Affaire C-285/02


Edeltraud Elsner-Lakeberg
contre
Land Nordrhein-Westfalen



(demande de décision préjudicielle, formée par le Verwaltungsgericht Minden)

«Article 141 CE – Directive 75/117/CEE – Mesure nationale prévoyant que les enseignants à temps plein et ceux employés à temps partiel sont obligés de travailler le même nombre d'heures supplémentaires avant d'avoir droit à une rémunération – Discrimination indirecte des travailleurs féminins employés à temps partiel»

Conclusions de l'avocat général M. F. G. Jacobs, présentées le 16 octobre 2003
    
Arrêt de la Cour (première chambre) du 27 mai 2004
    

Sommaire de l'arrêt

Politique sociale – Travailleurs masculins et travailleurs féminins – Égalité de rémunération – Réglementation nationale ne prévoyant, pour les enseignants à temps plein et ceux à temps partiel, de rémunération pour heures supplémentaires qu'en cas de dépassement d'un nombre d'heures identique pour les deux catégories – Inadmissibilité – Conditions – Discrimination indirecte des travailleurs féminins à temps partiel

(Art. 141 CE; directive du Conseil 75/117, art. 1er)

Les articles 141 CE et 1er de la directive 75/117, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale selon laquelle les enseignants à temps partiel ne perçoivent – tout comme ceux employés à temps plein – aucune rémunération pour les heures supplémentaires lorsque le travail supplémentaire n’excède pas trois heures dans le mois civil, si une telle différence de traitement affecte un nombre considérablement plus élevé de femmes que d’hommes et si cette différence de traitement ne peut pas être justifiée par un objectif étranger à toute appartenance à un sexe déterminé ou n’est pas nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi.

(cf. point 19 et disp.)




ARRÊT DE LA COUR (première chambre)
27 mai 2004(1)


«Article 141 CE – Directive 75/117/CEE – Mesure nationale prévoyant que les enseignants à temps plein et ceux employés à temps partiel sont obligés de travailler le même nombre d'heures supplémentaires avant d'avoir droit à une rémunération – Discrimination indirecte des travailleurs féminins employés à temps partiel»

Dans l'affaire C-285/02,

ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 234 CE, par le Verwaltungsgericht Minden (Allemagne) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre

Edeltraud Elsner-Lakeberg

et

Land Nordrhein-Westfalen,

une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation de l'article 141 CE et de la directive 75/117/CEE du Conseil, du 10 février 1975, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins (JO L 45, p. 19),

LA COUR (première chambre),,



composée de M. P. Jann (rapporteur), président de chambre, MM. A. La Pergola et S. von Bahr, Mme R. Silva de Lapuerta et M. K. Lenaerts, juges,

avocat général: M. F. G. Jacobs,
greffier: M. R. Grass,

considérant les observations écrites présentées:

pour Mme Elsner-Lakeberg, par Me H. Bubenzer, Rechtsanwalt,

pour le Land Nordrhein-Westfalen, par M. A. Machwirth, en qualité d'agent,

pour le gouvernement allemand, par M. M. Lumma, en qualité d'agent,

pour la Commission des Communautés européennes, par Mme N. Yerrell et M. H. Kreppel, en qualité d'agents,

ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 16 octobre 2003,

rend le présent



Arrêt



1
Par ordonnance du 26 juillet 2002, parvenue à la Cour le 2 août suivant, le Verwaltungsgericht Minden a posé, en application de l’article 234 CE, une question préjudicielle relative à l’interprétation de l’article 141 CE et de la directive 75/117/CEE du Conseil, du 10 février 1975, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins (JO L 45, p. 19).

2
Cette question a été soulevée dans le cadre d’un litige opposant Mme  Elsner‑Lakeberg à son employeur, le Land Nordrhein-Westfalen, au sujet de la demande de Mme Elsner-Lakeberg d’obtenir une rémunération pour ses heures supplémentaires de travail.


Le cadre juridique

La réglementation communautaire

3
Aux termes de l’article 1er de la directive 75/117:

«Le principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins, qui figure à l’article 119 du traité et qui est ci-après dénommé ‘principe de l’égalité des rémunérations’, implique, pour un même travail ou pour un travail auquel est attribuée une valeur égale, l’élimination, dans l’ensemble des éléments et conditions de rémunération, de toute discrimination fondée sur le sexe.

[…]»

La réglementation nationale

4
En vertu de l’article 78 a du Beamtengesetz für das Land Nordrhein‑Westfalen (loi portant statut des fonctionnaires pour le Land de Rhénanie‑du‑Nord‑Westphalie), dans la version publiée le 1er mai 1981 (GV NRW S. 234), les fonctionnaires sont tenus d’effectuer des heures supplémentaires lorsque le travail l’exige. Si ce travail supplémentaire excède cinq heures par mois civil, le fonctionnaire doit bénéficier d’un repos compensatoire correspondant à toutes les heures supplémentaires effectuées. Lorsque l’octroi de ce repos compensatoire est incompatible avec l’intérêt du service, certains fonctionnaires peuvent obtenir une rémunération pour les heures supplémentaires correspondantes.

5
L’article 5, paragraphe 2, point 1, de la Verordnung über die Gewährung von Mehrarbeitsvergütung für Beamte (règlement concernant la rémunération des heures supplémentaires effectuées par les fonctionnaires), du 13 mars 1992 (BGBl. 1992 I, p. 528), telle que révisée le 3 décembre 1998 (BGBl. 1998 I, p. 3494), dispose que, dans le cas où le travail supplémentaire est effectué dans l’enseignement, trois heures de cours équivalent à cinq heures.


Le litige au principal et la question préjudicielle

6
Mme Elsner-Lakeberg, qui a le statut de fonctionnaire, travaille à temps partiel en tant qu’enseignante dans une école secondaire du Land Nordrhein-Westfalen. Les enseignants à temps plein y effectuent 24 heures et demie de cours par semaine, ce qui correspond à 98 heures par mois, sur la base d’une moyenne de 4 semaines, tandis que Mme  Elsner‑Lakeberg y effectue 15 heures de cours hebdomadaires, soit 60 heures par mois.

7
En décembre 1999, cette dernière a dû effectuer 2 heures et demie supplémentaires de cours. Sa demande tendant à obtenir la rémunération de ces heures a été rejetée au motif que la législation applicable prévoyait que les heures supplémentaires effectuées par un enseignant qui est fonctionnaire ne sont rémunérées que si le travail supplémentaire excède 3 heures par mois. Elle n’a donc reçu aucun paiement pour les 2 heures et demie effectuées à titre supplémentaire.

8
Après avoir suivi sans succès la procédure de réclamation administrative, Mme  Elsner-Lakeberg a introduit un recours devant le Verwaltungsgericht Minden.

9
Considérant que le règlement du litige dont il est saisi nécessite l’interprétation du droit communautaire, le Verwaltungsgericht Minden a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Le fait que les enseignantes et enseignants titulaires employés à temps partiel – tout comme ceux employés à temps plein – ne perçoivent, dans le Land Nordrhein-Westfalen, aucune rémunération au titre des heures supplémentaires lorsque le travail supplémentaire n’excède pas trois heures de cours dans le mois civil est-il compatible avec l’article 141 CE, en combinaison avec la directive [75/117]?»


Sur la question préjudicielle

10
Par sa question, la juridiction de renvoi demande en substance si les articles 141 CE et 1er de la directive 75/117 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale selon laquelle les enseignants à temps partiel ne perçoivent – tout comme ceux employés à temps plein – aucune rémunération pour les heures supplémentaires lorsque le travail supplémentaire n’excède pas trois heures dans le mois civil.

11
Le Land Nordrhein-Westfalen et le gouvernement allemand font valoir que les enseignants à temps partiel sont traités exactement de la même manière que ceux à temps plein. Tous les enseignants auraient droit à rémunération des heures supplémentaires lorsque celles-ci excèdent trois heures. Dans ce cas, les heures supplémentaires seraient rémunérées exactement de la même manière. L’égalité des rémunérations serait garantie au titre tant de l’horaire normal que des heures supplémentaires.

12
À cet égard, il convient de constater que, selon une jurisprudence constante, le principe de l’égalité des rémunérations entre travailleurs masculins et travailleurs féminins, tel que consacré aux articles 141 CE et 1er de la directive 75/117, implique que, pour un même travail ou pour un travail auquel est attribuée une valeur égale, toute discrimination fondée sur le sexe en ce qui concerne les éléments et conditions de rémunération est interdite, pour autant que la différence de traitement ne peut pas être justifiée par un objectif étranger à toute appartenance à un sexe déterminé ou n’est pas nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi (voir en ce sens, notamment, arrêts du 30 mars 2000, JämO, C‑236/98, Rec. p. I-2189, point 36, et du 26 juin 2001, Brunnhofer, C‑381/99, Rec. p. I‑4961, points 27 et 28).

13
Ainsi, en ce qui concerne les travailleurs à temps partiel, la Cour a jugé que, les membres du groupe défavorisé, hommes ou femmes, ont le droit de se voir appliquer le même régime que les autres travailleurs, proportionnellement à leur temps de travail (arrêt du 27 juin 1990, Kowalska, C‑33/89, Rec. p. I-2591, point 19).

14
S’agissant de la notion de «rémunération» visée aux articles 141 CE et 1er de la directive 75/117, elle comprend, selon une jurisprudence également constante, tous les avantages en espèces ou en nature, actuels ou futurs, pourvu qu’ils soient payés, serait-ce indirectement, par l’employeur au travailleur en raison de l’emploi de ce dernier (voir, notamment, arrêts du 17 mai 1990, Barber, C‑262/88, Rec. p. I-1889, point 12, et Brunnhofer, précité, point 33).

15
Il ressort en outre de la jurisprudence que, quant à la méthode à retenir pour vérifier le respect du principe de l’égalité des rémunérations à l’occasion d’une comparaison de celles-ci au regard des travailleurs concernés, une véritable transparence, permettant un contrôle efficace, n’est assurée que si ledit principe s’applique à chacun des éléments de la rémunération respectivement accordée aux travailleurs masculins et aux travailleurs féminins, à l’exclusion d’une appréciation globale des avantages consentis aux intéressés (voir arrêts précités Barber, points 34 et 35, ainsi que Brunnhofer, point 35). Il convient donc de comparer séparément la rémunération au titre de l’horaire normal et celle au titre des heures supplémentaires.

16
Dans l’affaire au principal, la rémunération pour les heures supplémentaires constitue un avantage payé par le Land Nordrhein‑Westfalen aux enseignants concernés en raison de leur emploi.

17
Si cette rémunération apparaît égale dans la mesure où le droit à une rémunération des heures supplémentaires ne naît qu’au-delà de 3 heures supplémentaires pour les enseignants à temps partiel ainsi que pour les enseignants à temps plein, il convient cependant de constater que 3 heures supplémentaires représentent une charge plus grande pour les enseignants à temps partiel que pour ceux à temps plein. En effet, si un enseignant à temps plein doit travailler 3 heures de plus que son temps de travail mensuel de 98 heures, soit une augmentation d’environ 3 %, pour recevoir une rémunération de ses heures supplémentaires, un enseignant à temps partiel doit travailler 3 heures de plus que son temps de travail mensuel de 60 heures, soit une augmentation d’environ 5 %. Étant donné que, pour les enseignants à temps partiel, le nombre d’heures de cours supplémentaires qui donne droit à une rémunération n’est pas réduit de manière proportionnelle à leur temps de travail, il y a donc un traitement inégal de ceux-ci par rapport aux enseignants à temps plein en ce qui concerne la rémunération pour leurs heures supplémentaires de cours.

18
Il appartient à la juridiction nationale de déterminer, premièrement, si la différence de traitement instituée par la législation en cause affecte considérablement plus de femmes que d’hommes et, deuxièmement, si cette différence de traitement répond à un objectif étranger à toute appartenance à un sexe déterminé et est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi (voir, en ce sens, arrêt du 7 mars 1996, Freers et Speckmann, C‑278/93, Rec. p. I-1165, point 28).

19
Dans ces circonstances, il convient de répondre à la question posée que les articles 141 CE et 1er de la directive 75/117 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale selon laquelle les enseignants à temps partiel ne perçoivent – tout comme ceux employés à temps plein – aucune rémunération pour les heures supplémentaires lorsque le travail supplémentaire n’excède pas trois heures dans le mois civil, si cette différence de traitement affecte un nombre considérablement plus élevé de femmes que d’hommes et si une telle différence de traitement ne peut pas être justifiée par un objectif étranger à toute appartenance à un sexe déterminé ou n’est pas nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi.


Sur les dépens

20
Les frais exposés par le gouvernement allemand et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement. La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (première chambre),

statuant sur la question à elle soumise par le Verwaltungsgericht Minden, par ordonnance du 26 juillet 2002, dit pour droit:

Les articles 141 CE et 1er de la directive 75/117/CEE du Conseil, du 10 février 1975, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale selon laquelle les enseignants à temps partiel ne perçoivent – tout comme ceux employés à temps plein – aucune rémunération pour les heures supplémentaires lorsque le travail supplémentaire n’excède pas trois heures dans le mois civil, si cette différence de traitement affecte un nombre considérablement plus élevé de femmes que d’hommes et si une telle différence de traitement ne peut pas être justifiée par un objectif étranger à toute appartenance à un sexe déterminé ou n’est pas nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi.

Jann

La Pergola

von Bahr

Silva de Lapuerta

Lenaerts

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 27 mai 2004.

Le greffier

Le président de la première chambre

R. Grass

P. Jann


1
Langue de procédure: l'allemand.