CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. M. POIARES MADURO
présentées le 26 juin 2008 ( 1 )
Affaires jointes C-200/07 et C-201/07
Alfonso Luigi Marra
contre
Eduardo De Gregorio et Antonio Clemente
«Renvoi préjudiciel — Parlement européen — Tract contenant des propos injurieux émis par un membre de celui-ci — Demande de réparation du préjudice moral — Immunité des membres du Parlement européen»
1. |
Par les présentes demandes de décision préjudicielle, la Corte suprema di cassazione (Italie) (Cour de cassation) a saisi la Cour de questions relatives à l’interprétation correcte de dispositions du protocole sur les privilèges et immunités des Communautés européennes (ci-après le «protocole») ainsi que sur le règlement intérieur du Parlement européen dans le cadre de la levée de l’immunité de juridiction dont jouissent les membres du Parlement européen (ci-après «MPE»). |
2. |
Les deux affaires sur lesquelles se fondent les présentes demandes de décision à titre préjudiciel portent sur des actions en diffamation introduites contre un membre italien du Parlement européen. Les juridictions nationales ont condamné ce dernier à réparer le préjudice causé et accordé des dommages et intérêts aux demandeurs. Il est demandé à la Cour de dire, premièrement, si une juridiction nationale traitant d’une procédure civile engagée à l’encontre d’un MPE est tenue de demander au Parlement la levée de son immunité si le MPE en cause n’a pas demandé de lui-même au Parlement de défendre son immunité et, deuxièmement, si la juridiction nationale a elle-même le pouvoir de décider si la conduite du MPE en cause est couverte par l’immunité, au cas où le Parlement n’aurait pas indiqué son intention de défendre l’immunité du membre concerné. |
I — Les faits de l’affaire
3. |
Le défendeur dans la procédure au principal, M. Marra était MPE de 1994 à 1999. Alors qu’il était MPE, il a diffusé un certain nombre de tracts critiquant le système juridique italien ainsi que certains juges. MM. Clemente et De Gregorio dont le nom était cité dans les tracts en cause ont introduit des actions en diffamation contre M. Marra. La juridiction de première instance ayant statué en leur faveur et leur ayant accordé des dommages et intérêts, M. Marra a fait appel devant la Corte d’appello di Napoli (Cour d’appel de Naples). Dans ses arrêts du 23 janvier et du 6 mars 2002 (en ce qui concerne M. Clemente) et du 22 février 2002 (en ce qui concerne M. De Gregorio), la Corte d’appello di Napoli a confirmé les décisions de la juridiction de première instance et jugé que les déclarations en question n’étaient pas couvertes par le protocole. M. Marra a fait appel de certains points de droit devant la Corte suprema di cassazione, en faisant valoir, entre autres, que la Corte d’appello di Napoli n’avait pas appliqué correctement l’article 6 du règlement intérieur du Parlement qui précise la procédure à suivre en ce qui concerne les demandes de levée de l’immunité d’un MPE. |
4. |
Dans l’intervalle, M. Marra avait écrit à la présidente du Parlement, le 16 février 2001, en demandant que le Parlement intervienne, conformément audit article 6 pour défendre son immunité. Sa demande a été transmise à la commission des affaires juridiques et du marché intérieur par lettre de la présidente du Parlement datée du 11 avril 2001. À sa réunion du 23 janvier 2002, la commission a décidé d’intervenir en faveur de M. Marra et une recommandation a été faite en ce sens dans le rapport du 30 mai 2002 sur l’immunité des membres élus en Italie et les pratiques des autorités italiennes en la matière ( 2 ). Le 11 juin 2002, le Parlement a adopté une résolution sur l’immunité parlementaire en Italie et sur les pratiques des autorités italiennes en la matière qui se conclut comme suit ( 3 ): «1. [Le Parlement] décide que les affaires de […] et de [M.] Marra constituent à première vue un problème d’irresponsabilité parlementaire et que les juridictions compétentes devraient être invitées à transmettre au Parlement la documentation nécessaire pour établir si les affaires en question constituent un problème d’irresponsabilité conformément à l’article 9 du protocole en ce qui concerne les opinions et les votes exprimés par les membres dans l’exercice de leurs fonctions; décide aussi que les juridictions compétentes doivent être invitées à suspendre les poursuites en attendant la décision définitive du Parlement; 2. charge son président de transmettre la présente décision et le rapport de sa commission au représentant permanent de la République italienne, à l’attention de l’autorité compétente de la République italienne.» |
II — Les questions préjudicielles
5. |
Par la décision de renvoi du 20 février 2007, la Corte suprema di cassazione a posé à la Cour deux questions concernant les dispositions relatives à l’immunité des MPE:
ou
|
6. |
Vu la manière dont les questions sont formulées, la juridiction nationale semble supposer que M. Marra n’a pas demandé au président du Parlement de défendre son immunité et que le Parlement n’a pas indiqué qu’il avait l’intention de le faire. Toutefois, il ne fait aucun doute que M. Marra a présenté une telle demande, que le Parlement a indiqué que les déclarations de M. Marra peuvent être couvertes par l’immunité et demandé que la juridiction nationale compétente soit invitée à lui transmettre les documents pertinents et mandaté son président afin qu’il transmettre sa décision à la représentation permanente de la République italienne ( 4 ) auprès de l’Union européenne. Lors de l’audience, le représentant du Parlement a confirmé que ladite résolution avait été transmise non pas directement à la juridiction nationale, mais au représentant permanent de la République italienne. La décision de renvoi mentionne le rapport de la commission des affaires juridiques et du marché intérieur du 30 mai 2002, mais non la résolution du 11 juin 2002 du Parlement adoptant les recommandations figurant dans ledit rapport. Lorsque des explications lui ont été demandées pendant l’audience, le représentant du gouvernement italien nous a renvoyé à ces points dans l’ordre dans lequel ils figurent dans le rapport du 30 mai 2002 et a fait valoir que la juridiction nationale a formulé ses questions de la manière dont elle l’a fait parce qu’elle a considéré que le rapport en cause était la position provisoire et non, la position définitive du Parlement. Or, le Parlement avait adopté une position définitive dans sa résolution du 11 juin 2002, position qui, comme nous l’a indiqué le représentant du Parlement, a été communiqué au représentant permanent de la République d’Italie. |
7. |
En toute hypothèse, puisqu’à la fois, M. Marra et le Parlement ont pris des initiatives, je pense que les deux questions posées peuvent être reformulées comme suit: «Lorsqu’une action est introduite contre un MPE devant une juridiction civile, la juridiction devant laquelle cette action est pendante est-elle néanmoins tenue de demander au Parlement son opinion sur la question de savoir si la conduite mise en cause est couverte par l’immunité parlementaire ou la juridiction en question peut-elle se prononcer elle-même sur l’existence ou non de ce privilège?» |
III — L’immunité parlementaire en droit européen
Les principes
8. |
Les dispositions pertinentes figurent dans les articles 9 et 10 du protocole. Ledit article 9 dispose comme suit: «Les MPE ne peuvent être recherchés, détenus ou poursuivis en raison des opinions ou votes émis par eux dans l’exercice de leurs fonctions.» |
9. |
L’article 10 du protocole prévoit: «Pendant la durée des sessions du Parlement, les membres de celui-ci bénéficient
L’immunité les couvre également lorsqu’ils se rendent au lieu de réunion du Parlement ou en reviennent. L’immunité ne peut être invoquée dans le cas de flagrant délit et ne peut non plus mettre obstacle au droit du Parlement de lever l’immunité d’un de ses membres.» |
10. |
Premièrement, il convient de noter est que ces deux articles ne s’excluent pas mutuellement; ils fonctionnent de manière cumulative et devraient être lus ensemble. Par conséquent, il est possible que la même conduite relève du champ d’application de ces deux articles et bénéficie de la protection qu’ils offrent. |
11. |
Deuxièmement, lorsque l’on interprète ces deux dispositions, il est important de garder à l’esprit leur économie et l’objectif qu’elles visent. Comme le Parlement et la Commission des Communautés européennes le font valoir, à juste titre, l’immunité des parlementaires est une disposition institutionnelle visant à garantir l’indépendance du Parlement et de ses membres ainsi qu’à faciliter son fonctionnement comme entité collective qui joue un rôle très important dans le cadre d’une société libre et démocratique. Cependant, il faut admettre en même temps que des personnes précises, les MPE, sont également les bénéficiaires d’un tel accord. Par sa nature même, l’immunité parlementaire accorde à certaines personnes, en raison de leur fonction institutionnelle, qui est essentielle pour le rôle démocratique du Parlement, un privilège qui n’est pas accordé à d’autres citoyens qui ne remplissent pas une telle fonction. L’idée sous-jacente est que, en temps que membres de la communauté politique, nous avons admis, que dans le cadre de la démocratie représentative, il est de l’intérêt de chaque membre de la communauté que les personnes élues pour nous représenter bénéficient de ce privilège de manière à pouvoir nous représenter correctement et avec efficacité. Par conséquent, il ne devrait pas y avoir de doutes sur le fait que l’objectif de l’immunité parlementaire est de protéger à la fois le Parlement comme institution et ses membres en tant qu’individus. |
12. |
Le double aspect de l’immunité parlementaire se manifeste dans le libellé et la structure des articles 9 et 10 du protocole. Ledit article 10 décrit les circonstances dans lesquelles un membre peut bénéficier de l’immunité pendant les sessions du Parlement sur le territoire national, sur le territoire de tout État membre ou lorsqu’il se rend au lieu de réunion du Parlement ou en revient et stipule que l’immunité peut être levée par le Parlement et qu’elle ne saurait être invoquée en cas de flagrant délit. Dans ce cas, la préoccupation du législateur communautaire semble être de protéger le MPE de mesures qui pourraient affecter sa capacité de participer aux sessions du Parlement et l’exercice de ses fonctions parlementaires. Toutefois, le Parlement peut toujours lever cette immunité, s’il estime que la conduite d’un parlementaire est sans rapport avec son rôle en tant que MPE et qu’il ne peut donc bénéficier de l’immunité parlementaire. Par exemple, si un membre est accusé de fraude ou de meurtre, le Parlement devrait, en principe, lever son immunité en dépit du fait que sa condamnation aura pour conséquence qu’il ne lui sera pas possible d’accomplir ses devoirs de parlementaire, puisque ces actes sont totalement dépourvus de liens avec la nature de la fonction de MPE, à moins évidemment que le Parlement n’ait des raisons de penser que cette accusation est dénuée de tout contenu et qu’elle vise à nuire aux fonctions politiques du MPE en cause et à l’empêcher d’exercer ses fonctions parlementaires. Au contraire, l’article 9 du protocole qui s’applique à des opinions ou des votes émis par des MPE dans l’exercice de leurs fonctions vise principalement la protection de l’intégrité du discours politique et, par conséquent, du Parlement et de ses activités en tant que telles. Le fait de prendre des mesures à l’encontre d’un membre en raison d’une opinion qu’il a manifesté ou d’un vote qu’il a émis dans l’exercice de ses fonctions en qualité de MPE équivaudrait à agir contre le Parlement en tant qu’institution, puisqu’une telle mesure affaiblirait sa place en tant que forum par excellence pour un débat ouvert et une réflexion démocratique. Dans l’article 9 du protocole comme dans l’article 10 du protocole, les MPE bénéficient également de l’immunité à titre individuel, en ce sens qu’ils ne peuvent faire l’objet de poursuites judiciaires. Cependant, cet accord est motivé par le fait que permettre des poursuites judiciaires à l’encontre de MPE en raison d’opinions ou des votes émis par eux porterait atteinte à l’essence d’une démocratie représentative et délibérative. |
13. |
La différence d’accent est mise en évidence par le fait qu’il est possible pour le Parlement de lever l’immunité dans le cadre de l’article 10 du protocole, mais non dans celui de l’article 9 du protocole. Le champ d’application dudit article 10 est plus large que celui de l’article 9 du protocole, puisqu’il s’applique non pas uniquement à des opinions et des votes, mais également à d’autres conduites. Cependant, la protection qu’il offre est conditionnelle, puisque l’immunité peut être levée par le Parlement. D’un autre côté, l’article 9 du protocole a un champ d’application plus étroit — il ne protège que des opinions et des votes émis par un membre dans l’exercice de ses fonctions parlementaires — mais il offre une protection absolue: une fois que l’on a considéré qu’une opinion ou un vote est pertinent pour les fonctions parlementaires d’un membre, ce privilège ne peut être écarté en aucune manière. En ce sens, on pourrait dire que ledit article 9 constitue le noyau dur des privilèges des parlementaires, puisqu’il ne peut être écarté et qu’il peut être invoqué par un MPE, même dans le cadre de procédures introduites après la fin de son mandat alors que l’article 10 du protocole offre une protection supplémentaire (puisque son champ d’application est plus large que celui dudit article 9) dont l’application peut être écartée par le Parlement et couvre uniquement des procédures introduites au cours du mandat du MPE en cause. |
L’affaire Marra
14. |
M. Marra est un ressortissant italien qui souhaite bénéficier de l’immunité en Italie pour des événements qui ont eu lieu alors qu’il était MPE. Il a diffusé les tracts en cause entre 1996 et 1997 et M. De Gregorio a introduit son action en diffamation, le 8 juin 1998 ( 5 ). Puisque la procédure a débuté alors qu’il était encore MPE, il avait, en premier lieu, droit à la protection de l’article 10 du protocole; en application dudit article 10, paragraphe 1, sous a), il devrait se voir accorder les mêmes privilèges que ceux dont bénéficient les membres du Parlement italien. |
15. |
L’article 68, paragraphe 1, de la Constitution italienne protège les déclarations faites par des membres du Parlement italien dans les termes suivants, à savoir que [l]es membres du Parlement ne peuvent pas être appelés à répondre des opinions exprimés ni des votes émis dans l’exercice de leurs fonctions». Il résulte clairement de la décision de renvoi qu’une juridiction italienne devant laquelle une procédure civile ou pénale est introduite à l’encontre d’un membre du Parlement italien n’a aucune obligation de demander une autorisation à ce Parlement avant d’introduire une procédure contre le parlementaire en cause ou de demander l’avis du Parlement italien sur la question de savoir si l’immunité prévue à l’article 68, paragraphe 1, de la Constitution italienne s’applique. Cette dernière accorde une protection à un membre du Parlement italien en relation avec les opinions exprimées et les votes émis en termes identiques à ceux de l’article 9 du protocole et, comme le Parlement le fait observer dans sa résolution du 11 juin 2002, ces deux dispositions offrent le même type d’irresponsabilité ( 6 ). C’est à la juridiction saisie qu’il incombe d’évaluer si ce privilège s’applique aux faits d’une affaire donnée et de procéder selon le résultat de l’évaluation. Il semble toutefois que si le Parlement italien a expressément décidé que l’affaire en cause relève de l’article 68, paragraphe 1, de la Constitution italienne et qu’il est par conséquent couvert par l’irresponsabilité, la juridiction saisie doit, soit respecter cette décision et interrompre l’ensemble des procédures contre le parlementaire en cause, soit contester la décision du Parlement devant la Cour constitutionnelle. |
16. |
Il est toutefois nécessaire d’obtenir l’autorisation préalable du Parlement italien si une juridiction entend ordonner que l’une des mesures dont la liste figure à l’article 68, paragraphes 2 et 3, de la Constitution italienne soit prise contre un MPE; ces mesures incluent des fouilles, des arrestations ou d’autres privations de liberté, l’interception de communications ou la saisie de la correspondance. Elles offrent aux parlementaires italiens une forme de privilège conditionnel: ils sont en principe protégés contre de telles mesures sauf si le Parlement décide de les autoriser pour répondre à une demande d’une juridiction. |
17. |
Par conséquent, si l’action en diffamation introduite à l’encontre de M. Marra avait pour résultat de le menacer d’une arrestation ou tout autre mesure privative de liberté, la juridiction saisie serait tenue de demander au Parlement de lever son immunité, conformément à l’article 10, paragraphe 3, du protocole et de s’abstenir de toute action tant que le Parlement n’a pas statué sur cette demande. Toutefois, M. Marra n’a jamais fait l’objet d’une telle menace. Les demandeurs à la procédure au principal ont introduit une action civile à son encontre et il a été condamné à payer des dommages et intérêts. Les juridictions italiennes n’avaient aucune obligation de demander la levée de l’immunité avant d’accorder de tels dommages et l’article 10, paragraphe 3, du protocole n’est pas applicable dans un tel cas. |
18. |
M. Marra fait valoir que ses déclarations étaient couvertes par le privilège d’irresponsabilité inscrit à l’article 9 du protocole qui garantit, en substance, aux MPE la même protection en ce qui concerne les opinions qu’ils émettent que l’article 68, paragraphe 1, de la Constitution italienne aux membres du Parlement italien ( 7 ). Quelle procédure les juridictions nationales doivent-elles suivre lorsqu’elles se trouvent confrontées à une telle action? Tel est la question essentielle en rapport avec laquelle la juridiction de renvoi demande des précisions à la Cour. En application des dispositions correspondantes sur l’irresponsabilité dans la Constitution italienne (article 68, paragraphe 1), les juridictions peuvent se former leur propre opinion quant à l’existence du privilège en cause dans une situation donnée sans demander l’opinion du Parlement si celui-ci ne s’est pas prononcé. Peuvent-elles faire la même chose lorsqu’elles interprètent l’article 9 du protocole? Ou est-il nécessaire de demander au Parlement de décider de cette question? |
19. |
Dans sa première question, la Corte suprema di cassazione fait référence à une demande de «lever l’immunité». Comme je l’ai exposé précédemment, cette possibilité n’existe pas en ce qui concerne l’irresponsabilité prévue par l’article 9 du protocole. La question qui se pose, en substance, ici est celle de savoir si la juridiction nationale doit demander au Parlement de donner son avis ou d’émettre une recommandation quant à la question de savoir si les faits d’un litige donné sont constitutifs d’un cas d’irresponsabilité, dès lors que le Parlement n’a pas exprimé d’opinion sur la question. |
20. |
Pour répondre à cette question, le point de départ doit être le libellé de l’article 9 du protocole. Cette disposition accorde un privilège substantiel — l’irresponsabilité — mais n’impose pas aux juridictions nationales l’obligation procédurale de consulter le Parlement sur la question de savoir si le membre en cause bénéficie ou non dudit privilège dans un cas précis. Si le législateur communautaire avait eu l’intention de limiter les pouvoirs des juridictions nationales à cet égard, il l’aurait fait explicitement. En l’absence d’une telle règle, l’article 9 du protocole ne saurait être interprété comme signifiant que les juridictions nationales doivent demander au Parlement si ce privilège s’applique dans un cas précis. |
21. |
Une conclusion analogue peut être déduite de l’article 6, paragraphe 3, du règlement intérieur du Parlement qui se lit comme suit: «[t]oute demande adressée au président par un député ou un ancien député en vue de défendre l’immunité et les privilèges est communiquée en séance plénière et renvoyée à la commission compétente» (c’est moi qui souligne). Il apparaît clairement ici que c’est au membre ou à l’ancien membre concerné qu’il appartient de prendre l’initiative. Il ou elle devrait soumettre son cas au président et demander au Parlement d’intervenir pour défendre son immunité. Il n’existe aucun élément dans ledit article 6, paragraphe 3, ou toute autre disposition du règlement intérieur du Parlement de nature à étayer l’idée que les juridictions nationales doivent elles-mêmes prendre l’initiative d’une telle action. En outre, ce règlement intérieur n’aurait pu imposer une telle obligation aux juridictions nationales. Alors que le protocole fait partie du droit communautaire primaire, ledit règlement intérieur est simplement un document interne élaboré par le Parlement pour définir ses propres règles de fonctionnement. Il n’a pas d’effet juridique dans l’ordre juridique des États membres et ne saurait imposer d’obligation aux juridictions nationales. |
22. |
Je pense, par conséquent, que si, après avoir été saisi d’une demande en ce sens par un membre ou un ancien membre, le Parlement n’a pas indiqué qu’un cas précis est couvert par une immunité, la juridiction nationale n’est pas tenue de prendre l’initiative elle-même et de saisir le Parlement pour savoir si le membre en cause bénéficie ou non d’une telle immunité. |
23. |
Envisageons maintenant le scénario opposé et supposons que le Parlement a effectivement donné son avis. Dans ce cas, le membre ou ancien membre qui souhaite bénéficier de l’immunité a demandé au président de défendre son privilège conformément à l’article 6, paragraphe 3, du règlement intérieur du Parlement et ce dernier a décidé que son cas est couvert par l’immunité. Cette décision est-elle contraignante pour la juridiction nationale? |
24. |
En principe, je pense qu’elle ne l’est pas. La base juridique dans une procédure dans laquelle le Parlement défend les privilèges de ses membres et exprime son point de vue sur la question de savoir si l’immunité s’applique ou non à un cas précis est constituée par le règlement intérieur du Parlement. Comme je l’ai indiqué précédemment, il s’agit d’une disposition interne à l’institution adoptée dans le cadre de son pouvoir d’organisation et elle ne saurait être une source d’obligations pour les autorités nationales. C’est ce qu’implique clairement l’article 7, paragraphe 6, du règlement intérieur du Parlement qui se lit comme suit: «[d]ans les cas de défense d’un privilège ou d’une immunité, [le Parlement] présente une proposition invitant l’autorité concernée à tirer les conclusions qui s’imposent». Dans ce cas, le Parlement lui-même considère, à juste titre, que la solution à adopter dans le cadre du processus de défense du privilège en cause est d’inviter les autorités nationales concernées à tirer les conclusions qui s’imposent sur la manière de traiter l’affaire en cause. |
25. |
Toutefois, nonobstant le fait que l’opinion du Parlement sur l’irresponsabilité n’a pas d’effet contraignant, elle devrait être sérieusement prise en considération et la juridiction nationale devrait lui reconnaître une force de persuasion considérable. Cette exigence résulte du principe de coopération loyale inscrit à l’article 10 CE et dans le cadre du protocole, elle est reprise à l’article 19 de ce protocole ( 8 ). Si la juridiction nationale n’est pas d’accord avec le Parlement, elle devrait en donner les raisons. En fait, si un tel problème se posait, cela constituerait un indice de l’opportunité de saisir d’une demande de décision préjudicielle la Cour à laquelle la juridiction nationale pourrait demander des précisions en ce qui concerne l’interprétation correcte des dispositions applicables. |
26. |
J’ai indiqué aux points précédents que lorsque le Parlement a exprimé son point de vue sur la question de savoir si dans un cas précis, les conditions de l’irresponsabilité telles que prévues à l’article 9 du protocole sont réunies, les juridictions nationales ne sont pas «en principe» tenues de le suivre et que, en cas de désaccord des juridictions nationales avec le Parlement, elles «peuvent» (mais ne sont pas tenues de) saisir la Cour. Toutefois, une telle obligation pourrait, dans certains cas, s’imposer comme le résultat d’une combinaison des dispositions pertinentes du droit national et de l’article 10, paragraphe 1, sous a), du protocole. |
27. |
Nous avons vu que ledit article 10, paragraphe 1, sous a), exige qu’un MPE jouisse dans son pays d’origine, exactement des mêmes privilèges que les membres du Parlement national. Il s’agit là d’une condition de stricte équivalence. Supposons maintenant que, dans un État membre donné, il existe une disposition du droit national selon laquelle, lorsque le Parlement national s’est prononcé en ce sens qu’une déclaration d’un parlementaire était couverte par ledit privilège, les juridictions nationales doivent, soit se conformer à l’opinion du Parlement, soit saisir de l’affaire une juridiction de rang supérieur telle qu’une Cour constitutionnelle ou une juridiction suprême. Un député dudit État membre au Parlement a droit exactement au même traitement. Cela signifie que lorsque le Parlement a exprimé son opinion sur le cas de ce député, les juridictions nationales devraient, soit se conformer à cette opinion, soit déférer l’affaire à la Cour. Le fondement de cette obligation est l’article 10, paragraphe 1, sous a), du protocole qui exige une équivalence stricte entre les privilèges accordés aux membres du Parlement national et ceux accordés aux MPE dans leurs propres États ( 9 ). Par conséquent, une juridiction nationale devant laquelle est pendante une procédure contre un MPE devrait, premièrement, se demander quelles auraient été ses obligations en droit national si la personne concernée avait été membre du Parlement national et non du Parlement européen. Si la juridiction en cause était en mesure de trancher cette question d’une manière qui soit contraire à l’opinion exprimée par le Parlement national, elle peut faire de même en ce qui concerne l’opinion du Parlement, mais elle devrait, dans ce cas, envisager sérieusement de saisir la Cour d’une demande de décision préjudicielle. Si la juridiction nationale était, en revanche, tenue de se conformer à l’avis du Parlement national ou de déférer la présente affaire à une juridiction de rang supérieur, elle devrait également, soit se conformer à l’opinion exprimée par le Parlement, soit saisir la Cour d’une demande de décision préjudicielle. Ainsi, les MPE bénéficieraient exactement de la même immunité que les membres du Parlement national. C’est évidemment à la juridiction nationale qu’il incombe d’interpréter le droit national et de vérifier quelles en sont les exigences. |
28. |
En résumé, il n’existe dans le protocole aucune disposition qui, dans les cas où le membre concerné n’a pas demandé au Parlement de défendre le privilège dont il bénéficie, pourrait être interprétée comme exigeant des juridictions nationales qu’elles prennent cette initiative d’elles-mêmes et demandent au Parlement d’émettre une opinion ou une recommandation quant à la question de savoir si un parlementaire bénéficie ou non d’un privilège dans une situation précise. Si le membre a demandé au Parlement de défendre le privilège dont il bénéficie et que ce dernier a donné son avis, celui-ci n’est pas, en principe, contraignant pour la juridiction nationale, mais devrait sérieusement être pris en considération par cette juridiction. Si la juridiction nationale aboutit à une conclusion différente de celle du Parlement, elle devrait envisager, le cas échéant, de saisir la Cour. Toutefois, si en droit national, dans une situation analogue impliquant un membre du Parlement national, les juridictions nationales auraient été tenues de suivre l’opinion émise par le Parlement national ou de déférer l’affaire en cause à une juridiction de rang supérieur, elles ont la même obligation en ce qui concerne les opinions émises par le Parlement et doivent, soit s’y conformer, soit saisir la Cour. |
29. |
Eu égard aux considérations qui précèdent, je suis d’avis que la Cour devrait répondre à la question posée qu’une juridiction nationale devant laquelle est pendante une procédure contre un MPE n’est pas tenue de demander au Parlement son opinion sur la question de savoir si la conduite mise en cause est couverte par l’immunité parlementaire si le membre concerné n’a pas lui-même initié la procédure conformément à l’article 6, paragraphe 3, du règlement intérieur du Parlement concernant les demandes des membres adressées au Parlement en vue de défendre leurs privilèges. Si le membre en question a introduit la demande et que le Parlement a donné son avis en ce qui concerne l’immunité du membre en cause, celui-ci n’est pas, en principe, contraignant pour la juridiction nationale, mais devrait sérieusement être pris en considération par cette juridiction. Si la juridiction nationale aboutit à une conclusion différente de celle du Parlement, elle devrait envisager, le cas échéant, de saisir la Cour. Toutefois, si en droit national, dans une situation analogue impliquant un membre du Parlement national, les juridictions nationales auraient été tenues de suivre l’opinion émise par le Parlement national ou de déférer l’affaire en cause à une juridiction de rang supérieur, elles ont la même obligation en ce qui concerne les opinions émises par le Parlement et doivent, soit s’y conformer, soit saisir la Cour, la décision à cet égard appartenant au juge national. |
IV — Le champ d’application de l’article 9 du protocole «dans l’exercice de leurs fonctions»
30. |
Bien que la juridiction de renvoi n’ait pas demandé à la Cour de précisions sur le champ d’application de l’article 9 du protocole, une très large partie de la question préjudicielle traite précisément de cette question: quelles opinions exprimées devraient être considérées comme l’ayant été par les MPE dans l’exercice de leurs fonctions et relevant par conséquent du privilège d’irresponsabilité prévu par cet article? Répétons-le, un tel problème devrait, le cas échéant, faire l’objet d’une demande de décision préjudicielle, notamment, si les juridictions nationales n’ont pas suivi le Parlement, quant à la question de savoir si un membre peut invoquer ou non le privilège en cause dans un cas précis. Dans la présente affaire, la Corte suprema di cassazione devra, le cas échéant, trancher la question de savoir si les juridictions de rang inférieur ont appliqué correctement l’article 9 du protocole, de sorte qu’il n’est pas seulement raisonnable, mais également souhaitable que la Cour leur fournisse au moins quelques précisions sur ce point ( 10 ). |
31. |
Il est vrai que lorsqu’un citoyen qui estime être mis en cause par une déclaration d’un MPE ne peut demander réparation devant une juridiction parce que ce parlementaire invoque le privilège dont il bénéficie en sa qualité de parlementaire, son droit d’accès à la justice est compromis. Pour éviter la création de deux classes de citoyens — les MPE, d’une part, qui ne peuvent être attraits devant une juridiction pour les déclarations qu’ils font et les citoyens ordinaires, d’autre part, qui peuvent être soumis à des limites mises à la libre expression par les dispositions applicables en matière civile et pénale — pratiquement tous les ordres juridiques limitent l’application des privilèges des membres aux situations dans lesquels ledit membre agissait dans l’exercice de ses fonctions. L’immunité parlementaire est non pas une arme que les MPE peuvent utiliser pour résoudre des conflits personnels, mais une disposition institutionnelle prise en vue de favoriser le fonctionnement démocratique de la communauté politique. À ce titre, il ne constitue pas, en principe, une restriction disproportionnée du droit d’accès à la justice ( 11 ). |
32. |
Si une juridiction doit apprécier la question de savoir si une opinion exprimée par un MPE relève des fonctions parlementaires de celui-ci, le point de départ de ses investigations devrait être le principe justifiant l’immunité parlementaire, à savoir que les membres doivent être libres de s’engager dans des débats dans des domaines d’intérêt public, sans être tenus de moduler leur point de vue de manière à le rendre acceptable ou inoffensif pour l’auditoire en craignant, dans le cas contraire, d’être attaqué ou poursuivi ( 12 ). Cela signifie, inévitablement, que les opinions exprimées par un MPE seront dans certains cas considérées par différentes personnes comme étant excessives, irritantes ou offensantes. Toutefois, dans un État libéral et démocratique, l’importance d’un débat sans entraves sur des questions publiques est telle que, en principe, même ceux qui expriment des points de vue offensants ou extrémistes ne devraient pas être réduits au silence. Cette conception s’applique notamment aux MPE qui, du fait de la nature même de leurs fonctions, jouent un rôle central dans un système de gouvernement représentatif. |
33. |
Les origines de la liberté d’expression accordée comme privilège aux parlementaires remontent aux règnes des Tudors et des Stuarts en Angleterre. Ce privilège s’est développé progressivement comme réaction du Parlement aux tentatives de la couronne d’intervenir dans le débat parlementaire et de limiter le droit du Parlement de prendre des initiatives de son propre chef ( 13 ). Elle a trouvé une traduction législative à l’article 9 de la déclaration des droits (Bill of rights) qui énonce que «[ni] la liberté de parole ni celle des débats ou procédures dans le sein du Parlement ne peut être entravée ou mise en discussion en aucune cour ou lieu quelconque autre que le Parlement lui-même». Ce privilège était à l’origine une disposition institutionnelle dont l’application avait une portée limitée puisque à l’époque, le discours politique se concentrait dans l’enceinte du Parlement. La puissance du Parlement était un contrepoids à celle du monarque qui voyait l’activité parlementaire comme une menace à son propre statut, avec pour conséquence, les tentatives de ce dernier d’intervenir dans les débats qui avaient lieu au Parlement et la réaction du Parlement qui a eu pour conséquence l’instauration du privilège en cause. |
34. |
De nos jours, cependant, le discours politique et les débats sur des sujets d’intérêt public ont lieu dans un cadre qui s’est considérablement élargi. Il existe, désormais, une arène politique beaucoup plus large — incluant la presse écrite, les média électroniques ainsi que l’internet — à l’intérieur de laquelle des individus interagissent et participent au dialogue public. Le rôle des parlementaires comme vecteurs et instigateurs du débat politique dans cette large arène publique est aussi important que leur rôle dans les strictes limites du Parlement; la démocratie moderne se caractérise par le fait que nous attendons des parlementaires qu’ils engagent un dialogue avec la société civile et présentent leurs idées non seulement au Parlement, mais également dans les différents forums fournis par la société civile. J’irai, en fait, jusqu’à affirmer qu’une partie très importante du discours politique contemporain a lieu entièrement en dehors du Parlement. Ceci est une réalité que nous ne pouvons ignorer, et c’est exactement ce que nous ferions si nous estimions que les privilèges attachés à la condition de parlementaire protègent uniquement les déclarations faites à l’intérieur du Parlement. |
35. |
Par conséquent, pour déterminer quelles déclarations ont été faites par un parlementaire dans l’exercice de ses fonctions, le critère ne saurait être spatial. Il serait trop limité de considérer que seules des déclarations faites au cours des travaux parlementaires dans le cadre du Parlement bénéficient de la protection de l’article 9 du protocole. Pour les MPE, pouvoir participer à des débats dans l’enceinte du Parlement sans craindre des procédures judiciaires est aussi important que d’être en mesure de participer à un dialogue public plus large sans être en proie à une telle crainte. En d’autres termes, pour déterminer si l’article 9 du protocole s’applique, c’est la nature des opinions exprimées par les MPE qui importe et non le lieu où elles sont exprimées ( 14 ). |
36. |
Selon moi, cette approche est compatible avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’importance du discours politique. C’est un principe bien établi qu’un tel discours bénéficie du degré de protection le plus élevé en application de l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et que les mesures nationales affectant l’expression d’opinions politiques seront soumise à un examen strict par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg (ci-après la «Cour de Strasbourg») ( 15 ). Cette dernière a étendu la forte protection dont bénéficie le débat politique à d’autres domaines d’intérêt général ( 16 ). La logique justifiant cette approche est la nécessité de garantir un espace sécurisé dans lequel puisse avoir lieu le débat public. Dans cet espace, même des discours offensants ou scandaleux peuvent être protégés puisqu’ils ont très souvent «une capacité unique de focaliser l’attention, remettre en cause des idées toutes faites et choquer le public, en l’amenant ainsi à prendre conscience de modes de vie qui ne lui sont pas familiers» ( 17 ). C’est exactement le type de débat public que l’article 9 du protocole visait à protéger et à favoriser, notamment, en relation avec les opinions exprimées par les MPE. |
37. |
La règle selon laquelle l’article 9 du protocole appelle une interprétation large et offre une large protection aux MPE est soumise à deux conditions. Premièrement, l’opinion en cause dans une affaire donnée doit porter sur un sujet qui présente un réel intérêt général. Alors qu’une déclaration sur un problème d’intérêt général sera couverte par l’irresponsabilité garantie par ledit article 9, indépendamment de la question de savoir si elle a été faite à l’intérieur ou à l’extérieur de l’enceinte du Parlement, ce privilège ne saurait être invoqué par un MPE dans le cadre de litiges ou de conflits avec d’autres particuliers, les concernant personnellement, mais dépourvus de signification pour le public en général. La Cour européenne des droits de l’homme a adopté un point de vue analogue, s’agissant du niveau de protection dont bénéficient différents types de discours. Bien qu’elle rentre dans le champ d’application du droit à la liberté d’expression, une déclaration qui ne contribue pas à un débat d’intérêt général ne bénéficiera pas du très haut degré de protection dont bénéficient un discours politique et un discours sur d’autres problèmes d’intérêt général ( 18 ). J’entends être clair à ce égard, la question de savoir si une déclaration contribue ou non au débat public doit trouver une réponse en fonction non pas du style, de la précision ou de la correction de ladite déclaration, mais de la nature du sujet. Même une déclaration offensante ou inexacte peut, le cas échéant, être protégée si elle est liée à l’expression d’un point de vue particulier dans la discussion d’un sujet d’intérêt général. Ce n’est pas le rôle des juridictions de substituer leur propre appréciation à celle du public pour juger la correction et l’exactitude de déclarations politiques. |
38. |
Ensuite, il convient de faire une distinction entre des allégations de fait concernant certaines personnes et des opinions ou des jugements de valeur ( 19 ). Comme l’a jugé la Cour européenne des droits de l’homme «[S] I la matérialité des premiers [des faits] peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Pour les jugements de valeur, cette exigence est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10» ( 20 ). Si un MPE porte un jugement de valeur sur un sujet d’importance générale, il devrait en principe pouvoir se prévaloir de l’irresponsabilité, même si ses propos ont été jugés offensants ou dérangeants par certains. Toutefois, l’article 9 du protocole qui fait expressément référence à des «opinions» ne couvre pas les déclarations faites par un MPE qui contiennent des allégations de fait contre d’autres personnes. Par exemple, dire que quelqu’un est incompétent et doit démissionner est une forme de critique qui, bien qu’elle puisse être blessante pour la personne concernée constitue l’expression d’une opinion et relève du champ d’application de l’article 9 du protocole. De la même manière, des déclarations qui ne visent pas des individus précis, mais concernent au contraire une institution dans son ensemble devraient bénéficier d’une large protection. Sans vouloir aborder les questions de fait relatives à la présente affaire, il me semble qu’il y a une différence pertinente entre des déclarations visant différents juges et des déclarations concernant le système judiciaire en général. Ce dernier est un aspect important de la vie publique qu’il est certainement pertinent d’aborder en termes de débat politique. Au contraire, dire que quelqu’un, qu’il s’agisse d’un juge ou de n’importe qui d’autre, a détourné des fonds publics ou est corrompu est une allégation de fait et la personne qui a fait l’objet d’une telle accusation doit pouvoir saisir une juridiction pour tenter de se disculper et il doit être exigé de la personne qui a porté lesdites accusations qu’elle prouve leur véracité, même s’il s’agit d’un parlementaire. |
39. |
La distinction entre une déclaration comportant une critique générale et une allégation de fait contre un individu donné était au cœur de l’arrêt rendu par la Cour de Strasbourg dans l’affaire Patrono, Cascini et Stefanelli c. Italie auquel la Corte suprema di cassazione fait référence dans la décision de renvoi ( 21 ). Cette affaire concernait des déclarations faites par deux députés à l’encontre de certains juges en relation avec la conduite professionnelle de ces derniers, alors qu’ils travaillaient au bureau législatif du ministère de la Justice. La Cour de Strasbourg a souligné que les députés en cause n’avaient pas exprimé des opinions politiques générales sur les relations entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif, mais avaient imputé aux juges requérants des actes précis témoignant d’une conduite fautive et suggéré qu’ils étaient pénalement responsables ( 22 ). Il est clair que la Cour a également tenu compte du fait que les déclarations en cause avaient été faites au cours d’une conférence de presse et non devant l’assemblée parlementaire, mais cette considération est secondaire. La Cour de Strasbourg n’a jamais jugé qu’une déclaration ne relevait pas de l’immunité parlementaire au seul motif qu’elle avait été faite à l’extérieur des locaux du Parlement. |
40. |
Pour conclure, l’article 9 du protocole qui garantit aux MPE l’irresponsabilité en raison des opinions exprimés par eux dans l’exercice de leurs fonctions devrait faire l’objet d’une interprétation extensive. Cela vaut pour des déclarations de fait comme pour des jugements de valeur sur des problèmes d’intérêt général ou politique, qu’ils soient émis dans l’enceinte du Parlement ou à l’extérieur de celui-ci. Un tel privilège inclut des déclarations susceptibles d’heurter ou d’offenser le public dans son ensemble ou un individu donné que ces déclarations peuvent concerner directement ou indirectement. Il ne peut, en revanche, être invoqué en relation avec des allégations de fait concernant une personne ou dans le cadre de problèmes privés sans rapport avec des problèmes de portée générale ou relevant du débat politique. |
V — Conclusion
41. |
Pour les motifs précédemment exposés, je pense que la Cour devrait répondre comme suit aux questions posées par la Corte suprema di cassazione: «Une juridiction nationale devant laquelle est pendante une procédure contre un membre du Parlement européen n’est pas tenue de demander au Parlement européen son opinion sur la question de savoir si la conduite mise en cause est couverte par l’immunité parlementaire si le membre concerné n’a pas lui-même initié la procédure conformément à l’article 6, paragraphe 3, du règlement intérieur du Parlement européen concernant les demandes des membres adressées au Parlement en vue de défendre leurs privilèges. Si le membre en question a introduit la demande et que le Parlement européen a donné son avis en ce qui concerne l’immunité du membre en cause, celui-ci n’est pas, en principe, contraignant pour la juridiction nationale, mais devrait sérieusement être pris en considération par cette juridiction. Si la juridiction nationale aboutit à une conclusion différente de celle du Parlement européen, elle devrait, le cas échéant, saisir la Cour de justice des Communautés européennes. Toutefois, si en droit national, dans une situation analogue impliquant un membre du Parlement national, les juridictions nationales auraient été tenues de suivre l’opinion émise par le Parlement national ou de déférer l’affaire en cause à une juridiction de rang supérieur, elles ont la même obligation en ce qui concerne les opinions émises par le Parlement européen et doivent, soit s’y conformer, soit saisir ladite Cour, la décision à cet égard appartenant au juge national.» |
( 1 ) Langue originale: l’anglais.
( 2 ) 2001/2099 (REG), A5-0213/2002, rapporteur M. MacCormick.
( 3 ) 2001/2099 (REG), P5_TA (2002) 0291.
( 4 ) Une explication possible peut résider dans le fait que, lorsque la juridiction saisie en première instance a statué sur les affaires introduites contre M. Marra, le Parlement n’avait pas encore adopté la résolution en cause de sorte que, lorsqu’elle a exercé son contrôle sur les décisions de juridictions inférieures, la Corte suprema di cassazione s’est en fait concentrée sur la question de savoir si leurs décisions étaient correctes en cas d’inaction de M. Marra ou du Parlement. En toute hypothèse, je pense que les réponses que je vais donner dans les pages suivantes fourniront suffisamment d’informations en ce qui concerne l’interprétation des dispositions pertinentes du protocole pour permettre aux juridictions nationales de statuer sur la présente affaire, même si les faits se présentaient tels que la décision de renvoi les décrit.
( 5 ) Dans le cas de M. Clemente, la décision de renvoi n’indique pas la date à laquelle il a introduit son action contre M. Marra.
( 6 ) Voir note 3 (point C).
( 7 ) Par conséquent, l’équivalence requise par l’article 10, paragraphe 1, sous a), du protocole serait, dans la présente affaire, celle existant entre l’immunité dont bénéficient les membres du Parlement italien conformément à l’article 68, paragraphe 1, de la Constitution italienne et celle dont bénéficient les MPE en application de l’article 9 dudit protocole.
( 8 ) «Pour l’application du présent protocole, les institutions des Communautés agissent de concert avec les autorités responsables des États membres intéressés».
( 9 ) L’opinion du Parlement ne sera évidemment pertinente que si celui-ci décide qu’un MPE en fonction bénéficie de l’immunité au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous a), du protocole. Si le Parlement devait lever l’immunité prévue par cet article 10, la juridiction nationale pourrait tout de même accorder ce privilège si elle jugeait qu’une déclaration donnée était couverte par l’immunité résultant de l’article 9 du protocole que le Parlement ne peut pas lever lui-même. La complexité apparente qui résulte de l’application cumulative des articles 9 et 10 du protocole découle du fait que leur interprétation dépend de deux institutions différentes (le Parlement et les juridictions nationales) et qu’une décision relative à l’immunité dans une affaire donnée peut parfois dépendre également de décisions prises par ces deux institutions.
( 10 ) Il pourrait être soutenu que la Corte suprema di cassazione devrait rédiger une seconde décision de renvoi dans la présente affaire si elle a besoin d’informations sur l’interprétation au fond de l’article 9 du protocole. Toutefois, des considérations tenant à l’économie de la procédure, à la nécessité d’une solution rapide du litige et au souhait d’économiser le temps et les ressources de la Cour plaident en faveur d’une discussion sur ce point ici et maintenant. Il est évident que même si la Cour décide de procéder ainsi, cela n’empêche pas la juridiction nationale d’introduire une nouvelle demande de décision préjudicielle, si elle considère que cela est nécessaire.
( 11 ) Voir la discussion dans Cour eur. D.H., arrêt Cordova c. Italie du 30 janvier 2003 (no 1), no 40877/98, Recueil des arrêts et décisions 40, 2003-I (points 58 à 61).
( 12 ) Comme la Cour européenne des droits de l’homme l’a noté dans l’affaire A c. Royaume-Uni, no 35373/97, Recueil des arrêts et décisions 2002-X, point 75, «l’immunité accordée [aux députés] [avait pour finalité] de leur permettre de participer de façon constructive aux débats parlementaires et de représenter leurs électeurs sur des questions d’intérêt public en formulant librement leurs propos ou leurs opinions, sans risque de poursuites devant un tribunal ou une autre autorité».
( 13 ) Limon, D., et McKay, W. R., Erskine May’s Treatise on the law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament, Butterworths, 1997, p. 69 et suiv., Blackburn, R., et Kennon, A., Griffith & Ryle on Parliament: Functions, Practice and Procedures, Sweet & Maxwell, Londres, 2003, p. 126.
( 14 ) Tant le Parlement que la Commission ont fait valoir qu’un critère spatial était inadéquat et que les déclarations faites en dehors de l’enceinte du Parlement devrait également bénéficier de la protection de l’article 9 du protocole si elles sont liées aux activités du MPE ès qualités.
( 15 ) Cour eur. D.H., arrêts Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A no 103; Barfod c. Danemark du 22 février 1989, série A no 149; Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A no 236; Schwabe c. Autriche du 28 août 1992, serie A no 42 B; Oberschlick c. Autriche (no 1) du 23 mai 1991; série A no 204; Lehideux et Isorni c. France du 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions, 1998-VII. Voir en outre, la discussion dans Loveland, I., Political Libels: A Comparative Study, Hart Publishing, 2000, p. 107 et suiv.
( 16 ) Thorgeirson c. Islande du 25 juin 1992, série A no 239, point 64: «rien dans [l]a jurisprudence ne permet de distinguer […] entre le débat politique et la discussion d’autres problèmes d’intérêt général».
( 17 ) Post, R., Constitutional Domains: Democracy, Community, Management, Harvard University Press, 1995, p. 139.
( 18 ) Par exemple, dans l’affaire von Hannover c. Allemagne, Recueil des arrêts et décisions 40 (2005), p. 1, la Cour de Strasbourg a jugé que la publication de photographies montrant la princesse Caroline de Monaco dans différentes activités de sa vie quotidienne telles que dîner au restaurant ou faire ses courses bénéficiait de la protection prévue audit article 10, mais de manière plus limitée que des publications de nature politique.
( 19 ) Il est vrai qu’il n’est pas toujours facile de distinguer entre un jugement de valeur et la constatation d’un fait et plusieurs approches analytiques ont été adoptées à cet effet par différents juges et auteurs de doctrine. Cette distinction reste toutefois la meilleure possible. Voir la discussion dans Post, R., op. cit., p. 153 et suiv.
( 20 ) Cour eur. D.H., arrêt Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, Recueil des arrêts et décision, 2001-VIII, point 75.
( 21 ) Requête no 10180/04, arrêt du 20 avril 2006.
( 22 ) Loc. cit., point 62: «[les défendeurs] n’ont pas exprimé des opinions de nature politique quant aux relations entre la magistrature et le pouvoir exécutif, ou au sujet du projet de loi sur les commissions rogatoires, mais ont attribué des comportements précis et fautifs aux requérants. Or, dans un tel cas, on ne saurait justifier un déni d’accès à la justice par le seul motif que la querelle pourrait être de nature politique ou liée à une activité politique».