CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PEDRO CRUZ VILLALÓN

présentées le 11 septembre 2014 ( 1 )

Affaire C‑441/13

Pez Hejduk

contre

EnergieAgentur.NRW GmbH

[demande de décision préjudicielle formée par le Handelsgericht Wien (Autriche)]

«Espace de liberté, de sécurité et de justice — Compétence judiciaire en matière civile et commerciale — Règlement (CE) no 44/2001 — Article 5, paragraphe 3 — Compétence ‘en matière délictuelle ou quasi délictuelle’ — Droits patrimoniaux d’auteur — Contenus diffusés sur Internet — Critères de détermination du lieu où le dommage s’est produit — Dommage ‘délocalisé’»

1. 

Le Handelsgericht Wien (Autriche) interroge la Cour sur le ou les critères d’attribution de la compétence judiciaire en cas de violation d’un droit patrimonial d’auteur commis sur Internet en des termes qui ne permettent pas de déterminer le lieu de survenance du dommage. À la différence de l’affaire Pinckney ( 2 ), dans laquelle la Cour avait à se prononcer sur un risque de violation de droits patrimoniaux d’auteur résultant de la reproduction et de la distribution de CD sur Internet, la présente affaire concerne les droits patrimoniaux d’auteur d’une photographe dont les travaux ont été diffusés sur une page Internet sans son consentement.

2. 

La diffusion en ligne de photographies protégées par la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information ( 3 ) présente des caractéristiques très différentes de celles de la vente d’un produit en ligne. Il s’agit donc d’une diffusion dont on peut difficilement prétendre qu’elle se matérialise à un ou plusieurs endroits susceptibles d’être localisés. Le dommage se «dématérialise», c’est-à-dire qu’il est diffus et se «délocalise» donc, ce qui complique la tâche de situer le lieu où le fait dommageable s’est produit au sens de l’article 5, paragraphe 3, du règlement (CE) no 44/2001 ( 4 ).

3. 

La présente affaire permettra donc à la Cour de déterminer si, dans des circonstances telles que celles de l’espèce, où s’est produit un dommage «délocalisé» résultant d’une violation d’un droit patrimonial d’auteur sur Internet, il convient d’appliquer le critère général qu’elle a défini dans son arrêt Pinckney (EU:C:2013:635) ou bien si, au contraire, il est nécessaire d’explorer une voie différente.

I – Le cadre juridique

4.

Voici ce qu’on peut lire aux considérants 2, 11, 12 et 15 de l’exposé des motifs du règlement no 44/2001:

«(2)

Certaines différences entre les règles nationales en matière de compétence judiciaire et de reconnaissance des décisions rendent plus difficile le bon fonctionnement du marché intérieur. Des dispositions permettant d’unifier les règles de conflit de juridictions en matière civile et commerciale ainsi que de simplifier les formalités en vue de la reconnaissance et de l’exécution rapides et simples des décisions émanant des États membres liés par le présent règlement sont indispensables.

[…]

(11)

Les règles de compétence doivent présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur et cette compétence doit toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. S’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les conflits de juridictions.

(12)

Le for du domicile du défendeur doit être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter une bonne administration de la justice.

[…]

(15)

Le fonctionnement harmonieux de la justice commande de réduire au maximum la possibilité de procédures concurrentes et d’éviter que des décisions inconciliables ne soient rendues dans deux États membres. [...]»

5.

Les règles permettant de déterminer la compétence figurent au chapitre II du règlement no 44/2001, qui comporte les articles 2 à 31.

6.

L’article 2, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, qui fait partie de la section 1, intitulée «Dispositions générales», de ce chapitre II est rédigé comme suit:

«Sous réserve des dispositions du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre.»

7.

L’article 3, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, qui figure à la même section, dispose ce qui suit: «Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les tribunaux d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre.»

8.

L’article 5, initio et point 3, de la section 2, intitulée «Compétences spéciales», du chapitre II du règlement no 44/2001 énonce la règle suivante:

«Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre:

[…]

3)

en matière délictuelle ou quasi délictuelle devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire».

II – Les faits

9.

Mme Hejduk est une photographe professionnelle qui réside en Autriche et dont la spécialité est la photographie architecturale. Tout au long de sa carrière, elle a réalisé divers travaux photographiques consacrés à l’œuvre de l’architecte autrichien Georg W. Reinberg.

10.

Le 16 septembre 2004, dans le cadre d’un colloque organisé par l’entreprise EnergieAgentur.NRW GmbH (ci-après «EnergieAgentur»), dont le siège est établi en Allemagne, M. Reinberg a donné une conférence durant laquelle il a fait usage de différentes photographies de Mme Hejduk présentant quelques-unes de ses œuvres. Il apparaît du dossier que ces photographies avaient été présentées et utilisées avec le consentement préalable de Mme Hejduk.

11.

EnergieAgentur, titulaire du site Internet www.energieregion.nrw.de et responsable des contenus publiés sur celui‑ci, a diffusé les photographies susvisées de Mme Hejduk sur sa page Internet. Le public pouvait les y consulter et les télécharger sans qu’à aucun moment Mme Hejduk ait donné son accord à cette fin.

12.

Informée de cette situation, Mme Hejduk a engagé un recours contre EnergieAgentur devant le Handelsgericht Wien, qui est la juridiction de renvoi. Elle lui a demandé de condamner la défenderesse à lui verser 4050 euros à titre de réparation du dommage qu’elle a subi depuis l’année 2004 et à supporter le coût de la publication du jugement.

13.

EnergieAgentur a soulevé une exception d’incompétence et soutenu que le Handelsgericht Wien n’avait pas de compétence juridictionnelle internationale. Selon elle, ce sont les juridictions allemandes qui sont compétentes puisqu’elle a son siège à Düsseldorf (Allemagne) et que son site Internet utilise un domaine de premier niveau national «.de».

III – La question préjudicielle et la procédure devant la Cour

14.

Après avoir entendu les parties au principal en leurs arguments, le Handelsgericht Wien a décidé d’adresser la question préjudicielle suivante à la Cour:

«L’article 5, point 3, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO L 12, p. 1), doit-il être interprété en ce sens que, dans un litige portant sur la violation de droits voisins du droit d’auteur, commise en rendant une photographie accessible à la consultation sur un site Internet, celui-ci étant exploité sous le domaine de premier niveau d’un État membre autre que celui dans lequel le titulaire du droit possède son domicile, il n’existe de compétence que

dans l’État membre dans lequel l’auteur supposé de la violation a son siège; ainsi que

dans le ou les État(s) membre(s) au(x)quel(s) le site Internet est destiné, de par son contenu?»

15.

Ont présenté des observations écrites les parties au principal ainsi que les gouvernements de la République tchèque, de la République portugaise et de la Confédération helvétique ainsi que la Commission européenne.

IV – Les arguments des parties

16.

Mme Hejduk fait valoir que la jurisprudence que la Cour a dégagée dans l’arrêt Pinckney (EU:C:2013:635) doit être complétée parce que cette affaire concernait une situation différente de celle de l’espèce. Selon elle, lorsque le dommage causé sur Internet est «délocalisé», la règle énoncée à l’article 5, paragraphe 3, devrait permettre à la victime du dommage d’en demander la réparation intégrale devant les juridictions de son domicile. Elle fonde sa position sur l’arrêt que la Cour a rendu dans l’affaire eDate Advertising e.a. ( 5 ).

17.

EnergieAgentur invoque l’arrêt Pinckney (EU:C:2013:635) et prétend que la solution que la Cour a adoptée dans celui-ci est applicable à la présente espèce. Il s’agirait, en définitive, d’un droit d’auteur territorialement délimité et, partant, soumis aux limites établies dans l’arrêt Pinckney, qui, à part l’hypothèse de l’État du défendeur et de l’État où s’est produit le fait dommageable, permet uniquement de demander réparation du dommage subi dans cet État.

18.

La République tchèque et la Confédération helvétique invitent la Cour à étendre la solution qu’elle avait retenue dans l’arrêt eDate Advertising e.a. (EU:C:2011:685) et à la situation de l’espèce afin d’assurer une bonne administration de la justice et une application prévisible des règles de compétence judiciaire internationale. Selon elles, la présente affaire pourrait être résolue au moyen du critère du centre des intérêts de la victime, qui déterminerait le lieu où le requérant pourrait demander réparation de la totalité du préjudice qu’il a subi.

19.

La République portugaise défend une thèse différente, mais reconnaît, elle aussi, que la présente affaire n’est pas identique à celle que la Cour a tranchée par l’arrêt Pinckney (EU:C:2013:635). Selon la République portugaise, la difficulté que présente la diffusion de photographies sur Internet amènerait la Cour à reconnaître le critère de rattachement fondé sur l’accessibilité des photographies. Néanmoins, le peu de fiabilité de ce critère amène la République portugaise à limiter, dans un cas tel que celui de l’espèce, la compétence prévue à l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 44/2001 aux seules juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit.

20.

La Commission, quant à elle, considère que l’arrêt Pinckney (EU:C:2013:635) peut s’appliquer à la présente affaire, mais elle estime, indépendamment de cela, que l’application de cet arrêt soulève des difficultés pratiques. Selon elle, la solution que la Cour a retenue dans l’arrêt Pinckney permettrait à Mme Hejduk de saisir les juridictions autrichiennes, mais uniquement pour le préjudice qu’elle a subi sur le territoire autrichien. Lorsque le préjudice subi est la conséquence de la diffusion de photographies sur Internet, cette limitation peut, selon la Commission, s’avérer inopérante en fin de compte parce que ni Mme Hejduk ni la juridiction autrichienne compétente ne disposeront de moyens adéquats permettant de limiter strictement la compétence du juge saisi aux préjudices subis en Autriche. Dans ces conditions, la Commission évoque la possibilité de limiter la compétence spéciale prévue à l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 44/2001 aux seules juridictions du lieu de survenance du fait dommageable.

V – Analyse

21.

Comme nous l’avons expliqué, la présente affaire soulève une question d’interprétation assez complexe. La Cour a déjà eu l’occasion d’aborder les problèmes qu’Internet soulève dans l’application des règles du droit international privé, mais jamais dans une situation telle que celle de l’espèce. Pour dire les choses sommairement, il s’agit ici de choisir, parmi les nombreuses voies ouvertes par la jurisprudence, celle qui s’adapte le mieux aux violations diffuses de droits patrimoniaux d’auteur commises sur Internet.

22.

Bien que la juridiction de renvoi se réfère uniquement à la possibilité d’utiliser deux critères de rattachement (à savoir le domicile du défendeur et l’État auquel le contenu du site Internet est destiné), les parties et les États intervenants ont suggéré d’autres critères de rattachement susceptibles de s’appliquer en l’espèce. Ce sont eux que je vais m’employer à analyser ici.

A – Le critère du centre des intérêts

23.

La République tchèque et la Confédération helvétique soutiennent que la jurisprudence eDate Advertising e.a. (EU:C:2011:685) peut être étendue à la présente affaire. Pour les raisons que je vais exposer à présent, je considère néanmoins que le critère que la Cour y a défini ne peut pas s’appliquer en l’espèce.

24.

Dans l’arrêt eDate Advertising e.a. (EU:C:2011:685), la Cour a examiné la problématique des atteintes aux droits de la personnalité commises sur Internet. Comme chacun sait, l’arrêt Shevill e.a./Presse Alliance (EU:C:1995:61), dans lequel la Cour avait déjà abordé cette question, est antérieur à l’apparition d’Internet ( 6 ). Dans cet arrêt, elle a déclaré que l’article 5, paragraphe 3, de ce qui était à l’époque la convention de Bruxelles – convention concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée le 27 septembre 1968, telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (JO 1972, L 299, p. 32) – permettait à la victime de demander réparation devant une juridiction de l’État membre où le fait dommageable s’était produit (à savoir l’État du domicile de l’éditeur responsable de l’information diffamatoire) ainsi que dans l’État membre où le dommage s’était matérialisé. Ce critère dépendait de la distribution territoriale de la publication dans laquelle figurait l’information diffamatoire ( 7 ). Dans ce second cas, la juridiction serait compétente à connaître uniquement du dommage qui s’est produit spécifiquement sur son territoire, ce qu’elle pourra déterminer en fonction du niveau de distribution et de vente de cette publication dans cet État ( 8 ).

25.

Dans l’affaire eDate Advertising e.a. (EU:C:2011:685), la Cour devait se prononcer sur un cas comparable à celui qu’elle avait résolu dans l’affaire Shevill e.a./Presse Alliance (EU:C:1995:61), mais il s’agissait cette fois de contenus mis en ligne sur un site Internet. À l’instar de ce qui se passe dans la présente affaire, le dommage était donc «délocalisé» puisque le site Internet pouvait être consulté dans n’importe quel État membre, ce qui rendait difficile, voire impossible, l’application pratique de quelque méthode de mesure de l’impact territorial de l’information diffamatoire que ce soit. Cette situation a contraint la Cour à créer un critère additionnel fondé sur le centre des intérêts de la victime, lequel désigne le lieu où celle-ci pourrait engager un recours et, ce qui est plus important, demander la réparation intégrale du dommage subi ( 9 ).

26.

Il importe de souligner que l’arrêt eDate Advertising e.a. (EU:C:2011:685) se rapportait exclusivement à des cas d’atteintes aux droits de la personnalité. Il en est ainsi parce que, si ce n’était pas le cas, cela pourrait entraîner un détournement de la finalité de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 44/2001. D’une part, le critère du centre des intérêts de la victime place l’accent sur l’accessibilité du média, facteur que la Cour avait écarté ou limité à de nombreuses occasions, y compris dans des contextes étrangers à l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 44/2001 ( 10 ). Le fait que le média soit accessible à l’endroit où se situe le centre des intérêts de la victime ouvre la possibilité pour celle-ci d’engager un recours dans cet État et, de surcroît, d’y demander réparation de la totalité du dommage subi, ce qui permet de modifier considérablement l’équilibre que la compétence spéciale mise en place à l’article 5, paragraphe 3, vise à instaurer. D’autre part, il faut tenir compte également de la proximité qui existe entre le critère du centre des intérêts et le forum actoris, car le centre des intérêts de la victime se situera dans la grande majorité des cas, mais pas toujours ( 11 ), au lieu où celle-ci a son domicile.

27.

C’est précisément en raison des risques que comporte le critère du centre des intérêts de la victime que j’estime qu’il ne convient pas de l’étendre aux droits patrimoniaux d’auteur, même lorsqu’il s’agit d’un dommage «délocalisé» infligé par le truchement d’Internet. La Cour a écarté cette option dans le cas de propriété industrielle dans l’arrêt Wintersteiger ( 12 ) et elle l’a fait également lorsqu’elle a analysé le cas de dommages «localisables» résultant d’atteintes à des droits patrimoniaux d’auteur ( 13 ). Tel est, selon moi, la solution qu’il convient de retenir dans une hypothèse telle que celle de l’espèce, où la victime allègue avoir subi un dommage «délocalisé» en raison d’une atteinte à un droit patrimonial d’auteur.

B – Le critère de la focalisation

28.

Selon la juridiction de renvoi et Mme Hejduk, le fait que les photographies en question aient, selon eux, été dirigées vers l’Autriche justifierait que ce soient les juridictions autrichiennes qui soient compétentes. Je ne crois que cette vision des choses puisse prospérer elle non plus.

29.

La possibilité de déclarer compétente la juridiction de l’État vers lequel est dirigée l’activité dommageable est une option que diverses juridictions nationales ainsi que la doctrine ont déjà préconisée ( 14 ). Comme chacun sait, c’est également le critère utilisé par le règlement no 44/2001 pour la compétence spéciale que l’article 15, paragraphe 1, sous c), prévoit dans le cas des consommateurs ( 15 ). Dans les conclusions qu’il a présentées dans l’affaire Pinckney (EU:C:2013:400) ( 16 ), l’avocat général Jääskinen a proposé d’appliquer ce critère et présenté des arguments de poids à cet effet. Bien que la Cour ne l’ait pas suivi sur ce point, elle l’a appliqué dans ses arrêts L’Oréal e.a. ( 17 ), Donner ( 18 ) et Football Dataco e.a. ( 19 ), dont les contextes étaient différents, mais proches de celui qui est en cause dans la présente affaire.

30.

Néanmoins, la Cour a rejeté le critère de la focalisation dans l’arrêt Pinckney, dans lequel elle a déclaré expressément que «contrairement à l’article 15, paragraphe 1, sous c), du règlement [no 44/2001], l’article 5, paragraphe 3, dudit règlement n’exige notamment pas que l’activité en cause soit ‘dirigée vers’ l’État membre de la juridiction saisie» ( 20 ).

31.

S’il est vrai que ce point de l’arrêt Pinckney (EU:C:2013:635) est susceptible d’interprétation ( 21 ), il me semble que l’on puisse déduire clairement de la formulation utilisée par la Cour que celle-ci avait l’intention d’exclure le critère de la focalisation dans l’interprétation de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 44/2001. Le critère de la focalisation a été utilisé dans les fors où il existe une activité économique précédée d’une intention claire d’offrir des biens et des services dans l’État membre vers lequel est dirigée l’activité. C’est la raison pour laquelle je considère que l’arrêt Pinckney écarte, en principe, la possibilité d’étendre le critère de la focalisation à une hypothèse de dommages extracontractuels résultant d’atteintes à des droits patrimoniaux de propriété intellectuelle.

32.

Il faudrait encore examiner si le critère de la focalisation devrait s’appliquer dans l’hypothèse où un acte de communication publique, qui cause un dommage «délocalisé», est clairement et incontestablement dirigé vers un autre État membre. Je considère néanmoins que tel n’est pas le cas en l’espèce puisqu’il est établi que la défenderesse au principal n’a à aucun moment dirigé l’activité prétendument dommageable vers d’autres États membres. C’est la raison pour laquelle j’estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur cette hypothèse.

C – Le critère de la territorialité et l’arrêt Pinckney

33.

Après avoir rejeté le critère du centre des intérêts de la victime et celui de la focalisation, nous en arrivons à la solution que la Cour a retenue dans son arrêt Pinckney (EU:C:2013:635) et dont la République portugaise et la Commission préconisent l’application en l’espèce, mais avec des nuances différentes.

34.

Dans l’affaire Pinckney (EU:C:2013:635), la Cour était invitée à se prononcer sur l’interprétation de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 44/2001 dans le cadre d’un recours en indemnité engagé par l’auteur d’une œuvre musicale reproduite sur des CD, qui avaient été distribués sur Internet sans son consentement.

35.

La difficulté que cette affaire soulevait consistait à extrapoler la jurisprudence eDate Advertising e.a. ainsi que la jurisprudence Wintersteiger en la transposant aux droits patrimoniaux d’auteur. Comme je l’ai déjà dit, l’arrêt eDate Advertising e.a. (EU:C:2011:685) avait pour objet de déterminer le lieu où le dommage est subi en cas d’atteinte aux droits de la personnalité sur Internet alors que l’arrêt Wintersteiger (EU:C:2012:220) portait sur des atteintes à des droits de propriété intellectuelle, à savoir une marque en l’espèce. La Cour a opté pour deux solutions différentes dans chacun de ces deux cas. Si, dans le cas des droits de la personnalité, elle a décidé de maintenir ce qu’il est convenu d’appeler la «règle mosaïque» à l’exception du lieu où se trouve le centre des intérêts de la victime (lieu où elle pourra demander la réparation intégrale du dommage subi), dans l’arrêt Wintersteiger, elle a préféré, à propos d’atteintes à des droits de la propriété intellectuelle, appliquer un principe de territorialité strict et limiter le lieu où le dommage est subi à l’État ou aux États dans lequel ou lesquels le droit est protégé (c’est-à-dire là où la marque est enregistrée).

36.

Les droits d’auteur sont soumis à un principe de territorialité, tout comme le sont les droits de propriété intellectuelle. Néanmoins, ils présentent deux caractéristiques qui ont rendu leur qualification difficile lorsqu’il s’est agi de résoudre l’affaire Pinckney (EU:C:2013:635): il n’est pas nécessaire qu’ils soient enregistrés pour pouvoir bénéficier d’une protection et, en outre, ils sont protégés dans tous les États membres par l’effet de la directive 2001/29 ( 22 ). Il s’agit donc de droits qui ont des traits communs avec les droits qui étaient en cause dans l’affaire eDate Advertising e.a. (EU:C:2011:685), d’une part, et dans l’affaire Wintersteiger (EU:C:2012:220), d’autre part, puisqu’il peut être porté atteinte aux droits patrimoniaux d’auteur dans tous les États membres (comme c’est le cas des droits de la personnalité), mais que leur protection est assurée suivant des «segments territoriaux» à l’échelle des États, comme cela se fait pour les titres de propriété intellectuelle. L’on peut dire que, dans l’Union européenne, les droits d’auteur forment un faisceau de droits territorialement déterminés pour chaque État, dont la somme couvre tout le territoire de l’Union.

37.

Dans l’arrêt Pinckney (EU:C:2013:635), la Cour a opté pour la territorialité des droits d’auteur, c’est-à-dire qu’elle a retenu une perspective semblable à celle qu’elle avait développée dans l’arrêt Wintersteiger (EU:C:2012:220). Au point 39 de l’arrêt Pinckney, elle a déclaré que «les droits patrimoniaux d’un auteur sont certes soumis, à l’instar des droits attachés à une marque nationale, au principe de territorialité». Elle a ensuite rappelé que la directive 2001/29 a harmonisé les droits d’auteur, ce qui implique que ceux-ci «sont susceptibles d’être violés, respectivement, dans chacun [des États membres] en fonction du droit matériel applicable». C’est sur cette prémisse qu’elle s’est fondée pour déclarer qu’aux fins de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 44/2001, le lieu où le dommage a été subi, dans un contexte tel que celui auquel elle se référait, est celui où est protégé le droit patrimonial d’auteur que le requérant invoque et où le dommage allégué risque de se matérialiser. Les juridictions de cet État seront compétentes à connaître uniquement du dommage causé sur le territoire de celui-ci ( 23 ).

38.

En résumé, la jurisprudence Pinckney se caractérise par trois traits permettant de constater la compétence judiciaire en cas d’atteinte transfrontalière à un droit patrimonial d’auteur: une protection matérielle, une protection de fait et une protection limitée au territoire. Sera seule compétente à constater qu’un dommage a été subi à la suite d’une atteinte à un droit patrimonial d’auteur la juridiction de l’État sur le territoire duquel le droit est protégé et où existe le risque effectif que la violation se produise, sa compétence étant limitée au dommage subi dans cet État.

39.

Appliquer la jurisprudence citée à la présente affaire ne va pas sans difficulté. Si le droit d’auteur de Mme Hejduk est effectivement protégé en Autriche et si ses photographies reproduites et distribuées sans son autorisation peuvent être vues sur Internet en Autriche, il est difficile, voire impossible, de déterminer le dommage subi dans ce seul État membre. À la différence de ce qui se passait dans l’affaire Pinckney (EU:C:2013:635), où la violation des droits d’auteur consistait dans la reproduction de CD et leur vente sur Internet dans n’importe quel État membre, la présente affaire concerne un dommage dont la matérialisation est difficile à constater puisque le simple fait qu’une photographie puisse être vue sur Internet n’offre aucun indice concernant la localisation du dommage. Le dommage en cause dans l’affaire Pinckney était le résultat d’une prestation rémunérée (à savoir la fabrication de CD et leur vente en ligne sur Internet), alors que, dans la présente affaire, il n’y a pas de prestation rémunérée, mais un acte de communication publique posé par une entreprise.

40.

C’est la raison pour laquelle appliquer la solution que la Cour a retenue dans l’affaire Pinckney (EU:C:2013:635) à un cas tel que celui-ci nous amènerait, comme l’a souligné la Commission, soit à refuser à la requérante la possibilité d’ester en Autriche puisque la violation de ses droits d’auteur en Autriche n’est pas visible ou ne l’est guère, soit à reconnaître l’ensemble du préjudice qu’elle allègue puisqu’il est impossible de segmenter territorialement la violation, solution qui, en définitive, contredirait celle que la Cour a retenue dans l’arrêt Pinckney.

D – Le critère applicable à la présente affaire

41.

Je considère qu’appliquer automatiquement la jurisprudence Pinckney à une hypothèse dans laquelle le dommage est «délocalisé» peut s’avérer inopérant. La solution que la Cour a appliquée dans cet arrêt correspond aux situations dans lesquelles le risque de violation des droits d’auteur ou leur violation effective se matérialise clairement dans un espace territorial bien que le moyen utilisé soit Internet. Néanmoins, lorsque le dommage est «délocalisé» en raison du type d’œuvre ou du média utilisé pour sa communication, je considère que, comme l’ont soutenu la République portugaise et la Commission, il n’est pas possible d’appliquer le critère du lieu de matérialisation du dommage, prévu à l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 44/2001. En pareille hypothèse, cette disposition justifie uniquement la compétence des juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit.

42.

Cette solution me paraît la plus conforme aux objectifs du règlement no 44/2001, en particulier la bonne administration de la justice ( 24 ). Un critère qui oblige un requérant à circonscrire la portée de son recours suivant des critères territoriaux difficiles, voire impossibles, à déterminer n’est pas un critère conforme à l’esprit du règlement no 44/2001. Comme l’a reconnu la Commission, dans un cas comme celui de l’espèce, le requérant ne pourra pas apporter d’éléments vérifiables permettant de délimiter avec précision le dommage qu’il a subi uniquement dans l’État où il a introduit son recours. Cette circonstance amènerait la juridiction saisie à accorder la réparation d’un dommage moindre que celui qui s’est réellement produit. Si elle accordait une réparation plus grande, elle irait au-delà du critère territorial dont la Cour exige l’application en pareille hypothèse. La Commission a raison lorsqu’elle affirme qu’appliquer la jurisprudence Pinckney à la présente espèce comporterait un risque sérieux que la juridiction saisie agisse au‑delà des limites de sa compétence.

43.

De surcroît, appliquer la jurisprudence Pinckney à la présente affaire contribuerait, selon moi, à créer une insécurité juridique pour les deux parties litigantes. La partie requérante n’aurait aucune certitude concernant l’issue d’une procédure dans laquelle les critères permettant de délimiter la compétence de la juridiction saisie ne pourraient pas être vérifiés. La partie défenderesse se trouverait elle aussi dans une situation critique puisqu’elle serait exposée à une pluralité de recours engagés dans différents États membres dans lesquels un dommage «délocalisé» s’est produit, à moins qu’elle ne doive répondre de ses actes que dans un seul État membre, mais sans avoir la moindre certitude sur l’étendue de la compétence de chaque juridiction. Je considère que ce résultat est incompatible avec les objectifs généraux du règlement no 44/2001, mais également avec les objectifs plus spécifiques de la compétence spéciale prévue à son article 5, paragraphe 3.

44.

En effet, ainsi qu’on peut le lire dans le règlement no 44/2001 et dans la jurisprudence de la Cour, l’article 5, paragraphe 3, a pour finalité de fournir au justiciable un for proche du lieu où se sont produits les faits litigieux ( 25 ). Cette proximité apporte davantage de garanties à la juridiction qui examine les prétentions de la partie requérante et qui entend les arguments que la partie adverse articule pour sa défense. Néanmoins, cette proximité se dissipe lorsqu’en raison de la nature «délocalisée» du dommage, les faits ne permettent pas de constater celui-ci suivant les moyens de preuve conventionnels. En outre, ils ne le permettraient que pour une fraction du dommage subi, privant ainsi la juridiction d’une vision d’ensemble du dommage, situation qui pourrait rendre plus difficile l’appréciation globale du contexte de l’affaire dont il a à connaître. Pareille situation supprime l’avantage qu’offre au juge sa proximité par rapport aux faits du litige et, partant, l’utilité de l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 44/2001.

45.

Dans ces conditions, lorsque des dommages «délocalisés» se produisent sur Internet, qui portent atteinte à des droits patrimoniaux d’auteur, je considère que la meilleure option consiste à exclure la possibilité d’agir devant les juridictions de l’État dans lequel le dommage s’est matérialisé et à limiter la compétence aux juridictions de l’État dans lequel le fait dommageable s’est produit, du moins la compétence fondée sur l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 44/2001. Cette option n’exclut d’ailleurs aucunement le for prévu à l’article 2 du règlement, conformément auquel le requérant pourrait également s’adresser aux juridictions de l’État membre dans lequel le défendeur a son domicile. Bien que les deux critères désigneront le même for dans la majorité des cas (comme en l’espèce), il n’en sera pas toujours ainsi.

46.

Dans une hypothèse de communication publique où l’activité dommageable a son origine dans un État membre et est clairement et incontestablement dirigée vers un ou plusieurs autres États membres, la possibilité de nuancer ou de compléter la conclusion que je viens de formuler pourrait évidemment être envisagée ( 26 ). Néanmoins, comme je l’ai dit au point 32 des présentes conclusions, le cas que le Handelsgericht Wien nous a soumis dans la présente procédure préjudicielle est différent puisqu’il est établi qu’à aucun moment, la défenderesse n’a choisi de diriger la communication litigieuse vers l’Autriche. C’est la raison pour laquelle je considère qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur les critères de rattachement dans une hypothèse où l’activité est dirigée vers un ou plusieurs autres États membres.

47.

Par conséquent, je propose à la Cour de dire pour droit que, dans des circonstances telles que celles de la présente affaire, où la requérante a subi un dommage «délocalisé» par le truchement d’Internet en raison d’une communication qui a porté atteinte à un droit patrimonial d’auteur, ce sont, conformément à l’article 5, paragraphe 3, du règlement no 44/2001, les juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit qui sont compétentes.

VI – Conclusion

48.

Je propose donc à la Cour de donner la réponse suivante à la question préjudicielle posée par le Handelsgericht Wien:

L’article 5, paragraphe 3, du règlement no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens que, dans un litige concernant une violation de droits voisins des droits d’auteur sur Internet, violation qui a entraîné un dommage «délocalisé» dont la situation territoriale ne peut pas être déterminée au moyen de critères fiables, ce sont les juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit qui sont compétentes.


( 1 ) Langue originale: espagnol.

( 2 ) C‑170/12, EU:C:2013:635.

( 3 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 (JO L 167, p. 10).

( 4 ) Règlement du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1).

( 5 ) C‑509/09 et C‑161/10, EU:C:2011:685.

( 6 ) C‑68/93, EU:C:1995:61.

( 7 ) Ibidem (points 30 à 33).

( 8 ) Ibidem (points 30 et 31).

( 9 ) Arrêt eDate Advertising e.a. (EU:C:2011:685, point 48).

( 10 ) La Cour l’a exclu expressément, notamment dans l’arrêt Pammer et Hotel Alpenhof (C‑585/08 et C‑144/09, EU:C:2010:740, points 69 à 75), et, en ce qui concerne l’article 5, paragraphe 3, elle l’a réduit considérablement, comme elle l’a fait dans l’arrêt eDate Advertising e.a. (EU:C:2011:685, point 51).

( 11 ) Tel était le cas dans l’affaire eDate Advertising e.a. (EU:C:2011:685) puisque le domicile des requérants se situait aux États-Unis d’Amérique, alors que le centre de leurs intérêts se trouvait en France.

( 12 ) C‑523/10, EU:C:2012:220.

( 13 ) Arrêt Pinckney, EU:C:2013:635.

( 14 ) Voir, notamment, Cour de cassation française (Com. 13 du mois de juillet 2010, no 06‑20‑230) ainsi que l’opinion d’auteurs tels que Treppoz, E., «Chroniques. Droit européen de la propriété intellectuelle», Revue Trimestrielle de Droit Européen, 4, 2013.

( 15 ) Voir arrêt Pammer et Hotel Alpenhof (EU:C:2010:740).

( 16 ) Voir, en particulier, points 61 à 65.

( 17 ) C‑324/09, EU:C:2011:474, point 65.

( 18 ) C‑5/11, EU:C:2012:370, point 27.

( 19 ) C‑173/11, EU:C:2012:642, point 39.

( 20 ) EU:C:2013:635, point 42.

( 21 ) Voir De Miguel Asensio, P., «Tribunales competentes en materia de infracciones de derechos patrimoniales de autor cometidas a través de Internet», La Ley – Unión Europea, 11, 2014, point 5.

( 22 ) Voir, à ce sujet, points 44 à 50 des conclusions de l’avocat général Jääskinen qu’il a présentées dans l’affaire Pinckney (EU:C:2013:400).

( 23 ) Arrêt Pinckney (EU:C:2013:635, point 43). Cette jurisprudence est confirmée dans les arrêts Hi Hotel HCF (C‑387/12, EU:C:2014:215, point 39) et Coty Germany (C‑360/12, EU:C:2014:1318, point 55).

( 24 ) Voir considérant 12 du règlement no 44/2001 et, notamment, arrêt Wintersteiger (EU:C:2012:220, points 27 et 31).

( 25 ) Voir considérant 12 du règlement no 44/2001.

( 26 ) De la même manière qu’il faudrait également se demander si la doctrine Pinckney est applicable à la violation transfrontalière d’un droit moral d’auteur. À ce sujet, voir Kur, A., dans: Conflict of Laws in Intellectual Property, The CLIP Principles and Commentary, Oxford, OUP, 2013, point 2:203.C10.