ARRÊT DE LA COUR (sixième chambre)

27 février 2020 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile – Règlement (UE) no 1215/2012 – Article 15, point 5, et article 16, point 5 – Assurance de “grands risques” – Clause attributive de juridiction conclue entre le preneur d’assurance et l’assureur – Opposabilité de cette clause à la personne assurée »

Dans l’affaire C‑803/18,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie), par décision du 7 décembre 2018, parvenue à la Cour le 20 décembre 2018, dans la procédure

AAS « Balta »

contre

UAB « Grifs AG »,

LA COUR (sixième chambre),

composée de M. M. Safjan (rapporteur), président de chambre, MM. L. Bay Larsen et N. Jääskinen, juges,

avocat général : M. G. Hogan,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

pour AAS « Balta », par Me S. Drazdauskas, advokatas,

pour UAB « Grifs AG », par Mes J. Milašauskienė, A. Bosaitė, M. Inta, et G. Abromavičius, advokatai,

pour le gouvernement lituanien, par M. K. Dieninis ainsi que par Mmes R. Butvydytė et G. Taluntytė, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par Mmes M. Heller et A. Steiblytė, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 15, point 5, et de l’article 16, point 5, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant AAS « Balta », compagnie d’assurances établie en Lettonie, à UAB « Grifs AG » (ci-après « Grifs »), société de gardiennage immatriculée en Lituanie, au sujet du paiement d’une indemnité d’assurance.

Le cadre juridique

Le règlement no 1215/2012

3

Aux termes des considérants 15, 18 et 19 du règlement no 1215/2012 :

« (15)

Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. [...]

[...]

(18)

S’agissant des contrats d’assurance, de consommation et de travail, il est opportun de protéger la partie la plus faible au moyen de règles de compétence plus favorables à ses intérêts que ne le sont les règles générales.

(19)

L’autonomie des parties à un contrat autre qu’un contrat d’assurance, de consommation et de travail pour lequel n’est prévue qu’une autonomie limitée quant à la détermination de la juridiction compétente devrait être respectée sous réserve des fors de compétence exclusifs prévus dans le présent règlement. »

4

L’article 4, paragraphe 1, de ce règlement dispose :

« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »

5

Aux termes de l’article 5, paragraphe 1, dudit règlement :

« Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les juridictions d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre. »

6

Les règles de compétence en matière d’assurances, qui font l’objet de la section 3 du chapitre II du règlement no 1215/2012, figurent aux articles 10 à 16 de ce dernier.

7

L’article 10 dudit règlement est libellé comme suit :

« En matière d’assurances, la compétence est déterminée par la présente section, sans préjudice de l’article 6 et de l’article 7, point 5). »

8

L’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012 prévoit que l’assureur domicilié sur le territoire d’un État membre peut être attrait dans un autre État membre, en cas d’actions intentées par le preneur d’assurance, l’assuré ou un bénéficiaire, devant la juridiction du lieu où le demandeur a son domicile.

9

L’article 12 de ce règlement prévoit :

« L’assureur peut, en outre, être attrait devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit s’il s’agit d’assurance de responsabilité ou d’assurance portant sur des immeubles. Il en est de même si l’assurance porte à la fois sur des immeubles et des meubles couverts par une même police et atteints par le même sinistre. »

10

L’article 15 dudit règlement dispose :

« Il ne peut être dérogé aux dispositions de la présente section que par des conventions :

[...]

3)

qui, passées entre un preneur d’assurance et un assureur ayant, au moment de la conclusion du contrat, leur domicile ou leur résidence habituelle dans un même État membre, ont pour effet, alors même que le fait dommageable se produirait à l’étranger, d’attribuer compétence aux juridictions de cet État membre sauf si la loi de celui-ci interdit de telles conventions ;

4)

conclues par un preneur d’assurance n’ayant pas son domicile dans un État membre, sauf s’il s’agit d’une assurance obligatoire ou qui porte sur un immeuble situé dans un État membre ; ou

5)

qui concernent un contrat d’assurance en tant que celui-ci couvre un ou plusieurs des risques énumérés à l’article 16. »

11

Aux termes de l’article 16 du même règlement :

« Les risques visés à l’article 15, point 5), sont les suivants :

[...]

5)

sans préjudice des points 1) à 4), tous les “grands risques” au sens de la directive 2009/138/CE du Parlement européen et du Conseil, du 25 novembre 2009, sur l’accès aux activités de l’assurance et de la réassurance et leur exercice (solvabilité II) [(JO 2009, L 335, p. 1)]. »

12

L’article 25, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 est libellé comme suit :

« Si les parties, sans considération de leur domicile, sont convenues d’une juridiction ou de juridictions d’un État membre pour connaître des différends nés ou à naître à l’occasion d’un rapport de droit déterminé, ces juridictions sont compétentes, sauf si la validité de la convention attributive de juridiction est entachée de nullité quant au fond selon le droit de cet État membre. Cette compétence est exclusive, sauf convention contraire des parties. La convention attributive de juridiction est conclue :

a)

par écrit ou verbalement avec confirmation écrite ;

b)

sous une forme qui soit conforme aux habitudes que les parties ont établies entre elles ; ou

c)

dans le commerce international, sous une forme qui soit conforme à un usage dont les parties ont connaissance ou étaient censées avoir connaissance et qui est largement connu et régulièrement observé dans ce type de commerce par les parties à des contrats du même type dans la branche commerciale considérée. »

13

L’article 63, paragraphe 1, de ce règlement prévoit :

« Pour l’application du présent règlement, les sociétés et les personnes morales sont domiciliées là où est situé :

a)

leur siège statutaire ;

b)

leur administration centrale ; ou

c)

leur principal établissement. »

La directive 2009/138

14

L’article 13, point 27, de la directive 2009/138, telle que modifiée par la directive 2013/58/UE du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2013 (JO 2013, L 341, p. 1) (ci-après la « directive 2009/138 »), définit la notion de « grands risques » aux fins de cette dernière.

Le litige au principal et la question préjudicielle

15

Grifs fournit des services de sécurité. « Grifs AG » SIA, immatriculée en Lettonie, est propriétaire de Grifs, dont elle détient l’ensemble des parts sociales. Le 31 juillet 2012, Grifs AG et Balta ont conclu un contrat d’assurance générale de responsabilité civile (ci-après le « contrat d’assurance »), couvrant également la responsabilité civile de Grifs.

16

Les conditions générales du contrat d’assurance énoncent que tous les différends en rapport avec ledit contrat sont réglés par voie de négociation et que, si les parties ne parviennent pas à s’entendre, le litige est tranché par le juge letton, conformément à la législation en vigueur sur le territoire de la République de Lettonie.

17

Le 21 août 2012, un vol de bijoux et d’espèces a été commis dans une bijouterie appartenant à UAB « Jaunystės romantika » à Alytus (Lituanie), dont Grifs assurait la sécurité en vertu d’un contrat de sécurité. Ayant saisi la justice lituanienne afin d’obtenir la réparation du dommage subi du fait de ce vol, Jaunystės romantika et son assureur, à savoir ERGO Insurance SE, ont obtenu le versement de dommages et intérêts ainsi que le remboursement des dépens. Il a été conclu à une négligence grave de la part de Grifs et à l’existence d’un lien causal direct entre le préjudice survenu et l’inaction de cette société.

18

À l’issue de cette procédure en réparation, Grifs a introduit un recours auprès du Vilniaus apygardos teismas (tribunal régional de Vilnius, Lituanie), visant à faire condamner Balta au paiement de la somme de 114941,58 euros à titre d’indemnité d’assurance, majorée des intérêts, ainsi qu’aux dépens, sur le fondement du contrat d’assurance. Par jugement du 21 novembre 2017, le Vilniaus apygardos teismas (tribunal régional de Vilnius) s’est déclaré incompétent pour connaître de ce recours, relevant que, en vertu des conditions générales du contrat d’assurance, tous les litiges concernant celui-ci devaient être tranchés par le juge letton, en application de la loi lettone. Par ailleurs, dans la mesure où la société qui a conclu le contrat d’assurance, à savoir Grifs AG, est propriétaire de Grifs, le Vilniaus apygardos teismas (tribunal régional de Vilnius) a considéré que, même s’il avait été exprimé indirectement, le consentement de Grifs à l’ensemble des stipulations du contrat, y compris à celles relatives à la compétence judiciaire, ne faisait pas de doute.

19

Grifs ayant interjeté appel de ce jugement, le Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie) a, par arrêt du 29 mars 2018, annulé celui-ci et a renvoyé l’affaire devant le Vilniaus apygardos teismas (tribunal régional de Vilnius) afin qu’il statue à nouveau sur la recevabilité du recours introduit par Grifs.

20

Dans son arrêt, le Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie) a estimé que le fait que les parties au contrat d’assurance étaient convenues que les litiges nés de ce contrat seraient tranchés par le juge letton, conformément aux lois en vigueur sur le territoire letton, ne contraignait pas Grifs à introduire son recours exclusivement devant les juridictions lettones. En effet, cette société aurait la qualité d’« assuré » en vertu d’un contrat d’assurance et aurait le droit, à ce titre, d’opter pour un autre chef de compétence prévu à l’article 11 du règlement no 1215/2012.

21

Balta a formé un pourvoi en cassation devant la juridiction de renvoi, le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie), contre l’arrêt du 29 mars 2018 du Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie).

22

La juridiction de renvoi doute que les considérations émises par la Cour dans l’arrêt du 12 mai 2005, Société financière et industrielle du Peloux (C‑112/03, EU:C:2005:280), relatives à la protection juridique des personnes économiquement les plus faibles, soient pertinentes dans le cas où l’assurance couvre un « grand risque », notamment au regard de l’arrêt du 13 juillet 2017, Assens Havn (C‑368/16, EU:C:2017:546).

23

À cet égard, la juridiction de renvoi souligne, d’une part, que, dès lors que l’activité assurée satisfait aux critères des « grands risques », au sens de l’article 16, point 5, du règlement no 1215/2012, il conviendrait en principe de présumer que les parties au rapport d’assurance sont économiquement puissantes et devraient être libres de déroger aux dispositions relatives à la compétence judiciaire figurant dans la section 3 du chapitre II de ce règlement. D’autre part, cette juridiction estime que les spécificités du preneur d’assurance ne reflètent pas toujours la situation et la puissance économique de l’assuré. Dans ce cas, il pourrait donc s’avérer nécessaire de garantir l’équilibre des droits et des obligations des parties au rapport d’assurance. Cependant, la limite entre l’autonomie contractuelle et la nécessité de protéger la partie la plus faible ne serait pas parfaitement claire.

24

C’est dans ces conditions que le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Convient-il d’interpréter l’article 15, point 5, et l’article 16, point 5, du règlement [no 1215/2012] en ce sens que, s’agissant d’une assurance couvrant un “grand risque”, la clause attributive de [juridiction] figurant dans le contrat d’assurance conclu entre le preneur d’assurance et l’assureur peut être opposée à l’assuré couvert par ce contrat, qui n’a pas expressément souscrit à ladite clause et qui est domicilié dans un [État membre autre que celui du domicile du] preneur d’assurance et [de] l’assureur ? »

Sur la question préjudicielle

25

Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 15, point 5, et l’article 16, point 5, du règlement no 1215/2012 doivent être interprétés en ce sens que la clause attributive de juridiction prévue dans un contrat d’assurance couvrant un « grand risque », au sens de cette dernière disposition, conclu par le preneur d’assurance et l’assureur, peut être opposée à la personne assurée par ce contrat, qui n’est pas un professionnel du secteur des assurances, qui n’a pas consenti à cette clause et qui est domiciliée dans un État membre autre que celui du domicile du preneur d’assurance et de l’assureur.

26

À cet égard, il convient de rappeler que, dans la mesure où les articles 15 et 16 du règlement no 1215/2012 reprennent les libellés respectifs des articles 13 et 14 du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de ce dernier règlement demeure valable pour les dispositions équivalentes du règlement no 1215/2012 (voir, par analogie, arrêt du 31 janvier 2018, Hofsoe, C‑106/17, EU:C:2018:50, point 36).

27

Il est constant que la section 3 du chapitre II du règlement no 1215/2012 établit des règles spéciales de compétence en matière d’assurances, destinées à protéger la partie la plus faible au contrat par des règles plus favorables à ses intérêts que ne le sont les règles générales, ainsi que l’énonce le considérant 18 dudit règlement(arrêt du 31 janvier 2018, Hofsoe, C‑106/17, EU:C:2018:50, point 39 et jurisprudence citée).

28

Ainsi, d’une part, l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012 prévoit que l’assureur domicilié sur le territoire d’un État membre peut être attrait dans un autre État membre sur le territoire duquel le demandeur a son domicile, en cas d’actions intentées par le preneur d’assurance, l’assuré ou un bénéficiaire. D’autre part, l’article 12 de ce règlement dispose que, s’il s’agit d’assurance de responsabilité ou d’assurance portant sur des immeubles, l’assureur peut également être attrait devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit. Ces règles garantissent que la partie plus faible qui entend assigner en justice la partie plus forte puisse le faire devant une juridiction d’un État membre facilement accessible.

29

Néanmoins, dans certains cas, le règlement no 1215/2012 prévoit la possibilité de déroger aux règles de compétence en matière d’assurances par des conventions, notamment, en vertu de l’article 15, point 5, de ce règlement, par des conventions qui concernent un contrat d’assurance en tant que celui–ci couvre un ou plusieurs des risques énumérés à l’article 16 de celui-ci.

30

En l’occurrence, la juridiction de renvoi précise que le contrat d’assurance en cause au principal couvrait des « grands risques », tels que visés à l’article 16, point 5, du règlement no 1215/2012, lequel renvoie à la directive no 2009/138, qui définit, à son article 13, point 27, la notion de « grands risques » et établit certaines catégories de risques relevant de cette notion.

31

Dans ce contexte, il convient d’examiner si une clause attributive de juridiction stipulée dans un tel contrat peut lier le tiers assuré, qui n’est pas partie à ce contrat et qui n’a pas souscrit aux stipulations dudit contrat.

32

Afin de savoir si l’assuré peut, en tant que tiers à un contrat d’assurance couvrant un « grand risque », être lié par une clause attributive de juridiction stipulant que seules sont compétentes les juridictions du domicile de la compagnie d’assurances, il y a lieu de se rapporter au libellé de l’article 15, point 5, du règlement no 1215/2012, ainsi qu’à l’économie des règles que celui-ci prévoit en matière d’assurances, à leur genèse et aux objectifs qui les sous-tendent.

33

S’agissant, premièrement, du libellé du point 5 de l’article 15 du règlement no 1215/2012, il pourrait certes être considéré, dans la mesure où ce point ne mentionne que les conventions qui concernent un contrat d’assurance et non, contrairement aux points 3 et 4 du même article 15, les parties à la convention, que, dès lors qu’une clause attributive de juridiction valable est stipulée dans un contrat d’assurance couvrant un « grand risque », elle peut être invoquée, par toute personne voulant exercer ses droits en vertu dudit contrat, également à l’encontre du tiers assuré.

34

Cette différence de libellé entre le point 5 et d’autres points de l’article 15 du règlement no 1215/2012 s’explique cependant par la genèse de cet article. Ainsi qu’il ressort du point 140 du rapport de M. P. Schlosser sur la convention relative à l’adhésion du Royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord à la convention concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, ainsi qu’au protocole concernant son interprétation par la Cour de justice (JO 1979, C 59, p. 71), en vue de compléter cette dernière convention au moment de l’adhésion du Royaume-Uni, en 1978, sans devoir définir un critère abstrait et général de délimitation des situations pour lesquelles seraient admises des clauses attributives de juridiction, il a été décidé de dresser une liste des contrats d’assurance auxquels il convenait d’étendre l’admissibilité de telles clauses. Toutefois, ainsi qu’il ressort de ce point dudit rapport, un tel ajout ne visait nullement à rendre de telles clauses attributives de juridiction opposables à des tiers.

35

S’agissant, deuxièmement, de l’économie des dispositions de la section 3 du chapitre II du règlement no 1215/2012, il importe de relever que le règlement no 44/2001 a étendu la liste des personnes pouvant attraire l’assureur devant une juridiction en faisant figurer également les assurés à l’article 9, paragraphe 1, sous b), de ce dernier règlement, qui est devenu l’article 11, paragraphe 1, sous b), du règlement no 1215/2012, sans aucune distinction en fonction du type de risques assurés. La protection ainsi conférée aux assurés serait pourtant inefficace si, s’agissant de contrats d’assurance relatifs aux « grands risques », la juridiction compétente était déterminée sur la base d’une clause attributive de juridiction à laquelle l’assuré n’a pas souscrit.

36

S’agissant, troisièmement, des objectifs sous-tendant la section 3 du chapitre II du règlement no 1215/2012, la Cour a déjà relevé que, dans le cas où un contrat d’assurance est conclu au profit d’un tiers, une clause attributive de juridiction insérée dans celui-ci, à laquelle il n’a pas souscrit, ne lui est opposable, en cas de litige né dudit contrat, que si elle ne porte pas atteinte à l’objectif de protection de la personne économiquement la plus faible (arrêt du 12 mai 2005, Société financière et industrielle du Peloux, C‑112/03, EU:C:2005:280, point 38).

37

Aussi la Cour a-t-elle rappelé que, en matière d’assurances, la prorogation de compétence demeurait strictement encadrée par l’objectif de protection de la personne économiquement la plus faible (arrêt du 13 juillet 2017, Assens Havn, C‑368/16, EU:C:2017:546, point 36).

38

Cela étant, il convient d’examiner si cette considération vaut de la même manière dans le domaine des contrats d’assurance couvrant un « grand risque », dans lequel les assurés peuvent, à l’instar des assureurs et des preneurs d’assurance, jouir d’une puissance économique importante.

39

À cet égard, il est constant que le législateur de l’Union a, au vu de leur puissance économique, habilité le preneur d’assurance et l’assureur à choisir la juridiction compétente, y compris en dérogeant aux règles de compétence protectrices énoncées à la section 3 du chapitre II du règlement no 1215/2012. Ainsi qu’il ressort du rapport de M. P. Schlosser, mentionné au point 34 du présent arrêt, la faculté reconnue aux parties de déroger aux règles générales de compétence dans le cadre de contrats qui sont devenus, par la suite, les contrats d’assurance couvrant un « grand risque » était censée tenir compte du fait que, les sociétés concernées étant de puissantes entreprises, les parties au contrat d’assurance étaient sur un pied d’égalité et une protection supplémentaire de la partie plus faible ne se justifiait pas.

40

Toutefois, il ne saurait être déduit de cette constatation que la puissance économique de l’assuré et celle des assureurs et des preneurs d’assurance sont identiques ou similaires. Par conséquent, la question de savoir si un tiers à un contrat d’assurance couvrant un « grand risque » peut être considéré comme la personne économiquement la plus faible ne dépend pas uniquement du fait que le contrat d’assurance conclu entre les parties relève de la catégorie des contrats d’assurance couvrant un « grand risque ».

41

Il y a donc lieu de considérer que la faculté de déroger aux règles générales de compétence dans les contrats d’assurance couvrant un « grand risque » ne s’applique que dans les rapports entre les parties contractantes et ne saurait, en règle générale, être étendue au tiers assuré.

42

À cet égard, la Cour a déjà souligné qu’une appréciation au cas par cas de la question de savoir si une personne peut être considérée comme une « partie plus faible » ferait naître un risque d’insécurité juridique et irait à l’encontre de l’objectif du règlement no 1215/2012, énoncé au considérant 15 de celui-ci, selon lequel les règles de compétence doivent présenter un haut degré de prévisibilité (voir, en ce sens, arrêt du 20 juillet 2017, MMA IARD, C‑340/16, EU:C:2017:576, point 34).

43

Cette considération vaut d’autant plus dans le domaine des contrats d’assurance couvrant un « grand risque ». En effet, ainsi que le relève à juste titre la juridiction de renvoi, l’article 13, point 27, de la directive 2009/138 prévoit plusieurs critères qui doivent être appréciés conjointement, et dont l’application n’est pas toujours systématique. Cette appréciation peut nécessiter des vérifications approfondies et potentiellement complexes, ce qui serait contraire à l’intention de rendre prévisibles les règles de compétence.

44

Cela étant, il est de jurisprudence constante que l’objectif de protection qui sous-tend la section 3 du chapitre II du règlement no 1215/2012 implique que l’application des règles de compétence spéciales qu’elle prévoit ne soit pas étendue à des personnes pour lesquelles cette protection ne se justifie pas (voir, en ce sens, arrêt du 31 janvier 2018, Hofsoe, C‑106/17, EU:C:2018:50, point 41 et jurisprudence citée).

45

S’il s’ensuit qu’aucune protection spéciale ne se justifie dans les rapports entre des professionnels du secteur des assurances, dont aucun d’entre eux ne peut être présumé se trouver en position de faiblesse par rapport aux autres (arrêt du 31 janvier 2018, Hofsoe, C‑106/17, EU:C:2018:50, point 42 et jurisprudence citée), il est constant que, en l’occurrence, le tiers assuré, à savoir Grifs, n’est pas un professionnel du secteur des assurances.

46

Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 15, point 5, et l’article 16, point 5, du règlement no 1215/2012 doivent être interprétés en ce sens que la clause attributive de juridiction prévue dans un contrat d’assurance couvrant un « grand risque », au sens de cette dernière disposition, conclu par le preneur d’assurance et l’assureur, ne peut être opposée à la personne assurée par ce contrat, qui n’est pas un professionnel du secteur des assurances, qui n’a pas consenti à cette clause et qui est domicilié dans un État membre autre que celui du domicile du preneur d’assurance et de l’assureur.

Sur les dépens

47

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) dit pour droit :

 

L’article 15, point 5, et l’article 16, point 5, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doivent être interprétés en ce sens que la clause attributive de juridiction prévue dans un contrat d’assurance couvrant un « grand risque », au sens de cette dernière disposition, conclu par le preneur d’assurance et l’assureur, ne peut être opposée à la personne assurée par ce contrat, qui n’est pas un professionnel du secteur des assurances, qui n’a pas consenti à cette clause et qui est domicilié dans un État membre autre que celui du domicile du preneur d’assurance et de l’assureur.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : le lituanien.