pendant l’examen d’un pourvoi contre la décision de ce dernier. Par ailleurs, aux termes de l’article 112b, paragraphe 5, de cette loi, lorsqu’une décision refusant d’ouvrir une procédure disciplinaire ou y mettant un terme sans suite ou encore lorsqu’une décision judiciaire clôturant une telle procédure deviennent définitives, ces situations ne feraient pas obstacle à ce qu’un agent disciplinaire du ministre de la Justice soit de nouveau désigné dans la même affaire, en manière telle que ledit ministre aurait la possibilité de maintenir en permanence les charges qui pèsent contre un juge. Le respect du délai raisonnable ne serait dès lors pas garanti.

180

Par la seconde branche de son quatrième grief, la Commission soutient que le principe du respect des droits de la défense est violé, d’une part, par l’article 113a de la loi relative aux juridictions de droit commun, en ce que cette disposition prévoit que la procédure devant la juridiction disciplinaire peut se poursuivre en l’absence de désignation d’un conseil appelé à représenter un juge qui ne peut pas prendre part à la procédure devant cette juridiction pour des raisons de santé, ou alors que le conseil désigné par ce juge n’a pas encore pris en charge la défense de ses intérêts.

181

D’autre part, l’article 115a, paragraphe 3, de la loi relative aux juridictions de droit commun, en ce qu’il prévoit que la juridiction disciplinaire poursuit la procédure même en cas d’absence justifiée du juge mis en cause ou de son conseil, contreviendrait au principe audiatur et altera pars, qui constituerait l’un des éléments essentiels des droits de la défense. À cet égard, serait dépourvu de pertinence le fait que ladite disposition précise que la poursuite de la procédure n’intervient que si cela n’est pas contraire à la bonne conduite de celle-ci, une telle notion ne pouvant être assimilée à la prise en considération des intérêts légitimes du juge en cause. Il en irait de même de la circonstance que l’article 115, paragraphes 2 et 4, de cette loi prévoit que, en même temps qu’il notifie la citation à comparaître, le tribunal disciplinaire invite le juge mis en cause à présenter par écrit des éclaircissements et tous les éléments de preuve, le respect des droits de la défense exigeant, en effet, également la possibilité pour ce juge de participer à la procédure lorsque la recevabilité et la valeur probante de ces preuves seront examinées par ladite juridiction.

182

Dans son mémoire en défense, la République de Pologne soutient que, alors que, par la première branche du grief telle que formulée dans les conclusions de la requête, la Commission remet en cause la création même de la fonction d’agent disciplinaire du ministre de la Justice et l’article 112b de la loi relative aux juridictions de droit commun dans son ensemble, ladite institution n’a pas précisé les raisons pour lesquelles la désignation d’un tel agent serait contraire au droit de l’Union, mais s’est en réalité contentée de contester le paragraphe 5, seconde phrase, dudit article 112b.

183

Quant à l’article 112b, paragraphe 5, seconde phrase, de cette loi, les arguments de la Commission ne porteraient pas sur le contenu normatif de cette disposition, mais uniquement sur la possibilité que le ministre de la Justice puisse, malgré une décision définitive dans une affaire disciplinaire, tenter d’utiliser cette disposition pour maintenir en permanence les mêmes charges contre un juge. Or, la Commission se serait, à cet égard, contentée de donner une lecture purement hypothétique de cette disposition nationale, jamais encore vérifiée dans la pratique et contraire à l’état du droit national applicable. En effet, l’article 112b, paragraphe 5, première phrase, de la loi relative aux juridictions de droit commun prévoirait que le mandat de l’agent disciplinaire du ministre de la Justice expire dans les trois hypothèses qui y sont visées et le terme de ce mandat aurait un caractère définitif puisque le principe ne bis in idem, découlant de l’article 17, paragraphe 1, point 7, du code de procédure pénale, disposition s’appliquant, mutatis mutandis, aux procédures disciplinaires, en application de l’article 128 de la loi relative aux juridictions de droit commun, s’opposerait à une nouvelle action dans la même affaire.

184

Selon la République de Pologne, il n’existe, en outre, aucun lien entre la durée de la procédure et le fait que celle-ci soit menée par l’agent disciplinaire ou par l’agent disciplinaire du ministre de la Justice, l’intervention de ce dernier n’ayant aucune incidence sur le déroulement des actes déjà posés ni sur les délais procéduraux contraignants qui s’appliquent, indifféremment, selon que la procédure est menée par l’un ou l’autre de ces agents.

185

Quant à la seconde branche du quatrième grief, la République de Pologne fait valoir que l’article 113a de la loi relative aux juridictions de droit commun a pour seul objectif d’assurer un déroulement efficace de la procédure disciplinaire en empêchant toute obstruction au stade de l’examen du litige par le tribunal disciplinaire.

186

S’agissant de l’article 115a, paragraphe 3, de cette loi, la condition liée au bon déroulement de la procédure disciplinaire serait examinée par un tribunal indépendant qui évaluerait si l’instruction de l’ensemble des faits, tant à charge qu’à décharge du juge mis en cause, permet ou non de mener la procédure en l’absence de ce juge ou de son conseil. Au demeurant, le droit du juge concerné d’être entendu serait garanti dès le stade de la procédure menée par l’agent disciplinaire ou l’agent disciplinaire du ministre de la Justice, ainsi qu’il ressortirait de l’article 114 de ladite loi, ces agents pouvant, tout d’abord, inviter ce juge à soumettre une déclaration par écrit concernant l’objet de l’examen, devant, ensuite, inviter ce dernier, lors de la signification des griefs disciplinaires, à présenter par écrit des éclaircissements ainsi que tous les éléments de preuve et pouvant, enfin, auditionner ledit juge pour recueillir ses explications, voire devant le faire si l’intéressé en fait la demande. Par ailleurs, lorsque le tribunal disciplinaire convoque les parties à l’audience, il serait, conformément à l’article 115 de la même loi, tenu de demander à celles-ci de produire les éléments de preuve et au juge mis en cause de présenter des éclaircissements par écrit.

 Appréciation de la Cour

187

Ainsi qu’il a été rappelé au point 164 du présent arrêt, l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE exige que les règles gouvernant le régime disciplinaire applicable aux juges qui sont susceptibles de devoir interpréter et appliquer le droit de l’Union prévoient une procédure qui garantit pleinement les droits consacrés aux articles 47 et 48 de la Charte.

188

Il convient de souligner, d’emblée, qu’il ressort déjà de l’examen et de l’accueil des premier à troisième griefs de la Commission que, contrairement aux exigences découlant ainsi de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, le régime disciplinaire applicable aux juges des juridictions de droit commun polonaises se caractérise notamment par le fait que les juridictions impliquées dans la procédure disciplinaire ne satisfont pas à l’exigence d’indépendance et d’impartialité ou à l’exigence d’être établie par la loi, ainsi que par la circonstance que les comportements constitutifs d’une infraction disciplinaire ne sont pas définis de manière suffisamment claire et précise par la législation polonaise. Le quatrième grief doit être appréhendé en tenant notamment compte du contexte normatif dans lequel s’inscrivent ainsi les dispositions nationales que critique la Commission par son quatrième grief.

189

Aux termes de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable et doit avoir la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. Pour sa part, l’article 48, paragraphe 2, de la Charte énonce que le respect des droits de la défense est garanti à tout accusé.

190

Par ailleurs, ainsi qu’il ressort du point 165 du présent arrêt, la Cour doit veiller à ce que l’interprétation qu’elle effectue de l’article 47, deuxième alinéa, et de l’article 48 de la Charte assure un niveau de protection qui ne méconnaît pas celui garanti à l’article 6 de la CEDH, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme.

191

S’agissant de la première branche du quatrième grief, il importe de rappeler que le droit des personnes à voir leur cause entendue dans un délai raisonnable constitue un principe général du droit de l’Union qui a été consacré à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH et, ainsi qu’il vient d’être rappelé, à l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte pour ce qui concerne la procédure juridictionnelle (voir, en ce sens, arrêt du 5 juin 2018, Kolev e.a., C‑612/15, EU:C:2018:392, point 71 et jurisprudence citée).

192

En l’espèce, toutefois, la Commission n’allègue pas que le droit d’être jugé dans un délai raisonnable aurait été méconnu dans un cas concret déterminé, hypothèse relevant ainsi notamment du domaine de l’article 47 de la Charte, mais reproche à la République de Pologne d’avoir manqué à ses obligations au titre de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE au motif, en substance, que les dispositions nationales que critique cette institution sont conçues de telle manière qu’elles ont pour conséquence que ce droit ne peut être pleinement garanti en ce qui concerne les procédures disciplinaires diligentées à l’égard des juges des juridictions de droit commun polonaises.

193

À cet égard, il découle, notamment, de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE qu’il importe, dans le souci de préserver l’indépendance des juges susceptibles d’être appelés à devoir interpréter et appliquer le droit de l’Union et d’éviter tout risque d’utilisation du régime disciplinaire applicable à ceux-ci en tant que système de contrôle politique du contenu de leurs décisions judiciaires, que les règles nationales gouvernant les procédures disciplinaires relatives à de tels juges ne soient pas conçues de manière à empêcher que leur cause soit entendue dans un délai raisonnable (voir, par analogie, arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., point 221).

194

Il convient de constater, d’emblée, qu’il n’apparaît pas, à cet égard, au vu de l’argumentation développée par la Commission à l’appui de la première branche de son quatrième grief, en quoi la seule circonstance, mentionnée dans le petitum de la requête, que l’article 112b de la loi relative aux juridictions de droit commun, visé dans son ensemble, aurait « confér[é] au ministre de la Justice le pouvoir de nommer un agent disciplinaire du ministre de la Justice » serait de nature à conduire à un dépassement systématique du délai raisonnable dans les procédures disciplinaires dirigées contre les juges des juridictions de droit commun polonaises et à empêcher ainsi que leur cause soit entendue dans un tel délai.

195

En revanche, il ressort de ladite argumentation que les critiques de la Commission portent, sur ce plan, plus particulièrement, sur la disposition spécifique de l’article 112b, paragraphe 5, seconde phrase, de la loi relative aux juridictions de droit commun.

196

À cet égard, force est de constater qu’il découle du libellé même de l’article 112b, paragraphe 5, de la loi relative aux juridictions de droit commun que, dans les hypothèses visées à la première phrase de cette disposition dans lesquelles il est mis fin à la fonction de l’agent disciplinaire du ministre de la Justice, à savoir en présence d’une décision judiciaire définitive refusant d’ouvrir une procédure disciplinaire ou clôturant une telle procédure, de telles décisions ne font pas obstacle à ce qu’un tel agent disciplinaire soit de nouveau désigné par le ministre de la Justice dans la même affaire.

197

Or, une telle disposition dont les termes clairs suggèrent ainsi que, après qu’un juge a fait l’objet d’une enquête et d’une procédure disciplinaire qui ont été clôturées par une décision judiciaire définitive, ledit juge peut, à nouveau, faire l’objet de telles enquêtes et procédures dans la même affaire, de manière telle que ce juge demeurera, en permanence, sous la menace potentielle de telles enquêtes et procédures, nonobstant l’intervention d’une telle décision judiciaire, est, par sa nature même, susceptible d’empêcher que la cause de ce juge puisse être entendue dans un délai raisonnable.

198

La circonstance, mise en avant par la République de Pologne, selon laquelle l’existence d’autres principes fondamentaux, tel que le principe non bis in idem, s’opposerait à ce que de telles enquêtes et procédures soient initiées après l’adoption d’une telle décision judiciaire définitive n’invalide pas ce constat.

199

D’une part, en effet, la circonstance que l’article 112b, paragraphe 5, seconde phrase, de la loi relative aux juridictions de droit commun puisse, au vu de son libellé, le cas échéant, également s’avérer incompatible avec d’autres principes fondamentaux que celui auquel s’est référée la Commission au soutien de la première branche de son quatrième grief ne saurait en aucune manière s’opposer à ce que soit, le cas échéant, constaté un manquement de la République de Pologne à ses obligations au titre de la violation de ce dernier principe.

200

D’autre part, cette même circonstance n’est pas de nature à affecter la conclusion selon laquelle la seule existence d’une disposition nationale ainsi libellée est de nature à générer, à l’endroit des juges concernés, la menace évoquée au point 197 du présent arrêt et à engendrer, de la sorte, un risque d’utilisation du régime disciplinaire en tant que système de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires que ceux-ci sont appelés à rendre.

201

De même, le fait que la Commission n’aurait fait état d’aucun cas concret dans lequel l’article 112b, paragraphe 5, seconde phrase, de la loi relative aux juridictions de droit commun aurait été appliqué en présence d’une décision définitive telle que celles visées à la première phrase dudit article 112b, paragraphe 5, est dépourvu de toute pertinence aux fins d’apprécier le bien-fondé du manquement reproché, lequel a trait à l’adoption même de la disposition nationale contestée et à l’atteinte à l’indépendance des juges des juridictions de droit commun polonaises susceptible d’en résulter.

202

Il découle de tout de ce qui précède que l’article 112b, paragraphe 5, seconde phrase, de la loi relative aux juridictions de droit commun, en ce qu’il porte atteinte à l’indépendance des juges des juridictions de droit commun polonaises en ne garantissant pas que leur cause en matière de poursuites disciplinaires puisse être entendue dans un délai raisonnable ne remplit pas les exigences découlant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE. En conséquence, le quatrième grief doit être accueilli en sa première branche en ce qu’il porte sur ladite disposition nationale.

203

En ce qui concerne la seconde branche de ce même grief, il y a lieu de rappeler, d’emblée, que le principe fondamental de protection juridictionnelle effective des droits, réaffirmé à l’article 47 de la Charte, et la notion de « procès équitable », visée à l’article 6 de la CEDH, sont constitués de divers éléments, lesquels comprennent, notamment, le respect des droits de la défense et le droit de se faire conseiller, défendre et représenter (voir, en ce sens, arrêts du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a., C‑305/05, EU:C:2007:383, point 31, ainsi que du 26 juillet 2017, Sacko, C‑348/16, EU:C:2017:591, point 32 et jurisprudence citée).

204

De même, le respect des droits de la défense constitue, dans toute procédure susceptible d’aboutir à des sanctions, un principe fondamental du droit de l’Union qui a été consacré à l’article 48, paragraphe 2, de la Charte (voir, en ce sens, arrêt du 14 septembre 2010, Akzo Nobel Chemicals et Akcros Chemicals/Commission e.a., C‑550/07 P, EU:C:2010:512, point 92 ainsi que jurisprudence citée).

205

Il ressort également de la jurisprudence de la Cour que le droit d’être entendu dans toute procédure fait partie intégrante du respect des droits de la défense ainsi consacrés aux articles 47 et 48 de la Charte (voir, en ce sens, arrêt du 3 juillet 2014, Kamino International Logistics et Datema Hellmann Worldwide Logistics, C‑129/13 et C‑130/13, EU:C:2014:2041, point 28 et jurisprudence citée ainsi que point 29) et qu’un tel droit garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de ladite procédure (voir, en ce sens, arrêt du 26 juillet 2017, Sacko, C‑348/16, EU:C:2017:591, point 34).

206

S’agissant du droit d’accès à un avocat, la Cour a précisé que celui-ci devait, en outre, être effectivement en mesure d’assurer sa mission de conseil, de défense et de représentation de son client de manière adéquate, à défaut de quoi ce dernier serait privé des droits qui lui sont conférés par l’article 47 de la Charte et par l’article 6 de la CEDH (voir, en ce sens, arrêt du 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a., C‑305/05, EU:C:2007:383, point 32).

207

Enfin, si, selon une jurisprudence constante de la Cour, les droits fondamentaux, tels que le respect des droits de la défense, en ce compris le droit d’être entendu, n’apparaissent, certes, pas comme des prérogatives absolues, mais peuvent comporter des restrictions, c’est à la condition, toutefois, que celles-ci répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général poursuivis par la mesure en cause et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis (arrêt du 26 juillet 2017, Sacko, C‑348/16, EU:C:2017:591, point 38 et jurisprudence citée).

208

En l’espèce, il résulte, d’une part, de l’article 113a de la loi relative aux juridictions de droit commun, lu en combinaison avec l’article 113, paragraphes 2 et 3, de cette loi, que, lorsque le juge mis en cause ne peut prendre part à la procédure devant le tribunal disciplinaire pour des raisons de santé et que ledit tribunal ou son président désigne, à la demande de ce juge ou d’office, un conseil pour prendre en charge la défense des intérêts dudit juge, les actes liés à une telle désignation et à une telle prise en charge n’ont pas d’effet suspensif sur le déroulement de la procédure.

209

D’autre part, l’article 115a, paragraphe 3, de la loi relative aux juridictions de droit commun prévoit que la procédure est menée par le tribunal disciplinaire même en cas d’absence justifiée du juge mis en cause ou de son représentant, à moins que cela ne soit contraire à la bonne conduite de la procédure disciplinaire.

210

Force est de constater, à cet égard, que de telles règles procédurales sont de nature à restreindre les droits des juges contre lesquels une procédure disciplinaire est diligentée d’être effectivement entendus par la juridiction disciplinaire et de bénéficier d’une défense effective devant cette dernière. En effet, lesdites règles ne sont pas de nature à garantir que, en cas d’absence justifiée du juge concerné ou de son conseil durant la procédure menée devant ladite juridiction, ce juge demeurera toujours en mesure de pouvoir faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue, le cas échéant moyennant l’assistance d’un conseil disposant lui-même d’une possibilité effective d’assurer sa défense.

211

Contrairement à ce qu’a fait valoir la République de Pologne, une telle garantie ne découle pas davantage de la circonstance que l’article 115a, paragraphe 3, de la loi relative aux juridictions de droit commun précise que la juridiction disciplinaire ne poursuit la procédure que si cela n’est pas contraire à la bonne conduite de celle-ci, ni du fait que l’article 115 de cette loi prévoit que, lorsqu’il notifie la citation à comparaître, le tribunal disciplinaire invite le juge mis en cause à présenter par écrit des éclaircissements et tous les éléments de preuve qu’il estime utile de devoir produire.

212

En effet, ainsi que le souligne la Commission dans sa requête, lesdites dispositions ne sont pas propres à garantir le respect des droits de la défense du juge concerné dans le cadre de la procédure devant la juridiction disciplinaire.

213

Or, singulièrement lorsqu’elles s’inscrivent, comme en l’espèce, dans le contexte d’un régime disciplinaire présentant les déficiences rappelées au point 188 du présent arrêt, des règles procédurales nationales, telles que celles faisant l’objet de la seconde branche du présent grief, peuvent s’avérer de nature à accroître encore le risque d’utilisation du régime disciplinaire applicable à ceux qui ont pour tâche de juger en tant que système de contrôle politique du contenu des décisions judiciaires. En effet, les juges concernés peuvent être amenés à craindre, s’ils statuent dans un sens donné dans les affaires dont ils se trouvent saisis, de faire l’objet d’une procédure disciplinaire n’offrant ainsi pas les garanties propres à satisfaire les exigences d’un procès équitable et, notamment, l’exigence liée au respect des droits de la défense. Les restrictions aux droits de la défense découlant desdites règles procédurales portent, de la sorte, atteinte à l’indépendance des juges des juridictions de droit commun polonaises et ainsi, ne remplissent pas les exigences découlant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.

214

Dans ces conditions, le quatrième grief doit également être accueilli en sa seconde branche et, partant, dans son ensemble.

Sur le cinquième grief, tiré de la violation de l’article 267, deuxième et troisième alinéas, TFUE

 Argumentation des parties

215

La Commission fait valoir que, ainsi qu’en témoignent les cas d’application concrets auxquels elle s’est référée dans l’argumentation qu’elle a développée à l’appui de son premier grief, les dispositions de l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun et de l’article 97, paragraphes 1 et 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême peuvent exposer un juge à des poursuites disciplinaires à l’occasion de l’adoption d’une décision de saisir la Cour d’une demande de décision préjudicielle, ce qui enfreindrait l’article 267 TFUE.

216

En effet, la possibilité que des enquêtes et des procédures disciplinaires soient ainsi menées à l’égard de juges des juridictions de droit commun polonaises au motif que ceux-ci ont saisi la Cour d’une demande de décision préjudicielle porterait atteinte à la faculté d’interroger cette dernière que leur confère cette disposition de droit de l’Union et serait de nature à les dissuader d’user de cette faculté afin de ne pas s’exposer au risque de sanctions disciplinaires. L’indépendance desdites juridictions nationales se trouverait de ce fait affectée, alors même qu’une telle indépendance est essentielle au bon fonctionnement du système de coopération judiciaire entre lesdites juridictions nationales et la Cour dans le cadre du mécanisme de renvoi préjudiciel.

217

Dans son mémoire en défense, la République de Pologne fait valoir que la Commission n’a pas tenu compte de ce que l’article 114 de la loi relative aux juridictions de droit commun distingue clairement deux phases procédurales, à savoir, d’une part, l’enquête, laquelle est ouverte et menée afin d’établir l’existence éventuelle d’une infraction disciplinaire et d’identifier son auteur sans être diligentée contre une personne en particulier, et, d’autre part, la procédure disciplinaire qui, quant à elle, n’est initiée que si les conclusions de l’enquête le justifient. Or, dans les cas concrets dont la Commission fait état, ce seraient non pas des procédures disciplinaires, mais uniquement des enquêtes qui auraient été diligentées à l’égard de juges ayant saisi la Cour d’une demande de décision préjudicielle, enquêtes qui auraient par ailleurs entre-temps été clôturées.

218

La première enquête aurait porté sur une suspicion d’infractions disciplinaires au titre de l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun qui auraient été commises par certains juges du fait d’avoir exercé une influence illicite sur les présidents des formations de jugement ayant adressé une demande de décision préjudicielle à la Cour. Cette première enquête aurait été clôturée après dépositions de deux des juges visés, ceux-ci n’ayant pas confirmé avoir fait l’objet de pressions. Pour sa part, la seconde enquête aurait concerné la suspicion que lesdits juges avaient commis un manquement à la dignité de leurs fonctions à la suite de l’adoption de décisions de renvoi préjudiciel dont les motifs étaient en substance identiques, ainsi que la possibilité qu’au moins l’un des juges mentionnés ait fait une fausse déposition en ce qu’il avait assuré avoir rédigé lui–même sa décision de renvoi. Ladite enquête aurait également porté sur le point de savoir si l’interruption sine die d’une procédure pénale complexe d’importance considérable du fait d’un tel renvoi préjudiciel éventuellement effectué en violation de l’article 267 TFUE pouvait être constitutive d’une infraction disciplinaire dans le chef du juge concerné. Toutefois cette seconde enquête aurait, elle aussi, été clôturée, l’analyse des éléments de preuve, y compris les dépositions des juges concernés, n’ayant pas permis de conclure à de tels manquements dans le chef de ceux-ci.

219

Selon la République de Pologne, de telles enquêtes, dès lors qu’elles revêtent un caractère exceptionnel et ne donnent pas nécessairement lieu à une procédure disciplinaire, ne portent pas atteinte à l’indépendance des juges car elles visent non pas à mettre en cause la validité des décisions qu’ils ont adoptées, mais à dénoncer d’éventuels manquements manifestes et flagrants à leurs obligations, comme l’a fait valoir ledit État membre dans le cadre de sa réponse au premier grief de la Commission. Le régime disciplinaire mis en cause dans le cadre du présent recours n’aurait ainsi eu aucune incidence sur l’exercice effectif, par les juridictions concernées, de leur pouvoir de saisir la Cour d’une demande de décision préjudicielle ni sur leur faculté de procéder à des renvois préjudiciels dans le futur.

220

En outre, la seule circonstance qu’un agent disciplinaire formule ainsi des griefs ou examine un cas donné ne saurait, en l’absence de toute décision judiciaire confirmant une telle interprétation, amener à considérer que le simple fait d’avoir saisi la Cour d’une demande de décision préjudicielle pourrait constituer une infraction disciplinaire. Ni le libellé de l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun ni l’interprétation établie de cette disposition à laquelle s’est référée la République de Pologne dans le cadre de sa réponse au premier grief ne permettraient, en effet, d’engager la responsabilité disciplinaire d’un juge pour ce seul motif.

221

Selon les cinq États membres intervenus au soutien des conclusions de la Commission, il ressort clairement tant de la manière dont est interprété et appliqué l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun que des circonstances portées à la connaissance de la Cour par les juridictions de renvoi dans le contexte des affaires ayant donné lieu à l’arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny (C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234), et des enseignements découlant de ce même arrêt que la République de Pologne a méconnu l’article 267 TFUE. Il importerait peu, à cet égard, que les enquêtes concernées aient été clôturées sans que les juges visés fassent l’objet de procédures en justice, car rien que l’effet dissuasif résultant du risque de faire l’objet d’une telle procédure serait susceptible d’affecter la décision des juges quant à la nécessité d’adresser une demande de décision préjudicielle à la Cour dans une affaire donnée.

 Appréciation de la Cour

222

Il importe de rappeler, d’emblée, que la clef de voûte du système juridictionnel institué par les traités est constituée par la procédure du renvoi préjudiciel prévue à l’article 267 TFUE qui, en instaurant un dialogue de juge à juge entre la Cour et les juridictions des États membres, a pour but d’assurer l’unité d’interprétation du droit de l’Union, permettant ainsi d’assurer sa cohérence, son plein effet et son autonomie ainsi que, en dernière instance, le caractère propre du droit institué par les traités (avis 2/13, du 18 décembre 2014, EU:C:2014:2454, point 176 ainsi que jurisprudence citée, et arrêt A. B. e.a., point 90 ainsi que jurisprudence citée).

223

Selon une jurisprudence constante de la Cour, l’article 267 TFUE confère aux juridictions nationales la faculté la plus étendue de saisir celle-ci si elles considèrent qu’une affaire pendante devant elles soulève des questions exigeant une interprétation ou une appréciation en validité des dispositions du droit de l’Union nécessaires au règlement du litige qui leur est soumis (arrêts du 5 octobre 2010, Elchinov, C‑173/09, EU:C:2010:581, point 26, ainsi que A. B. e.a., point 91 et jurisprudence citée).

224

Par ailleurs, s’agissant de juridictions dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours de droit interne, au sens de l’article 267, troisième alinéa, TFUE, cette faculté se transforme même, sous réserve des exceptions reconnues par la jurisprudence de la Cour, en une obligation de saisir la Cour à titre préjudiciel (arrêt A. B. e.a., point 92 ainsi que jurisprudence citée).

225

Il est également de jurisprudence constante qu’une règle de droit national ne saurait empêcher une juridiction nationale de faire usage de ladite faculté ou de se conformer à ladite obligation, lesquelles sont, en effet, inhérentes au système de coopération entre les juridictions nationales et la Cour, établi à l’article 267 TFUE, et aux fonctions de juge chargé de l’application du droit de l’Union confiées par cette disposition aux juridictions nationales (arrêt A. B. e.a., point 93 ainsi que jurisprudence citée).

226

En outre, une règle de droit national qui risque, notamment, d’avoir pour conséquence qu’un juge national préfère s’abstenir de poser des questions préjudicielles à la Cour porte atteinte aux prérogatives ainsi reconnues aux juridictions nationales par l’article 267 TFUE et, par conséquent, à l’efficacité de ce système de coopération (voir, en ce sens, arrêt A. B. e.a., point 94 ainsi que jurisprudence citée).

227

Ainsi, des dispositions nationales dont il découle que les juges nationaux peuvent s’exposer à des procédures disciplinaires en raison du fait qu’ils ont saisi la Cour d’un renvoi à titre préjudiciel ne sauraient être admises. En effet, la seule perspective de pouvoir, le cas échéant, faire l’objet de poursuites disciplinaires du fait d’avoir procédé à un tel renvoi ou d’avoir décidé de maintenir celui-ci postérieurement à son introduction est de nature à porter atteinte à l’exercice effectif par les juges nationaux concernés de la faculté et des fonctions visées au point 225 du présent arrêt (arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 58).

228

Le fait, pour ces juges, de ne pas être exposés à des procédures ou à des sanctions disciplinaires pour avoir exercé une telle faculté de saisir la Cour, laquelle relève de leur compétence exclusive, constitue d’ailleurs une garantie inhérente à leur indépendance, cette dernière étant, en particulier, essentielle au bon fonctionnement du système de coopération judiciaire qu’incarne le mécanisme de renvoi préjudiciel prévu à l’article 267 TFUE (arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 59 ainsi que jurisprudence citée).

229

En l’espèce, il importe de rappeler qu’il ressort déjà de l’examen ayant conduit la Cour à accueillir le premier grief formulé par la Commission que les définitions de l’infraction disciplinaire que comportent les dispositions de l’article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun et de l’article 97, paragraphes 1 et 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême ne satisfont pas aux exigences découlant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, dès lors qu’elles induisent le risque que le régime disciplinaire en cause soit utilisé aux fins de générer, à l’égard des juges des juridictions de droit commun polonaises, des pressions et un effet dissuasif, susceptibles d’influencer le contenu des décisions judiciaires que ceux-ci sont appelés à rendre.

230

Or, un tel risque concerne également les décisions par lesquelles une juridiction nationale est appelée à choisir d’exercer la faculté que lui garantit l’article 267 TFUE d’adresser à la Cour une demande de décision préjudicielle ou, le cas échéant, à se plier à son obligation de procéder à un tel renvoi préjudiciel en vertu de cette même disposition.

231

En effet, ainsi qu’en attestent les exemples mis en exergue par la Commission et dont il est notamment question aux points 117, 118 et 125 du présent arrêt, la pratique initiée par l’agent disciplinaire confirme qu’un tel risque s’est, dès à présent, matérialisé, par l’ouverture d’enquêtes portant sur des décisions par lesquelles des juridictions de droit commun polonaises ont adressé des demandes de décision préjudicielle à la Cour, enquêtes incluant notamment l’audition des juges concernés et l’envoi à ceux-ci de questionnaires portant sur le point de savoir si les renvois préjudiciels auxquels il avait ainsi été procédé étaient susceptibles d’avoir généré des infractions disciplinaires.

232

En outre, force est de constater que, dans son mémoire en défense, la République de Pologne s’est limitée à minimiser la portée de telles pratiques en faisant notamment valoir que lesdites enquêtes étaient le fait non pas des juridictions disciplinaires elles-mêmes, mais d’agents disciplinaires, que la phase d’enquête devait être distinguée de celle relative aux poursuites disciplinaires proprement dites, que ces mêmes enquêtes avaient entre-temps été clôturées et qu’elles avaient, en outre, eu trait aux circonstances ayant entouré l’adoption des décisions de renvoi concernées et à la conduite des juges en cause à cette occasion, plutôt qu’à ces décisions elles-mêmes.

233

Or, il importe de rappeler, à cet égard, d’une part, que le strict respect des obligations découlant pour un État membre des dispositions de l’article 267 TFUE s’impose à toutes les autorités de l’État et, dès lors, notamment, à un organe qui, à l’instar de l’agent disciplinaire, est chargé d’instruire, le cas échéant sous l’autorité du ministre de la Justice, les procédures disciplinaires susceptibles d’être diligentées contre des juges. D’autre part, et ainsi que l’ont fait valoir tant la Commission que les États membres intervenus au soutien des conclusions de ladite institution, la seule circonstance que l’agent disciplinaire entreprenne des enquêtes dans les conditions rappelées au point 231 du présent arrêt suffit à concrétiser le risque de pressions et d’effet dissuasif mentionné au point 229 de ce même arrêt et à porter atteinte à l’indépendance des juges qui en font l’objet.

234

Il en résulte que le cinquième grief, tiré de ce que la République de Pologne a manqué à ses obligations au titre de l’article 267, deuxième et troisième alinéas, TFUE en permettant que le droit des juridictions de saisir la Cour de demandes de décision préjudicielle soit limité par la possibilité d’engager une procédure disciplinaire, doit être accueilli.

235

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de constater que :

en ne garantissant pas l’indépendance et l’impartialité de la chambre disciplinaire, à laquelle incombe le contrôle des décisions rendues dans les procédures disciplinaires contre les juges (article 3, point 5, article 27 et article 73, paragraphe 1, de la nouvelle loi sur la Cour suprême, lus en combinaison avec l’article 9 bis de la loi sur la KRS) ;

en permettant que le contenu des décisions judiciaires puisse être qualifié d’infraction disciplinaire concernant les juges des juridictions de droit commun (article 107, paragraphe 1, de la loi relative aux juridictions de droit commun et article 97, paragraphes 1 et 3, de la nouvelle loi sur la Cour suprême) ;

en conférant au président de la chambre disciplinaire le pouvoir discrétionnaire de désigner le tribunal disciplinaire compétent en première instance dans les affaires relatives aux juges des juridictions de droit commun (article 110, paragraphe 3, et article 114, paragraphe 7, de la loi relative aux juridictions de droit commun) et, partant, en ne garantissant pas que les affaires disciplinaires soient examinées par un tribunal « établi par la loi », et

en ne garantissant pas que les affaires disciplinaires contre les juges des juridictions de droit commun soient examinées dans un délai raisonnable (article 112b, paragraphe 5, seconde phrase, de cette loi), ainsi qu’en prévoyant que les actes liés à la désignation d’un conseil et à la prise en charge de la défense par celui-ci n’ont pas d’effet suspensif sur le déroulement de la procédure disciplinaire (article 113a de ladite loi) et que le tribunal disciplinaire mène la procédure même en cas d’absence justifiée du juge mis en cause, informé, ou de son conseil (article 115a, paragraphe 3, de la même loi), et, partant, en n’assurant pas le respect des droits de la défense des juges des juridictions de droit commun qui sont mis en cause,

la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE,

et que :

en permettant que le droit des juridictions de saisir la Cour de demandes de décision préjudicielle soit limité par la possibilité d’engager une procédure disciplinaire, la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 267, deuxième et troisième alinéas, TFUE.

Sur les dépens

236

En vertu de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de la République de Pologne aux dépens et cette dernière ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner à supporter les dépens, y compris ceux afférents à la procédure de référé.

237

Conformément à l’article 140, paragraphe 1, du règlement de procédure, le Royaume de Belgique, le Royaume de Danemark, le Royaume des Pays-Bas, la République de Finlande et le Royaume de Suède supporteront leurs propres dépens.

 

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) déclare et arrête :

 

1)

– En ne garantissant pas l’indépendance et l’impartialité de l’Izba Dyscyplinarna (chambre disciplinaire) du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne), à laquelle incombe le contrôle des décisions rendues dans les procédures disciplinaires contre les juges [article 3, point 5, article 27 et article 73, paragraphe 1, de l’ustawa o Sądzie Najwyższym (loi sur la Cour suprême), du 8 décembre 2017, dans sa version consolidée telle que publiée au Dziennik Ustaw Rzeczypospolitej Polskiej de 2019 (position 825), lus en combinaison avec l’article 9 bis de l’ustawa o Krajowej Radzie Sądownictwa (loi sur le conseil national de la magistrature), du 12 mai 2011, telle que modifiée par l’ustawa o zmianie ustawy o Krajowej Radzie Sądownictwa oraz niektórych innych ustaw (loi portant modifications de la loi sur le conseil national de la magistrature et de certaines autres lois), du 8 décembre 2017] ;

– en permettant que le contenu des décisions judiciaires puisse être qualifié d’infraction disciplinaire concernant les juges des juridictions de droit commun [article 107, paragraphe 1, de l’ustawa – Prawo o ustroju sądów powszechnych (loi relative à l’organisation des juridictions de droit commun), du 27 juillet 2001, dans sa version résultant des modifications successives publiées au Dziennik Ustaw Rzeczypospolitej Polskiej de 2019 (positions 52, 55, 60, 125, 1469 et 1495), et article 97, paragraphes 1 et 3, de la loi sur la Cour suprême, dans sa version consolidée telle que publiée au Dziennik Ustaw Rzeczypospolitej Polskiej de 2019 (position 825)] ;

– en conférant au président de l’Izba Dyscyplinarna (chambre disciplinaire) du Sąd Najwyższy (Cour suprême) le pouvoir discrétionnaire de désigner le tribunal disciplinaire compétent en première instance dans les affaires relatives aux juges des juridictions de droit commun [article 110, paragraphe 3, et article 114, paragraphe 7, de la loi relative à l’organisation des juridictions de droit commun, dans sa version résultant des modifications successives publiées au Dziennik Ustaw Rzeczypospolitej Polskiej de 2019 (positions 52, 55, 60, 125, 1469 et 1495)] et, partant, en ne garantissant pas que les affaires disciplinaires soient examinées par un tribunal « établi par la loi », et

– en ne garantissant pas que les affaires disciplinaires contre les juges des juridictions de droit commun soient examinées dans un délai raisonnable (article 112b, paragraphe 5, seconde phrase, de cette loi), ainsi qu’en prévoyant que les actes liés à la désignation d’un conseil et à la prise en charge de la défense par celui-ci n’ont pas d’effet suspensif sur le déroulement de la procédure disciplinaire (article 113a de ladite loi) et que le tribunal disciplinaire mène la procédure même en cas d’absence justifiée du juge mis en cause, informé, ou de son conseil (article 115a, paragraphe 3, de la même loi), et, partant, en n’assurant pas le respect des droits de la défense des juges des juridictions de droit commun qui sont mis en cause,

la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.

 

2)

En permettant que le droit des juridictions de saisir la Cour de justice de l’Union européenne de demandes de décision préjudicielle soit limité par la possibilité d’engager une procédure disciplinaire, la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 267, deuxième et troisième alinéas, TFUE.

 

3)

La République de Pologne est condamnée à supporter, outre ses propres dépens, ceux exposés par la Commission européenne, y compris ceux afférents à la procédure de référé.

 

4)

Le Royaume de Belgique, le Royaume de Danemark, le Royaume des Pays-Bas, la République de Finlande et le Royaume de Suède supportent leurs propres dépens.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : le polonais.