CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME ELEANOR SHARPSTON

présentées le 19 décembre 2019 ( 1 )

Affaire C‑831/18 P

Commission européenne

contre

RQ

« Pourvoi – Article 11, sous a), et article 17 du protocole no 7 sur les privilèges et immunités de l’Union européenne – Fonction publique de l’Union européenne – Fonctionnaires – Article 90, paragraphe 2, du règlement no 31 (CEE), 11 (CECA) – Directeur général de l’OLAF – Décision de la Commission levant l’immunité d’un fonctionnaire – Article 41, paragraphe 2, sous a), de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Droit d’être entendu »

1. 

Le présent pourvoi, par lequel la Commission européenne conteste la décision du Tribunal de l’Union européenne dans l’affaire RQ/Commission ( 2 ), soulève plusieurs questions importantes concernant le droit fondamental d’un fonctionnaire des institutions européennes à être entendu pour assurer sa propre défense. Premièrement, une décision levant l’immunité d’un fonctionnaire de l’Union européenne à l’égard de poursuites pénales nationales est-elle un « acte lui faisant grief » au sens du statut ( 3 ) ? Deuxièmement, quels sont les éléments à prendre en compte pour déterminer s’il y a lieu de lever l’immunité d’un fonctionnaire conformément au protocole no 7 sur les privilèges et immunités de l’Union européenne (JO 2010, C 83, p. 266) (ci‑après le « protocole no 7 ») ? Troisièmement, comment convient-il d’interpréter le droit d’être entendu, considéré au regard du droit à une bonne administration consacré à l’article 41, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci‑après la « Charte ») ?

Le cadre juridique

La Charte

2.

L’article 41, paragraphe 1, de la Charte garantit à toute personne le droit de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions de l’Union. L’article 41, paragraphe 2, sous a), prévoit que le droit à une bonne administration comporte « le droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre ».

3.

L’article 51, paragraphe 1, prévoit que les dispositions de la Charte s’adressent, notamment, aux institutions de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. Ils doivent respecter les droits, observer les principes et promouvoir l’application de la Charte, conformément à leurs compétences respectives.

4.

En vertu de l’article 52, paragraphe 1, les limitations de l’exercice des droits, tels que le droit à une bonne administration, doivent être prévues par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement aux objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui.

Le protocole no 7

5.

Les dispositions régissant les fonctionnaires (et les agents) de l’Union européenne figurent au chapitre V du protocole no 7. Dans ce chapitre, l’article 11, sous a), prévoit que les fonctionnaires de l’Union jouissent de l’immunité de juridiction pour les actes accomplis par eux en leur qualité officielle.

6.

L’article 17 (qui relève du chapitre VII, intitulé « Dispositions générales ») dispose que les privilèges, immunités et facilités sont accordés, notamment, aux fonctionnaires de l’Union exclusivement dans l’intérêt de cette dernière. En vertu de l’article 17, second alinéa, chaque institution de l’Union est tenue de lever cette immunité dans tous les cas où l’institution concernée estime que cette levée n’est pas contraire aux intérêts de l’Union.

7.

L’article 18 impose aux institutions de l’Union d’agir de concert avec les autorités responsables des États membres pour l’application du protocole no 7.

Le statut

8.

L’article 23 du statut dispose que les privilèges et immunités dont bénéficient les fonctionnaires sont conférés exclusivement dans l’intérêt de l’Union. Sous réserve des dispositions du protocole no 7, les intéressés ne sont pas dispensés de s’acquitter de leurs obligations privées, ni d’observer les lois et les règlements de police en vigueur. Chaque fois que ces privilèges et immunités sont en cause, le fonctionnaire intéressé doit immédiatement en rendre compte à l’autorité investie du pouvoir de nomination.

9.

L’article 24 prévoit que l’Union assiste les fonctionnaires, notamment dans toute poursuite contre les auteurs de faits dont ils sont l’objet, en raison de leur qualité et de leurs fonctions.

10.

L’article 90, paragraphe 2, qui relève du titre VII (« Des voies de recours »), prévoit qu’un fonctionnaire peut introduire une réclamation contre un acte lui faisant grief.

11.

Conformément à l’article 91, paragraphe 1, la Cour est compétente pour statuer sur tout litige entre un fonctionnaire et l’Union qui porte sur la légalité d’un acte faisant grief à ce fonctionnaire au sens de l’article 90, paragraphe 2.

Le règlement (UE, Euratom) no 883/2013

12.

Le règlement (UE, Euratom) no 883/2013 relatif aux enquêtes effectuées par l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) ( 4 ) établit les règles relatives à la conduite d’enquêtes visant à protéger les intérêts financiers de l’Union ( 5 ). Dans le cadre de la lutte contre la fraude, la corruption et toute autre activité illégale portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne, l’OLAF jouit d’une entière indépendance par rapport à la Commission aux fins de l’exercice de sa fonction d’enquête ( 6 ). En vertu de l’article 17, paragraphe 1, la Commission désigne le directeur général de l’OLAF. Conformément à l’article 17, paragraphe 3, le directeur général doit accomplir ses devoirs en matière d’enquête et d’établissement de rapports en toute indépendance vis-à-vis, notamment, de tout gouvernement et de toute institution. Si le directeur général estime que la Commission a pris une mesure qui met en cause son indépendance, il doit en informer immédiatement le comité de surveillance et décider de l’opportunité d’engager une procédure contre la Commission devant la Cour ( 7 ).

Le cadre factuel

13.

Le cadre factuel est résumé aux points 1 à 6 de l’arrêt attaqué.

14.

Les faits s’inscrivent dans le cadre des mêmes circonstances que celles qui ont été à l’origine du scandale communément appelé « Dalligate » ( 8 ). En mai 2012, Swedish Match (un fabricant d’un produit de tabac appelé « snus ») a déposé une plainte auprès de la Commission. Swedish Match a formulé de graves allégations de tentatives de corruption impliquant un entrepreneur maltais, M. Silvio Zammit, qui avait eu, selon elle, une conversation téléphonique avec la secrétaire générale de l’association European Smokeless Tobacco Council (ci‑après l’« ESTOC »). Swedish Match a soutenu que, au cours de cette conversation téléphonique, M. Zammit avait demandé le paiement d’un montant « très élevé » en contrepartie de l’organisation d’une réunion avec M. Dalli, le membre de la Commission chargé de la santé et de la protection des consommateurs, (qu’il connaissait personnellement) en usant ainsi de son influence auprès du commissaire pour influer, potentiellement, sur une proposition législative en faveur de l’industrie du tabac.

15.

Le 25 mai 2012, l’OLAF a entamé l’enquête administrative OF/2012/0617 relative à cette plainte. L’OLAF a décidé de poursuivre ses investigations en demandant à la secrétaire générale de l’ESTOC d’avoir une nouvelle conversation téléphonique avec M. Zammit, afin de réunir des éléments de preuve supplémentaires en ce qui concerne la tentative de corruption dénoncée. La secrétaire générale de l’ESTOC a confirmé qu’elle était disposée à coopérer avec l’OLAF dans le cadre de ce stratagème.

16.

Le 3 juillet 2012, la secrétaire générale de l’ESTOC a appelé M. Zammit depuis les locaux de l’OLAF et une seconde conversation a eu lieu entre eux. Cet appel téléphonique a été passé avec l’accord et en présence de RQ, le directeur général de l’OLAF. L’OLAF a également enregistré la conversation.

17.

Le 15 octobre 2012, l’OLAF a adopté son rapport final sur l’enquête. Il a mentionné dans ce rapport la conversation téléphonique qui avait eu lieu le 3 juillet 2012 entre la secrétaire générale de l’ESTOC et M. Zammit.

18.

Le 13 décembre 2012, M. Dalli a déposé une plainte pénale devant le juge belge, avec constitution de partie civile. Dans sa plainte, il alléguait l’illégalité de l’écoute, par l’OLAF, de la conversation téléphonique de M. Zammit du 3 juillet 2012.

19.

Le 19 mars 2013, les autorités belges ont demandé à la Commission de leur donner accès aux archives liées aux faits faisant l’objet de l’enquête et de décharger les fonctionnaires ayant participé à cette enquête de l’OLAF de leur devoir de réserve. Le 21 novembre 2013, RQ, en sa qualité de directeur général de l’OLAF, a accepté de décharger les membres de l’équipe d’enquête et leur chef d’unité de ce devoir.

20.

Par lettres du 21 novembre 2014 et du 6 février 2015, respectivement, les autorités belges se sont adressées à la Commission pour solliciter la levée de l’immunité des agents de l’OLAF concernés (y compris RQ), au motif qu’elles cherchaient à établir la réalité d’une possible écoute illégale de la conversation téléphonique de M. Zammit du 3 juillet 2012. Les autorités belges voulaient interroger les agents de l’OLAF en qualité de prévenus à cet égard.

21.

Par lettres du 19 décembre 2014 et du 3 mars 2015, la Commission a demandé des informations supplémentaires en ce qui concerne cette demande, afin de pouvoir statuer en pleine connaissance de cause.

22.

Après que le parquet fédéral belge s’est saisi du dossier, la demande de levée d’immunité a été limitée à RQ. Par lettre du 23 juin 2015 (ci‑après la « lettre du 23 juin 2015 »), le parquet fédéral a fait état de certains éléments qui étaient, selon lui, des indices d’une écoute illégale d’une conversation téléphonique.

23.

Le 2 mars 2016, la Commission a adopté la décision C(2016) 1449 final relative à une demande de levée de l’immunité de juridiction de RQ (ci‑après la « décision attaquée »). Par cette décision, la Commission a levé partiellement l’immunité de juridiction de RQ, conformément à l’article 17, second alinéa, du protocole no 7 ( 9 ). La levée était limitée aux allégations factuelles relatives à l’écoute d’une conversation téléphonique mentionnée dans la lettre du 23 juin 2015. La Commission a rejeté la demande de levée d’immunité présentée par les autorités belges s’agissant d’autres allégations.

24.

En mars et en avril 2016, la Commission a publié des déclarations réaffirmant que RQ continuait à bénéficier de sa confiance et de la présomption d’innocence. La Commission a également affirmé que la décision attaquée n’affectait ni le fonctionnement de l’OLAF ni l’autorité de RQ en sa qualité de directeur général de l’Office. Le 1er avril 2016, la Commission a fait droit à la demande de RQ visant à la prise en charge de ses frais d’avocat au titre de l’article 24 du statut.

25.

Par lettre du 12 avril 2016, le parquet fédéral belge a demandé à la Commission de décharger RQ de son devoir de réserve afin que les autorités nationales compétentes puissent l’interroger et l’entendre en qualité de prévenu dans le cadre de la procédure nationale. La Commission a fait droit à cette demande par courrier du 28 avril 2016.

26.

Le 10 juin 2016, RQ a introduit une réclamation contre la décision attaquée, conformément à l’article 90, paragraphe 2, du statut. Le 5 octobre 2016, cette réclamation a été rejetée par la décision Ares(2016) 5814495 de l’autorité investie du pouvoir de nomination de la Commission.

La décision attaquée

27.

Les considérants 1 à 8 de la décision attaquée rappellent le cadre factuel dans lequel s’inscrivait la demande de levée de l’immunité de RQ qui a été présentée par les autorités belges ( 10 ).

28.

Je résumerai ci‑après les motifs invoqués par la Commission à l’appui de la décision attaquée :

il était nécessaire de s’assurer, conformément à l’article 17 du protocole no 7, qu’une levée d’immunité ne porterait pas préjudice aux intérêts de l’Union et, plus particulièrement, à l’indépendance et au bon fonctionnement des institutions, des organes et des organismes de l’Union. Il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il s’agit là du seul critère de fond permettant de refuser de lever l’immunité. Dans le cas contraire, l’immunité devrait être levée systématiquement, le protocole no 7 ne permettant pas aux institutions de l’Union d’exercer un contrôle quant au bien-fondé ou au caractère équitable de la procédure judiciaire nationale sous‑jacente à la demande ( 11 ) ;

lors de l’adoption d’une décision, il convenait de tenir compte du cadre juridique très spécifique régissant les enquêtes de l’OLAF en vertu du règlement no 883/2013. Le législateur de l’Union a confié à l’OLAF des pouvoirs d’enquête que ce dernier (tout en étant rattaché à la Commission) exerce en toute indépendance par rapport à la Commission elle‑même. Ce cadre réglementaire particulier oblige la Commission à s’assurer que, en accédant à une demande de levée d’immunité, elle n’entrave pas l’indépendance et le bon fonctionnement de l’OLAF qui est l’organisme d’enquête antifraude de l’Union ( 12 ) ;

l’immunité du directeur général de l’OLAF ne pouvait être levée que si la Commission était informée, avec suffisamment de clarté et de précision, des raisons pour lesquelles les autorités belges considéraient que les allégations formulées à son égard pourraient, le cas échéant, justifier qu’il soit entendu en qualité de prévenu. S’il en était autrement, toute personne concernée par une enquête de l’OLAF pourrait, en formulant des allégations manifestement infondées à l’encontre de son directeur général, parvenir à paralyser le fonctionnement de cet organisme, ce qui serait contraire aux intérêts de l’Union ( 13 );

en l’espèce, s’agissant des allégations d’écoutes téléphoniques illégales, la Commission disposait, à la suite de la lettre du 23 juin 2015, d’indications très claires et précises qui laissaient apparaître que les autorités belges pouvaient raisonnablement, et en tout cas sans agir de manière arbitraire ou abusive, considérer que les allégations formulées à l’encontre de RQ justifiaient de poursuivre une instruction à son égard. Dans cette situation, il serait contraire au principe de coopération loyale avec les autorités nationales de refuser de lever l’immunité de RQ. La Commission était donc tenue à son avis, d’accéder à la demande de levée d’immunité pour ces allégations ( 14 ) ;

néanmoins, RQ continuait à bénéficier de la présomption d’innocence et la décision de lever son immunité ne comportait aucun jugement portant sur le bien-fondé des allégations faites à son égard ni sur le caractère équitable de la procédure nationale engagée ( 15 ) ;

enfin, RQ était en droit de solliciter auprès de la Commission une assistance juridique sur le fondement de l’article 24, premier alinéa, du statut, couvrant les frais de justice et d’avocat, dans l’hypothèse où l’instruction menée par les autorités belges à son égard conduirait à des étapes de procédure pouvant entraîner des dépens ( 16 ).

La procédure devant le Tribunal et l’arrêt attaqué

29.

Le 17 janvier 2017, RQ a saisi le Tribunal d’un recours en annulation de la décision attaquée ( 17 ). RQ a avancé cinq moyens à l’appui de son recours. Il a invoqué la violation : i) de l’article 23 du statut et de l’article 17, second alinéa, du protocole no 7 (en invoquant également des erreurs manifestes d’appréciation relatives à la levée de l’immunité de juridiction) ; ii) de l’article 24 du statut et du devoir de sollicitude ; iii) de l’obligation de motivation ; iv) du principe de protection de la confiance légitime, et v) des droits de la défense.

30.

Initialement, la Commission a soulevé, à l’encontre du recours de RQ, une exception d’irrecevabilité qui était fondée sur deux motifs. En premier lieu, elle a fait valoir que le nouveau recours ne pouvait être introduit en raison de la litispendance avec l’affaire enregistrée sous le numéro T‑251/16 ( 18 ). En second lieu, la Commission a soutenu que la décision attaquée ne constituait pas un acte faisant grief. Lors de l’audience devant le Tribunal, la Commission a renoncé au premier motif d’irrecevabilité qu’elle avait opposé au recours de RQ.

31.

Comme l’énonce l’arrêt attaqué, le Tribunal a annulé la décision attaquée et condamné la Commission aux dépens. La Commission conteste désormais cet arrêt dans le cadre du pourvoi qu’elle a formé devant la Cour.

Le pourvoi et la procédure devant la Cour

32.

La Commission conclut à ce qu’il plaise à la Cour :

annuler l’arrêt attaqué ;

rejeter le recours en annulation introduit par RQ devant le Tribunal et statuer définitivement sur les questions qui font l’objet du pourvoi ou, si le litige n’est pas en état d’être jugé par la Cour, renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue ;

condamner RQ aux dépens exposés par la Commission tant en première instance qu’à l’occasion du pourvoi.

33.

La Commission soutient que l’arrêt attaqué est entaché des erreurs de droit suivantes. Premièrement, c’est à tort que le Tribunal a jugé que la décision attaquée constituait un acte faisant grief à RQ. Deuxièmement, le Tribunal a commis une erreur en interprétant de manière très large le droit d’être entendu consacré à l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte. Troisièmement, le Tribunal a commis une erreur de droit dans sa qualification de la conduite de la Commission en l’espèce.

Premier moyen : erreur de droit concernant l’interprétation de l’article 90, paragraphe 2, du statut, le sens de l’expression « acte faisant grief » et l’article 17 du protocole no 7

34.

Par son premier moyen, la Commission conteste l’appréciation du Tribunal (aux points 36 à 45 de l’arrêt attaqué) selon laquelle la décision attaquée constitue un acte faisant grief à RQ.

L’arrêt attaqué

35.

Le Tribunal a commencé par rappeler que « constituent des actes faisant grief à un fonctionnaire les mesures produisant des effets juridiques obligatoires, de nature à affecter directement et immédiatement les intérêts de l’intéressé, en modifiant de façon caractérisée sa situation juridique » ( 19 ). Le protocole no 7 crée un droit subjectif au profit des personnes visées, dont le respect est garanti par le système des voies de recours établi par le traité. L’immunité de juridiction prévue par l’article 11 du protocole no 7 protège les fonctionnaires et agents des institutions de l’Union des poursuites des autorités des États membres en raison d’actes accomplis en leur qualité officielle. Ainsi, une décision portant levée de l’immunité d’un fonctionnaire modifie la situation juridique de celui‑ci. En supprimant cette protection, elle rétablit son statut de personne soumise au droit commun des États membres et l’expose ainsi, sans qu’aucune règle intermédiaire soit nécessaire, à des mesures, notamment de détention et de poursuite judiciaire, dirigées contre lui ( 20 ).

36.

Le pouvoir d’appréciation laissé aux autorités nationales après la levée de l’immunité, quant à la reprise ou à l’abandon des poursuites engagées à l’encontre d’un fonctionnaire ou d’un agent, est sans incidence sur l’affectation directe de la situation juridique de ce dernier. La décision de la Commission levant l’immunité de RQ constituait dès lors un acte faisant grief à celui‑ci ( 21 ).

37.

Le Tribunal a rejeté ensuite tous les arguments de la Commission qui visaient à contester cette conclusion. Premièrement, il a rejeté la thèse de la Commission selon laquelle l’arrêt Humblet/État belge ( 22 ), qui concernait l’exemption des fonctionnaires de l’Union de tout impôt national sur les traitements, salaires et émoluments [versés par ce qui était alors la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (ci‑après la « CECA »)], ne confirmait pas qu’un fonctionnaire puisse agir en justice contre la décision de l’institution de lever son immunité. Deuxièmement, le Tribunal a considéré comme dénué de fondement juridique l’argument de la Commission selon lequel l’arrêt antérieur de la Cour dans l’affaire Mote/Parlement ( 23 ) ne pouvait pas être appliqué par analogie parce que cette affaire concernait les privilèges et immunités d’un membre du Parlement européen et non d’un fonctionnaire. Troisièmement, le Tribunal a rejeté la thèse de la Commission selon laquelle il y avait lieu de ne pas tenir compte de la décision de l’ancien Tribunal de la fonction publique dans l’affaire A et G/Commission ( 24 ) dans la mesure où cet arrêt n’avait pas été confirmé par le Tribunal ou par la Cour ( 25 ).

38.

Le Tribunal a par conséquent rejeté l’exception d’irrecevabilité de la Commission pour ces motifs ( 26 ).

Les arguments des parties

39.

La Commission considère que le Tribunal a commis une erreur de droit pour les raisons suivantes. Il n’existe pas de jurisprudence établie sur le point de savoir si une décision portant levée de l’immunité d’un fonctionnaire en vertu du protocole no 7 constitue un acte lui faisant grief. Il ne saurait être présumé que la Cour appliquerait le raisonnement qu’elle a suivi dans une affaire ancienne, telle que l’affaire Humblet/État belge ( 27 ), qui est différente de l’affaire RQ, dans le cadre de l’interprétation des articles 90 et 91 du statut. Les règles de l’article 9 du protocole no 7, qui s’appliquent aux membres du Parlement européen, assurent en substance une protection renforcée et plus personnelle, par sa nature, que celle qui est accordée aux fonctionnaires tels que RQ. Par conséquent, les arrêts cités dans l’arrêt attaqué en ce qui concerne les membres du Parlement européen ne sont pas pertinents. C’est également à tort que le Tribunal s’est fondé sur un arrêt du Tribunal de la fonction publique qui n’est pas décisif étant donné qu’il n’a pas été confirmé par une décision du Tribunal ou de la Cour.

40.

La Commission soutient que l’arrêt du Tribunal repose sur une compréhension erronée du droit à l’immunité comme étant subjectif et sur une interprétation erronée du texte de l’article 11 du protocole no 7. Le libellé de cette disposition indique que l’immunité n’est pas un droit subjectif du fonctionnaire concerné. La situation du fonctionnaire n’est affectée qu’indirectement lorsque son immunité est levée en vertu de l’article 17 du protocole no 7 : seule une condamnation a une véritable incidence sur la situation juridique du fonctionnaire. L’immunité a pour objet d’éviter toute entrave au bon fonctionnement et à l’indépendance de l’Union européenne. Un acte « faisant grief » à un fonctionnaire est un acte qui produit des effets juridiques obligatoires affectant directement et immédiatement les intérêts de la personne concernée en modifiant sa situation juridique. La pratique normale de la Commission consiste à lever systématiquement l’immunité de l’intéressé pour ne pas entraver les procédures nationales. En procédant ainsi, la Commission entend respecter le principe de coopération loyale. Les garde-fous normaux, tels que la présomption d’innocence, les droits de la défense et les garanties procédurales habituelles, sont applicables et protègent le fonctionnaire concerné. Pour le cas où il serait nécessaire que ce fonctionnaire ait accès à une voie de recours, il lui appartient de contester la validité de la décision en cause dans le cadre de la procédure nationale et il appartiendra à la juridiction nationale de poser une question préjudicielle à la Cour conformément à l’article 267 TFUE.

41.

RQ fait valoir que le premier moyen de la Commission doit être rejeté comme étant irrecevable ou non fondé.

42.

Le pourvoi ne peut servir à reproduire les mêmes moyens et arguments que ceux qui ont été examinés en première instance. Or, la Commission se limite, dans son pourvoi, à répéter les arguments qu’elle avait présentés en première instance. Par conséquent, le premier moyen doit être rejeté comme étant irrecevable.

43.

À titre subsidiaire, c’est à tort que la Commission affirme que la levée de l’immunité ne modifierait pas la situation juridique du fonctionnaire. Avant la levée, il est protégé juridiquement et factuellement des poursuites nationales. Après la levée de l’immunité, cette protection disparaît. Le fait que l’arrêt Humblet/État belge ( 28 ) ait été rendu dans le contexte du protocole annexé au traité CECA n’implique pas qu’il ne puisse pas être appliqué à la présente affaire. De même, il n’y a pas lieu de considérer que l’arrêt Mote/Parlement ( 29 ) ne puisse pas être appliqué par analogie. L’arrêt A et G/Commission ( 30 ) est un précédent utile. La Commission n’a pas attaqué cette décision, qui est par conséquent devenue définitive.

Appréciation

44.

Par son premier moyen, la Commission critique l’interprétation que le Tribunal fait de l’article 90, paragraphe 2, et de l’article 91, paragraphe 1, du statut. Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit dans son interprétation de l’article 90, paragraphe 2, du statut, en particulier pour ce qui est du sens de l’expression « acte lui faisant grief », et, partant, en concluant que le recours de RQ était recevable ?

45.

Cette expression est employée tant à l’article 90, paragraphe 2, qu’à l’article 91, paragraphe 1, du statut. Je n’examinerai pas cette dernière disposition à titre distinct : ma conclusion en ce qui concerne l’article 90, paragraphe 2, doit être entendue comme s’appliquant également à l’article 91, paragraphe 1, du statut.

46.

Je commencerai par examiner l’exception d’irrecevabilité soulevée par RQ.

47.

C’est à juste titre que RQ rappelle que l’objet d’un pourvoi contre une décision du Tribunal n’est pas de reproduire et de réitérer simplement les mêmes moyens que ceux qui ont été avancés en première instance ( 31 ). Cependant, dès lors qu’un requérant conteste l’interprétation ou l’application du droit de l’Union faite par le Tribunal, les points de droit examinés en première instance peuvent être de nouveau discutés dans le cadre d’un pourvoi.

48.

Dans le cadre de son pourvoi, la Commission conteste la lecture et l’application que le Tribunal fait de principes qu’il tire de sa propre jurisprudence et de celle de l’ancien Tribunal de la fonction publique. La Commission critique également l’interprétation par le Tribunal de l’article 11, sous a), et de l’article 17 du protocole no 7. La Commission met donc manifestement en cause le raisonnement de l’arrêt attaqué, qu’il appartient à la Cour d’analyser.

49.

Je rejette par conséquent l’exception d’irrecevabilité soulevée par RQ.

50.

Sur le fond, il me semble qu’il est constant que la décision attaquée constitue un « acte » au sens de l’article 90, paragraphe 2, du statut. Les effets juridiques de cette décision étaient de lever partiellement l’immunité de RQ par rapport à des poursuites par les autorités nationales devant les juridictions belges au titre d’infractions pénales alléguées, immunité qui lui aurait été conférée sinon par l’article 11, sous a), du protocole no 7. Par conséquent, la décision attaquée était un acte qui produisait des effets juridiques à l’égard de tiers (à savoir les autorités belges), étant donné qu’elle leur permettait de poursuivre RQ. Ses effets allaient donc au-delà du fonctionnement interne de la Commission.

51.

Le cœur du litige entre les parties est constitué par la question de savoir si la décision attaquée faisait grief à RQ au sens de l’article 90, paragraphe 2, du statut.

52.

Le point de départ de l’analyse est dicté par la jurisprudence constante en ce qu’il est nécessaire d’examiner le libellé, les objectifs, le contexte et l’économie de l’article 90, paragraphe 2, du statut ( 32 ). Le sens ordinaire et courant des termes « lui faisant grief » est qu’il doit être possible de démontrer que l’acte attaqué a modifié la situation juridique du fonctionnaire concerné en lui portant préjudice.

53.

Je rejette par conséquent la thèse de la Commission selon laquelle il faut uniquement tenir compte du point de savoir si la décision attaquée portait atteinte au fonctionnement de l’Union européenne elle‑même. La finalité de l’article 90 est de permettre aux fonctionnaires d’attaquer les décisions motivées qui les affectent. L’article 90, paragraphe 1, prévoit qu’un fonctionnaire peut inviter l’autorité investie du pouvoir de nomination compétente à prendre une décision à son égard. L’expression « à son égard » indique que c’est le fonctionnaire lui‑même qui est visé par la décision en cause. L’article 90, paragraphe 2, autorise ensuite un fonctionnaire à introduire une réclamation contre une telle décision, précisément parce que la personne concernée (le fonctionnaire) est affectée par les conséquences juridiques de l’acte. Je relève également que, en vertu de l’article 90, paragraphes 1 et 2, du statut, le défaut de réponse, dans le délai imparti, à une réclamation par l’autorité investie du pouvoir de nomination vaut décision implicite, ce qui ouvre la voie à un recours du fonctionnaire concerné contre le défaut d’adoption d’une décision attaquable par l’autorité investie du pouvoir de nomination. En tout état de cause, le but est essentiellement de permettre au fonctionnaire concerné par l’action (ou l’inaction) de l’autorité investie du pouvoir de nomination d’engager une procédure. L’interprétation avancée par la Commission ne saurait, dès lors, être correcte.

54.

Il me semble qu’il y a un lien nécessaire entre l’immunité conférée par l’article 11, sous a), du protocole no 7 et les fonctions de l’intéressé en sa qualité de fonctionnaire de l’Union. Cette disposition vise expressément les actes accomplis par les fonctionnaires de l’Union en leur qualité officielle. Il en est ainsi parce que l’immunité n’a pas une portée telle qu’elle couvre les fonctionnaires lorsqu’ils agissent à titre purement personnel.

55.

Les autorités nationales qui entendent mener une instruction pénale impliquant un fonctionnaire de l’Union ou adopter d’autres mesures à la suite d’une telle instruction doivent demander la levée de l’immunité de ce fonctionnaire et obtenir une décision faisant droit à leur demande. Faute d’une telle décision, ces autorités ne peuvent pas poursuivre le fonctionnaire concerné. Les conséquences d’une décision de levée d’immunité modifient donc radicalement la situation du fonctionnaire. Avant la levée, il n’est pas possible d’agir contre le fonctionnaire concerné au titre d’une allégation d’infraction pénale. Toutefois, après la levée de l’immunité, le fonctionnaire peut faire l’objet de poursuites pénales en vertu de la législation nationale.

56.

Il serait extrêmement artificiel de traiter la levée comme ne se traduisant par aucune modification juridique de la situation du fonctionnaire. Au contraire, il y a eu une modification importante qui a de graves répercussions pour ce fonctionnaire. En tout état de cause, il fera maintenant l’objet d’une instruction pénale à laquelle il aurait échappé sinon. Potentiellement, il peut se retrouver confronté à une inculpation et à la perspective de la détention.

57.

La Commission tente de se prévaloir du libellé de l’article 17 du protocole no 7 pour soutenir que l’immunité contre les poursuites nationales n’est pas accordée aux fonctionnaires à titre de droit subjectif et elle rappelle que l’article 17, second alinéa, établit les conditions de la levée de la protection de l’immunité conférée par l’article 11, sous a), du protocole no 7. Ce faisant, la Commission confond deux questions distinctes. Le point de savoir s’il y a lieu de lever l’immunité est une question distincte et différente de celle de savoir si la décision attaquée fait grief au fonctionnaire concerné au sens de l’article 90, paragraphe 2, du statut. L’article 90, paragraphe 2, concerne la nature de l’acte que le fonctionnaire entend contester et non l’appréciation sur le point de savoir si la décision elle‑même était correcte.

58.

L’élément crucial à cet égard est que l’article 11, sous a), du protocole no 7 accorde le bénéfice direct de l’immunité aux fonctionnaires de l’Union lorsqu’ils agissent en qualité officielle. Une décision retirant ou supprimant ce bénéfice a de graves répercussions pour le fonctionnaire concerné et peut dès lors être attaquée en vertu de l’article 90, paragraphe 2, du statut.

59.

Pour déterminer si la décision attaquée produit des effets de droit obligatoires, il y a lieu de s’attacher à sa substance et d’apprécier ses effets à l’aune de critères objectifs, tels que le contenu, en tenant compte, le cas échéant, du contexte de l’adoption de cette dernière ainsi que des pouvoirs de l’institution qui en est l’auteur ( 33 ).

60.

La décision attaquée en cause dans la présente affaire produit des effets de droit obligatoires tant pour RQ que pour les autorités nationales. Les effets pour RQ sont clairs. L’immunité dont il jouissait en vertu de l’article 11, sous a), du protocole no 7 est supprimée. Les effets de droit en ce qui concerne les autorités belges sont tout aussi évidents. En l’absence de la décision attaquée, elles n’auraient pas pu engager de poursuites pénales à l’encontre de RQ. Après l’adoption de cette décision, les poursuites nationales ne se heurtaient plus à l’immunité de RQ ( 34 ).

61.

Par conséquent, je rejette la thèse de la Commission selon laquelle un acte tel que la décision attaquée est un acte purement préparatoire qui ne modifie pas la situation juridique du fonctionnaire concerné. Étant donné que RQ ne bénéficiait plus de l’immunité (totale) au titre du protocole no 7, les conséquences qui découlaient de cette décision avaient également des effets directs et immédiats pour lui.

62.

Cette conclusion n’est pas remise en cause par l’analyse que le Tribunal fait de la jurisprudence aux points 42 à 44 de l’arrêt attaqué.

63.

Le Tribunal y a tout d’abord examiné l’arrêt Humblet/État belge de la Cour ( 35 ). M. Jean-E. Humblet était un ressortissant belge travaillant au Luxembourg en qualité de fonctionnaire de la CECA. Il a été considéré comme ayant son domicile fiscal en Belgique, où il possédait également une résidence et où son épouse percevait des revenus. Les revenus de Mme Humblet ont été déclarés en Belgique, où ils ont été imposés au nom de son mari, chef de famille, conformément au droit national. Les autorités belges sont ensuite revenues sur leur pratique et ont invité M. Humblet à déclarer également le montant de sa rémunération en qualité de fonctionnaire de la CECA, qui est exempte d’impôt en vertu du protocole sur les privilèges et immunités annexé au traité CECA (ci‑après le « protocole CECA »). Les autorités nationales ont imposé d’office M. Humblet au titre des exercices fiscaux en question, imposition contre laquelle il a ensuite introduit une réclamation. Eu égard à l’article 16 du protocole CECA, M. Humblet a cru pouvoir saisir la Cour de justice.

64.

La Commission a fait valoir devant le Tribunal que l’arrêt Humblet/État belge ( 36 ) ne confirme pas qu’un fonctionnaire de l’Union puisse agir en justice contre la décision d’une institution de lever son immunité. Le Tribunal a rejeté cet argument en tirant des indications de cet arrêt.

65.

Il me semble que le raisonnement suivi par la Cour dans cet arrêt sur les questions de compétence et de procédure fournit effectivement des indications utiles pour statuer sur l’affaire RQ. La Cour y a jugé que si elle n’avait pas compétence pour annuler des actes législatifs ou administratifs d’un des États membres, la question soulevée relevait néanmoins de sa compétence, étant donné que cette question concernait l’interprétation et l’application du protocole CECA et, en particulier, de l’article 11, sous b), de celui‑ci. Les points suivants des motifs de la Cour dans cet arrêt sont particulièrement pertinents :

« Attendu qu’en ouvrant un droit de recours basé sur l’article 16 du protocole [CECA,] les auteurs de ce protocole ont manifestement entendu garantir le respect des privilèges et immunités qui y sont prévus, et cela dans l’intérêt non seulement de la Communauté et de ses institutions, mais encore des personnes auxquelles ces privilèges et immunités ont été accordés, et, d’autre part, dans l’intérêt des États membres et de leur administration qui doivent être protégés contre une interprétation trop extensive desdits privilèges et immunités ;

[...]

que, si les privilèges et immunités ont été accordés “exclusivement dans l’intérêt de la Communauté”, il ne faut pas perdre de vue qu’ils ont été expressément accordés “aux fonctionnaires des institutions de la Communauté” ;

que le fait que les privilèges, immunités et facilités sont prévus dans l’intérêt public communautaire justifie sans doute le pouvoir donné à la Haute Autorité de déterminer les catégories de fonctionnaires auxquels ils s’appliquent (art. 12) ou de lever, le cas échéant, l’immunité (art. 13, al. 2), mais ne signifie pas que ces privilèges soient accordés à la Communauté et non pas directement à ses fonctionnaires, cette interprétation résultant d’ailleurs clairement du libellé des dispositions ci‑dessus rappelées » ( 37 ).

66.

Il est parfaitement exact que le libellé de l’article 16 du protocole CECA n’a pas son pendant à l’article 90, paragraphe 2, du statut. Cela dit, est-ce à bon droit que le Tribunal a décidé d’appliquer à l’affaire RQ, par analogie, le raisonnement suivi dans l’arrêt Humblet/État belge ( 38 )?

67.

À mon avis, il était fondé à le faire.

68.

Le Tribunal a déduit de l’arrêt Humblet/État belge ( 39 ) que si les fonctionnaires bénéficient de l’immunité dans l’exercice de leurs fonctions (ce qui est considéré comme synonyme de « lorsqu’ils agissent dans l’intérêt public de l’Union européenne elle‑même »), il n’en résulte pas nécessairement que les privilèges et immunités sont accordés à l’entité constituée par l’Union et non directement au fonctionnaire lui‑même. Compte tenu de ce qui précède, il s’avère donc nécessaire de déterminer si l’acte en question fait grief au fonctionnaire concerné.

69.

L’argument de la Commission selon lequel, en ne reprenant pas le libellé de l’article 16 du protocole CECA dans le statut, le législateur a entendu exclure que les fonctionnaires puissent intenter de telles actions n’est pas convaincant.

70.

Le titre VII du statut est intitulé « Des voies de recours ». Dans ce titre, le législateur a institué une procédure complète et exhaustive permettant à un fonctionnaire de contester les décisions le concernant. Une procédure de recours spécifique ayant ainsi été instituée, il me semble que le contre-argument a plus de force, c’est‑à‑dire que le législateur n’avait pas besoin de reprendre la formulation de l’article 16 du protocole CECA pour créer le droit de recours nécessaire. J’en conclus donc que l’argument de la Commission à cet égard ne saurait prospérer.

71.

La Commission critique ensuite le renvoi du Tribunal aux arrêts Mote/Parlement ( 40 ) et Gollnisch/Parlement ( 41 ). Le Tribunal a cité ce dernier arrêt à l’appui de l’affirmation selon laquelle les privilèges et immunités au titre du protocole no 7 confèrent un droit individuel à la personne concernée. Il a invoqué le premier arrêt à l’appui du raisonnement (fondé sur l’arrêt Humblet/État belge ( 42 )) selon lequel les privilèges et immunités sont accordés directement aux fonctionnaires.

72.

Les deux affaires concernaient les privilèges et immunités des membres du Parlement européen, lesquels sont régis par les articles 7 à 9 du chapitre III du protocole no 7. Le libellé de ces dispositions n’est pas identique à celui de l’article 11, sous a), qui établit les règles applicables aux fonctionnaires de l’Union. Cela n’a rien de surprenant : les rôles sont très différents. Toutefois, la nature de l’immunité de la personne concernée n’est pas en cause ici. Il n’est donc pas nécessaire de comparer les situations respectives des membres du Parlement européen et des fonctionnaires. La question est plutôt de savoir si le statut offre au fonctionnaire de l’Union une possibilité de recours pour le cas où son immunité est levée. Dans ce contexte, étant donné que j’ai conclu que la décision attaquée crée effectivement des conséquences juridiques directes et immédiates pour RQ, il me semble que c’est à bon droit que le Tribunal a appliqué par analogie le raisonnement suivi dans les arrêts Mote/Parlement ( 43 ) et Gollnisch/Parlement ( 44 ).

73.

Enfin, la Commission reproche au Tribunal de s’être fondé sur ce que la Commission appelle une décision « isolée » de l’ancien Tribunal de la fonction publique, l’arrêt A et G/Commission ( 45 ).

74.

Cet arrêt concernait l’un des nombreux litiges nés à la suite du scandale impliquant Édith Cresson, un ancien membre de la Commission, à savoir deux recours formés contre la Commission par l’ancien « chef de cabinet » de Mme Cresson. Eu égard à l’importance de l’affaire, le Tribunal de la fonction publique a siégé en assemblée plénière. La tentative de la Commission de dénier à l’arrêt rendu dans cette affaire toute importance et toute pertinence semble donc peu appropriée. Au point 230 de l’arrêt A et G/Commission ( 46 ), le Tribunal de la fonction publique a réitéré les constatations figurant dans les arrêts Humblet/État belge ( 47 ) et Mote/Parlement ( 48 ), selon lesquelles les fonctionnaires sont directement concernés par les décisions qui lèvent l’immunité prévue par l’article 11, sous a), du protocole no 7. L’arrêt A et G/Commission ( 49 ) contient ainsi un raisonnement qui est manifestement pertinent pour la présente affaire.

75.

La Cour ne saurait être liée par cet arrêt, étant donné qu’elle n’est pas tenue d’adopter une interprétation particulière du statut. Ceci dit, rien n’empêche le Tribunal ou la Cour d’appliquer en l’espèce le même raisonnement que celui qui a été appliqué par le Tribunal de la fonction publique dans l’arrêt A et G/Commission ( 50 ).

76.

Enfin, la Commission tente de faire valoir que la voie existant au titre de l’article 90, paragraphe 2, du statut ne peut être empruntée. La Commission laisse entendre que la solution appropriée consiste, pour le fonctionnaire, à attaquer la décision levant son immunité dans le cadre de la procédure pénale nationale et, pour la juridiction nationale, à poser ensuite des questions relatives à la validité de la mesure en cause à la Cour en vertu de la procédure de l’article 267 TFUE.

77.

Il me semble que les arguments de la Commission sur ce point sont dénués de plausibilité et peu judicieux.

78.

Premièrement, il est de jurisprudence constante que les renvois préjudiciels en appréciation de validité peuvent uniquement concerner des actes de l’Union juridiquement contraignants ( 51 ). La Commission avance deux arguments qui sont incompatibles. D’une part, elle soutient que l’acte attaqué ne crée pas d’effets juridiques contraignants affectant directement et immédiatement le fonctionnaire concerné, si bien qu’il ne peut pas recourir à l’article 90, paragraphe 2, du statut. D’autre part, elle fait valoir que le même acte pourrait faire l’objet d’une procédure en invalidité au titre de l’article 267 TFUE, ce qui présuppose que l’acte produise effectivement des effets juridiques contraignants que le fonctionnaire concerné pourrait souhaiter contester.

79.

Deuxièmement, même s’il était possible de ne pas tenir compte de la contradiction inhérente à l’argumentation de la Commission, la procédure du renvoi préjudiciel ne constituerait pas toujours une solution satisfaisante, car le point de savoir si un renvoi est effectué, voire peut être effectué, dépendrait de la procédure nationale en cause ( 52 ). Je rappelle également que si une partie peut demander à une juridiction nationale de saisir la Cour au titre de l’article 267 TFUE, elle ne peut pas obliger la juridiction nationale à le faire.

80.

Troisièmement, la procédure du renvoi préjudiciel est exclusivement conçue pour apporter une aide aux juridictions nationales lorsqu’une décision faisant autorité, relative à l’interprétation ou à la validité du droit de l’Union, est nécessaire pour statuer sur l’affaire pendante devant elles. Toutefois, au moment où une décision de levée d’immunité produit ses effets (en permettant l’ouverture d’une instruction pénale impliquant le fonctionnaire de l’Union en question), il est peu probable – me semble-t-il – qu’il y ait devant une juridiction nationale une procédure fournissant le cadre dans lequel un renvoi pourrait être valablement effectué. Ce n’est qu’ultérieurement, si ou lorsqu’une juridiction est amenée à connaître d’une procédure pénale dirigée contre ce fonctionnaire en qualité de prévenu, que le fonctionnaire concerné aura la possibilité de solliciter un renvoi à la Cour aux fins de l’appréciation de la validité de la décision levant son immunité. Il ne me semble pas fantaisiste de penser que, à ce stade, la réaction du juge national pourrait bien être qu’un tel renvoi n’est plus nécessaire pour lui permettre de statuer dans le cadre de la procédure pénale qu’il est alors en train de diriger.

81.

Pour toutes les raisons qui précèdent, je considère que le premier moyen de la Commission n’est pas fondé.

Deuxième moyen : interprétation incorrecte de l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte et interprétation et application erronées de l’article 4, paragraphe 3, TUE

82.

Par son deuxième moyen, qui est présenté à titre subsidiaire, la Commission soutient que le Tribunal a commis une erreur en jugeant que, en ne mettant pas en balance les intérêts de RQ et le désir des autorités nationales de préserver le secret de l’instruction avant de décider de lever partiellement l’immunité de ce fonctionnaire, la Commission n’a pas respecté le droit d’être entendu de RQ.

L’arrêt attaqué

83.

Les passages pertinents de l’arrêt du Tribunal sont rédigés comme suit :

« [...] en règle générale, le fait de ne pas entendre la personne intéressée avant de lever son immunité est de nature à garantir le secret de l’instruction.

Toutefois, il y a lieu de souligner que, si, dans des cas dûment justifiés, une autorité nationale s’oppose à la communication à l’intéressé des motifs précis et complets qui constituent le fondement de la demande de levée d’immunité, en invoquant des raisons relevant du secret de l’instruction, la Commission doit, en collaboration avec les autorités nationales, conformément au principe de coopération loyale, mettre en œuvre des mesures visant à concilier, d’une part, les considérations légitimes tenant au secret de l’instruction et, d’autre part, la nécessité de garantir à suffisance au justiciable le respect de ses droits fondamentaux, tels que le droit d’être entendu [...]

En effet, dès lors que la Commission est tenue de respecter le droit d’être entendu lorsqu’elle adopte un acte faisant grief, elle doit s’interroger avec la plus grande attention sur la manière dont elle peut concilier le respect dudit droit de la personne intéressée et les considérations légitimes invoquées par les autorités nationales. Cette mise en balance est ce qui permet d’assurer à la fois la protection des droits que l’ordre juridique de l’Union confère aux fonctionnaires et aux agents de l’Union et, partant, les intérêts de l’Union, conformément à l’article 17, second alinéa, du protocole no 7, et le déroulement efficace et serein des procédures pénales nationales, dans le respect du principe de coopération loyale.

[...] » ( 53 )

Les arguments des parties

84.

La Commission fait valoir que le Tribunal a commis une erreur de droit en affirmant qu’il était nécessaire de procéder à une mise en balance pour garantir la proportionnalité de toute décision portant levée de l’immunité d’un fonctionnaire. C’est donc à tort que le Tribunal a constaté que la Commission n’avait pas pris en considération les intérêts de RQ dans le cadre d’une telle mise en balance. Exiger de la Commission qu’elle procède à une telle mise en balance serait contraire au principe de coopération loyale consacré à l’article 4, paragraphe 3, TUE. La pratique générale de la Commission est de respecter les règles nationales qui imposent une condition de confidentialité stricte liée au secret de l’instruction et, partant, de lever l’immunité sans entendre préalablement le fonctionnaire concerné.

85.

RQ soutient que le deuxième moyen est irrecevable parce que la Commission se borne à répéter les arguments qu’elle avait présentés en première instance. À titre subsidiaire, RQ estime qu’il y a lieu de rejeter le deuxième moyen comme étant non fondé.

Appréciation

86.

Les raisons pour lesquelles il convient de rejeter l’exception d’irrecevabilité de RQ en ce qui concerne le premier moyen s’appliquent également au deuxième moyen ( 54 ). En conséquence, je conclus que le deuxième moyen de la Commission est recevable.

87.

Par son deuxième moyen, la Commission conteste l’interprétation que le Tribunal fait, dans l’arrêt attaqué, du rapport entre le droit d’être entendu qui est consacré à l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte et le principe de coopération loyale énoncé à l’article 4, paragraphe 3, TUE. Je commencerai par examiner l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte.

88.

L’explication ad article 41 ( 55 ) confirme que cette disposition est fondée « sur l’existence de l’Union en tant que communauté de droit dont les caractéristiques ont été développées par la jurisprudence, qui a consacré notamment la bonne administration comme principe général de droit » ( 56 ). Des principes généraux tels que le droit d’être entendu et les droits de la défense sous-tendent donc l’article 41, paragraphes 1 et 2.

89.

La Cour a jugé, en ce qui concerne le droit d’être entendu, que le respect des droits de la défense constitue un principe fondamental du droit de l’Union. Il est aujourd’hui consacré par les articles 47 et 48 de la Charte, qui garantissent le respect des droits de la défense ainsi que du droit à un procès équitable dans le cadre de toute procédure juridictionnelle. La Cour a toujours affirmé l’importance du droit d’être entendu et sa portée très large dans l’ordre juridique de l’Union ; la Cour considère donc que ce droit doit s’appliquer à toute procédure susceptible d’aboutir à un acte faisant grief ( 57 ).

90.

L’article 41, paragraphe 2, de la Charte énumère (de manière non limitative) trois volets du droit à une bonne administration : a) le droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre ; b) le droit d’accès de toute personne au dossier qui la concerne, dans le respect des intérêts légitimes de la confidentialité et du secret professionnel et des affaires, et c) l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions. Les trois volets ainsi énumérés sont manifestement liés. S’il est prévisible qu’une décision fasse grief à une personne, cette dernière doit avoir la possibilité de faire valoir ses arguments. Pour ce faire, elle doit avoir accès à l’ensemble du dossier, à l’exception des éléments pour lesquels la confidentialité ou le secret peuvent légitimement être invoqués. L’administration doit communiquer les motifs de la décision qu’elle adopte ensuite, afin que la personne à laquelle cette décision fait grief puisse évaluer l’adéquation de la motivation de l’administration et décider de former ou non un recours contre cette décision devant la juridiction compétente.

91.

Le droit d’être entendu doit être respecté même lorsque la réglementation applicable ne prévoit pas expressément une telle formalité. Comme la Cour l’a expliqué dans un contexte différent, ce droit garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de la procédure administrative et avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts. Il implique également que l’administration prête toute l’attention requise aux observations ainsi soumises par l’intéressé en examinant, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d’espèce et en motivant sa décision de façon circonstanciée. L’obligation de motiver une décision de façon suffisamment spécifique et concrète pour permettre à l’intéressé de comprendre les raisons du refus qui est opposé à sa demande constitue ainsi le corollaire du principe du respect des droits de la défense ( 58 ).

92.

La Commission a expliqué que sa pratique actuelle était fondée sur la prémisse selon laquelle une décision levant l’immunité d’un fonctionnaire ne constituait pas un acte lui faisant grief. La procédure d’adoption d’une telle décision est apparemment la suivante. La décision est prise par un membre de la Commission avec l’accord du président. Le collège des commissaires est, dans tous les cas, chargé d’adopter de telles décisions. Dans le cadre de cette procédure, il n’existe aucune disposition prévoyant de manière systématique l’audition du fonctionnaire concerné avant l’adoption d’une décision levant son immunité. Si les autorités nationales compétentes invoquent le secret de l’instruction et demandent à la Commission de ne pas informer le fonctionnaire concerné de leur demande de levée d’immunité, la Commission accédera systématiquement à cette demande. En l’absence d’une telle demande, la Commission informe le fonctionnaire que son immunité va être levée, mais elle ne l’entend pas sur le point de savoir s’il doit conserver son immunité.

93.

J’ai conclu, en ce qui concerne le premier moyen, que la décision attaquée est un acte faisant grief à RQ. Il en découle que je considère que la prémisse qui sous-tend la pratique de la Commission est erronée.

94.

L’article 41, paragraphe 1, de la Charte confère à « toute personne » le droit « de voir ses affaires traitées impartialement, équitablement et dans un délai raisonnable par les institutions [...] de l’Union ». Comme tout un chacun, les fonctionnaires travaillant au sein des institutions de l’Union peuvent donc invoquer le droit à une bonne administration. Dans le cas de RQ, ce droit fondamental comportait nécessairement le droit d’être entendu, conformément à l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte, avant que la Commission adopte la décision contestée. Je considère par conséquent que c’est à bon droit que le Tribunal a conclu que la Commission était tenue de respecter les droits de la défense de RQ.

95.

La Commission a-t-elle mis en balance la violation des droits fondamentaux de RQ et la demande visant à la préservation du secret de l’instruction ? En d’autres termes, a-t-elle procédé à une appréciation de la proportionnalité, comme l’exige l’article 52, paragraphe 1, de la Charte ?

96.

En vertu de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, des limitations peuvent être apportées aux droits et aux libertés reconnus par celle‑ci pour autant que ces limitations sont prévues par la loi, qu’elles respectent le contenu essentiel de ces droits et de ces libertés et que, dans le respect du principe de proportionnalité, elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union européenne ou au besoin des droits et des libertés d’autrui ( 59 ).

97.

En l’espèce, l’objectif d’intérêt général ou public réside dans l’instruction pénale menée par les autorités belges. Le Tribunal a constaté que cette procédure était prévue par la loi nationale ( 60 ). Elle relève dès lors clairement de la compétence des autorités nationales et échappe manifestement au domaine d’attribution de la Commission.

98.

Dans la présente affaire, la limitation découle du fait que le fonctionnaire a été privé du droit d’être entendu. Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a examiné le point de savoir si la Commission avait effectué une appréciation de la proportionnalité, conformément à l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, avant de lever l’immunité de RQ. Le Tribunal a conclu que la Commission n’avait pas évalué l’incidence, pour RQ, de la violation de ses droits fondamentaux au regard des avantages susceptibles de découler d’un accueil favorable réservé à la demande des autorités nationales visant au respect du secret de l’instruction.

99.

Cette conclusion du Tribunal était manifestement correcte. La description par la Commission elle‑même de sa pratique relative aux demandes de levée d’immunité indique clairement que cette institution omet systématiquement de permettre au fonctionnaire concerné d’être entendu avant d’adopter une décision afférente à une telle demande. Lorsque les autorités nationales invoquent le secret de l’instruction, il est d’ailleurs possible que la personne concernée ne soit même pas informée de l’existence de la demande (comme c’était le cas en l’espèce).

100.

De l’avis de la Commission, elle est uniquement obligée de vérifier s’il y a un risque d’atteinte aux intérêts de l’Union. Par conséquent, elle n’est pas tenue de prendre en compte les intérêts du fonctionnaire. La conséquence logique en est que la Commission ne procède pas à une appréciation de la proportionnalité dans des cas tels que celui de RQ.

101.

Il me semble que cette approche est manifestement contraire aux exigences de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte. Une appréciation adéquate de la proportionnalité suppose nécessairement une évaluation des intérêts en présence. En l’espèce, les trois protagonistes sont le fonctionnaire concerné, les autorités nationales et l’Union européenne dont les intérêts (en particulier les intérêts financiers) doivent être sauvegardés. Le point de départ de l’examen par la Commission des demandes de levée d’immunité fait totalement abstraction du premier de ces protagonistes. Or, la prémisse de la mise en balance qui doit être effectuée en vertu de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte est que le fonctionnaire a le droit d’être entendu. L’objet de la mise en balance qui doit être opérée conformément audit article 52, paragraphe 1, est ensuite d’évaluer si la limitation de ce droit qui est demandée (qui découle du secret de l’instruction invoqué par les autorités nationales) est justifiable et proportionnée.

102.

Cette mise en balance implique d’interpréter et d’appliquer le droit de l’Union, à savoir l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte et l’article 17, second alinéa, du protocole no 7, et doit être opérée par l’institution en question. Elle ne pourra pas démontrer que sa décision de levée d’immunité était proportionnée si elle n’a pas procédé à une telle évaluation.

103.

Je conclus par conséquent que la pratique actuelle de la Commission, telle qu’elle a été exposée à la Cour, méconnaît des droits procéduraux importants garantis par la Charte et n’est pas compatible avec l’obligation de respecter les droits, d’observer les principes et de promouvoir l’application des droits consacrés par la Charte qui incombe à cette institution en vertu de l’article 51, paragraphe 1, de cet instrument.

104.

La Commission fait valoir que si la Cour parvenait également à cette conclusion et confirmait l’arrêt attaqué, une telle décision aurait des répercussions importantes pour l’administration de l’Union. En particulier, la Commission devrait modifier sa pratique, constante jusqu’ici, qui consiste à lever l’immunité et à se conformer aux règles nationales imposant le strict respect du secret de l’instruction.

105.

Le principe de coopération loyale, inscrit à l’article 4, paragraphe 3, TUE, commande à l’Union et aux États membres de se respecter et de s’assister « mutuellement » dans l’accomplissement des missions découlant des traités. Les États membres doivent « prendre toute mesure générale ou particulière propre à assurer l’exécution des obligations découlant des traités ou résultant des actes des institutions de l’Union ». Ce principe génère ainsi des obligations réciproques qui lient les institutions de l’Union et les États membres ainsi que les États membres entre eux.

106.

La Commission soutient que, si elle était tenue d’apprécier les intérêts de l’État membre concerné au regard de ceux du fonctionnaire, elle devrait substituer sa propre appréciation de la procédure pénale interne à celle des autorités nationales, ce qui serait contraire à l’article 4, paragraphe 3, TUE.

107.

Je rejette cet argument.

108.

Premièrement, le Tribunal affirme, aux points 66 et 67 de l’arrêt attaqué, que la Commission et les autorités nationales devraient coopérer afin de trouver une solution respectant les droits du fonctionnaire qui sont garantis par l’article 41, paragraphe 1 et paragraphe 2, sous a), de la Charte. Une telle coopération n’impose pas à la Commission d’empiéter sur les compétences des autorités nationales. Deuxièmement, la Commission est tenue de se conformer à son obligation d’assurer l’effectivité du droit d’être entendu du fonctionnaire. Troisièmement, la Commission est également tenue d’apprécier les intérêts de l’Union en vertu de l’article 17 du protocole no 7. Les autorités nationales ont dès lors l’obligation réciproque, en vertu de l’article 4, paragraphe 3, TUE, d’assister la Commission dans l’accomplissement de sa mission consistant à examiner les demandes de levée d’immunité dans le respect de ses obligations au titre du droit de l’Union.

109.

Conformément au principe de coopération loyale, lorsque des autorités nationales s’opposent à la communication des motifs précis et complets au fonctionnaire intéressé, il leur appartiendra de collaborer avec la Commission afin d’établir comment le souci légitime du secret de l’instruction peut être adapté pour être concilié avec les obligations de la Commission tenant au respect des droits procéduraux du fonctionnaire ( 61 ).

110.

La Commission soutient que la procédure de levée d’immunité trouve son origine dans une allégation de violation du droit national. De tels cas sont donc différents de ceux dans lesquels la Commission engage une procédure administrative à l’encontre d’un fonctionnaire et les droits de la défense du fonctionnaire ne sont pas mis en mouvement par une telle procédure.

111.

Je ne saurais adhérer à cet argument.

112.

Le problème qui est soumis à l’examen de la Cour est de savoir si les droits de la défense de RQ ont été respectés lorsque la Commission a adopté la décision attaquée, laquelle a levé l’immunité dont il bénéficiait en vertu de l’article 11, sous a), du protocole no 7. L’interprétation des dispositions de ce protocole, ainsi que de celles du statut qui prévoient un droit de recours contre la Commission, est une question de droit de l’Union. La procédure pénale sous‑jacente est une question de droit national. Toutefois, cette dernière procédure nationale n’est pas en cause en tant que telle ici.

113.

Enfin, la Commission fait valoir que la mise en balance mentionnée par le Tribunal dans l’arrêt attaqué impliquerait un dialogue détaillé avec les autorités nationales et que cela retarderait la procédure pénale.

114.

Étant donné que la Cour ne dispose pas d’éléments de preuve en ce sens, il s’agit là d’une affirmation gratuite. Même s’il était exact que le dialogue requis prendrait nécessairement un certain temps, les inconvénients administratifs ne constituent pas une raison légitime d’apporter des limitations aux droits fondamentaux garantis par la Charte.

115.

Je conclus, par conséquent, que le deuxième moyen n’est pas fondé.

Troisième moyen : erreur de droit dans la qualification de la conduite de la Commission

116.

Par son troisième moyen (qui est également invoqué à titre subsidiaire), la Commission soutient en substance que le Tribunal a commis une erreur en concluant que la Commission n’avait pas suffisamment tenu compte des intérêts de RQ dans le cadre de son appréciation du cas d’espèce. Elle conteste par là les constats du Tribunal qui figurent aux points 69 à 72 de l’arrêt attaqué.

L’arrêt attaqué

117.

Le Tribunal a opéré quatre constatations principales dans son arrêt. En premier lieu, il a relevé que le dossier de la juridiction nationale ne contenait pas d’éléments indiquant que la Commission avait effectivement mis en balance les intérêts en présence. En deuxième lieu, le Tribunal a constaté que la Commission n’avait pas demandé aux autorités nationales en quoi l’audition de RQ avant l’adoption de la décision comportait des risques pour le respect du secret de l’instruction et, in fine, le bon déroulement de la procédure pénale. En troisième lieu, le Tribunal a jugé qu’il n’existait pas de preuves d’un risque avéré que le respect du secret de l’instruction puisse ou soit effectivement compromis par une audition de RQ (par exemple, parce qu’il pourrait s’enfuir ou détruire des éléments de preuve ou bien parce que l’effet de surprise serait un élément nécessaire aux fins de l’enquête en question). Il a relevé que certaines informations relatives à l’instruction étaient d’ailleurs déjà dans le domaine public. En quatrième lieu, le Tribunal a jugé que le fait que la Commission avait demandé aux autorités belges s’il était possible d’entendre RQ sur leurs demandes de levée de son immunité (ce qui était confirmé par la correspondance annexée au mémoire en défense) n’était pas suffisant pour conclure que la Commission avait effectivement mis en balance correctement l’intérêt de RQ à être entendu et le respect du secret de l’instruction ( 62 ).

Les arguments des parties

118.

Dans le cadre de la première branche de son troisième moyen, la Commission fait valoir que le Tribunal ne pouvait pas valablement conclure, sur la base des éléments de preuve dont il disposait, que la Commission n’avait pas apprécié les intérêts de RQ avant de décider de lever son immunité. Dans le cadre de la seconde branche de ce moyen, la Commission avance que RQ n’a pas démontré que, s’il avait été entendu, la décision prise aurait été différente ( 63 ).

119.

RQ soutient que le troisième moyen (ou, tout au moins, la première branche de ce moyen) est manifestement irrecevable étant donné que la Commission tente en réalité d’obtenir un réexamen des faits. À titre subsidiaire, il fait valoir que la Commission fait une lecture erronée de l’arrêt attaqué et que son troisième moyen est non fondé.

Appréciation

120.

Je considère que le troisième moyen est recevable.

121.

En substance, la Commission allègue que le Tribunal a commis une erreur de droit en qualifiant la conduite tenue par la Commission dans le cadre de l’adoption de la décision attaquée d’absence de mise en balance du secret de l’instruction invoqué par les autorités belges avec le droit de RQ à être entendu. La Commission affirme qu’elle a envoyé aux autorités belges plusieurs lettres demandant des explications sur la question du secret de l’instruction et que l’immunité a seulement été levée partiellement après que les autorités belges ont répondu à ces demandes d’explications. Selon elle, cela était suffisant en droit pour démontrer qu’elle a effectivement procédé à la mise en balance requise.

122.

La Commission ne tente donc pas de remettre en cause les constatations de fait du Tribunal. Ce qu’elle conteste, c’est le point de savoir si le Tribunal a pu, à bon droit, tirer de ces faits la conclusion que la Commission n’avait pas effectué de mise en balance. Il s’agit effectivement d’une question de droit qui est soumise au contrôle de la Cour ( 64 ). J’aborderai par conséquent les arguments de fond qui ont été présentés dans le cadre de ce moyen.

123.

Au point 5 de l’arrêt attaqué, le Tribunal rappelle que la Commission avait demandé des informations plus détaillées aux autorités belges avant d’adopter la décision attaquée. Au point 10 de son arrêt, le Tribunal s’est référé au considérant 11 de la décision attaquée, où la Commission indiquait qu’elle ne pourrait lever l’immunité de RQ que si elle était informée, avec suffisamment de clarté et de précision, des raisons pour lesquelles les autorités belges avaient présenté la demande de levée d’immunité, et où elle soulignait que, sinon, toute personne concernée par une enquête de l’OLAF pourrait, en formulant des allégations manifestement infondées à l’encontre de son directeur général, parvenir à paralyser le fonctionnement de cet organisme, ce qui serait contraire aux intérêts de l’Union. Le Tribunal rappelle que la Commission estimait ensuite que, à la suite de la réception de la lettre du 23 juin 2015, elle avait obtenu des indications très claires et précises qui laissaient apparaître que les autorités belges pouvaient raisonnablement, et en tout cas sans agir de manière arbitraire ou abusive, considérer que les allégations formulées à l’encontre de RQ justifiaient de poursuivre une instruction à son égard ( 65 ).

124.

La Commission a aimablement joint à l’annexe A.1 de sa requête en pourvoi les documents qui étaient annexés au mémoire en défense qu’elle a présenté devant le Tribunal. Ces documents incluent la lettre du 19 décembre 2014 par laquelle la secrétaire générale de la Commission demandait au juge d’instruction des informations supplémentaires sur l’instruction nationale (ci‑après la « lettre du 19 décembre 2014 »). Au deuxième alinéa (de la page 2) de cette lettre, la secrétaire générale indiquait que, vu le statut spécial d’indépendance de l’OLAF, la Commission souhaitait entendre le directeur général de l’OLAF (RQ) avant de décider d’une levée d’immunité, pour permettre à la Commission d’évaluer en toute connaissance de cause l’incidence qu’une telle levée pourrait avoir sur l’indépendance et sur le fonctionnement de l’OLAF et, dès lors, sur les intérêts de l’Union. La Commission invitait ensuite les autorités belges à préciser s’il était nécessaire de garder le secret de l’instruction à l’égard de tous les fonctionnaires concernés par leurs enquêtes et si le directeur général de l’OLAF pouvait être informé des investigations en cours.

125.

Les autorités belges ont répondu par lettre du 6 février 2015. En réponse à la question de la Commission portant sur le point de savoir si RQ pouvait être informé de la demande visant à la levée de son immunité, elles ont indiqué que, étant donné que les faits de l’affaire faisaient apparaître qu’il pourrait faire l’objet d’une procédure pénale, la nécessité de respecter le principe du secret de l’instruction s’opposait à ce que son avis soit recueilli en ce qui concerne la demande de levée de son immunité. Pour autant que je puisse en juger, cette formulation me semble constituer une réponse standard à la question « pouvons‑nous dire au suspect qu’il fait l’objet d’une enquête ? » et non une réponse spécifique à la question (différente) suivante : « est-il impératif de respecter le principe du secret de l’instruction dans les circonstances de la présente affaire ? »

126.

Par une nouvelle lettre du 3 mars 2015, la secrétaire générale a réitéré la demande d’informations complémentaires présentée par la Commission. Elle a également confirmé que la Commission « respecterait » la demande des autorités belges visant à la préservation du secret de l’instruction (ci‑après la « lettre du 3 mars 2015 »).

127.

Il convient de lire les motifs du Tribunal figurant aux points 69 à 72 de l’arrêt attaqué dans le contexte de ce plus ample exposé des faits et des pièces du dossier de première instance.

128.

Sur la base de ces éléments, je considère que le Tribunal a pu, à bon droit, conclure que la Commission avait effectivement demandé des précisions aux autorités belges quant à la nature des allégations visant RQ, notamment en raison de son statut spécial de directeur général de l’OLAF à l’époque des faits de l’espèce. Toutefois, et surtout, réclamer de tels éclaircissements n’équivaut pas à chercher à faire en sorte que le droit de RQ à être entendu soit respecté. Par sa demande d’éclaircissements, la Commission ne visait pas non plus à solliciter les informations nécessaires pour lui permettre de décider comment mettre en balance les intérêts divergents en jeu. Le Tribunal a dès lors constaté – à juste titre selon moi – qu’en demandant ces éclaircissements, la Commission ne cherchait pas à déterminer si la décision de ne pas informer RQ des allégations le visant et de l’autoriser à présenter des observations avant d’adopter une décision de levée de son immunité s’accompagnerait de risques (une atteinte aux droits fondamentaux de RQ) ou, inversement, s’il y aurait un risque pour le déroulement des investigations des autorités belges si RQ en était informé et s’il était autorisé à formuler des observations ( 66 ). Au lieu de cela, la Commission a simplement confirmé, dans la lettre du 3 mars 2015, qu’elle respecterait la demande standard des autorités belges visant à la préservation du secret de l’instruction. Les autres opérations de vérification portaient uniquement sur le point de savoir si les autorités belges pouvaient raisonnablement considérer que les allégations formulées à l’encontre de RQ justifiaient de poursuivre une instruction à son égard.

129.

C’est le fait que la Commission n’a pas évalué ces risques éventuels et mis en balance les intérêts divergents du secret de l’instruction et du droit fondamental de RQ à être entendu qui est au cœur de la décision du Tribunal.

130.

Le Tribunal a admis à juste titre (au point 71 de l’arrêt attaqué) que, dans certains cas, il serait parfaitement légitime de ne pas communiquer la demande de levée d’immunité à la personne concernée avant de statuer sur cette demande. Il en serait notamment ainsi lorsqu’il existerait un risque avéré que ladite personne entrave la procédure nationale en s’enfuyant ou en détruisant des éléments de preuve ou bien lorsque l’effet de surprise serait un élément nécessaire aux fins de l’enquête. Toutefois, aucun élément du dossier dont le Tribunal disposait n’indiquait que les autorités belges avaient avancé de tels arguments en l’espèce.

131.

Le Tribunal a également relevé que certaines informations relatives à l’instruction en cours étaient déjà dans le domaine public. Je ne peux que me rallier à cette analyse. Il ressort très clairement de la présentation du cadre factuel qui figure aux points 1 à 6 de l’arrêt attaqué que le scandale impliquant M. Dalli, ancien membre de la Commission, (qui était le point de départ de la succession d’événements ayant abouti à l’affaire RQ) faisait déjà l’objet d’une grande attention de la presse.

132.

Enfin, le Tribunal a indiqué (au point 72 de l’arrêt attaqué) que le fait que la Commission avait demandé aux autorités belges si elle pouvait entendre le requérant sur les demandes de levée d’immunité (ce qui était confirmé par la correspondance annexée au mémoire en défense de la Commission) n’était pas suffisant pour considérer que la Commission avait ensuite procédé à la mise en balance de l’intérêt de RQ à exercer son droit d’être entendu et de la demande des autorités belges visant au respect du secret de l’instruction. Là encore, je souscris à l’analyse du Tribunal et à la logique qui la sous-tend. Une question posée sur le point de savoir si la Commission pouvait recueillir les observations de RQ dans le cadre de son processus de prise de décision (dans la lettre du 19 décembre 2014) suivie de la confirmation que la Commission respecterait le désir des autorités belges de préserver le secret de l’instruction (dans la lettre du 3 mars 2015) ne constituent pas, lorsqu’elles sont prises ensemble, une appréciation du point de savoir si, dans la présente affaire, le secret de l’instruction devait être mis en balance avec le droit fondamental de RQ à être entendu et l’emporter sur ce dernier. Je reviendrai ultérieurement sur ce point ( 67 ).

133.

Le Tribunal a conclu (au point 74 de l’arrêt attaqué) que le fait que la Commission n’ait pas procédé à une telle mise en balance était contraire à l’exigence de proportionnalité résultant de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte en ce qu’il allait au-delà de ce qui était nécessaire pour atteindre l’objectif consistant à garantir le secret de l’instruction et ne respectait pas le contenu essentiel du droit d’être entendu consacré à l’article 41, paragraphe 2, sous a), de la Charte. Je partage ce point de vue.

134.

Je conclus par conséquent que la première branche du troisième moyen n’est pas fondée.

135.

La seconde branche du troisième moyen soulève une question plus délicate. Le fonctionnaire qui entend se prévaloir du droit d’être entendu est-il tenu de démontrer que la décision de levée d’immunité aurait eu un contenu différent s’il avait pu exercer ce droit ?

136.

La Commission soutient que le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant (au point 76 de l’arrêt attaqué) qu’il ne saurait être exclu que le contenu de la décision attaquée aurait été différent « si la Commission avait mis [RQ] en mesure de faire connaître utilement son point de vue quant à la levée de son immunité de juridiction et, plus particulièrement, comme le relève [RQ] dans ses écritures, son point de vue quant à l’intérêt de l’Union et quant à la préservation de sa nécessaire indépendance en tant que fonctionnaire assurant le poste de directeur général de l’OLAF ».

137.

La Cour a jugé de manière constante que le respect des droits de la défense revêtait une importance capitale dans les procédures aboutissant à l’adoption d’un acte qui comporte des conséquences défavorables pour la personne concernée ( 68 ). Il ne saurait être imposé à cette personne de démontrer que la décision de la Commission aurait eu un contenu différent, mais uniquement qu’une telle hypothèse n’est pas entièrement exclue dès lors que la requérante aurait pu mieux assurer sa défense en l’absence de l’irrégularité procédurale ( 69 ).

138.

Une décision plus récente de la Cour dans un contexte très différent indique, cependant, qu’une violation des droits de la défense, en particulier du droit d’être entendu, n’entraîne l’annulation de l’acte attaqué que si, en l’absence de cette irrégularité, la procédure pouvait aboutir à un résultat différent ( 70 ). L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Makhlouf/Conseil concernait l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de M. Rami Makhlouf. Statuant sur pourvoi, la Cour a constaté qu’il n’avait pas indiqué, au cours de la procédure en première instance, les arguments qu’il aurait pu présenter au Conseil pour contester la pertinence ou la force probante des documents que ce dernier lui avait communiqués. Par conséquent, elle a rejeté son objection tirée du fait qu’il n’avait pas été invité à présenter des observations sur ces documents.

139.

Premièrement, ladite affaire se distingue nettement de la présente espèce en ce que, dans ce cas, M. Makhlouf avait été informé de l’affaire le concernant et qu’il avait eu accès aux documents qui avaient été pris en compte par le Conseil dans le cadre de sa décision d’adopter des mesures restrictives à son encontre. Toutefois, il n’a été constaté à aucun moment, dans le cadre de cette procédure, que M. Makhlouf avait exercé ses droits de la défense en contestant ces documents. En revanche, RQ n’a pas été informé de la demande de levée de son immunité avant l’adoption de la décision levant cette immunité ( 71 ). Il n’a donc pas eu la possibilité de présenter des observations dans le contexte de la procédure administrative ayant abouti à cette décision, que ce soit en sa qualité de fonctionnaire ou en sa qualité de directeur général de l’OLAF ( 72 ).

140.

Deuxièmement, la Cour cite, au point 52 de l’arrêt Makhlouf/Conseil ( 73 ), le critère standard, établi dans sa jurisprudence constante, que j’ai énoncé au point 137 des présentes conclusions ( 74 ). La Cour a ensuite interprété le droit d’être entendu de manière très restrictive dans les circonstances propres à cette affaire. Je ne considère pas que cette interprétation et cette application beaucoup plus strictes soient appropriées dans les circonstances très différentes de la présente affaire.

141.

Que doit démontrer un fonctionnaire tel que RQ en vue de faire constater que la violation de ses droits de la défense entraîne l’annulation de l’acte lui faisant grief ?

142.

Il me semble qu’il ne convient pas que la Cour soit excessivement normative. Les éléments qui sont pertinents différeront nécessairement, selon moi, en fonction des circonstances propres à l’affaire considérée.

143.

Le point 76 de l’arrêt attaqué peut, à mon avis, être interprété de deux manières. D’une part, il peut être lu comme laissant entendre qu’il était nécessaire, avant d’adopter la décision attaquée, de tenir compte du point de vue de RQ quant à l’intérêt de l’Union et quant à la préservation de sa nécessaire indépendance en tant que fonctionnaire occupant le poste de directeur général de l’OLAF. D’autre part, il est possible de lire l’affirmation du Tribunal comme indiquant qu’il « ne saurait être entièrement [exclu] » que si RQ avait eu la possibilité d’être entendu, la Commission aurait peut-être eu la possibilité de connaître son point de vue sur les conséquences d’une décision de levée d’immunité pour le bon fonctionnement de l’OLAF. Une telle information aurait pu être communiquée spontanément par RQ ou aurait pu être fournie en réponse à des questions que la Commission elle‑même aurait pu poser à RQ au cours de la procédure administrative.

144.

Dans ses écritures, RQ fait valoir à juste titre que, en tant que fonctionnaire occupant le poste de directeur général de l’OLAF, il avait en effet un point de vue qu’il souhaitait présenter quant à l’intérêt de l’Union et quant à la préservation de la nécessaire indépendance de la personne exerçant ces fonctions spécifiques. Je considère qu’il est quasiment évident qu’« il ne saurait être entièrement exclu » que ses observations (nécessairement éclairées par son expérience effective en qualité de directeur général de l’OLAF) aient pu avoir un effet sur la décision qui a finalement été adoptée sur la question de la levée de l’immunité. La position contraire impliquerait de supposer que les personnes chargées de prendre la décision à la Commission seraient simplement restées sourdes à tout argument avancé par RQ.

145.

Je répugne à formuler une supposition aussi négative quant au processus décisionnel de la Commission. Heureusement, cela n’est pas nécessaire en l’espèce. La lettre du 19 décembre 2014 expliquait aux autorités belges que la Commission souhaitait entendre RQ, non pour respecter son droit fondamental à être entendu, mais parce que la Commission voulait être en mesure « d’évaluer en toute connaissance de cause l’incidence qu’une telle levée [d’immunité] pourrait avoir sur l’indépendance et sur le fonctionnement de l’OLAF, et dès lors sur les intérêts de l’Union » ( 75 ). Le Tribunal disposait donc d’éléments démontrant clairement que la Commission elle‑même avait considéré que le point de vue de RQ serait pertinent et important pour l’adoption d’une décision appropriée sur la levée de l’immunité. Dans ces conditions, il me semble qu’il est logiquement impossible de ne pas conclure qu’il est tout à fait plausible que le respect du droit d’être entendu de RQ aurait eu une certaine incidence sur l’issue de la procédure administrative et, partant, sur la décision qui a finalement été adoptée en ce qui concerne la levée de l’immunité. Toutefois, il n’en découle pas que la personne concernée aurait dû démontrer que le contenu de la décision en cause aurait été différent si son droit d’être entendue avait été respecté.

146.

De manière plus générale, le principe fondamental qui sous-tend les droits de la défense et, en particulier, le droit d’être entendu est la nécessité de garantir l’équité procédurale. La personne concernée a‑t‑elle été privée de la possibilité de présenter des informations pertinentes avant l’adoption de la décision lui faisant grief ? Il me semble que les critères essentiels sont : i) les informations qu’elle souhaitait présenter étaient-elles pertinentes ? et ii) sa situation juridique sera‑t‑elle modifiée, en sa défaveur, si l’acte est adopté ? Je ne pense pas qu’elle devrait être tenue de démontrer autre chose. Je relève également que le droit d’être entendu est étroitement lié à l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions qui est consacrée à l’article 41, paragraphe 2, sous c), de la Charte. Si l’administration ne prend pas pleinement en compte tous les éléments pertinents pour la décision qu’elle est sur le point d’adopter, il est probable qu’elle aura enfreint cette obligation.

147.

Je considère par conséquent que la seconde branche du troisième moyen ne saurait être retenue et, partant, que le troisième moyen n’est pas fondé.

Les dépens

148.

Conformément à l’article 138, paragraphe 1, et à l’article 140, paragraphe 1, du règlement de procédure, il convient de condamner la Commission, en tant que partie qui succombe, aux dépens exposés dans le cadre de la présente procédure.

Conclusion

149.

Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour :

de rejeter le pourvoi et

de condamner la Commission européenne aux dépens.


( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) Arrêt du 24 octobre 2018, RQ/Commission (T‑29/17, EU:T:2018:717) (ci‑après l’« arrêt attaqué »).

( 3 ) Règlement no 31 (CEE), 11 (CEEA) fixant le statut des fonctionnaires et le régime applicable aux autres agents de la Communauté économique européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (JO 1962, 45, p. 1385), modifié en dernier lieu par le règlement (UE) no 423/2014 du Parlement européen et du Conseil, du 16 avril 2014 (JO 2014, L 129, p. 12) (ci‑après le « statut »).

( 4 ) Règlement (UE, Euratom) no 883/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 11 septembre 2013, relatif aux enquêtes effectuées par l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) et abrogeant le règlement (CE) no 1073/1999 du Parlement européen et du Conseil et le règlement (Euratom) no 1074/1999 du Conseil (JO 2013, L 248, p. 1).

( 5 ) Considérants 1 à 4.

( 6 ) Article 1er, voir également considérant 3.

( 7 ) Le comité de surveillance a vocation à contrôler régulièrement l’exercice par l’OLAF de ses compétences en matière d’enquête afin de renforcer l’indépendance de ce dernier dans l’exercice approprié de ses fonctions au titre du règlement no 883/2013 (article 15).

( 8 ) M. John Dalli a été nommé en qualité de membre maltais de la Commission pour la période comprise entre le 10 février 2010 et le 31 octobre 2014. Il a exercé ses fonctions au sein de la Commission dont M. José Manuel Durão Barroso était le président (ci‑après le « président Barroso »). Le 24 décembre 2012, M. Dalli a saisi le Tribunal d’un recours (tendant à l’annulation de la décision verbale prétendument prise par le président Barroso le 16 octobre 2012 et mettant fin aux fonctions de M. Dalli en tant que membre de la Commission). Ce recours a abouti à l’arrêt du 12 mai 2015, Dalli/Commission (T‑562/12, EU:T:2015:270). Les antécédents du litige, qui consistaient en des allégations de corruption liées à une proposition de la Commission visant à réglementer le secteur du tabac, étaient les mêmes que ceux qui ont conduit à l’enquête ayant donné lieu, à son tour, à la présente procédure.

( 9 ) Voir point 6 des présentes conclusions.

( 10 ) Voir points 13 à 24 des présentes conclusions.

( 11 ) Considérant 9.

( 12 ) Considérant 10.

( 13 ) Considérant 11.

( 14 ) Considérant 13.

( 15 ) Considérant 14.

( 16 ) Considérant 15.

( 17 ) Par une requête déposée au greffe du Tribunal le 20 mai 2016, RQ a, en sa qualité de directeur général de l’OLAF, introduit un recours parallèle contestant la décision attaquée en vertu de la procédure spécifique prévue à l’article 17, paragraphe 3, du règlement no 883/2013. Les moyens de ce recours sont tirés de l’erreur de droit entachant la décision attaquée, au motif qu’elle met en cause son indépendance. Cette affaire (T‑251/16) a été suspendue dans l’attente de l’issue de la présente affaire. RQ a également introduit une demande en référé (affaire T‑251/16 R) tendant à ce qu’il soit sursis à l’exécution de la décision attaquée, dans la mesure où elle lève son immunité. Le Tribunal a rejeté cette demande par ordonnance du 20 juillet 2016.

( 18 ) Voir note 17 des présentes conclusions.

( 19 ) Point 36 de l’arrêt attaqué.

( 20 ) Points 36 à 38 de l’arrêt attaqué.

( 21 ) Points 39 et 40 de l’arrêt attaqué.

( 22 ) Arrêt du 16 décembre 1960 (6/60‑IMM, EU:C:1960:48).

( 23 ) Arrêt du 15 octobre 2008 (T‑345/05, EU:T:2008:440).

( 24 ) Arrêt du 13 janvier 2010 (F‑124/05 et F‑96/06, EU:F:2010:2).

( 25 ) Points 42 à 44 de l’arrêt attaqué.

( 26 ) Point 45 de l’arrêt attaqué.

( 27 ) Arrêt du 16 décembre 1960 (6/60‑IMM, EU:C:1960:48).

( 28 ) Arrêt du 16 décembre 1960 (6/60‑IMM, EU:C:1960:48).

( 29 ) Arrêt du 15 octobre 2008 (T‑345/05, EU:T:2008:440).

( 30 ) Arrêt du 13 janvier 2010 (F‑124/05 et F‑96/06, EU:F:2010:2).

( 31 ) Arrêt du 12 septembre 2006, Reynolds Tobacco e.a./Commission (C‑131/03 P, EU:C:2006:541, points 49 et 50 ainsi que jurisprudence citée).

( 32 ) Arrêt du 22 novembre 2012, Probst (C‑119/12, EU:C:2012:748, point 20).

( 33 ) Arrêt du 20 février 2018, Belgique/Commission (C‑16/16 P, EU:C:2018:79, point 32 et jurisprudence citée).

( 34 ) Voir point 55 des présentes conclusions.

( 35 ) Arrêt du 16 décembre 1960 (6/60‑IMM, EU:C:1960:48).

( 36 ) Arrêt du 16 décembre 1960 (6/60‑IMM, EU:C:1960:48).

( 37 ) Arrêt du 16 décembre 1960, Humblet/État belge (6/60‑IMM, EU:C:1960:48, p. 1147 et 1148, souligné par mes soins).

( 38 ) Arrêt du 16 décembre 1960 (6/60‑IMM, EU:C:1960:48).

( 39 ) Arrêt du 16 décembre 1960 (6/60‑IMM, EU:C:1960:48).

( 40 ) Arrêt du 15 octobre 2008 (T‑345/05, EU:T:2008:440).

( 41 ) Arrêt du 17 janvier 2013 (T‑346/11 et T‑347/11, EU:T:2013:23).

( 42 ) Arrêt du 16 décembre 1960 (6/60‑IMM, EU:C:1960:48).

( 43 ) Arrêt du 15 octobre 2008 (T‑345/05, EU:T:2008:440).

( 44 ) Arrêt du 17 janvier 2013 (T‑346/11 et T‑347/11, EU:T:2013:23).

( 45 ) Arrêt du 13 janvier 2010 (F‑124/05 et F‑96/06, EU:F:2010:2).

( 46 ) Arrêt du 13 janvier 2010 (F‑124/05 et F‑96/06, EU:F:2010:2).

( 47 ) Arrêt du 16 décembre 1960 (6/60‑IMM, EU:C:1960:48).

( 48 ) Arrêt du 15 octobre 2008 (T‑345/05, EU:T:2008:440).

( 49 ) Arrêt du 13 janvier 2010 (F‑124/05 et F‑96/06, EU:F:2010:2).

( 50 ) Arrêt du 13 janvier 2010 (F‑124/05 et F‑96/06, EU:F:2010:2).

( 51 ) Arrêt du 22 octobre 1987, Foto-Frost (314/85, EU:C:1987:452, points 14 et 16).

( 52 ) Voir, par exemple, conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire Unión de Pequeños Agricultores/Conseil (C‑50/00 P, EU:C:2002:197, points 61 à 65).

( 53 ) Voir, respectivement, points 65 à 67 de l’arrêt attaqué.

( 54 ) Voir points 44 à 49 des présentes conclusions.

( 55 ) Les explications concernant la Charte figurent dans les Explications relatives à la charte des droits fondamentaux (JO 2007, C 303, p. 17).

( 56 ) L’explication cite, notamment, l’arrêt du 18 octobre 1989, Orkem/Commission (374/87, EU:C:1989:387) (voir, en ce qui concerne le droit d’être entendu, point 25 et jurisprudence citée). Pour ce qui est de la portée générale du devoir de sollicitude et du principe de bonne administration, voir arrêt du 31 mars 1992, Burban/Parlement (C‑255/90 P, EU:C:1992:153, point 7 et jurisprudence citée).

( 57 ) Arrêt du 22 novembre 2012, M. (C‑277/11, EU:C:2012:744, points 81 à 85 et jurisprudence citée).

( 58 ) Arrêt du 22 novembre 2012, M. (C‑277/11, EU:C:2012:744, points 86 à 88, ainsi que jurisprudence citée).

( 59 ) Voir conclusions de mon regretté collègue et ami, l’avocat général Bot, dans l’affaire ZZ (C‑300/11, EU:C:2012:563, point 65).

( 60 ) Le Tribunal décrit le cadre juridique national pertinent aux points 61 et 62 de l’arrêt attaqué.

( 61 ) Voir, par analogie, arrêt du 4 juin 2013, ZZ (C‑300/11, EU:C:2013:363, point 57 et jurisprudence citée).

( 62 ) Points 69 à 72 de l’arrêt attaqué.

( 63 ) Voir points 135 à 147 des présentes conclusions.

( 64 ) Arrêt du 16 juin 2016, SKW Stahl-Metallurgie et SKW Stahl-Metallurgie Holding/Commission (C‑154/14 P, EU:C:2016:445, point 37 et jurisprudence citée).

( 65 ) La décision attaquée a été produite devant le Tribunal en tant qu’annexe A.1 de la requête de RQ. Le considérant 4 de cette décision indique que, par lettre du 3 mars 2015, la Commission avait informé le juge d’instruction qu’elle avait besoin d’informations supplémentaires en ce qui concerne les allégations dirigées contre RQ. La Commission indiquait dans cette lettre qu’une fois les explications reçues, elle prendrait sa décision en cherchant à trouver un équilibre entre son obligation de coopérer loyalement avec les autorités belges et la nécessité de préserver les intérêts de l’Union. Voir aussi point 128 des présentes conclusions.

( 66 ) Points 69 et 70 de l’arrêt attaqué.

( 67 ) Voir point 145 des présentes conclusions.

( 68 ) Arrêt du 27 juin 1991, Al-Jubail Fertilizer/Conseil (C‑49/88, EU:C:1991:276, point 15). Voir également arrêt du 1er octobre 2009, Foshan Shunde Yongjian Housewares & Hardware/Conseil (C‑141/08 P, EU:C:2009:598, point 93 et jurisprudence citée).

( 69 ) Arrêt du 1er octobre 2009, Foshan Shunde Yongjian Housewares & Hardware/Conseil (C‑141/08 P, EU:C:2009:598, point 94 et jurisprudence citée).

( 70 ) Arrêt du 14 juin 2018, Makhlouf/Conseil (C‑458/17 P, non publié, EU:C:2018:441, point 42 et jurisprudence citée ; voir également point 43). Cet arrêt a été rendu par une chambre à trois juges, sans le bénéfice des conclusions d’un avocat général, et la chambre elle‑même n’a pas considéré qu’il était suffisamment important pour justifier une traduction et une publication intégrales.

( 71 ) Voir points 126 à 128 des présentes conclusions.

( 72 ) Je rappelle que, en sa qualité de directeur général de l’OLAF, RQ a formé un recours contre la Commission en vertu de l’article 17, paragraphe 3, du règlement no 883/2013 : affaire T‑251/16 (voir note 17 des présentes conclusions).

( 73 ) Arrêt du 14 juin 2018 (C‑458/17 P, non publié, EU:C:2018:441).

( 74 ) Le précédent cité est l’arrêt du 3 juillet 2014, Kamino International Logistics et Datema Hellmann Worldwide Logistics (C‑129/13 et C‑130/13, EU:C:2014:2041), qui renvoie à l’arrêt du 1er octobre 2009, Foshan Shunde Yongjian Housewares & Hardware/Conseil (C‑141/08 P, EU:C:2009:598, point 94 et jurisprudence citée).

( 75 ) Cette lettre est mentionnée au point 126 des présentes conclusions.