ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

22 juin 2023 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière pénale – Directive 2012/13/UE – Articles 3 et 4 – Obligation pour les autorités compétentes d’informer rapidement les suspects et les personnes poursuivies de leur droit de garder le silence – Article 8, paragraphe 2 – Droit d’invoquer la violation de cette obligation – Réglementation nationale interdisant au juge pénal du fond de relever d’office une telle violation – Articles 47 et 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne »

Dans l’affaire C‑660/21,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le tribunal correctionnel de Villefranche-sur-Saône (France), par décision du 26 octobre 2021, parvenue à la Cour le 29 octobre 2021, dans la procédure pénale

Procureur de la République

contre

K.B.,

F.S.,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, M. L. Bay Larsen, vice‑président, MM. A. Arabadjiev, C. Lycourgos, E. Regan, M. Safjan (rapporteur), P. G. Xuereb, Mme L. S. Rossi, M. D. Gratsias et Mme M. L. Arastey Sahún, présidents de chambre, MM. S. Rodin, F. Biltgen, N. Piçarra, Mme I. Ziemele et M. J. Passer, juges,

avocat général : M. P. Pikamäe,

greffier : Mme S. Beer, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 20 septembre 2022,

considérant les observations présentées :

pour K.B., par Mes C. Lallich et B. Thellier de Poncheville, avocats,

pour F.S., par Mes B. Thellier de Poncheville et S. Windey, avocates,

pour le gouvernement français, par Mmes A. Daniel et A.‑L. Desjonquères, en qualité d’agents,

pour l’Irlande, par Mme M. Browne, Chief State Solicitor, M. A. Joyce, Mmes M. Lane et J. Quaney, en qualité d’agents, assistés de M. R. Farrell, SC, de M. D. Fennelly, BL, et de M. P. Gallagher, SC,

pour la Commission européenne, par Mme A. Azéma et M. M. Wasmeier, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 26 janvier 2023,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 3 et 4 de la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012, relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales (JO 2012, L 142, p. 1), de l’article 7 de la directive (UE) 2016/343 du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales (JO 2016, L 65, p. 1), et de l’article 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2

Cette demande a été introduite dans le cadre d’une procédure pénale engagée contre K.B. et F.S. pour des infractions de vol de carburant.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

La directive 2012/13

3

Les considérants 3, 4, 10, 14, 19 et 36 de la directive 2012/13 sont libellés comme suit :

« (3)

La mise en œuvre du principe de reconnaissance mutuelle des décisions pénales présuppose une confiance mutuelle des États membres dans leurs systèmes respectifs de justice pénale. L’étendue de la reconnaissance mutuelle dépend étroitement de certains paramètres, au nombre desquels figurent les mécanismes de protection des droits des suspects ou des personnes poursuivies et la définition des normes minimales communes nécessaires pour faciliter l’application du principe de reconnaissance mutuelle.

(4)

La reconnaissance mutuelle des décisions pénales ne peut être efficace que dans un climat de confiance, au sein duquel non seulement les autorités judiciaires, mais aussi tous les acteurs de la procédure pénale, considèrent les décisions des autorités judiciaires des autres États membres comme équivalentes aux leurs, ce qui implique une confiance mutuelle en ce qui concerne non seulement le caractère approprié des règles des autres États membres, mais aussi l’application correcte de ces règles.

[...]

(10)

Des règles minimales communes devraient accroître la confiance dans les systèmes de justice pénale de tous les États membres, ce qui devrait ainsi conduire à une coopération judiciaire plus efficace dans un climat de confiance mutuelle. Le droit à l’information dans le cadre des procédures pénales devrait faire l’objet de telles règles minimales communes.

[...]

(14)

La présente directive [...] fixe des normes minimales communes à appliquer en matière d’information des personnes soupçonnées d’une infraction pénale ou poursuivies à ce titre, sur leurs droits et sur l’accusation portée contre elles, en vue de renforcer la confiance mutuelle entre les États membres. Elle s’appuie sur les droits énoncés dans la [C]harte, et notamment ses articles 6, 47 et 48, en développant les articles 5 et 6 de la [convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950,] tels qu’ils sont interprétés par la Cour européenne des droits de l’homme. [...]

[...]

(19)

Les autorités compétentes devraient informer rapidement, oralement ou par écrit, les suspects ou les personnes poursuivies desdits droits, tels qu’ils s’appliquent en vertu du droit national, qui sont essentiels pour garantir l’équité de la procédure, comme le prévoit la présente directive. Afin de permettre l’exercice pratique et effectif de ces droits, les informations devraient être fournies rapidement au cours de la procédure et au plus tard avant le premier interrogatoire officiel du suspect ou de la personne poursuivie par la police ou par une autre autorité compétente.

[...]

(36)

Les suspects ou les personnes poursuivies, ou leur avocat, devraient avoir le droit de contester, conformément au droit national, le fait éventuel que les autorités compétentes ne fournissent pas ou refusent de fournir des informations ou de divulguer certaines pièces de l’affaire conformément à la présente directive. Ce droit n’oblige pas les États membres à prévoir une procédure d’appel spécifique, un mécanisme séparé ou une procédure de réclamation permettant cette contestation. »

4

L’article 3 de cette directive, intitulé « Droit d’être informé de ses droits », dispose :

« 1.   Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies reçoivent rapidement des informations concernant, au minimum, les droits procéduraux qui figurent ci-après, tels qu’ils s’appliquent dans le cadre de leur droit national, de façon à permettre l’exercice effectif de ces droits :

a)

le droit à l’assistance d’un avocat ;

b)

le droit de bénéficier de conseils juridiques gratuits et les conditions d’obtention de tels conseils ;

c)

le droit d’être informé de l’accusation portée contre soi, conformément à l’article 6 ;

d)

le droit à l’interprétation et à la traduction ;

e)

le droit de garder le silence.

2.   Les États membres veillent à ce que les informations fournies au titre du paragraphe 1 soient données oralement ou par écrit, dans un langage simple et accessible, en tenant compte des éventuels besoins particuliers des suspects ou des personnes poursuivies vulnérables. »

5

L’article 4 de ladite directive, intitulé « Déclaration de droits lors de l’arrestation », prévoit :

« 1.   Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies qui sont arrêtés ou détenus reçoivent rapidement une déclaration de droits écrite. Ils sont mis en mesure de lire la déclaration de droits et sont autorisés à la garder en leur possession pendant toute la durée où ils sont privés de liberté.

2.   Outre les informations prévues à l’article 3, la déclaration de droits visée au paragraphe 1 du présent article contient des informations sur les droits suivants, tels qu’ils s’appliquent dans le droit national :

a)

le droit d’accès aux pièces du dossier ;

b)

le droit d’informer les autorités consulaires et un tiers ;

c)

le droit d’accès à une assistance médicale d’urgence ; et

d)

le nombre maximal d’heures ou de jours pendant lesquels les suspects ou les personnes poursuivies peuvent être privés de liberté avant de comparaître devant une autorité judiciaire.

3.   La déclaration de droits contient également des informations de base sur toute possibilité, prévue par le droit national, de contester la légalité de l’arrestation ; d’obtenir un réexamen de la détention ; ou de demander une mise en liberté provisoire.

4.   La déclaration de droits est rédigée dans un langage simple et accessible. Un modèle indicatif de déclaration de droits figure à l’annexe I.

5.   Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies reçoivent la déclaration de droits par écrit dans une langue qu’ils comprennent. Lorsque la déclaration de droits n’est pas disponible dans la langue appropriée, les suspects ou les personnes poursuivies sont informés de leurs droits oralement dans une langue qu’ils comprennent. Une version de la déclaration de droits dans une langue qu’ils comprennent leur est alors transmise sans retard indu. »

6

L’article 8 de la même directive, intitulé « Vérification et voies de recours », est libellé comme suit :

« 1.   Les États membres veillent à ce que les informations communiquées aux suspects ou aux personnes poursuivies, conformément aux articles 3 à 6, soient consignées conformément à la procédure d’enregistrement précisée dans le droit de l’État membre concerné.

2.   Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies, ou leur avocat, aient le droit de contester, conformément aux procédures nationales, le fait éventuel que les autorités compétentes ne fournissent pas ou refusent de fournir des informations conformément à la présente directive. »

La directive 2013/48/UE

7

La directive 2013/48/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2013, relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales et des procédures relatives au mandat d’arrêt européen, au droit d’informer un tiers dès la privation de liberté et au droit des personnes privées de liberté de communiquer avec des tiers et avec les autorités consulaires (JO 2013, L 294, p. 1), contient un article 3, intitulé « Le droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales », qui prévoit, à son paragraphe 1 :

« Les États membres veillent à ce que les suspects et les personnes poursuivies disposent du droit d’accès à un avocat dans un délai et selon des modalités permettant aux personnes concernées d’exercer leurs droits de la défense de manière concrète et effective. »

8

L’article 9 de cette directive, intitulé « Renonciation », est rédigé en ces termes :

« 1.   Sans préjudice du droit national qui requiert obligatoirement la présence ou l’assistance d’un avocat, les États membres veillent, en ce qui concerne toute renonciation à un droit visé aux articles 3 et 10, à ce que :

a)

le suspect ou la personne poursuivie ait reçu, oralement ou par écrit, des informations claires et suffisantes, dans un langage simple et compréhensible, sur la teneur du droit concerné et les conséquences éventuelles d’une renonciation à celui-ci ; et

b)

la renonciation soit formulée de plein gré et sans équivoque.

2.   La renonciation, qui peut être effectuée par écrit ou oralement, est consignée, ainsi que les circonstances dans lesquelles elle a été formulée, conformément à la procédure de constatation prévue par le droit de l’État membre concerné.

3.   Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies puissent révoquer une renonciation à la suite de chaque étape de la procédure pénale et à ce qu’ils soient informés de cette possibilité. Cette révocation prend effet à partir du moment où elle est effectuée. »

La directive 2016/343

9

L’article 7 de la directive 2016/343, intitulé « Droit de garder le silence et droit de ne pas s’incriminer soi-même », dispose :

« 1.   Les États membres veillent à ce que les suspects et les personnes poursuivies aient le droit de garder le silence en ce qui concerne l’infraction pénale qu’ils sont soupçonnés d’avoir commise ou au titre de laquelle ils sont poursuivis.

2.   Les États membres veillent à ce que les suspects et les personnes poursuivies aient le droit de ne pas s’incriminer eux-mêmes.

3.   L’exercice du droit de ne pas s’incriminer soi-même n’empêche pas les autorités compétentes de recueillir les preuves qui peuvent être obtenues légalement au moyen de pouvoirs de contrainte licites et qui existent indépendamment de la volonté des suspects ou des personnes poursuivies.

4.   Les États membres peuvent autoriser leurs autorités judiciaires à tenir compte, lorsqu’elles rendent leur jugement, de l’attitude coopérative des suspects et des personnes poursuivies.

5.   L’exercice par les suspects et les personnes poursuivies du droit de garder le silence et du droit de ne pas s’incriminer soi-même ne saurait être retenu contre eux, ni considéré comme une preuve qu’ils ont commis l’infraction pénale concernée.

6.   Le présent article n’empêche pas les États membres de décider que, pour des infractions mineures, la procédure ou certaines parties de celle-ci peuvent être menées par écrit ou sans que le suspect ou la personne poursuivie ne soit interrogé par les autorités compétentes à propos de l’infraction concernée, pour autant que le droit à un procès équitable soit respecté. »

Le droit français

10

L’article 53, premier alinéa, du code de procédure pénale prévoit :

« Est qualifié crime ou délit flagrant le crime ou le délit qui se commet actuellement, ou qui vient de se commettre. Il y a aussi crime ou délit flagrant lorsque, dans un temps très voisin de l’action, la personne soupçonnée est poursuivie par la clameur publique, ou est trouvée en possession d’objets, ou présente des traces ou indices, laissant penser qu’elle a participé au crime ou au délit. »

11

L’article 63-1 de ce code est libellé comme suit :

« La personne placée en garde à vue est immédiatement informée par un officier de police judiciaire ou, sous le contrôle de celui-ci, par un agent de police judiciaire, dans une langue qu’elle comprend, le cas échéant au moyen du formulaire prévu au treizième alinéa :

1° De son placement en garde à vue ainsi que de la durée de la mesure et de la ou des prolongations dont celle-ci peut faire l’objet ;

2° De la qualification, de la date et du lieu présumés de l’infraction qu’elle est soupçonnée d’avoir commise ou tenté de commettre ainsi que des motifs mentionnés aux 1° à 6° de l’article 62-2 justifiant son placement en garde à vue ;

3° Du fait qu’elle bénéficie :

du droit de faire prévenir un proche et son employeur ainsi que, si elle est de nationalité étrangère, les autorités consulaires de l’État dont elle est ressortissante, et, le cas échéant, de communiquer avec ces personnes, conformément à l’article 63-2 ;

du droit d’être examinée par un médecin, conformément à l’article 63-3 ;

du droit d’être assistée par un avocat, conformément aux articles 63‑3-1 à 63-4-3 ;

s’il y a lieu, du droit d’être assistée par un interprète ;

du droit de consulter, dans les meilleurs délais et au plus tard avant l’éventuelle prolongation de la garde à vue, les documents mentionnés à l’article 63-4-1 ;

du droit de présenter des observations au procureur de la République ou, le cas échéant, au juge des libertés et de la détention, lorsque ce magistrat se prononce sur l’éventuelle prolongation de la garde à vue, tendant à ce qu’il soit mis fin à cette mesure. Si la personne n’est pas présentée devant le magistrat, elle peut faire connaître oralement ses observations dans un procès-verbal d’audition, qui est communiqué à celui-ci avant qu’il ne statue sur la prolongation de la mesure ;

du droit, lors des auditions, après avoir décliné son identité, de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire.

[...]

Mention de l’information donnée en application du présent article est portée au procès-verbal de déroulement de la garde à vue et émargée par la personne gardée à vue. En cas de refus d’émargement, il en est fait mention.

En application de l’article 803-6, un document énonçant ces droits est remis à la personne lors de la notification de sa garde à vue. »

12

Aux termes de l’article 63-4-1 dudit code :

« À sa demande, l’avocat peut consulter le procès-verbal établi en application de l’avant-dernier alinéa de l’article 63-1 constatant la notification du placement en garde à vue et des droits y étant attachés, le certificat médical établi en application de l’article 63-3, ainsi que les procès-verbaux d’audition de la personne qu’il assiste. Il ne peut en demander ou en réaliser une copie. Il peut toutefois prendre des notes.

La personne gardée à vue peut également consulter les documents mentionnés au premier alinéa du présent article ou une copie de ceux‑ci. »

13

L’article 73 du même code dispose :

« Dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche.

Lorsque la personne est présentée devant l’officier de police judiciaire, son placement en garde à vue, lorsque les conditions de cette mesure prévues par le présent code sont réunies, n’est pas obligatoire dès lors qu’elle n’est pas tenue sous la contrainte de demeurer à la disposition des enquêteurs et qu’elle a été informée qu’elle peut à tout moment quitter les locaux de police ou de gendarmerie. Le présent alinéa n’est toutefois pas applicable si la personne a été conduite, sous contrainte, par la force publique devant l’officier de police judiciaire. »

14

L’article 385, premier et sixième alinéas, du code de procédure pénale prévoit :

« Le tribunal correctionnel a qualité pour constater les nullités des procédures qui lui sont soumises sauf lorsqu’il est saisi par le renvoi ordonné par le juge d’instruction ou la chambre de l’instruction.

[...]

Dans tous les cas, les exceptions de nullité doivent être présentées avant toute défense au fond. »

Les procédures au principal et la question préjudicielle

15

Dans la soirée du 22 mars 2021, K.B. et F.S. ont été interpelés par des agents de police judiciaire en raison de leur présence suspecte sur le parking d’une entreprise. Les agents ont constaté que le réservoir d’un poids lourd stationné sur ce parking était ouvert et que des jerricanes se trouvaient à proximité. À 22 h 25, ces agents ont arrêté et menotté K.B. et F.S. qui tentaient de se dissimuler et ont aussitôt ouvert une enquête de flagrance pour des faits de vol de carburant sur le fondement de l’article 53, premier alinéa, du code de procédure pénale.

16

Après avoir interrogé K.B. et F.S., sans pour autant leur avoir notifié les droits prévus à l’article 63-1 du code de procédure pénale, les agents de police judiciaire ont avisé un officier de police judiciaire qui a demandé la présentation immédiate des deux suspects aux fins de leur placement en garde à vue conformément à l’article 73 in fine du code de procédure pénale.

17

Ignorant cette consigne, les agents de police judiciaire ont fait appel à un autre officier de police judiciaire qui s’est présenté sur les lieux à 22 h 40 et, plutôt que de placer en garde à vue les deux suspects, de leur notifier lesdits droits et d’aviser le procureur de la République comme l’exige le droit français, a procédé à la fouille du véhicule de ces personnes. Lors de cette fouille, des éléments à charge ont été découverts, tels que des bouchons, un entonnoir et une pompe électrique. L’officier a posé à K.B. et à F.S. des questions auxquelles ceux-ci ont répondu.

18

À 22 h 50, le procureur de la République a été avisé du placement en garde à vue de F.S. et de K.B., lesquels se sont vu informer de leurs droits, respectivement, à 23 h 00 et à 23 h 06, dont le droit de garder le silence.

19

Saisi au fond de la procédure pénale diligentée contre K.B. et F.S. pour des infractions de vol de carburant, le tribunal correctionnel de Villefranche-sur-Saône (France), qui est la juridiction de renvoi, constate que, en l’occurrence, des actes d’investigation ont été effectués et des propos auto-incriminants recueillis avant que K.B. et F.S. ne se soient vu informer de leurs droits, en violation de l’article 63-1 du code de procédure pénale qui transpose les articles 3 et 4 de la directive 2012/13. En raison du caractère tardif de leur placement en garde à vue, de l’avis au procureur de la République et de l’information sur leurs droits, notamment de celui de garder le silence, la juridiction de renvoi estime que le droit de ne pas s’incriminer soi-même a été violé. Dans ces conditions, la fouille du véhicule, la garde à vue des suspects et tous les actes qui en découlent devraient, en principe, être annulés, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation (France).

20

Dans ce cadre, il ressort du dossier dont dispose la Cour que, en vertu de l’article 385 du code de procédure pénale, les exceptions de nullité de procédure, telles que la violation de l’obligation, prévue à l’article 63-1 de ce code, d’informer une personne du droit de garder le silence au moment de son placement en garde à vue, doivent être soulevées par la personne concernée ou son avocat avant toute défense au fond. Il ressort également de ce dossier que K.B. et F.S. ont été assistés par un avocat, mais que celui-ci, pas plus que K.B. et F.S., n’ont soulevé, avant la défense au fond, une exception de nullité, au sens de l’article 385 dudit code, tirée de la violation de cette obligation.

21

Par ailleurs, la juridiction de renvoi relève que la Cour de cassation a interprété l’article 385 du code de procédure pénale en ce sens qu’il interdit aux juges du fond de relever d’office la nullité de la procédure, à l’exception de celle découlant de leur incompétence, dès lors que le prévenu, lequel dispose du droit d’être assisté d’un avocat lorsqu’il comparaît ou est représenté devant une juridiction de jugement, peut exciper d’une telle nullité avant toute défense au fond, ce prévenu disposant par ailleurs de la même faculté en appel s’il n’a pas comparu ou s’il n’a pas été représenté en première instance. Dès lors, l’article 385 du code de procédure pénale ainsi interprété interdirait à la juridiction de renvoi de relever d’office la violation de l’obligation visée au point précédent du présent arrêt.

22

Dans ce contexte, la juridiction de renvoi se demande si l’interdiction qui lui est faite par l’article 385 dudit code de relever d’office la violation d’une obligation prévue par le droit de l’Union, telle que l’obligation, prévue aux articles 3 et 4 de la directive 2012/13, d’informer rapidement les suspects et les personnes poursuivies de leur droit de garder le silence, est conforme à ce droit.

23

À cet égard, elle rappelle que l’application d’office du droit de l’Union par le juge national relève, en l’absence de règles de ce droit en matière de procédure, de l’autonomie procédurale des États membres, dans les limites des principes d’équivalence et d’effectivité. Or, dans l’arrêt du 14 décembre 1995, Peterbroeck (C‑312/93, EU:C:1995:437), la Cour aurait jugé que le droit de l’Union s’oppose à l’application d’une règle de procédure nationale qui interdit au juge national, saisi dans le cadre de sa compétence, d’apprécier d’office la compatibilité d’un acte de droit interne avec une disposition de l’Union, lorsque cette dernière n’a pas été invoquée dans un certain délai par le justiciable.

24

Par ailleurs, la juridiction de renvoi se réfère à la jurisprudence de la Cour dans le domaine des clauses abusives, dans laquelle celle-ci a conclu à l’existence d’une obligation, pour le juge national, d’examiner d’office la violation de certaines dispositions de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs (JO 1993, L 95, p. 29), au motif qu’un tel examen permet d’aboutir aux résultats prescrits par cette directive. Cette jurisprudence reconnaîtrait ainsi au juge national son statut d’autorité d’un État membre tout comme son obligation corrélative d’acteur à part entière du processus de transposition des directives, dans un contexte spécifique caractérisé par l’infériorité d’une partie à la procédure. Or, ce raisonnement relatif au consommateur pourrait être transposé au prévenu en matière pénale, d’autant plus que ce dernier n’est pas nécessairement assisté par un avocat pour faire valoir ses droits.

25

Dans ces conditions, le tribunal correctionnel de Villefranche-sur-Saône a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Les articles 3 (Droit d’être informé de ses droits) et 4 (Déclaration des droits lors de l’arrestation) de la [directive 2012/13], l’article 7 (Droit de garder le silence) de la [directive 2016/343], ensemble l’article 48 (Présomption d’innocence et droits de la défense) de la Charte [...], doivent-ils être interprétés en ce qu’ils s’opposent à l’interdiction faite au juge national de relever d’office une violation des droits de la défense tels qu’ils sont garantis par les directives mentionnées, et plus particulièrement en ce qu’il lui est interdit de relever d’office, aux fins d’annulation de la procédure, l’absence de notification du droit de se taire au moment de l’arrestation ou une notification tardive du droit de se taire ? »

Sur la question préjudicielle

26

Selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. Dans cette optique, il incombe, le cas échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises. En outre, la Cour peut être amenée à prendre en considération des normes du droit de l’Union auxquelles le juge national n’a pas fait référence dans l’énoncé de sa question (arrêt du 15 juillet 2021, Ministrstvo za obrambo, C‑742/19, EU:C:2021:597, point 31).

27

En effet, la circonstance qu’une juridiction nationale a, sur un plan formel, formulé une question préjudicielle en se référant à certaines dispositions du droit de l’Union ne fait pas obstacle à ce que la Cour fournisse à cette juridiction tous les éléments d’interprétation qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie, qu’elle y ait fait ou non référence dans l’énoncé de ses questions. Il appartient, à cet égard, à la Cour d’extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale, et notamment de la motivation de la décision de renvoi, les éléments du droit de l’Union qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige [arrêt du 22 décembre 2022, Ministre de la Transition écologique et Premier ministre (Responsabilité de l’État pour la pollution de l’air), C‑61/21, EU:C:2022:1015, point 34 ainsi que jurisprudence citée].

28

En l’occurrence, il convient d’observer, d’une part, que la question préjudicielle vise, entre autres, l’article 7 de la directive 2016/343, lequel dispose, à son paragraphe 1, que les États membres doivent veiller à ce que les suspects et les personnes poursuivies aient le droit de garder le silence en ce qui concerne l’infraction pénale qu’ils sont soupçonnés d’avoir commise ou au titre de laquelle ils sont poursuivis.

29

Toutefois, il y a lieu de relever que la demande de décision préjudicielle a été formulée dans un contexte où l’information relative au droit de garder le silence a été fournie tardivement aux personnes concernées dès lors que, ainsi qu’il ressort des points 16 à 19 du présent arrêt, des questions leur ont été posées par des agents et un officier de police judiciaire et des propos auto-incriminants ont été recueillis par ces derniers avant que cette information ne leur ait été fournie. Cette demande porte ainsi sur les conséquences que le juge du fond doit, le cas échéant, tirer du caractère tardif de ladite information lorsque celui‑ci n’a pas été invoqué par ces personnes ou leur avocat dans le délai fixé par le droit de l’État membre concerné. Or, l’obligation incombant aux autorités compétentes de fournir rapidement aux suspects ou aux personnes poursuivies des informations et une déclaration de droits relatives, notamment, au droit de garder le silence, de même que l’obligation pour les États membres de veiller à ce que puissent être contestés un défaut ou un refus de fournir de telles informations ou déclarations, sont spécifiquement régies par la directive 2012/13, en particulier, en ce qui concerne la première obligation, par ses articles 3 et 4 ainsi que, en ce qui concerne la seconde obligation, par son article 8, paragraphe 2. Dès lors, ainsi que l’a en substance relevé M. l’avocat général aux points 31 à 35 de ses conclusions, c’est au regard de cette seule directive qu’il convient de répondre à la question préjudicielle.

30

D’autre part, il ressort du considérant 14 de la directive 2012/13 que celle-ci s’appuie sur les droits énoncés notamment aux articles 47 et 48 de la Charte et tend à promouvoir ces droits à l’égard des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre de procédures pénales (voir, en ce sens, arrêt du 19 septembre 2019, Rayonna prokuratura Lom, C‑467/18, EU:C:2019:765, point 37).

31

Or, si la question préjudicielle se réfère au seul article 48 de la Charte relatif à la présomption d’innocence et aux droits de la défense, il y a lieu de rappeler que la Cour a déjà jugé que le droit de garder le silence est garanti non seulement par cet article, mais également par l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte relatif au droit à voir sa cause entendue équitablement (voir, en ce sens, arrêt du 2 février 2021, Consob, C‑481/19, EU:C:2021:84, point 45). Dès lors, cette question doit également être examinée à la lumière de cette dernière disposition de la Charte.

32

Dans ces conditions, il convient de considérer que la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 3 et 4 ainsi que l’article 8, paragraphe 2, de la directive 2012/13, lus à la lumière des articles 47 et 48 de la Charte, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale interdisant au juge du fond statuant en matière pénale de relever d’office, aux fins de l’annulation de la procédure, la violation de l’obligation incombant aux autorités compétentes, en vertu de ces articles 3 et 4, d’informer rapidement les suspects ou les personnes poursuivies de leur droit de garder le silence.

33

À cet égard, il convient de rappeler que, en vertu de l’article 3, paragraphe 1, sous e), et paragraphe 2, ainsi que de l’article 4, paragraphes 1 et 2, de la directive 2012/13, les États membres doivent veiller à ce que les suspects ou les personnes poursuivies reçoivent rapidement des informations orales ou écrites et, lorsque ces personnes sont arrêtées ou détenues, une déclaration de droits écrite concernant, entre autres, le droit de garder le silence, de façon à permettre l’exercice effectif de ce droit. Ces dispositions prévoient donc une obligation, pour les autorités compétentes des États membres, d’informer rapidement les suspects ou les personnes poursuivies dudit droit, étant précisé que, indépendamment du caractère éventuellement plus strict de cette obligation en ce qui concerne les suspects ou les personnes poursuivies arrêtés ou détenus, il ressort du considérant 19 de cette directive que, en tout état de cause, les informations susmentionnées doivent être fournies au plus tard avant le premier interrogatoire officiel du suspect ou de la personne poursuivie par la police ou par une autre autorité compétente.

34

En l’occurrence, la juridiction de renvoi a constaté, en substance, que K.B. et F.S., lesquels ont été arrêtés en flagrant délit et auraient donc dû, en tant que personnes arrêtées et suspectées d’avoir commis une infraction pénale, se voir informer rapidement de leur droit de garder le silence sur le fondement du droit national transposant les dispositions de la directive 2012/13 visées au point précédent, ont été informés tardivement de ce droit, à savoir seulement après que des questions leur avaient été posées par des agents et un officier de police judiciaire et que des propos auto-incriminants avaient été recueillis par ces derniers.

35

Dans ce contexte, il convient de rappeler que, en vertu de l’article 8, paragraphe 2, de la directive 2012/13, les États membres doivent veiller à ce que les suspects ou les personnes poursuivies, ou leur avocat, aient le droit de contester, conformément aux procédures nationales, le fait éventuel que les autorités compétentes ne fournissent pas ou refusent de fournir les informations conformément à cette directive.

36

Cette disposition a notamment vocation à s’appliquer dans une situation où une information relative au droit de garder le silence a été fournie tardivement. En effet, étant donné que l’article 3, paragraphe 1, et l’article 4, paragraphe 1, de cette directive exigent que les suspects ou les personnes poursuivies soient informés rapidement de leur droit de garder le silence, une information à cet égard fournie sans respecter cette exigence de rapidité ne saurait être regardée comme ayant été fournie « conformément » à cette directive. Partant, en application de l’article 8, paragraphe 2, de ladite directive, les suspects ou les personnes poursuivies, ou leur avocat, doivent pouvoir contester ce défaut de communication.

37

À cet égard, il importe de rappeler que, compte tenu de l’importance du droit à un recours effectif, protégé par l’article 47, premier alinéa, de la Charte, l’article 8, paragraphe 2, de la directive 2012/13 s’oppose à toute mesure nationale faisant obstacle à l’exercice de voies de recours effectives en cas de violation des droits protégés par cette directive (arrêt du 19 septembre 2019, Rayonna prokuratura Lom, C‑467/18, EU:C:2019:765, point 57).

38

Toutefois, par le renvoi qu’elle effectue aux « procédures nationales », cette disposition de la directive 2012/13 ne précise ni les modalités et les délais dans lesquels les suspects et les personnes poursuivies ainsi que, le cas échéant, leur avocat peuvent invoquer une violation de l’obligation d’informer rapidement de tels suspects et de telles personnes de leur droit de garder le silence ni les éventuelles conséquences procédurales résultant du défaut de cette invocation, telles que la faculté, pour le juge du fond statuant en matière pénale, de relever d’office une telle violation aux fins de l’annulation de la procédure. La marge de manœuvre ainsi laissée aux États membres pour établir ces modalités et ces conséquences est, encore, confirmée par le considérant 36 de cette directive, selon lequel le droit de contester, conformément au droit national, le fait éventuel que les autorités compétentes ne fournissent pas ou refusent de fournir des informations ou de divulguer certaines pièces de l’affaire en vertu de ladite directive n’oblige pas les États membres à prévoir une procédure d’appel spécifique, un mécanisme séparé ou une procédure de réclamation permettant cette contestation.

39

Il convient, dès lors, de constater que la directive 2012/13 n’énonce pas de règles régissant l’éventuelle faculté, pour le juge du fond statuant en matière pénale, de relever d’office, aux fins de l’annulation de la procédure, une violation de l’obligation d’informer rapidement de tels suspects et de telles personnes de leur droit de garder le silence.

40

Il importe toutefois de rappeler que les États membres, lorsqu’ils mettent en œuvre l’article 3, paragraphe 1, sous e), l’article 4, paragraphe 1, et l’article 8, paragraphe 2, de la directive 2012/13, sont tenus, conformément à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, d’assurer le respect des exigences découlant tant du droit à un recours effectif et du droit à voir sa cause entendue équitablement consacrés à l’article 47, premier et deuxième alinéas, de la Charte que des droits de la défense consacré à l’article 48, paragraphe 2, de la Charte, lesquels sont concrétisés par ces dispositions de la directive 2012/13 [voir, en ce sens, arrêt du 1er août 2022, TL (Absence d’interprète et de traduction), C‑242/22 PPU, EU:C:2022:611, point 42].

41

Il convient d’ajouter que, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les droits que contient celle-ci ont le même sens et la même portée que les droits correspondants garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), ce qui ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue. Dans l’interprétation des droits garantis par l’article 47, premier et deuxième alinéas, et l’article 48, paragraphe 2, de la Charte, la Cour doit donc tenir compte des droits correspondants garantis par les articles 6 et 13 de la CEDH, tel qu’interprétés par la Cour européenne des droits de l’homme, en tant que seuil de protection minimale (voir, en ce sens, arrêts du 2 février 2021, Consob, C‑481/19, EU:C:2021:84, point 37 et jurisprudence citée, ainsi que du 9 mars 2023, Intermarché Casino Achats/Commission, C‑693/20 P, EU:C:2023:172, points 41 à 43). Le considérant 14 de la directive 2012/13 mentionne d’ailleurs expressément le fait que celle-ci développe notamment cet article 6, tel qu’il a été interprété par cette Cour.

42

À cet égard et sous réserve d’une vérification par la juridiction de renvoi, il importe de relever que, ainsi qu’il ressort des explications fournies par le gouvernement français dans ses observations écrites et lors de l’audience, le droit pénal français, en particulier l’article 63-1, paragraphe 3, l’article 63-4-1 et l’article 385 du code de procédure pénale, permet aux suspects ou aux personnes poursuivies ainsi que, le cas échéant, à leur avocat d’invoquer par tout moyen et à tout moment, entre leur placement en garde à vue et la présentation de la défense au fond, toute violation de l’obligation d’informer rapidement les suspects ou les personnes poursuivies de leur droit de garder le silence, telle que cette dernière résulte des articles 3 et 4 de la directive 2012/13, étant précisé que tant ces suspects et ces personnes que leur avocat disposent d’un droit d’accès au dossier et, notamment, au procès-verbal constatant la notification du placement en garde à vue et des droits y étant attachés.

43

Or, il est loisible aux États membres, en vertu de la marge de manœuvre qui leur est laissée par la directive 2012/13, de circonscrire temporellement l’invocation d’une telle violation au stade précédant la présentation de la défense au fond. En particulier, il convient de considérer que l’interdiction faite au juge pénal du fond de relever d’office cette violation aux fins de l’annulation de la procédure respecte, en principe, le droit à un recours effectif et à voir sa cause entendue équitablement consacré à l’article 47, premier et deuxième alinéas, de la Charte, ainsi que les droits de la défense consacrés à l’article 48, paragraphe 2, de la Charte, dès lors que les suspects, les personnes poursuivies ou leur avocat ont eu la possibilité concrète et effective d’invoquer la violation concernée et qu’ils ont disposé à cet effet d’un délai raisonnable ainsi que de l’accès au dossier.

44

Cela étant, afin d’assurer l’effet utile du droit de garder le silence, il importe de préciser qu’une telle conclusion ne vaut que pour autant que ces personnes aient disposé de manière concrète et effective, au cours du délai qui leur est ouvert pour invoquer une violation de l’article 3, paragraphe 1, sous e), et de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2012/13, du droit d’accès à un avocat, tel que celui-ci est consacré à l’article 3 de la directive 2013/48 et tel qu’il est facilité par le mécanisme de l’aide juridictionnelle prévue par la directive (UE) 2016/1919 du Parlement européen et du Conseil, du 26 octobre 2016, concernant l’aide juridictionnelle pour les suspects et les personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales et pour les personnes dont la remise est demandée dans le cadre des procédures relatives au mandat d’arrêt européen (JO 2016, L 297, p. 1).

45

Cette interprétation desdites dispositions de la directive 2012/13, lues à la lumière des articles 47 et 48 de la Charte, est corroborée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’article 6 de la CEDH, qui a déjà jugé que la situation de vulnérabilité particulière de l’accusé au stade de l’enquête pour la préparation du procès ne peut être compensée de manière adéquate que par l’assistance d’un avocat, dont la tâche consiste notamment à faire en sorte que soit respecté le droit de tout accusé de ne pas s’incriminer lui-même (Cour EDH, 27 novembre 2008, Salduz c. Turquie, CE:ECHR:2008:1127JUD003639102, § 54).

46

Le fait que les suspects et les personnes poursuivies doivent se voir offrir par le droit national la possibilité concrète et effective d’avoir recours à un avocat n’exclut cependant pas que, s’ils renoncent à cette possibilité, il leur appartient, en principe, de supporter les éventuelles conséquences de cette renonciation dès lors que celle-ci s’est effectuée en conformité avec les conditions prévues à l’article 9 de la directive 2013/48. En particulier, le paragraphe 1 de cette disposition prévoit que le suspect ou la personne poursuivie doit avoir reçu, oralement ou par écrit, des informations claires et suffisantes, dans un langage simple et compréhensible, sur la teneur du droit d’accès à un avocat et les conséquences éventuelles d’une renonciation à celui-ci et que la renonciation doit être formulée de plein gré et sans équivoque.

47

La considération visée au point 44 du présent arrêt n’est pas remise en cause par le fait que l’article 8, paragraphe 2, de la directive 2012/13 prévoit que la violation de l’obligation d’informer rapidement les suspects ou les personnes poursuivies de leur droit de garder le silence doit pouvoir être invoquée par le suspect ou la personne poursuivie « ou » bien par leur avocat. En effet, il convient de comprendre cette conjonction de coordination en ce sens que ce suspect ou cette personne doivent faire valoir eux-mêmes une telle violation dans les seules hypothèses où ils ont valablement renoncé à la possibilité de se faire assister par un avocat, renonciation dont la validité doit être vérifiée par un juge, ou préfèrent soulever cette violation par eux-mêmes plutôt que par l’intermédiaire de leur avocat.

48

En outre, il importe encore de relever que, en vertu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, lorsqu’un vice de procédure est constaté, il incombe aux juridictions internes de procéder à l’appréciation de la question de savoir s’il a été remédié à ce vice au cours de la procédure qui s’en est ensuivie, l’absence d’une telle appréciation étant en elle-même prima facie incompatible avec les exigences d’un procès équitable au sens de l’article 6 de la CEDH (Cour EDH, 28 janvier 2020, Mehmet Zeki Çelebi c. Turquie, CE:ECHR:2020:0128JUD002758207, § 51). Ainsi, dans l’hypothèse où un suspect n’aurait pas été informé, en temps utile, de ses droits de ne pas s’incriminer soi-même et de garder le silence, il doit être déterminé si, malgré cette lacune, la procédure pénale dans son ensemble peut être considérée comme étant équitable, en tenant compte d’une série de facteurs parmi lesquels figurent le point de savoir si les propos recueillis en l’absence d’une telle information sont une partie intégrante ou importante des pièces à charge, ainsi que la force des autres éléments du dossier (voir, en ce sens, Cour EDH, 13 septembre 2016, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni, CE:ECHR:2016:0913JUD005054108, § 273 et 274).

49

Il ressort des développements qui précèdent qu’il ne saurait être considéré qu’une réglementation nationale interdisant au juge du fond statuant en matière pénale de relever d’office, aux fins de l’annulation de la procédure, la violation de l’obligation incombant aux autorités compétentes, en vertu des articles 3 et 4 de la directive 2012/13, d’informer rapidement les suspects ou les personnes poursuivies de leur droit de garder le silence porte atteinte aux articles 47 et 48 de la Charte, lorsque ces suspects ou ces personnes n’ont pas été privés de la possibilité concrète et effective d’avoir accès à un avocat conformément à l’article 3 de la directive 2013/48, au besoin en ayant recours à l’aide juridictionnelle dans les conditions prévues par la directive 2016/1919, et qu’ils ont eu, tout comme, le cas échéant, leur avocat, le droit d’accéder à leur dossier et d’invoquer cette violation dans un délai raisonnable, conformément à l’article 8, paragraphe 2, de la directive 2012/13.

50

Cette conclusion n’est pas remise en cause par la jurisprudence invoquée par la juridiction de renvoi et mentionnée aux points 23 et 24 du présent arrêt.

51

En effet, d’une part, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 14 décembre 1995, Peterbroeck (C‑312/93, EU:C:1995:437), le droit national attribuait au juge le pouvoir d’apprécier d’office la compatibilité d’un acte de droit interne avec une disposition de droit de l’Union. Cependant, la juridiction de renvoi se voyait, en raison du fait que le délai au cours duquel cette appréciation pouvait être effectuée d’office avait déjà expiré à la date de la tenue de l’audience, dépossédée de ce pouvoir. En revanche, l’affaire au principal porte sur la question de savoir si le droit de l’Union impose de reconnaître au juge national la faculté de relever d’office une violation du droit de l’Union, alors que celle-ci lui est interdite par le droit national.

52

S’agissant, d’autre part, de la jurisprudence de la Cour rendue dans le domaine des clauses abusives, il importe de souligner que les relations juridiques qui font l’objet d’un régime tendant à la protection des consommateurs se distinguent à ce point de celles en cause dans le cadre de procédures pénales, telles que celles visées dans l’affaire au principal et rappelées au point 45 du présent arrêt, qu’il ne saurait être fait une simple application des principes dégagés dans le domaine des clauses abusives à celui des garanties procédurales dans les procédures pénales.

53

Eu égard à l’ensemble des motifs qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que les articles 3 et 4 ainsi que l’article 8, paragraphe 2, de la directive 2012/13, lus à la lumière des articles 47 et 48 de la Charte, doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale interdisant au juge du fond statuant en matière pénale de relever d’office, aux fins de l’annulation de la procédure, la violation de l’obligation incombant aux autorités compétentes, en vertu de ces articles 3 et 4, d’informer rapidement les suspects ou les personnes poursuivies de leur droit de garder le silence, lorsque ceux-ci n’ont pas été privés de la possibilité concrète et effective d’avoir accès à un avocat conformément à l’article 3 de la directive 2013/48, au besoin en ayant recours à l’aide juridictionnelle dans les conditions prévues par la directive 2016/1919, et qu’ils ont, tout comme, le cas échéant, leur avocat, eu le droit d’accéder à leur dossier et d’invoquer cette violation dans un délai raisonnable, conformément à cet article 8, paragraphe 2, de la directive 2012/13.

Sur les dépens

54

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

 

Les articles 3 et 4 ainsi que l’article 8, paragraphe 2, de la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012, relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, lus à la lumière des articles 47 et 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,

 

doivent être interprétés en ce sens que :

 

ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale interdisant au juge du fond statuant en matière pénale de relever d’office, aux fins de l’annulation de la procédure, la violation de l’obligation incombant aux autorités compétentes, en vertu de ces articles 3 et 4, d’informer rapidement les suspects ou les personnes poursuivies de leur droit de garder le silence, lorsque ceux-ci n’ont pas été privés de la possibilité concrète et effective d’avoir accès à un avocat conformément à l’article 3 de la directive 2013/48/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2013, relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales et des procédures relatives au mandat d’arrêt européen, au droit d’informer un tiers dès la privation de liberté et au droit des personnes privées de liberté de communiquer avec des tiers et avec les autorités consulaires, au besoin en ayant recours à l’aide juridictionnelle dans les conditions prévues par la directive (UE) 2016/1919 du Parlement européen et du Conseil, du 26 octobre 2016, concernant l’aide juridictionnelle pour les suspects et les personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales et pour les personnes dont la remise est demandée dans le cadre des procédures relatives au mandat d’arrêt européen, et qu’ils ont, tout comme, le cas échéant, leur avocat, eu le droit d’accéder à leur dossier et d’invoquer cette violation dans un délai raisonnable, conformément à cet article 8, paragraphe 2, de la directive 2012/13.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : le français.