ARRÊT DE LA COUR (huitième chambre)

21 janvier 2021 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale – Directive 79/7/CEE – Article 4, paragraphe 1 – Départ volontaire et anticipé à la retraite – Pension de retraite anticipée – Éligibilité – Montant de la pension à percevoir devant être au moins égal au montant minimum légal – Proportion des travailleurs de chaque sexe exclus du bénéfice d’une retraite anticipée – Justification d’un éventuel désavantage particulier pour les travailleurs féminins – Objectifs de la politique sociale de l’État membre concerné »

Dans l’affaire C‑843/19,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Tribunal Superior de Justicia de Cataluña (Cour supérieure de justice de Catalogne, Espagne), par décision du 12 novembre 2019, parvenue à la Cour le 20 novembre 2019, dans la procédure

Instituto Nacional de la Seguridad Social (INSS)

contre

BT,

LA COUR (huitième chambre),

composée de M. N. Wahl, président de chambre, M. F. Biltgen (rapporteur) et Mme L. S. Rossi, juges,

avocat général : M. G. Hogan,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

pour l’Instituto Nacional de la Seguridad Social (INSS), par Mmes A. Álvarez Moreno et G. Guadaño Segovia, en qualité d’agents,

pour BT, par Me I. de Gispert Català, abogado,

pour le gouvernement espagnol, par M. S. Jiménez García, en qualité d’agent,

pour le gouvernement portugais, par Mmes A. Pimenta, M. Carneiro, M. J. Marques et P. Barros da Costa, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par Mmes I. Galindo Martín et C. Valero, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (JO 1979, L 6, p. 24).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant l’Instituto Nacional de la Seguridad Social (INSS) (Institut national de la sécurité sociale, Espagne) à BT au sujet de son refus d’accorder à cette dernière une pension de retraite anticipée.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3

Aux termes de l’article 1er de la directive 79/7 :

« La présente directive vise la mise en œuvre progressive, dans le domaine de la sécurité sociale et autres éléments de protection sociale prévu à l’article 3, du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, ci-après dénommé “principe de l’égalité de traitement”. »

4

L’article 3, paragraphe 1, sous a), de cette directive dispose que celle-ci s’applique aux régimes légaux qui assurent une protection contre, notamment, le risque « vieillesse ».

5

L’article 4, paragraphe 1, de ladite directive prévoit :

« Le principe de l’égalité de traitement implique l’absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l’état matrimonial ou familial, en particulier en ce qui concerne :

le champ d’application des régimes et les conditions d’accès aux régimes,

l’obligation de cotiser et le calcul des cotisations,

le calcul des prestations, y compris les majorations dues au titre du conjoint et pour personne à charge et les conditions de durée et de maintien du droit aux prestations. »

6

L’article 2, paragraphe 1, de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil, du 5 juillet 2006, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail (JO 2006, L 204, p. 23), est ainsi libellé :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

b)

“discrimination indirecte” : la situation dans laquelle une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre désavantagerait particulièrement des personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour parvenir à ce but soient appropriés et nécessaires ;

[...] »

Le droit espagnol

7

L’article 59 de la Ley General de la Seguridad Social (loi générale relative à la sécurité sociale) dont le texte consolidé a été approuvé par le Real Decreto Legislativo 8/2015 (décret royal législatif 8/2015), du 30 octobre 2015 (BOE no 261, du 31 octobre 2015), dans sa version applicable à la date des faits au principal (ci-après la « LGSS »), est intitulé « Compléments pour les pensions inférieures au minimum ». Cet article prévoit, à son paragraphe 1, premier alinéa :

« Les personnes bénéficiaires de pensions contributives du système de la sécurité sociale, qui ne perçoivent aucun revenu du travail, du capital, ou provenant d’activités commerciales et de plus-values, conformément à ce qui est prévu pour ces revenus dans le cadre de l’impôt sur les revenus des personnes physiques, ou celles qui perçoivent de tels revenus sans qu’ils ne dépassent le montant fixé chaque année par la Ley de Presupuestos Generales del Estado [loi budgétaire générale de l’État] correspondante, ont le droit de percevoir les compléments nécessaires en vue d’atteindre le montant minimum des pensions, à condition qu’elles résident sur le territoire espagnol, dans les termes prévus par la loi ou par la réglementation. »

8

L’article 208 de la LGSS, intitulé « Retraite anticipée par volonté de l’intéressé », dispose, à son paragraphe 1 :

« L’éligibilité à la retraite anticipée à la demande de l’intéressé(e) requiert la réunion des conditions suivantes :

a)

Avoir atteint un âge qui ne soit pas inférieur de plus de deux ans dans chaque cas d’espèce à l’âge fixé à l’article 205, paragraphe 1, sous a), sans prendre en compte les coefficients de réduction auxquels se réfère l’article 206.

b)

Avoir validé une durée minimum de cotisation effective de 35 ans, indépendamment de toute prise en compte de la part proportionnelle relative aux primes [...]

c)

Lorsque les conditions générales et spécifiques applicables au présent type de retraite sont remplies, le montant de la pension à percevoir doit être supérieur au montant minimum de pension applicable à l’intéressé compte tenu de sa situation familiale lorsqu’il atteint l’âge de 65 ans. Dans le cas contraire, l’intéressé ne peut pas bénéficier de ce type de retraite anticipée. »

Le litige au principal et la question préjudicielle

9

En tant qu’employée de maison, BT relevait d’un régime spécial de sécurité sociale espagnol, réservé à cette catégorie de travailleurs (ci-après le « régime spécial »). BT a cotisé à ce régime pendant une période de 14054 jours, excepté pendant 166 jours.

10

Le 12 décembre 2016, elle a demandé à l’INSS qu’une pension de retraite anticipée, au titre de l’article 208 de la LGSS, lui soit accordée à compter du 4 janvier 2017, date à laquelle elle atteindrait l’âge de 63 ans.

11

Par décision du 19 décembre 2016, confirmée par la décision prise sur réclamation de BT, l’INSS a rejeté ladite demande au motif que BT ne remplissait pas la condition d’éligibilité à la pension de retraite anticipée prévue à l’article 208, paragraphe 1, sous c), de cette loi, dès lors que le montant de la pension qu’elle aurait perçue était inférieur au montant minimum de pension auquel elle aurait pu prétendre, compte tenu de sa situation familiale, à l’âge de 65 ans.

12

Le Juzgado de lo Social no 10 de Barcelona (tribunal du travail no 10 de Barcelone, Espagne) a accueilli le recours introduit par BT contre ces décisions. Cette juridiction a jugé que ladite disposition de la LGSS comportait une discrimination indirecte envers les femmes contraire à la directive 79/7, dès lors que celles-ci sont majoritaires dans le secteur des employés de maison et qu’un travailleur relevant de ce secteur, quand bien même aurait-il cotisé au régime spécial pendant une durée de 44 ans et demi, n’aurait pas droit à une pension d’un montant qui lui permettrait de demander et d’obtenir une pension de retraite anticipée à l’âge de 63 ans.

13

L’INSS a interjeté appel de ce jugement devant la juridiction de renvoi, le Tribunal Superior de Justicia de Cataluña (Cour supérieure de justice de Catalogne, Espagne). Celle-ci indique que l’assiette des cotisations au régime spécial était initialement inférieure à celle des cotisations au régime général de la sécurité sociale espagnol. Par conséquent, les pensions des affiliés au régime spécial étaient également inférieures à celles des affiliés au régime général. L’assiette des cotisations au régime spécial aurait néanmoins été progressivement alignée sur celle des cotisations au régime général, à compter de l’intégration du premier régime dans le second au cours de l’année 2012.

14

Selon la juridiction de renvoi, l’article 208, paragraphe 1, sous c), de la LGSS s’applique à l’ensemble des travailleurs relevant du régime général de la sécurité sociale. En excluant de l’éligibilité à une pension de retraite anticipée les affiliés qui décident volontairement de leur départ anticipé à la retraite, mais pour lesquels le montant d’une telle pension n’atteindrait pas le montant légal minimum de pension auquel ils auraient droit à l’âge de 65 ans, cette disposition éviterait qu’un complément de pension leur soit versé, lequel impliquerait des charges pour le budget national. En outre, elle serait conforme aux objectifs de l’Union européenne en matière de pensions, consistant à atteindre un équilibre durable entre le temps d’activité et le temps passé à la retraite. À cet égard, il serait incompatible avec la tendance consistant à élever l’âge de la retraite et à renforcer les incitations à un allongement de la vie active, encouragée par l’Union, qu’un travailleur puisse avancer volontairement l’âge de son départ à la retraite sans aucune diminution du montant de sa pension, grâce à la perception d’un complément de pension. La juridiction de renvoi souligne, par ailleurs, qu’une condition telle que celle prévue par ladite disposition n’est pas posée lorsque le départ anticipé à la retraite est lié à un motif non imputable au travailleur, tel qu’une restructuration d’entreprise, et relève, par conséquent, de l’article 207 de la LGSS.

15

La juridiction de renvoi indique que, selon les statistiques officielles, 89 % des employés de maison affiliés au régime spécial sont des femmes. Toutefois, afin d’examiner si l’article 208, paragraphe 1, sous c), de cette loi entraîne une discrimination indirecte au détriment des travailleurs féminins, cette juridiction estime qu’il convient de prendre en considération l’ensemble des affiliés au régime général de la sécurité sociale, qui relèvent tous du champ d’application de cette disposition. Il s’agirait ainsi de tenir compte notamment, en plus des affiliés au régime spécial, des femmes qui, pour d’autres raisons, telles que le mariage, la présence d’enfants ou le travail à temps partiel, ont cotisé pour un montant inférieur et pendant une durée moins longue.

16

À cet égard, la juridiction de renvoi relève qu’il ressort des statistiques produites par le Ministerio de Inclusión, Seguridad Social y Migraciones (ministère de l’Intégration, de la Sécurité sociale et des Migrations, Espagne) qu’un plus grand pourcentage de femmes que d’hommes retraités reçoit un complément de pension pour atteindre la pension minimum légale, ce qui tend à indiquer que plus de femmes que d’hommes sont désavantagées par la disposition de l’article 208, paragraphe 1, sous c), de ladite loi, qui subordonne l’obtention, par le travailleur qui décide volontairement de son départ anticipé à la retraite, d’une pension de retraite anticipée à la condition de pouvoir prétendre à la pension minimum légale au titre de ses propres cotisations, sans le versement d’un tel complément de pension. La juridiction de renvoi met en exergue le fait que, au cours de l’année 2018, 422112 hommes percevaient un complément de pension, ce qui représente 15,23 % des pensions des hommes, contre 468822 femmes, soit 31,45 % des pensions des femmes.

17

Dans ces conditions, le Tribunal Superior de Justicia de Cataluña (Cour supérieure de justice de Catalogne) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’interdiction de discrimination indirecte fondée sur le sexe pour l’accès aux prestations de sécurité sociale et le calcul de celles-ci, qui est établie à l’article 4 de la directive 79/7, doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle empêcherait ou s’opposerait à une norme de droit national telle que l’article 208, [paragraphe 1,] sous c), de la [LGSS], qui exige que, pour tous les affiliés au régime général, aux fins d’accéder volontairement à la retraite anticipée, la pension à percevoir, calculée en vertu du système ordinaire sans complément différentiel, soit au moins égale à la pension minimum, dans la mesure où elle discrimine indirectement les femmes affiliées au régime général puisqu’elle s’applique à un nombre bien plus important de femmes que d’hommes ? »

Sur la question préjudicielle

18

Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui, en cas de départ volontaire et anticipé à la retraite d’un travailleur affilié au régime général de sécurité sociale, subordonne son droit à une pension de retraite anticipée à la condition que le montant de cette dernière soit au moins égal au montant minimum de pension auquel ce travailleur aurait droit à l’âge de 65 ans, dans la mesure où ladite réglementation désavantage particulièrement les travailleurs féminins par rapport aux travailleurs masculins.

19

Il convient de relever que l’article 208, paragraphe 1, sous c), de la LGSS exige, aux fins de l’éligibilité à la retraite anticipée à la demande de l’intéressé, que le montant de la pension à percevoir soit supérieur au montant minimum de pension applicable à cet intéressé lorsqu’il atteint l’âge de 65 ans. Cette exigence s’ajoute aux autres conditions d’éligibilité à une telle pension de retraite anticipée, visées aux points a) et b) de cet article 208, paragraphe 1, et consistant, respectivement, dans le fait d’avoir atteint un âge qui ne soit pas inférieur de plus de deux ans à celui fixé par cette loi pour accéder à la pension de retraite et d’avoir validé une durée minimum de cotisation effective de 35 ans.

20

Or, la Cour a déjà eu l’occasion de juger que le droit de l’Union, plus particulièrement le règlement (CE) no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (JO 2004, L 166, p. 1, et rectificatif JO 2004, L 200, p. 1), ne s’oppose pas, en principe, à une disposition d’une réglementation nationale telle que l’article 208, paragraphe 1, sous c), de la LGSS, en vertu de laquelle une pension de retraite anticipée est refusée lorsque le montant auquel le demandeur aurait droit au titre d’une telle pension n’atteint pas le montant minimum de pension qu’il recevrait à l’âge légal de la retraite (voir, en ce sens, arrêt du 5 décembre 2019, Bocero Torrico et Bode, C‑398/18 et C‑428/18, EU:C:2019:1050, points 25 à 27).

21

Il n’en demeure pas moins qu’il y a lieu d’examiner si, dans l’affaire au principal, un tel choix du législateur national est conforme à la directive 79/7 (voir, par analogie, arrêt du 14 avril 2015, Cachaldora Fernández, C‑527/13, EU:C:2015:215, point 26).

22

À cet égard, l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 1, sous a), troisième tiret, de cette directive, interdit toute discrimination fondée sur le sexe, en ce qui concerne, notamment, les conditions d’accès aux régimes légaux assurant une protection contre les risques de vieillesse [arrêt du 26 juin 2018, MB (Changement de sexe et pension de retraite), C‑451/16, EU:C:2018:492, point 32]. Il est constant que le régime de pension de retraite anticipée en cause au principal fait partie de ces régimes.

23

Il y a lieu de constater, d’emblée, qu’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal ne comporte pas de discrimination directement fondée sur le sexe, dès lors qu’elle s’applique indistinctement aux travailleurs masculins et aux travailleurs féminins.

24

S’agissant de la question de savoir si une telle réglementation comporte une discrimination indirecte, il y a lieu de rappeler que cette notion doit, dans le contexte de la directive 79/7, être comprise de la même manière que dans le contexte de la directive 2006/54 (arrêt du 8 mai 2019, Villar Láiz, C‑161/18, EU:C:2019:382, point 37 et jurisprudence citée). Or, il ressort de l’article 2, paragraphe 1, sous b), de cette dernière directive que constitue une discrimination indirecte fondée sur le sexe, la situation dans laquelle une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre désavantagerait particulièrement des personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour parvenir à ce but soient appropriés et nécessaires.

25

L’existence d’un tel désavantage particulier pourrait être établie, notamment, s’il était prouvé qu’une réglementation telle que celle en cause au principal affecte négativement une proportion significativement plus importante des personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe. Il revient au juge national d’apprécier si tel est le cas dans l’affaire au principal (voir, notamment, arrêt du 8 mai 2019, Villar Láiz, C‑161/18, EU:C:2019:382, point 38 et jurisprudence citée).

26

Dans l’hypothèse où, comme en l’occurrence, le juge national dispose de données statistiques, la Cour a jugé, d’une part, qu’il appartient à celui-ci de prendre en considération l’ensemble des travailleurs soumis à la réglementation nationale dans laquelle la différence de traitement trouve sa source et, d’autre part, que la meilleure méthode de comparaison consiste à comparer les proportions respectives des travailleurs qui sont et qui ne sont pas affectés par la prétendue différence de traitement au sein de la main-d’œuvre féminine relevant du champ d’application de cette réglementation et les mêmes proportions au sein de la main-d’œuvre masculine en relevant [voir, en ce sens, arrêt du 24 septembre 2020, YS (Pensions d’entreprise de personnel cadre), C‑223/19, EU:C:2020:753, point 52 et jurisprudence citée].

27

À cet égard, il incombe au juge national d’apprécier dans quelle mesure les données statistiques produites devant lui sont fiables et si celles-ci peuvent être prises en compte, c’est-à-dire si, notamment, elles ne sont pas l’expression de phénomènes purement fortuits ou conjoncturels et si elles sont suffisamment significatives [arrêt du 24 septembre 2020, YS (Pensions d’entreprise de personnel cadre), C‑223/19, EU:C:2020:753, point 51 et jurisprudence citée].

28

En l’occurrence, en premier lieu, ainsi que le suggère la juridiction de renvoi, il convient de prendre en considération non seulement les affiliés au régime spécial, mais également l’ensemble des travailleurs soumis au régime général de la sécurité sociale espagnol, au sein duquel lesdits affiliés au régime spécial sont intégrés. En effet, la réglementation en cause au principal s’applique à tous les affiliés audit régime général.

29

En deuxième lieu, ainsi que la juridiction de renvoi le relève également, la proportion des affiliés au régime général de la sécurité sociale désavantagée par l’article 208, paragraphe 1, sous c), de la LGSS est susceptible d’être identifiée de manière fiable par la prise en considération du nombre des retraités qui perçoivent un complément de pension pour atteindre le montant de la pension minimum légale par rapport au nombre total des retraités soumis à ce régime. En effet, ce sont précisément les personnes percevant un complément de pension qui se seraient vu refuser une demande de pension de retraite anticipée en vertu de ladite disposition, dès lors que le montant de la pension à percevoir au moment du dépôt d’une telle demande aurait été inférieur à ladite pension minimum légale. En revanche, la prise en compte des seules personnes qui se sont effectivement vu refuser une demande de pension de retraite anticipée en application de l’article 208, paragraphe 1, sous c), de cette loi, ainsi que le suggèrent l’INSS et le gouvernement espagnol dans leurs observations écrites, ne serait pas nécessairement indicative du nombre de personnes affectées par cette disposition, dans la mesure où il n’est pas exclu que bon nombre de celles-ci n’aient pas introduit pareille demande.

30

Toutefois, en troisième lieu, afin de déterminer si, en l’occurrence, l’article 208, paragraphe 1, sous c), de la LGSS comporte, à elle seule, une discrimination indirecte contraire à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7, il convient de prendre en considération les personnes qui se seraient vu refuser une pension de retraite anticipée uniquement en application de cet article 208, paragraphe 1, sous c), sans tenir compte de celles qui ne remplissent pas, en sus de la condition prévue à cette disposition, les conditions d’accès à une telle pension portant sur l’âge ou la durée de cotisation, visées aux points a) et b) dudit article 208, paragraphe 1. Ainsi, comme l’INSS et le gouvernement espagnol le mentionnent dans leurs observations écrites, l’existence ou non d’une telle discrimination indirecte est susceptible d’être révélée par la prise en considération, au cours d’une même année, du nombre de nouveaux retraités qui remplissent la condition visée à l’article 208, paragraphe 1, sous b), de la LGSS, à savoir avoir cotisé pendant plus de 35 ans, et qui perçoivent un complément de pension, par rapport du nombre total de nouveaux retraités au cours de cette même année.

31

Il découle des considérations qui précèdent que, s’agissant de l’affaire au principal, si les statistiques présentées devant la juridiction de renvoi devaient mettre en évidence le fait que, parmi les nouveaux retraités de sexe féminin soumis au régime général de la sécurité sociale, la part de ceux ayant cotisé plus de 35 ans et percevant un complément de pension est considérablement plus élevée que celle constatée parmi les nouveaux retraités de sexe masculin soumis à ce même régime, il y aurait lieu de considérer que l’article 208, paragraphe 1, sous c), de la LGSS comporte une discrimination indirecte fondée sur le sexe, contraire à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7, à moins qu’elle ne soit justifiée par des facteurs objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe (voir, par analogie, arrêt du 8 mai 2019, Villar Láiz, C‑161/18, EU:C:2019:382, point 47).

32

La réglementation en cause au principal serait ainsi justifiée en particulier si la juridiction de renvoi devait être amenée à constater qu’elle répond à un objectif légitime de politique sociale, est apte à atteindre cet objectif et est nécessaire à cet effet, étant entendu qu’elle ne saurait être considérée comme étant propre à garantir l’objectif invoqué que si elle répond véritablement au souci de l’atteindre et si elle est mise en œuvre de manière cohérente et systématique [voir, en ce sens, arrêt du 24 septembre 2020, YS (Pensions d’entreprise de personnel cadre), C‑223/19, EU:C:2020:753, point 56 et jurisprudence citée].

33

En outre, il y a lieu de rappeler que, en choisissant les mesures susceptibles de réaliser les objectifs de leur politique sociale et de l’emploi, les États membres disposent d’une large marge d’appréciation [arrêt du 24 septembre 2020, YS (Pensions d’entreprise de personnel cadre), C‑223/19, EU:C:2020:753, point 57 et jurisprudence citée].

34

En l’occurrence, la juridiction de renvoi indique que le législateur espagnol a adopté l’article 208, paragraphe 1, sous c), de la LGSS eu égard au droit espagnol en vertu duquel nul ne doit recevoir une pension inférieure à la pension minimum fixée chaque année, considérée comme étant un minimum vital, ce qui entraîne, dans certains cas, le versement d’un complément de pension conformément à l’article 59 de ladite loi. Or, la réglementation en cause au principal aurait pour effet qu’un certain nombre de travailleurs souhaitant volontairement anticiper leur départ à la retraite et bénéficier, à ce titre, d’une pension de retraite anticipée se verraient refuser cette dernière au motif que son montant serait inférieur à celui de la pension minimum et qu’il ouvrirait, de ce fait, en vertu du droit national applicable, le droit du travailleur concerné à un complément de pension.

35

À cet égard, il convient de rappeler d’emblée que la Cour a jugé, d’une part, que l’attribution d’un revenu égal au minimum social fait partie intégrante de la politique sociale des États membres et, d’autre part, que le versement d’un supplément compensatoire visant à assurer un minimum vital à son bénéficiaire en cas de pension insuffisante constitue un objectif légitime de politique sociale qui est étranger à toute discrimination fondée sur le sexe (voir, en ce sens, arrêt du 20 octobre 2011, Brachner, C‑123/10, EU:C:2011:675, points 89 à 91 et jurisprudence citée).

36

S’agissant de la justification de la réglementation nationale en cause au principal, l’INSS et le gouvernement espagnol font valoir, dans leurs observations écrites, que, en excluant de l’accès à une pension de retraite anticipée les personnes qui décident d’anticiper leur départ à la retraite mais qui, compte tenu du montant de cette pension, auraient droit à un complément de pension à la charge de l’État, l’article 208, paragraphe 1, sous c), de la LGSS vise à maintenir la viabilité du régime de sécurité sociale espagnol et à atteindre un équilibre durable entre le temps d’activité professionnelle et celui passé à la retraite, étant donné que l’accès sans restrictions à une pension de retraite anticipée aurait des conséquences graves sur le financement de ce régime.

37

Dans ce contexte, il ressort tant de la décision de renvoi que des observations écrites de l’INSS et du gouvernement espagnol que lesdits objectifs de la réglementation nationale en cause au principal sont conformes à ceux de l’Union, évoqués dans le livre vert de la Commission, du 7 juillet 2010, intitulé « Vers des systèmes de retraite adéquats, viables et sûrs en Europe » [COM(2010) 365 final] ainsi que dans le livre blanc de cette institution, du 16 février 2012, intitulé « Une stratégie pour des retraites adéquates, sûres et durables » [COM(2012) 55 final], consistant à parvenir à un équilibre durable entre la durée de la vie professionnelle et la durée de la retraite eu égard, notamment, à l’évolution de l’espérance de vie, afin d’assurer l’adéquation et la viabilité des systèmes de retraite.

38

Or, la Cour a eu l’occasion de juger que, si des considérations d’ordre budgétaire ne peuvent justifier une discrimination au détriment de l’un des sexes, les finalités consistant à assurer le financement durable des pensions de retraite peuvent, en revanche, être considérées, compte tenu de la large marge d’appréciation dont jouissent les États membres, comme constituant des objectifs légitimes de politique sociale qui sont étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe [voir, en ce sens, arrêt du 24 septembre 2020, YS (Pensions d’entreprise de personnel cadre), C‑223/19, EU:C:2020:753, points 60 et 61].

39

Il s’ensuit que les objectifs invoqués par l’INSS et le gouvernement espagnol sont, en principe, susceptibles de justifier une éventuelle différence de traitement au détriment des travailleurs féminins qui résulterait indirectement de l’application de l’article 208, paragraphe 1, sous c), de la LGSS.

40

Une telle réglementation nationale apparaît comme apte à réaliser lesdits objectifs. En effet, l’exclusion de l’accès à une pension de retraite anticipée aux personnes qui, sur une base volontaire, entendraient prendre leur retraite de manière anticipée, mais dont le montant d’une telle pension ouvrirait droit à un complément de pension vise à préserver les finances du régime de sécurité sociale espagnol et tend à prolonger la vie active de ces personnes. Ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, à défaut de pareille exclusion, le droit des personnes concernées de percevoir une pension de retraite anticipée assortie d’un complément de pension aurait des effets préjudiciables sur la mise en œuvre de ces objectifs, dans la mesure où il permettrait, notamment, auxdites personnes de travailler moins longtemps, en prenant leur retraite de façon anticipée, sans que ces dernières aient pour autant à assumer une diminution du montant de leur future pension.

41

En outre, il y a lieu de considérer que la réglementation nationale en cause au principal est mise en œuvre de manière cohérente et systématique, dès lors qu’elle s’applique à tout travailleur affilié au régime général de la sécurité sociale espagnole.

42

Il apparaît également que cette réglementation nationale n’entraîne pas de mesures qui iraient au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs poursuivis. En effet, une telle réglementation n’interdit l’accès à une pension de retraite qu’aux seules personnes qui, sur une base volontaire, entendraient prendre leur retraite de manière anticipée, mais dont le montant de la pension impliquerait une charge pour le régime de sécurité sociale national en ce qu’il donnerait lieu au versement, en leur faveur, d’un complément de pension. En outre, il ressort du dossier soumis à la Cour que pareille exclusion n’est susceptible de s’appliquer que dans l’hypothèse où le départ anticipé à la retraite du travailleur intervient à la suite d’une décision délibérée de celui-ci, et non pour une cause qui ne saurait lui être imputable, par exemple à l’occasion d’une restructuration d’entreprise. Au demeurant, ainsi que la Commission l’a indiqué dans ses observations écrites, le législateur national n’aurait pu arrêter un choix législatif différent, consistant en une dérogation à la garantie d’obtenir un montant minimum de pension dans le cas des retraites anticipées volontaires, sans porter atteinte à l’objectif de politique sociale poursuivi par cette garantie, tel que mentionné au point 35 du présent arrêt.

43

Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui, en cas de départ volontaire et anticipé à la retraite d’un travailleur affilié au régime général de sécurité sociale, subordonne son droit à une pension de retraite anticipée à la condition que le montant de cette dernière soit au moins égal au montant minimum de pension auquel ce travailleur aurait droit à l’âge de 65 ans, quand bien même ladite réglementation désavantagerait particulièrement les travailleurs féminins par rapport aux travailleurs masculins, ce qu’il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier, pour autant toutefois que cette conséquence soit justifiée par des objectifs légitimes de politique sociale qui sont étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe.

Sur les dépens

44

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :

 

L’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui, en cas de départ volontaire et anticipé à la retraite d’un travailleur affilié au régime général de sécurité sociale, subordonne son droit à une pension de retraite anticipée à la condition que le montant de cette dernière soit au moins égal au montant minimum de pension auquel ce travailleur aurait droit à l’âge de 65 ans, quand bien même ladite réglementation désavantagerait particulièrement les travailleurs féminins par rapport aux travailleurs masculins, ce qu’il incombe à la juridiction de renvoi de vérifier, pour autant toutefois que cette conséquence soit justifiée par des objectifs légitimes de politique sociale qui sont étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : l’espagnol.