Affaire C-282/05 P

Holcim (Deutschland) AG

contre

Commission des Communautés européennes

«Pourvoi — Responsabilité extracontractuelle de la Communauté — Article 85 du traité CE (devenu article 81 CE) — Remboursement des frais de garantie bancaire»

Conclusions de l'avocat général M. P. Mengozzi, présentées le 11 janvier 2007 

Arrêt de la Cour (deuxième chambre) du 19 avril 2007 

Sommaire de l'arrêt

1.     Recours en indemnité — Délai de prescription — Point de départ

(Art. 288, al. 2, CE; statut de la Cour de justice, art. 46)

2.     Recours en indemnité — Délai de prescription — Interruption

(Art. 288, al. 2, CE; statut de la Cour de justice, art. 46)

3.     Responsabilité non contractuelle — Conditions

(Art. 288, al. 2, CE)

1.     Le délai de prescription de l'action en responsabilité de la Communauté commence à courir lorsque sont réunies toutes les conditions auxquelles se trouve subordonnée l'obligation de réparation et notamment lorsque le dommage à réparer s'est concrétisé. Dès lors, s'agissant des cas où la responsabilité de la Communauté trouve sa source dans un acte normatif, ce délai de prescription commence à courir lorsque les effets dommageables de cet acte se sont produits. Une solution différente reviendrait à remettre en cause le principe de l'autonomie des recours en faisant dépendre la procédure du recours en indemnité de l'aboutissement d'un recours en annulation.

Cette solution peut être transposée aux contentieux nés d'actes individuels. Dans ces contentieux, le délai de prescription commence à courir lorsque la décision a produit ses effets à l'égard des personnes qu'elle vise. Dans une situation où une amende est infligée à une société par une décision de la Commission, les effets dommageables se produisent à l'égard de cette entreprise dès sa condamnation à payer l'amende. Il est en effet indifférent, pour le déclenchement du délai de prescription, que le comportement illégal de la Communauté ait été constaté par une décision de justice.

(cf. points 29-31)

2.     En vertu de l'article 46 du statut de la Cour de justice, la prescription est interrompue, en matière de responsabilité non contractuelle, soit par la requête formée devant la Cour, soit par la demande préalable que la victime peut adresser à l'institution compétente des Communautés. Ledit article 46 étant relatif aux actions contre les Communautés en matière de responsabilité non contractuelle, la «requête» au sens de ce texte, qui est d'ailleurs considérée comme interruptive de la prescription, est celle tendant à mettre en cause cette responsabilité, conformément à l'article 288, alinéa 2, CE. Un recours en annulation ne saurait donc être considéré comme étant une «requête» de nature à interrompre le délai de prescription au sens de l'article 46 du statut de la Cour.

(cf. point 36)

3.     L'engagement de la responsabilité non contractuelle de la Communauté est subordonné à la réunion d'un ensemble de conditions, parmi lesquelles figure, lorsqu'est en cause l'illégalité d'un acte juridique, l'existence d'une violation suffisamment caractérisée d'une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers. S'agissant de cette condition, le critère décisif pour considérer qu'une violation du droit communautaire est suffisamment caractérisée est celui de la méconnaissance manifeste et grave, par une institution communautaire, des limites qui s'imposent à son pouvoir d'appréciation. Lorsque cette institution ne dispose que d'une marge d'appréciation considérablement réduite, voire inexistante, la simple infraction au droit communautaire peut suffire à établir l'existence d'une violation suffisamment caractérisée. La nature générale ou individuelle d'un acte n'est donc pas déterminante pour établir si l'on se trouve en présence d'une telle violation.

(cf. points 47-48)




ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)

19 avril 2007 (*)

«Pourvoi – Responsabilité extracontractuelle de la Communauté – Article 85 du traité CE (devenu article 81 CE) – Remboursement des frais de garantie bancaire»

Dans l’affaire C-282/05 P,

ayant pour objet un pourvoi au titre de l’article 56 du statut de la Cour de justice, introduit le 12 juillet 2005,

Holcim (Deutschland) AG, anciennement Alsen AG, établie à Hambourg (Allemagne), représentée par MM. P. Niggemann et F. Wiemer, Rechtsanwälte,

partie requérante,

l’autre partie à la procédure étant:

Commission des Communautés européennes, représentée par MM. R. Lyal, et G. Wilms, en qualité d’agents, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie défenderesse en première instance,

LA COUR (deuxième chambre),

composée de M. C. W. A. Timmermans, président de chambre, MM. P. Kūris, J. Makarczyk, L. Bay‑Larsen et J.‑C. Bonichot (rapporteur), juges,

avocat général: M. P. Mengozzi,

greffier: M. R. Grass,

vu la procédure écrite,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 11 janvier 2007,

rend le présent

Arrêt

1       Par son pourvoi, Holcim (Deutschland) AG demande l’annulation de l’arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 21 avril 2005, Holcim (Deutschland) AG/Commission des Communautés européennes (T-28/03, Rec. p. II-1357, ci‑après l’«arrêt attaqué»), par lequel celui-ci a rejeté son recours tendant à la réparation du préjudice qu’elle prétend avoir subi du fait des frais liés à la constitution d’une garantie bancaire aux fins de différer le paiement d’une amende infligée par la décision 94/815/CE de la Commission, du 30 novembre 1994, relative à une procédure d’application de l’article 85 du traité CE (Affaire IV/33.126 et 33.322 – Ciment) (JO L 343, p. 1, ci‑après la «décision Ciment»), ladite décision ayant été par la suite annulée par un arrêt du Tribunal du 15 mars 2000, Cimenteries CBR e.a./Commission, dit «Ciment» (T‑25/95, T‑26/95, T‑30/95 à T‑32/95, T‑34/95 à T‑39/95, T‑42/95 à T‑46/95, T‑48/95, T‑50/95 à T‑65/95, T‑68/95 à T‑71/95, T‑87/95, T‑88/95, T‑103/95 et T‑104/95, Rec. p. II‑491).

 Les antécédents du litige

2       Les antécédents du litige ont été exposés aux points 1 à 9 de l’arrêt attaqué, dans les termes suivants:

«1      La requérante, la société Alsen AG, devenue Holcim (Deutschland) AG, dont le siège se situe à Hambourg (Allemagne), a pour activité la fabrication de matériaux de construction. Alsen AG provient de la fusion réalisée en 1997 entre Alsen Breitenburg Zement- und Kalkwerke GmbH (ci-après ‘Alsen Breitenburg’) et Nordcement AG (ci‑après ‘Nordcement’).

2      Par [la décision Ciment], la Commission a condamné Alsen Breitenburg et Nordcement à des amendes respectives de 3,841 millions et de 1,85 million d’euros, pour violation de l’article 85 du traité CE (devenu article 81 CE).

3      Alsen Breitenburg et Nordcement ont introduit des recours en annulation contre cette décision. Ces recours ont été enregistrés sous les références T‑45/95 et T‑46/95 et ont ensuite été joints aux recours intentés par les autres sociétés visées par la décision Ciment.

4      Suivant la faculté offerte par la Commission, Alsen Breitenburg et Nordcement ont décidé de constituer une garantie bancaire, évitant ainsi de devoir payer immédiatement les amendes en cause. La garantie bancaire de Alsen Breitenburg a été constituée du 3 mai 1995 au 2 mai 2000 auprès de la Berenberg Bank, moyennant une commission annuelle de 0,45 %. Nordcement a constitué du 18 avril 1995 au 3 mai 2000 une garantie bancaire auprès de la Deutsche Bank, moyennant une commission annuelle de 0,375 % et une commission unique d’établissement de 15,34 euros. Au total, la requérante a payé aux banques, pour la constitution des garanties bancaires, un montant de 139 002,21 euros.

5      Par [l’arrêt Ciment, précité] le Tribunal a annulé la décision Ciment en ce qui concerne la requérante et a condamné la Commission aux dépens.

6      En vertu de l’article 91 du règlement de procédure du Tribunal, et par lettre du 28 septembre 2001, la requérante a dès lors demandé à la défenderesse le remboursement, d’une part, des frais de procédure (notamment les frais d’avocat s’élevant à 545 000 euros) et, d’autre part, des frais résultant de la constitution des garanties bancaires.

7      Par lettre du 24 janvier 2002, la défenderesse a proposé à la requérante le remboursement d’une partie des frais d’avocat (à hauteur de 130 000 euros), mais a refusé le remboursement des frais de garantie bancaire, en se prévalant de la jurisprudence relative aux dépens, au sens de l’article 91 du règlement de procédure.

8      Par lettre du 5 avril 2002, la requérante a de nouveau invité la défenderesse à lui rembourser l’intégralité des frais d’avocat et de garantie bancaire. Pour le remboursement des frais de garantie bancaire, la requérante se fondait, cette fois-ci, sur l’article 288, deuxième alinéa, CE et l’article 233 CE, ainsi que sur l’arrêt du Tribunal du 10 octobre 2001, Corus UK/Commission (T‑171/99, Rec. p. II‑2967), intervenu entre-temps.

9      Par un courrier électronique du 30 mai 2002, la défenderesse a proposé le paiement des frais d’avocat à hauteur de 200 000 euros. S’agissant des frais de garantie bancaire, elle a, de nouveau, refusé de procéder à leur remboursement, considérant que la possibilité de surseoir au paiement de l’amende en constituant une garantie bancaire était une simple option et qu’elle ne pouvait dès lors être rendue responsable des frais engendrés par la décision des entreprises de recourir à cette possibilité.»

 Le recours devant le Tribunal et l’arrêt attaqué

3       Par requête déposée au greffe du Tribunal le 31 janvier 2003, la requérante a demandé:

–       que la Commission soit condamnée à lui verser la somme de 139 002,21 euros, majorée d’intérêts de retard au taux de 5,75 % l’an à compter du 15 avril 2000;

–       que la Commission soit condamnée aux dépens.

4       La défenderesse a quant à elle demandé au Tribunal:

–       de rejeter le recours comme étant irrecevable, en ce qu’il est fondé sur l’article 233 CE;

–       de rejeter intégralement le recours, en ce qu’il est fondé sur l’article 288 CE:

–       en tant qu’irrecevable ou, subsidiairement, en tant que non fondé, dans la mesure où il concerne les frais de garantie bancaire encourus avant le 31 janvier 1998;

–       en tant que non fondé au demeurant;

–       de condamner la requérante aux dépens.

5       Dans ses observations, la requérante a conséquemment demandé au Tribunal:

–       de déclarer le recours recevable, en ce qu’il est fondé sur l’article 233 CE;

–       à titre subsidiaire, d’interpréter le recours, en ce qu’il est fondé sur l’article 233 CE, comme étant un recours en annulation ou en carence;

–       de condamner la défenderesse aux dépens.

6       Par l’arrêt attaqué, rendu après avoir entendu les parties en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions posées par le Tribunal lors de l’audience du 10 juin 2004, le Tribunal a rejeté le recours.

7       En premier lieu, il a estimé que le recours était irrecevable en tant qu’il se fondait sur l’article 233 CE.

8       Pour parvenir à cette conclusion, le Tribunal a constaté que, dans le cadre du traité CE, les voies de droit qui s’offrent aux justiciables pour faire valoir leurs droits sont limitativement énumérées. Or, l’article 233 CE, relatif aux obligations que comporte l’exécution d’un arrêt de la Cour de justice, n’ouvrant pas une telle voie de droit, il ne peut fonder de façon autonome une demande visant au remboursement de frais de garanties bancaires. Le Tribunal a par ailleurs refusé d’interpréter la requête comme constituant un recours en annulation ou en carence après avoir constaté que son objet initial consistait en une demande de réparation (point 46 de l’arrêt attaqué).

9       En second lieu, le Tribunal a jugé que le recours, en tant qu’il se fondait sur l’article 288 CE, devait être rejeté comme étant pour partie irrecevable et pour partie mal fondé.

10     Le Tribunal a considéré, ainsi que l’y invitait la partie défenderesse, que la requête était en partie irrecevable, l’action en indemnité étant prescrite en vertu de l’article 46 du statut de la Cour. Il a rappelé que le délai de prescription de l’action en responsabilité extracontractuelle ne commence à courir que lorsque sont remplies les conditions auxquelles se trouve subordonnée l’obligation de réparation (point 59 de l’arrêt attaqué). Il a considéré en l’espèce que ces conditions étaient remplies dès la constitution des garanties bancaires dans la mesure où la requérante, estimant la décision Ciment illégale, se trouvait en mesure de mettre en cause la responsabilité extracontractuelle de la Communauté (point 63 de l’arrêt attaqué). Dès lors le délai de prescription n’a été interrompu que par l’introduction de la requête devant le Tribunal le 31 janvier 2003. Faisant application des dispositions de l’article 46 du statut de la Cour, le Tribunal a considéré que l’action en indemnité était prescrite en ce qui concerne les frais de garantie bancaire encourus avant le 31 janvier 1998 (point 74 de l’arrêt attaqué).

11     Le Tribunal a statué au fond s’agissant des frais encourus après cette date. Il s’est dans un premier temps attaché à vérifier si le comportement de la Commission consistait en une violation caractérisée du droit communautaire. Il a rappelé qu’il avait lui-même constaté l’illégalité de la décision Ciment dans l’arrêt Ciment, précité. Il a néanmoins conclu que cette illégalité ne constituait pas une violation caractérisée du droit communautaire. Il a certes reconnu que la Commission ne disposait pas en l’espèce d’un pouvoir d’appréciation étendu et que, dans ces circonstances, le non-respect du droit communautaire pourrait s’analyser comme une violation caractérisée (points 95 à 100 de l’arrêt attaqué). Il a cependant rappelé que les faits à l’origine de la décision Ciment étaient d’une complexité extrême. Dans ces conditions, le Tribunal a jugé que la violation du droit communautaire n’était pas en l’espèce suffisamment caractérisée (points 101 à 116 de l’arrêt attaqué).

12     Dans un second temps, le Tribunal a recherché un éventuel lien de causalité entre le comportement de la Commission et le préjudice invoqué. Il a considéré que ce lien n’était pas établi dans la mesure où la constitution d’une garantie bancaire a résulté du libre choix de la requérante et non de l’illégalité de la décision de la Commission (points 119 à 131 de l’arrêt attaqué).

13     Le Tribunal a alors jugé inutile de se prononcer sur le préjudice subi et a rejeté le recours au fond.

 La procédure devant la Cour et les conclusions des parties

14     La requérante maintient les conclusions formulées en première instance et conclut à ce qu’il plaise à la Cour:

–       annuler l’arrêt attaqué;

–       condamner la défenderesse à verser à la requérante la somme de 139 002,21 euros, majorée d’intérêts de retard au taux de 5,75 % l’an à compter du 15 avril 2000;

–       subsidiairement, renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue à nouveau en tenant compte de l’appréciation juridique développée par la Cour;

–       condamner la défenderesse à l’ensemble des dépens;

15     La défenderesse conclut à ce qu’il plaise à la Cour:

–       rejeter le pourvoi;

–       condamner la requérante aux dépens;

 Le pourvoi

16     Le pourvoi est fondé sur trois moyens. Le premier est tiré de l’erreur de droit que le Tribunal aurait commise en considérant partiellement prescrite l’action en indemnité fondée sur les articles 235 CE et 288 CE. Le deuxième est tiré de l’erreur de droit que le Tribunal aurait commise en recherchant l’existence d’une violation suffisamment caractérisée du droit communautaire pour établir la responsabilité de la Communauté. Le troisième moyen est tiré de l’erreur qu’aurait commise le Tribunal en jugeant qu’aucun lien de causalité entre l’illégalité de la décision Ciment et la constitution des frais de garantie n’était établi en l’espèce.

 Sur le premier moyen

 Argumentation des parties

17     La requérante conteste l’appréciation faite par le Tribunal de l’application des règles de prescription prévues à l’article 46 du statut de la Cour de justice. Elle considère que le délai de prescription n’a commencé à courir qu’une fois prononcée l’annulation de la décision Ciment. Elle appuie son raisonnement sur l’arrêt du 27 janvier 1982, Birra Wührer e.a./Commission (256/80, 257/80, 265/80, 267/80 et 5/81, Rec. p. 85, point 10), duquel il résulte que le délai de prescription ne saurait commencer à courir avant que ne soient réunies toutes les conditions auxquelles se trouve subordonnée l’obligation de réparation et notamment avant que le dommage à réparer ne soit concrétisé.

18     Or, selon la requérante, l’annulation de la décision Ciment était en l’espèce une condition de l’obligation de réparation.

19     La requérante considère que, en constituant les garanties bancaires, elle a rempli une obligation juridique qui n’a pris fin qu’avec la décision d’annulation. Elle estime également que le dommage est étroitement lié à l’introduction du recours en annulation puisque c’est du fait de ce dernier et de son absence de caractère suspensif que les garanties bancaires ont été constituées.

20     Elle affirme en outre que le Tribunal a développé un raisonnement erroné, sur le fondement de l’arrêt du 2 juin 1976, Kurt Kampffmeyer e.a./Commission et Conseil (56/74 à 60/74, Rec. p. 711), en jugeant qu’il lui aurait été possible d’introduire un recours en indemnité dès la constitution des garanties bancaires. Elle considère en effet qu’une telle utilisation du recours prévu à l’article 288 CE aurait constitué un détournement de procédure destiné à contourner les conditions de recevabilité posées à l’article 230 CE pour le recours en annulation.

21     La requérante considère enfin que, contrairement à ce qu’a jugé le Tribunal, le préjudice n’a nullement été continu mais s’est entièrement réalisé avec la constitution des garanties bancaires. Elle souligne qu’un seul et unique contrat de garantie a été conclu avec les banques. Ce contrat était en outre limité ratione temporis à la durée de la procédure judiciaire et les taux d’intérêt applicables étaient annuels. Dès lors, il n’était procédé à aucune facturation quotidienne des commissions bancaires afférentes à ces garanties.

22     À titre subsidiaire, la requérante soutient que le délai de prescription a été interrompu par l’introduction du recours en annulation devant le Tribunal. Selon elle, les faits de l’espèce n’ont été définitivement constatés que dans le cadre de ce recours et l’introduction de la requête en indemnité dépendait essentiellement de l’issue de la procédure en annulation.

23     La défenderesse considère quant à elle que le Tribunal a fait une application exacte des règles de prescription. Elle soutient notamment que la décision illégale constitue le fait générateur de la responsabilité.

24     Elle estime que la constitution des garanties bancaires ne peut s’analyser comme une obligation juridique dans la mesure où elle résulte d’un libre choix de la requérante qui pouvait également décider d’acquitter l’amende. En annulant la décision Ciment, le Tribunal n’a donc pu mettre fin à une obligation inexistante. L’annulation ne constitue donc pas le fait à l’origine de la responsabilité, ce dernier se situant au contraire dans la décision Ciment elle-même.

25     La défenderesse souligne également que la requérante pouvait, ainsi que l’a jugé le Tribunal, introduire un recours en indemnité dès la constitution des garanties. La défenderesse considère que c’est à bon droit que le Tribunal a fait application de l’arrêt Kampffmeyer e.a./Commission et Conseil, précité, les recours des articles 230 CE et 288 CE étant autonomes.

26     Dès lors, la défenderesse considère que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que le délai de prescription commençait à courir dès la constitution des garanties bancaires.

27     La défenderesse soutient également que l’introduction du recours en annulation n’a pas interrompu le délai de prescription en faisant valoir que l’article 46 du statut de la Cour de justice prévoit expressément que ce délai est interrompu par l’introduction du recours en indemnité. Un recours en annulation ne saurait ainsi interrompre ledit délai.

 Appréciation de la Cour

28     Le premier moyen se subdivise en trois branches.

 Sur la première branche, tirée de l’appréciation du point de départ du délai de prescription

29     Le délai de prescription de l’action en responsabilité de la Communauté commence à courir lorsque sont réunies toutes les conditions auxquelles se trouve subordonnée l’obligation de réparation et notamment lorsque que le dommage à réparer s’est concrétisé. Dès lors, s’agissant des cas où la responsabilité de la Communauté trouve sa source dans un acte normatif, ce délai de prescription commence à courir lorsque les effets dommageables de cet acte se sont produits.

30     Une solution différente reviendrait à remettre en cause le principe de l’autonomie des recours en faisant dépendre la procédure du recours en indemnité de l’aboutissement d’un recours en annulation. Cette solution peut être transposée aux contentieux nés d’actes individuels. Dans ces contentieux, le délai de prescription commence à courir lorsque la décision a produit ses effets à l’égard des personnes qu’elle vise.

31     Or, en l’espèce, les effets dommageables de la décision Ciment se sont produits à l’égard des prédécesseurs de la société requérante dès leur condamnation à payer une amende. Ces condamnations étaient assorties de la faculté, ouverte afin d’éviter de verser immédiatement les amendes, de constituer des garanties bancaires. Contrairement à ce qui est soutenu par la requérante, les effets dommageables de la décision Ciment ne se sont donc pas produits lors de l’annulation, par le Tribunal, de cette décision. Il est en effet indifférent, pour le déclenchement du délai de prescription, que le comportement illégal de la Communauté ait été constaté par une décision de justice.

32     Les prédécesseurs de la société requérante pouvaient par conséquent, conformément à la solution dégagée par la Cour au point 6 de l’arrêt Kampffmeyer e.a./Commission et Conseil, précité, introduire un recours visant à faire constater la responsabilité non contractuelle de la Communauté dès le moment où la cause du préjudice était devenue certaine, c’est-à-dire, en l’espèce, dès la constitution des garanties bancaires. Contrairement à ce qu’allègue la requérante, cela n’aurait pas constitué un détournement de procédure, le recours en indemnité étant autonome par rapport au recours en annulation.

33     Le Tribunal, au point 68 de l’arrêt attaqué, a commis une erreur de droit en jugeant que le délai de prescription commençait à courir à la date de constitution des garanties bancaires. En effet, si l’action en responsabilité pouvait sans doute être introduite dès la constitution des garanties, puisque à cette date le dommage causé par la décision contestée de la Commission était certain dans son principe et pouvait être apprécié dans son étendue, la prescription ne pouvait, pour sa part, courir qu’à partir du moment où le préjudice pécuniaire s’était effectivement réalisé, c’est-à-dire celui à partir duquel, en l’espèce, les frais de la garantie bancaire avaient commencé à courir. Mais quelle que soit la date retenue, celle-ci est bien antérieure au prononcé de l’arrêt Ciment, précité, que la requérante regarde comme celle du départ du délai de prescription. La première branche du premier moyen doit être écartée.

 Sur la deuxième branche, tirée du caractère continu du préjudice

34     Le préjudice allégué par la requérante est constitué des sommes qu’elle a été tenue de verser aux banques pour la constitution de garanties. Ainsi qu’il ressort des pièces du dossier soumis au Tribunal et de la procédure suivie devant lui, ces frais bancaires étaient calculés au prorata du nombre de jours durant lesquels les garanties bancaires étaient en vigueur.

35     Le montant du préjudice allégué augmentait ainsi à proportion du nombre de jours écoulés. La requérante n’est par conséquent pas fondée à soutenir que le préjudice aurait présenté un caractère instantané et se serait limité à la seule constitution des garanties bancaires. Par suite, c’est à bon droit que le Tribunal a considéré, au point 69 de l’arrêt attaqué, que le préjudice invoqué par la requérante présentait un caractère continu. Il y a lieu par conséquent d’écarter la deuxième branche du premier moyen.

 Sur la troisième branche, tirée de l’interruption du délai de prescription

36     En vertu de l’article 46 du statut de la Cour, la prescription est interrompue, en matière de responsabilité non contractuelle, soit par la requête formée devant la Cour, soit par la demande préalable que la victime peut adresser à l’institution compétente des Communautés. L’article 46 du statut de la Cour étant relatif aux actions contre les Communautés en matière de responsabilité non contractuelle, la «requête» au sens de ce texte, qui est d’ailleurs considérée comme interruptive de la prescription, est celle tendant à mettre en cause cette responsabilité, conformément à l’article 288, paragraphe 2, CE. Un recours en annulation ne saurait donc être considéré comme étant une «requête» de nature à interrompre le délai de prescription au sens de l’article 46 du statut de la Cour de justice. Dès lors, la requérante n’est pas fondée à soutenir, par la dernière branche de son premier moyen, que c’est au prix d’une erreur de droit que le Tribunal a jugé que l’introduction d’un recours en annulation n’a pas interrompu le délai de prescription.

37     Il résulte de ce qui précède qu’il y a lieu d’écarter le premier moyen dans son intégralité.

 Sur le deuxième moyen

 Argumentation des parties

38     La requérante estime que le Tribunal a commis une erreur de droit en recherchant une violation suffisamment caractérisée du droit communautaire comme condition de l’obligation de réparation de la Communauté.

39     Elle soutient que le critère de la violation suffisamment caractérisée n’est applicable que lorsqu’est en cause l’action normative de la Communauté. Or, en l’espèce, c’est dans le contexte juridique créé par l’annulation d’une mesure individuelle à caractère administratif que la responsabilité de la Communauté est recherchée. Dès lors, le Tribunal n’avait pas, selon la requérante, à rechercher l’existence d’une violation suffisamment caractérisée, la simple constatation d’une illégalité suffisant à fonder l’obligation de réparation.

40     Elle ajoute que le critère de la violation suffisamment caractérisée est exigé dans le cadre des actes normatifs afin de prévenir des contentieux de masse, contentieux qui sont moins probables lorsque sont en cause des actes individuels, comme c’est le cas de l’affaire en cause.

41     À titre subsidiaire, la requérante demande à la Cour de reconnaître qu’il y a eu, en l’espèce, une violation suffisamment caractérisée du droit communautaire. Elle s’appuie à cet effet sur la jurisprudence qui considère qu’il y a violation suffisamment caractérisée lorsqu’une institution méconnaît de manière manifeste et grave les limites de son pouvoir d’appréciation, une simple infraction suffisant lorsque ce pouvoir est lui-même réduit (voir arrêt du 23 mai 1996, Hedley Lomas, C-5/94, Rec. p. I-2553). La requérante considère que la marge d’appréciation de la défenderesse était en l’espèce réduite et rejoint sur ce point l’appréciation du Tribunal (voir point 100 de l’arrêt attaqué). En revanche, elle considère que c’est à tort que le Tribunal a pris en compte la complexité des faits et les difficultés d’application du droit communautaire pour déterminer l’existence d’une violation suffisamment caractérisée, la jurisprudence citée ne permettant pas, selon elle, de fonder l’arrêt attaqué sur de tels motifs.

42     Enfin, la requérante fait valoir que les faits de l’espèce n’étaient pas, en ce qui la concerne, complexes et que la longueur de l’arrêt Ciment, précité, s’explique par le simple fait que la défenderesse et le Tribunal ont préféré joindre différentes affaires connexes plutôt que de traiter dans un arrêt séparé le cas des sociétés Alsen Breitenburg et Nordcement.

43     La défenderesse considère quant à elle que c’est à bon droit que le Tribunal a recherché l’existence d’une violation suffisamment caractérisée.

44     Elle soutient notamment que la distinction opérée par la requérante entre actes normatifs et actes individuels n’est pas pertinente. Selon la jurisprudence de la Cour, la nature des actes ne serait pas en effet un critère déterminant pour identifier les limites du pouvoir d’appréciation des institutions (voir arrêt du 4 juillet 2000, Bergaderm et Goupil/Commission, C-352/98 P, Rec. p. I-5291, points 40 et 42). Elle considère que, pour apprécier l’étendue de ce pouvoir d’appréciation, il est nécessaire de se placer au moment de la prise de décision. Dans ces conditions, il convient de tenir compte de la situation particulière de la Commission à ce moment et donc de prendre en considération la complexité des faits à l’origine de l’affaire. Elle estime en outre que l’absence de complexité des faits, alléguée par la requérante, est une question qui échappe à la compétence de la Cour dans le cadre d’un pourvoi.

45     À titre subsidiaire, la défenderesse fait valoir que l’évaluation de la complexité des faits ne saurait se limiter à la seule situation de la requérante au pourvoi mais doit également prendre en compte l’ensemble des situations ayant amené la Commission à adopter la décision Ciment.

 Appréciation de la Cour

46     Le deuxième moyen se subdivise en trois branches.

 Sur la première branche, tirée de ce que le Tribunal ne pouvait rechercher une violation suffisamment caractérisée du droit communautaire

47     L’engagement de la responsabilité non contractuelle de la Communauté est subordonné à la réunion d’un ensemble de conditions, parmi lesquelles figure, lorsque est en cause l’illégalité d’un acte juridique, l’existence d’une violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers. S’agissant de cette condition, le critère décisif pour considérer qu’une violation du droit communautaire est suffisamment caractérisée est celui de la méconnaissance manifeste et grave, par une institution communautaire, des limites qui s’imposent à son pouvoir d’appréciation. Lorsque cette institution ne dispose que d’une marge d’appréciation considérablement réduite, voire inexistante, la simple infraction au droit communautaire peut suffire à établir l’existence d’une violation suffisamment caractérisée (arrêt Bergaderm et Goupil/Commission, précité, points 43 et 44).

48     La nature générale ou individuelle d’un acte n’est donc pas déterminante pour établir si l’on se trouve en présence d’une telle violation (arrêts Bergaderm et Goupil/Commission, précité, point 46, et du 10 juillet 2003, Commission/Fresh Marine, C‑472/00 P, Rec. p. I‑7541, point 27).

49     La requérante n’est, par suite, pas fondée à soutenir que le critère de la violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit ne serait applicable que lorsque est en cause l’action normative de la Communauté et serait exclue lorsque, comme en l’espèce, est en cause un acte individuel. Le Tribunal ne pouvait par suite, contrairement à ce qui est soutenu, se borner à constater l’existence d’une simple illégalité, mais devait, ainsi qu’il l’a fait à bon droit, retenir le critère de l’existence d’une violation suffisamment caractérisée. C’est par conséquent sans entacher son arrêt d’erreur de droit que le Tribunal a recherché s’il y avait en l’espèce une violation suffisamment caractérisée du droit communautaire. Il s’en suit que la première branche du deuxième moyen doit être écartée.

 Sur la deuxième branche, tirée des critères retenus par le Tribunal pour identifier une violation suffisamment caractérisée du droit communautaire

50     Le régime dégagé par la Cour en matière de responsabilité non contractuelle de la Communauté prend notamment en compte la complexité des situations à régler, les difficultés d’application ou d’interprétation des textes et, plus particulièrement, la marge d’appréciation dont dispose l’auteur de l’acte mis en cause (voir arrêts précités, Bergaderm et Goupil/Commission, point 40, ainsi que Commission/Fresh Marine, point 24).

51     Par l’arrêt attaqué, le Tribunal a tenu compte non seulement du pouvoir d’appréciation de la défenderesse mais également de la complexité des faits et des difficultés d’application du droit communautaire afin de rechercher si la violation suffisamment caractérisée du droit communautaire était établie. Les critères qu’il a retenus pour rechercher l’existence d’une telle violation du droit communautaire ne sont par suite pas entachés d’erreur de droit. La deuxième branche du deuxième moyen doit par conséquent être écartée.

 Sur la troisième branche, tendant à ce que la Cour constate à titre subsidiaire que les faits de l’espèce n’étaient pas complexes

52     La requérante présente deux arguments tendant à dire que les faits n’étaient pas complexes. Elle soutient, en premier lieu, que la complexité des faits constatée par le Tribunal ne provient que de la longueur de l’arrêt Ciment, précité, laquelle n’est due qu’à la circonstance que le Tribunal a décidé, dans cet arrêt, de joindre diverses affaires connexes, alors qu’il aurait pu, sans difficulté, statuer par un arrêt distinct pour les seules sociétés Alsen Breitenburg et Nordcement.

53     Toutefois, contrairement à ce qui est soutenu, le Tribunal n’a pas, dans l’arrêt attaqué, déduit la complexité des faits de la longueur particulière de l’arrêt Ciment, précité. C’est au regard de l’ensemble des circonstances de l’affaire Ciment que le Tribunal a estimé, au point 114 de l’arrêt attaqué, que la défenderesse se trouvait confrontée à des situations complexes à régler. Par suite, la requérante n’est pas fondée à soutenir que c’est au prix d’une erreur de droit que le Tribunal aurait tiré de la longueur de l’arrêt Ciment, longueur qui ne s’expliquerait que par la jonction de plusieurs affaires, la conclusion que les faits de l’espèce étaient complexes.

54     S’agissant, en second lieu, de la question de savoir si les faits de l’espèce étaient complexes, il y a lieu de rappeler qu’il ressort de l’article 225, paragraphe 1, second alinéa, CE et de l’article 58, premier alinéa, du statut de la Cour de justice que le pourvoi est limité aux questions de droit.

55     Ainsi qu’il a été rappelé au point 50 du présent arrêt, le régime de responsabilité dégagé par la Cour exige de tenir compte, notamment, du degré de complexité de l’affaire que l’administration communautaire a eu à traiter. La question de savoir si les faits en cause dans une action en responsabilité revêtaient un tel caractère de complexité relève de la seule appréciation du Tribunal et n’est pas susceptible d’être discutée dans le cadre d’un pourvoi sauf s’il y a eu dénaturation, laquelle n’est pas invoquée en l’espèce. Dès lors, cette partie du moyen n’est pas recevable.

56     La troisième branche du deuxième moyen étant pour partie non fondée et pour partie irrecevable, le deuxième moyen doit être écarté dans son intégralité.

57     Il ressort de ce qui précède que la requérante n’a pas été en mesure de démontrer que le Tribunal aurait commis une erreur de droit en jugeant qu’il n’y avait pas, en l’espèce, de violation suffisamment caractérisée du droit communautaire, violation qui aurait été seule de nature à permettre que soit engagée la responsabilité extracontractuelle de la Communauté. Eu égard au caractère cumulatif des conditions auxquelles est subordonné l’engagement de cette responsabilité, cette considération suffit pour rejeter le pourvoi, sans qu’il soit nécessaire de se prononcer sur le troisième moyen, relatif à l’existence d’un lien de causalité entre le comportement reproché à la Communauté et le dommage allégué.

 Sur les dépens

58     Aux termes de l’article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, applicable à la procédure du pourvoi en vertu de l’article 118, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens s’il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé en son pourvoi, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) déclare et arrête:

1)      Le pourvoi est rejeté.

2)      Holcim (Deutschland) AG est condamnée aux dépens.

Signatures


* Langue de procédure: l'allemand.