ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)

16 juillet 2015 ( *1 )

«Renvoi préjudiciel — Ententes — Modalités de répartition de clients sur un marché des fonds de pension privés — Existence d’une restriction de la concurrence au sens de l’article 101 TFUE — Commerce entre les États membres affecté»

Dans l’affaire C‑172/14,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par l’Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie (Roumanie), par décision du 13 février 2014, parvenue à la Cour le 7 avril 2014, dans la procédure

ING Pensii – Societate de Administrare a unui Fond de Pensii Administrat Privat SA

contre

Consiliul Concurenței,

LA COUR (deuxième chambre),

composée de Mme R. Silva de Lapuerta (rapporteur), président de chambre, MM. J.‑C. Bonichot, A. Arabadjiev, J. L. da Cruz Vilaça et C. Lycourgos, juges,

avocat général: M. N. Wahl,

greffier: M. I. Illéssy, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 11 février 2015,

considérant les observations présentées:

pour ING Pensii – Societate de Administrare a unui Fond de Pensii Administrat Privat SA, par Mes I. Hrisafi et R. Vasilache, avocați,

pour le Consiliul Concurenței, par M. B. Chiriţoiu ainsi que par Mmes A. Atomi et A. Gunescu, en qualité d’agents,

pour le gouvernement roumain, par M. R.‑H. Radu ainsi que par Mmes A. Buzoianu et A.‑G. Văcaru, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par MM. A. Biolan, M. Kellerbauer et L. Malferrari, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 23 avril 2015,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 101, paragraphe 1, sous c), TFUE.

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant ING Pensii – Societate de Administrare a unui Fond de Pensii Administrat Privat SA (ci-après «ING Pensii»), société gestionnaire d’un fonds de pension privé, au Consiliul Concurenței (Conseil de la concurrence) au sujet d’une demande tendant à l’annulation d’une décision de ce dernier infligeant à cette société une amende pour avoir participé à un accord visant à restreindre la concurrence sur le marché roumain des fonds de pension privés.

Le cadre juridique

3

L’article 5 de la loi no 21/1996 sur la concurrence, dans sa version modifiée (Monitorul Oficial al României, partie I, no 240 du 3 avril 2014, ci-après la «loi no 21/1996»), prévoit:

«(1)   Sont interdites toutes ententes, expresses ou tacites, entre opérateurs économiques ou associations d’opérateurs économiques ainsi que toutes décisions prises par les associations d’opérateurs économiques et toutes pratiques concertées qui ont pour objet ou pour effet de restreindre, d’empêcher ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché roumain ou sur une partie de celui-ci, et notamment celles qui consistent à:

[...]

c)

répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement [...]»

4

La loi no 411/2004 relative aux fonds de pension à gestion privée, dans sa version modifiée (Monitorul Oficial al României, partie I, no 482 du 18 juillet 2007, ci-après la «loi no 411/2004»), régit la constitution, l’organisation, le fonctionnement et la surveillance de ces fonds de pension. L’adhésion à un fonds de pension à gestion privée, lorsqu’elle est obligatoire, s’effectue sous le contrôle de la Casa Națională de Pensii și alte Drepturi de Asigurări Sociale (Office national des pensions et autres droits d’assurance sociale, ci-après la «CNPAS»).

5

En vertu de la loi no 411/2004, 18 sociétés ayant pour objet la gestion de fonds de pension privés ont été agréées par la Comisia de Supraveghere a Sistemului de Pensii Private (Commission de surveillance du régime de pensions privées) au cours de la période comprise entre le 25 juillet 2007 et le 9 octobre 2007, chacune de ces sociétés pouvant gérer un seul fonds de pension privé en Roumanie.

6

L’article 30 de la loi no 411/2004 dispose:

«(1)   Les personnes âgées de moins de 35 ans [...] qui contribuent au régime public de retraite doivent adhérer à un fonds de pension.

[...]»

7

L’article 31 de cette loi énonce:

«Une personne ne peut participer, en même temps, à plusieurs fonds de pension réglementés par la présente loi et ne peut détenir qu’un seul compte auprès du fonds de pension auquel elle participe [...]»

8

L’article 32 de ladite loi prévoit:

«(1)   Une personne acquiert la qualité de participant à un fonds de pension par la signature d’un acte d’adhésion individuel, de sa propre initiative ou par suite de son affiliation par l’institution chargée des enregistrements.

(2)   Lors de la signature de l’acte d’adhésion, les participants sont informés sur les conditions du régime de pensions privées, notamment en ce qui concerne les droits et les obligations des parties impliquées dans ledit régime, les risques financiers, techniques et d’autre nature, ainsi que la nature et la répartition de ces risques.

[...]»

9

L’article 33 de la même loi dispose:

«(1)   Toute personne n’ayant pas adhéré à un fonds de pension dans un délai de quatre mois à partir de la date à laquelle elle y était tenue par la loi est affiliée de manière aléatoire à un fonds de pension par l’institution chargée des enregistrements.

(2)   La répartition aléatoire des personnes est effectuée proportionnellement au nombre de participants à un fonds de pension à la date de la répartition.

[...]»

10

L’article 5 de l’arrêté no 18/2007 de la Commission de surveillance du régime de pensions privées relatif à l’adhésion initiale et à l’enregistrement des participants aux fonds de pension à gestion privée, dans sa version modifiée (Monitorul Oficial al României, partie I, no 746 du 2 novembre 2007, ci-après l’«arrêté no 18/2007»), prévoit:

«(1)   Le choix d’un fonds de pension à gestion privée est une option individuelle du participant.

(2)   L’adhésion à un fonds de pension privé a lieu à l’initiative du participant ou à la suite de son affiliation aléatoire par la CNPAS, lorsque l’adhésion à un fonds de pension privé est obligatoire.

[...]

(6)   La procédure initiale d’adhésion aux fonds de pension à gestion privée commence le 17 septembre 2007 et prend fin le 17 janvier 2008.»

11

L’article 21 de l’arrêté no 18/2007 dispose:

«(1)   Si, dans le cadre d’un rapport bimensuel, une personne est signalée par un ou plusieurs administrateurs comme ayant signé plusieurs documents individuels d’adhésion ou s’il est constaté que son adhésion est validée temporairement dans le cadre d’un rapport antérieur, la CNPAS inscrit la personne concernée dans le tableau électronique des doublons.

(2)   La CNPAS transmet le tableau électronique des doublons aux administrateurs et à la commission dans les trois jours ouvrables suivant la réception du rapport bimensuel.

[...]»

12

L’article 23 de cet arrêté énonce:

«[...]

(3)   Les personnes qui, lors de la finalisation du processus d’adhésion initiale, apparaissent à la CNPAS comme ayant signé plus d’un document individuel d’adhésion sont inscrites au registre des participants comme ‘invalidées’, et seront réparties de manière aléatoire conformément aux dispositions de ce règlement.»

13

L’article 29 dudit arrêté dispose:

«Lors de la finalisation du processus de répartition aléatoire, la CNPAS valide l’adhésion des personnes pour chaque fonds de pension à gestion privée séparément et actualise les informations figurant au registre des participants.»

14

L’article 30 du même arrêté prévoit:

«(1)   Dans un délai de cinq jours ouvrables à partir de l’inscription au registre des participants des personnes réparties aléatoirement, la CNPAS notifie séparément à chaque gestionnaire la liste des personnes réparties aléatoirement, dont l’adhésion au fonds de pension géré par celui-ci a été validée.

[...]»

15

L’article 31 de l’arrêté no 18/2007 énonce:

«Tout gestionnaire auquel la CNPAS a affecté aléatoirement des participants est tenu de notifier à ceux-ci, dans un délai de quinze jours calendaires après la date de leur enregistrement en tant que participants au fonds de pension à gestion privée, le nom du fonds de pension à gestion privée et le nom de son gestionnaire.»

Le litige au principal et la question préjudicielle

16

ING Pensii est une société qui exerce une activité de gestion de fonds de pension, notamment sur le marché des pensions privées obligatoires en Roumanie. En cette qualité, elle a fait l’objet d’une enquête conduite par le Consiliul Concurenţei, portant sur une violation éventuelle de l’article 5, paragraphe 1, de la loi no 21/1996 et de l’article 101 TFUE.

17

Par la décision no 39/2010, du 7 septembre 2010, le Consiliul Concurenței a infligé des amendes à quatorze sociétés gestionnaires de fonds de pension privés, au nombre desquelles figure ING Pensii, en raison d’accords conclus entre ces sociétés et visant à la répartition de clients. Ces accords avaient concerné des personnes ayant signé deux actes d’adhésion à des fonds de pension privés différents, au cours de la période d’adhésion initiale à ces fonds. Selon le Consiliul Concurenței, en concluant de tels accords, les fonds de pension concernés ont réparti ces personnes (ci-après les «doublons») à parts égales entre eux et, ainsi, ont cherché à éviter le partage de ceux-ci par la CNPAS.

18

Le 4 octobre 2010, devant la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest), ING Pensii a demandé, à titre principal, l’annulation de la décision no 39/2010 et, à titre subsidiaire, l’annulation partielle de celle-ci, aux fins d’obtenir une réduction du montant de l’amende infligée. Cette société a fait valoir que les accords en question n’étaient pas contraires à l’article 5, paragraphe 1, de la loi no 21/1996 et que les conditions d’une application de l’article 101 TFUE n’étaient pas non plus remplies.

19

ING Pensii a notamment soutenu que la répartition des participants enregistrés comme étant des doublons ne répondait pas à la notion d’«entente». Ainsi, aucun effet consistant à restreindre, à empêcher ou à fausser la concurrence n’aurait pu être constaté sur le marché roumain des fonds de pension privés obligatoires ou sur une partie significative de celui-ci. ING Pensii a également souligné que la concurrence entre ces fonds de pension n’avait pas été éliminée, ceux-ci ayant été en situation de concurrence au cours de la période initiale d’adhésion.

20

Le Consiliul Concurenței a fait observer que, pour établir le caractère anticoncurrentiel des arrangements conclus entre les fonds de pension concernés, au nombre desquels figure ING Pensii, il convenait de tenir compte du cadre juridique ayant servi de fondement à la constitution et au fonctionnement du marché de la gestion privée des fonds de pension obligatoires ainsi que des spécificités du marché sur lequel ces arrangements ont été conclus.

21

La Curtea de Apel Bucureşti a, par un arrêt du 6 février 2012, rejeté le recours d’ING Pensii. Cette dernière a formé un pourvoi devant la juridiction de renvoi. Elle a notamment soutenu que le choix d’un algorithme de calcul des doublons autre que celui prévu par la réglementation applicable constituait non pas une infraction à la loi no 21/1996, mais, tout au plus, une infraction à la législation spécifique en matière de pensions privées obligatoires. En outre, dans la mesure où l’accord en question s’est limité à la répartition des doublons, il n’aurait pu affecter la concurrence sur le marché en question, étant donné que ceux-ci, qui représentaient moins de 1,5 % de ce marché, n’auraient pas fait l’objet d’une concurrence entre les fonds de pension.

22

ING Pensii a fait également observer, devant la juridiction de renvoi, qu’elle n’avait aucun intérêt d’ordre pratique ou économique à ce qu’il soit procédé à une répartition des doublons à parts égales, étant donné qu’elle détenait déjà, au 15 octobre 2007, la plus grande part de marché. En outre, les accords en cause au principal auraient eu des effets positifs en conduisant à une plus grande efficacité du processus d’adhésion aux fonds de pension privés obligatoires, les participants ayant eu davantage de chance de voir leur option respectée, par rapport à la situation qui aurait prévalu s’il avait été procédé à une répartition aléatoire.

23

ING Pensii a soutenu, enfin, que, en l’occurrence, aucun effet de cloisonnement du marché national des fonds de pension privés obligatoires, qui serait dû au choix d’un autre algorithme de calcul des doublons, n’a été démontré. S’agissant d’accords couvrant un pourcentage marginal du marché roumain concerné, il serait évident que les effets réels ou potentiels de ceux-ci sont négligeables et, en aucun cas, de nature à entraîner des effets sur le marché concerné au niveau de l’Union.

24

Le Consiliul Concurenței a conclu au rejet du pourvoi d’ING Pensii en faisant valoir que les accords tendant à la répartition des doublons étaient de nature à fausser la concurrence sur le marché des fonds de pension privés obligatoires et, en tant que tels, avaient un objet anticoncurrentiel. En effet, la capacité d’un accord à produire des effets négatifs et la constatation d’une infraction consistant dans la répartition des marchés et des sources d’approvisionnement ne seraient pas conditionnées par le nombre de clients effectivement partagés, cet aspect relevant des effets concrets d’une entente.

25

C’est dans ces circonstances que l’Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie (Haute Cour de cassation et de justice) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Dans le cas d’une pratique de répartition de clients, le nombre final, concret, de ceux-ci est-il pertinent aux fins d’apprécier s’il est satisfait à la condition selon laquelle la concurrence doit être affectée de manière significative, au sens des dispositions de l’article 101, paragraphe 1, sous c), TFUE?»

Sur la question préjudicielle

26

Il y a lieu de relever, à titre liminaire, que la juridiction de renvoi pose la question de la pertinence du nombre de personnes concernées par des accords de répartition de clients au regard de l’une des conditions énoncées à l’article 101, paragraphe 1, TFUE, selon laquelle une entente, afin d’entrer dans le champ d’application de cette disposition, doit, notamment, être susceptible de restreindre le jeu de la concurrence dans le marché intérieur.

27

Eu égard aux circonstances factuelles en cause au principal, il convient de comprendre la question posée comme portant sur le point de savoir si l’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens que des accords de répartition de clients, tels que ceux conclus entre les fonds de pension privés dans l’affaire au principal, constituent une entente ayant un objet anticoncurrentiel et si le nombre de clients visés par ces accords est pertinent au regard de la condition relative à l’existence d’une restriction du jeu de la concurrence dans le marché intérieur.

28

Il importe de rappeler, à cet égard, que, pour relever de l’interdiction énoncée à l’article 101, paragraphe 1, TFUE, un accord, une décision d’une association d’entreprises ou une pratique concertée doivent être susceptibles d’affecter le commerce entre les États membres et avoir «pour objet ou pour effet» d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence dans le marché intérieur.

29

S’agissant de la délimitation qu’il convient d’établir entre les pratiques concertées ayant un «objet» anticoncurrentiel et celles ayant un «effet» anticoncurrentiel, il y a lieu de rappeler que celles-ci constituent des conditions non pas cumulatives, mais alternatives.

30

En effet, selon une jurisprudence constante depuis l’intervention de l’arrêt LTM (56/65, EU:C:1966:38), le caractère alternatif de ces conditions, marqué par l’emploi de la conjonction «ou», conduit à la nécessité de considérer en premier lieu l’objet même de la pratique concertée, compte tenu du contexte économique dans lequel elle doit être appliquée. Cependant, dans l’hypothèse où l’analyse de la teneur de la pratique concertée ne révélerait pas un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence, il conviendrait d’en examiner les effets et, pour la frapper d’interdiction, d’exiger la réunion des éléments établissant que le jeu de la concurrence a été, en fait, soit empêché, soit restreint ou faussé de façon sensible (voir arrêts Beef Industry Development Society et Barry Brothers, C‑209/07, EU:C:2008:643, point 15, ainsi que T‑Mobile Netherlands e.a., C‑8/08, EU:C:2009:343, point 28).

31

En ce qui concerne la notion de «restriction par l’objet», il y a lieu de relever que certains types de coordination entre entreprises révèlent, par leur nature même, un degré suffisant de nocivité pour le bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence pour qu’il puisse être considéré que l’examen de leurs effets n’est pas nécessaire (voir, en ce sens, arrêt CB/Commission, C‑67/13 P, EU:C:2014:2204, points 49 et 50 ainsi que jurisprudence citée).

32

À cet égard, il résulte de la jurisprudence que constituent des formes de collusion particulièrement nuisibles au bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence les accords ayant, par leur nature même, pour objet d’entraîner une répartition de la clientèle pour des services. Ainsi, les accords sur la répartition de la clientèle relèvent manifestement, tout comme les accords sur les prix, de la catégorie des restrictions de concurrence les plus graves (voir, en ce sens, arrêt Commission/Stichting Administratiekantoor Portielje, C‑440/11 P, EU:C:2013:514, points 95 et 111).

33

La Cour a également souligné que, afin d’apprécier si un accord entre des entreprises ou une décision d’une association d’entreprises présente ces caractéristiques, il faut s’attacher à la teneur de ses dispositions, aux objectifs qu’il vise à atteindre ainsi qu’au contexte économique et juridique dans lequel il s’insère. Dans le cadre de l’appréciation de ce contexte, la nature des biens ou des services affectés ainsi que les conditions réelles du fonctionnement et de la structure du marché ou des marchés en question doivent être pris en considération (voir arrêt CB/Commission, C‑67/13 P, EU:C:2014:2204, point 53 et jurisprudence citée).

34

Il s’ensuit que, afin de déterminer si, dans l’affaire au principal, les pratiques en cause étaient susceptibles de constituer une telle restriction par leur «objet», il y a lieu de les apprécier au regard de ces éléments de jurisprudence.

35

En ce qui concerne, en premier lieu, la teneur de l’entente en cause au principal, il est constant qu’ING Pensii s’est concertée avec d’autres sociétés en vue de répartir à part égale un nombre indéterminé d’intéressés, à savoir les doublons, entre les fonds de pension privés participant à ces concertations.

36

Comme le Consiliul Concurenței l’a constaté et ainsi qu’il ressort du dossier dont dispose la Cour, les accords en cause au principal ont été conçus et conclus avant même la mise en œuvre du processus d’adhésion des personnes concernées à l’un des fonds de pension privés. Ces sociétés avaient en effet envisagé que de nombreuses personnes allaient s’affilier non pas à un seul, mais à plusieurs fonds de pension.

37

S’agissant, en deuxième lieu, de l’objectif poursuivi par les fonds de pension privés concernés, il convient de relever que les accords bilatéraux de répartition des doublons avaient pour but d’affilier les personnes concernées à un cercle limité d’opérateurs, de manière contraire aux règles légales applicables et, partant, au détriment d’autres sociétés actives dans le secteur économique en cause au principal.

38

L’entente constatée visait donc à renforcer la position, dans le marché concerné, de chacun de ces fonds de pension privés par rapport à celle de ses concurrents n’ayant pas participé aux concertations en question.

39

Ainsi, conformément aux considérations figurant au point 32 du présent arrêt, ces accords poursuivaient un objectif manifestement contraire au bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence.

40

En troisième lieu, s’agissant du contexte économique et juridique dans lequel se sont inscrits les accords en cause au principal, il importe de rappeler, tout d’abord, que la constitution de ce nouveau marché des fonds de pension privés obligatoires est intervenue au cours d’une période relativement courte, à savoir quatre mois, à l’issue de laquelle la part de marché de chacun de ces fonds a été déterminée.

41

Il convient ensuite de relever que la législation nationale rendait obligatoire l’adhésion des personnes concernées à l’un des 18 fonds de pension privés agréés à cet effet et que cette adhésion ne devenait légalement valide que lors de son enregistrement auprès de la CNPAS.

42

Par ailleurs, conformément à cette législation, les personnes s’étant inscrites auprès de plusieurs gestionnaires de tels fonds étaient considérées comme n’ayant pas effectué une adhésion valide et devaient être réparties entre ces fonds, de manière directement proportionnelle au nombre de personnes dont l’adhésion avait été validée pour chacun desdits fonds.

43

En outre, ladite législation prévoyait qu’une personne ayant valablement adhéré à l’un des fonds de pension privés agréés ne pouvait, sous peine d’être exposée à des frais importants, modifier son adhésion avant l’expiration d’une période de deux ans.

44

Enfin, par les concertations qu’ils ont organisées, les fonds de pension privés concernés se sont délibérément soustraits aux règles légales, qui prévoyaient une affiliation des doublons par suite d’une intervention des autorités nationales compétentes et selon une répartition aléatoire de ceux-ci.

45

Dans ces circonstances, pour l’appréciation du contexte économique et juridique dans lequel s’inscrit une entente, conformément à la jurisprudence rappelée au point 33 du présent arrêt, doivent être prises en considération la nature des services affectés ainsi que les conditions réelles de fonctionnement du marché concerné et la structure de ce dernier.

46

En l’occurrence, la nature du service concerné, caractérisée notamment par l’obligation légale, pour les personnes visées, d’adhérer à un fonds de pension privé, était définie par la législation nationale. Ainsi, le produit d’assurance en cause au principal était facilement identifiable par les clients potentiels, si bien que ceux-ci se trouvaient en présence d’une forte concurrence entre les différents fonds de pension privés homologués en vue d’offrir ce produit.

47

Il s’ensuit que les concertations organisées par les fonds de pension privés concernés avaient pour but de permettre à ceux-ci d’exercer une influence sur la structure et sur les conditions réelles de fonctionnement du nouveau marché de l’assurance privée obligatoire, à une étape clé de la formation de ce dernier.

48

Enfin, pour que la condition, selon laquelle un accord, au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, doit être susceptible d’affecter le commerce entre les États membres, soit retenue, il est nécessaire que cet accord permette d’envisager avec un degré de probabilité suffisant, sur la base d’un ensemble d’éléments de fait et de droit, qu’il puisse exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d’échanges entre les États membres, et cela de manière à faire craindre qu’il puisse entraver la réalisation d’un marché unique entre les États membres. Il faut, en outre, que cette influence ne soit pas insignifiante (voir arrêts Javico, C‑306/96, EU:C:1998:173, point 16; Bagnasco e.a., C‑215/96 et C‑216/96, EU:C:1999:12, point 47, ainsi que Dalmine/Commission, C‑407/04 P, EU:C:2007:53, point 90).

49

En ce qui concerne l’aptitude d’une entente, qui couvre l’ensemble d’un territoire d’un État membre, à affecter le commerce entre les États membres, il résulte d’une jurisprudence constante qu’une telle entente a, par sa nature même, pour effet de consolider des cloisonnements de caractère national, entravant ainsi l’interpénétration économique voulue par le traité FUE (voir arrêts Vereeniging van Cementhandelaren/Commission, 8/72, EU:C:1972:84, point 29; Commission/Italie, C‑35/96, EU:C:1998:303, point 48, ainsi que Wouters e.a., C‑309/99, EU:C:2002:98, point 95).

50

En l’occurrence, il ressort du dossier soumis à la Cour que les services en cause étaient susceptibles d’avoir un caractère transfrontalier, dès lors que les personnes soumises à l’obligation d’adhésion à l’un des fonds agréés et leurs employeurs pouvaient être établis dans d’autres États membres, et que les fonds de pension constitués en Roumanie pouvaient appartenir à des sociétés situées dans d’autres États membres.

51

En effet, s’il est vrai que l’accès à ce nouveau marché des fonds de pension privés obligatoires était limité aux sociétés homologuées à cet effet en Roumanie, l’entente en cause au principal a rendu plus difficile la pénétration du marché roumain par des sociétés implantées en dehors du territoire roumain, mais désireuses d’offrir également des services dans le secteur économique concerné.

52

Cette situation doit être considérée comme susceptible d’affecter les échanges au sein du marché intérieur de l’Union.

53

Il s’ensuit que les accords en cause au principal peuvent être qualifiés de restrictifs de la concurrence en raison de leur objet même, au sens de l’article 101, paragraphe 1, TFUE.

54

Dans ces conditions, le nombre de personnes concrètement concernées par les accords de répartition en cause au principal est dénué de pertinence aux fins de conclure à l’existence d’une telle restriction de la concurrence.

55

En effet, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 83 de ses conclusions, l’objet anticoncurrentiel d’un accord de répartition, plus particulièrement l’aptitude de cet accord à produire des effets négatifs sur le marché, dépend non pas du nombre concret de clients effectivement répartis, mais uniquement des termes et des finalités objectives dudit accord, appréciés à la lumière du contexte économique et juridique dans lequel celui-ci a été conclu.

56

Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent que l’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens que des accords de répartition de clients, tels que ceux conclus entre des fonds de pension privés dans l’affaire au principal, constituent une entente ayant un objet anticoncurrentiel, sans que le nombre de clients visés par ces accords puisse être pertinent aux fins de l’appréciation de la condition relative à la restriction du jeu de la concurrence dans le marché intérieur.

Sur les dépens

57

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit:

 

L’article 101, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens que des accords de répartition de clients, tels que ceux conclus entre des fonds de pension privés dans l’affaire au principal, constituent une entente ayant un objet anticoncurrentiel, sans que le nombre de clients visés par ces accords puisse être pertinent aux fins de l’appréciation de la condition relative à la restriction du jeu de la concurrence dans le marché intérieur.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure: le roumain.