ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

18 octobre 2018 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Droit d’auteur et droits voisins – Directive 2001/29/CE – Respect des droits de propriété intellectuelle – Directive 2004/48/CE – Indemnisation en cas de partage de fichiers en violation du droit d’auteur – Connexion à Internet accessible à des membres de la famille du détenteur – Exonération de la responsabilité du détenteur, sans nécessité de préciser la nature de l’utilisation de la connexion par le membre de la famille – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 7 »

Dans l’affaire C‑149/17,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Landgericht München I (tribunal régional de Munich I, Allemagne), par décision du 17 mars 2017, parvenue à la Cour le 24 mars 2017, dans la procédure

Bastei Lübbe GmbH & Co. KG

contre

Michael Strotzer,

LA COUR (troisième chambre),

composée de M. M. Vilaras, président de la quatrième chambre, faisant fonction de président de la troisième chambre, MM. J. Malenovský (rapporteur), L. Bay Larsen, M. Safjan et D. Šváby, juges,

avocat général : M. M. Szpunar,

greffier : M. K. Malacek, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 14 mars 2018,

considérant les observations présentées :

pour Bastei Lübbe GmbH & Co. KG, par Mes B. Frommer, R. Bisle, et M. Hügel, Rechtsanwälte,

pour le gouvernement autrichien, par M. G. Eberhard, en qualité d’agent,

pour la Commission européenne, par MM. T. Scharf, F. Wilman et K.-P. Wojcik, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 6 juin 2018,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, et de l’article 8, paragraphes 1 et 2, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (JO 2001, L 167, p. 10), ainsi que de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle (JO 2004, L 157, p. 45, et rectificatif JO 2004, L 195, p. 16).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Bastei Lübbe GmbH & Co. KG, une maison d’édition, à M. Michael Strotzer, au sujet d’une demande d’indemnisation pour violation du droit d’auteur par voie de partage de fichiers.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

La directive 2001/29

3

Les considérants 3, 9 et 58 de la directive 2001/29 énoncent :

« (3)

L’harmonisation envisagée contribuera à l’application des quatre libertés du marché intérieur et porte sur le respect des principes fondamentaux du droit et notamment de la propriété, dont la propriété intellectuelle, et de la liberté d’expression et de l’intérêt général.

[...]

(9)

Toute harmonisation du droit d’auteur et des droits voisins doit se fonder sur un niveau de protection élevé, car ces droits sont essentiels à la création intellectuelle. [...]

[...]

(58)

Les États membres doivent prévoir des sanctions et des voies de recours efficaces contre les atteintes aux droits et obligations prévus par la présente directive. Ils prennent toutes les mesures nécessaires pour veiller à ce que ces sanctions et voies de recours soient appliquées. Les sanctions prévues sont efficaces, proportionnées et dissuasives et doivent comprendre la possibilité de demander des dommages et intérêts et/ou une ordonnance sur requête et, le cas échéant, la saisie du matériel ayant servi à commettre l’infraction. »

4

L’article 3 de cette directive, intitulé « Droit de communication d’œuvres au public et droit de mettre à la disposition du public d’autres objets protégés », dispose :

« 1.   Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement.

2.   Les États membres prévoient le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la mise à la disposition du public, par fil ou sans fil, de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement :

[...]

b)

pour les producteurs de phonogrammes, de leurs phonogrammes ;

[...]

3.   Les droits visés aux paragraphes 1 et 2 ne sont pas épuisés par un acte de communication au public, ou de mise à la disposition du public, au sens du présent article. »

5

Aux termes de l’article 8, paragraphes 1 et 2, de ladite directive, intitulé « Sanctions et voies de recours » :

« 1.   Les États membres prévoient des sanctions et des voies de recours appropriées contre les atteintes aux droits et obligations prévus par la présente directive et prennent toutes les mesures nécessaires pour en garantir l’application. Ces sanctions sont efficaces, proportionnées et dissuasives.

2.   Chaque État membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que les titulaires de droits dont les intérêts sont lésés par une infraction commise sur son territoire puissent intenter une action en dommages-intérêts et/ou demander qu’une ordonnance sur requête soit rendue ainsi que, le cas échéant, demander la saisie du matériel concerné par l’infraction ainsi que des dispositifs, produits ou composants visés à l’article 6, paragraphe 2. »

La directive 2004/48

6

Les considérants 3, 10, 20 et 32 de la directive 2004/48 énoncent :

« (3)

[...] [S]ans moyens efficaces de faire respecter les droits de propriété intellectuelle, l’innovation et la création sont découragées et les investissements réduits. Il est donc nécessaire de veiller à ce que le droit matériel de la propriété intellectuelle, qui relève aujourd’hui largement de l’acquis communautaire, soit effectivement appliqué dans la Communauté. À cet égard, les moyens de faire respecter les droits de propriété intellectuelle revêtent une importance capitale pour le succès du marché intérieur.

[...]

(10)

L’objectif de la présente directive est de rapprocher [les législations des États membres] afin d’assurer un niveau de protection élevé, équivalent et homogène de la propriété intellectuelle dans le marché intérieur.

[...]

(20)

Étant donné que la preuve est un élément capital pour l’établissement de l’atteinte aux droits de propriété intellectuelle, il convient de veiller à ce que des moyens de présenter, d’obtenir et de conserver les éléments de preuve existent effectivement. Les procédures devraient respecter les droits de la défense et être assorties des garanties nécessaires, y compris la protection des renseignements confidentiels. [...]

(32)

La présente directive respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus, notamment, par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En particulier, la présente directive vise à assurer le plein respect de la propriété intellectuelle, conformément à l’article 17, paragraphe 2, de cette charte. »

7

L’article 3 de cette directive, intitulé « Obligation générale », dispose :

« 1.   Les États membres prévoient les mesures, procédures et réparations nécessaires pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle visés par la présente directive. Ces mesures, procédures et réparations doivent être loyales et équitables, ne doivent pas être inutilement complexes ou coûteuses et ne doivent pas comporter de délais déraisonnables ni entraîner de retards injustifiés.

2.   Les mesures, procédures et réparations doivent également être effectives, proportionnées et dissuasives et être appliquées de manière à éviter la création d’obstacles au commerce légitime et à offrir des sauvegardes contre leur usage abusif. »

8

Aux termes de l’article 6, paragraphe 1, de ladite directive :

« Les États membres veillent à ce que, sur requête d’une partie qui a présenté des éléments de preuve raisonnablement accessibles et suffisants pour étayer ses allégations et précisé les éléments de preuve à l’appui de ses allégations qui se trouvent sous le contrôle de la partie adverse, les autorités judiciaires compétentes puissent ordonner que ces éléments de preuve soient produits par la partie adverse, sous réserve que la protection des renseignements confidentiels soit assurée. Aux fins du présent paragraphe, les États membres peuvent prévoir qu’un échantillon raisonnable d’un nombre substantiel de copies d’une œuvre ou de tout autre objet protégé est considéré par les autorités judiciaires compétentes comme constituant des éléments de preuve suffisants. »

9

L’article 8 de la directive 2004/48, intitulé « Droit d’information », énonce :

« 1.   Les États membres veillent à ce que, dans le cadre d’une action relative à une atteinte à un droit de propriété intellectuelle et en réponse à une demande justifiée et proportionnée du requérant, les autorités judiciaires compétentes puissent ordonner que des informations sur l’origine et les réseaux de distribution des marchandises ou des services qui portent atteinte à un droit de propriété intellectuelle soient fournies par le contrevenant et/ou toute autre personne qui :

a)

a été trouvée en possession des marchandises contrefaisantes à l’échelle commerciale ;

b)

a été trouvée en train d’utiliser des services contrefaisants à l’échelle commerciale ;

c)

a été trouvée en train de fournir, à l’échelle commerciale, des services utilisés dans des activités contrefaisantes,

ou

d)

a été signalée, par la personne visée au point a), b) ou c), comme intervenant dans la production, la fabrication ou la distribution des marchandises ou la fourniture des services.

2.   Les informations visées au paragraphe 1 comprennent, selon les cas :

a)

les noms et adresses des producteurs, fabricants, distributeurs, fournisseurs et autres détenteurs antérieurs des marchandises ou des services, ainsi que des grossistes destinataires et des détaillants ;

b)

des renseignements sur les quantités produites, fabriquées, livrées, reçues ou commandées, ainsi que sur le prix obtenu pour les marchandises ou services en question.

3.   Les paragraphes 1 et 2 s’appliquent sans préjudice d’autres dispositions législatives et réglementaires qui :

[...]

d)

donnent la possibilité de refuser de fournir des informations qui contraindraient la personne visée au paragraphe 1 à admettre sa propre participation ou celle de ses proches parents à une atteinte à un droit de propriété intellectuelle,

[...] »

10

L’article 13 de cette directive, intitulé « Dommages-intérêts », prévoit :

« 1.   Les États membres veillent à ce que, à la demande de la partie lésée, les autorités judiciaires compétentes ordonnent au contrevenant qui s’est livré à une activité contrefaisante en le sachant ou en ayant des motifs raisonnables de le savoir de verser au titulaire du droit des dommages-intérêts adaptés au préjudice que celui-ci a réellement subi du fait de l’atteinte.

[...]

2.   Lorsque le contrevenant s’est livré à une activité contrefaisante sans le savoir ou sans avoir de motifs raisonnables de le savoir, les États membres peuvent prévoir que les autorités judiciaires pourront ordonner le recouvrement des bénéfices ou le paiement de dommages-intérêts susceptibles d’être préétablis. »

Le droit allemand

11

L’article 97 du Gesetz über Urheberrecht und verwandte Schutzrechte – Urheberrechtsgesetz (loi sur le droit d’auteur et les droits voisins), du 9 septembre 1965 (BGBl. 1965 I, p. 1273), telle que modifiée par la loi du 1er octobre 2013 (BGBl. 2013 I, p. 3728), dispose :

« 1.   Quiconque porte une atteinte illicite au droit d’auteur ou à un autre droit protégé par la présente loi peut donner lieu à un ordre de cessation immédiate et, en cas de risque de récidive, à un ordre de cessation pour l’avenir (abstention). Le droit à la cessation pour l’avenir (abstention) est acquis dès la première survenance d’un risque d’infraction.

2.   Quiconque agit intentionnellement ou par négligence est tenu d’indemniser la partie lésée du dommage causé. Le calcul de l’indemnité peut également intégrer le gain que le contrefacteur a tiré de l’atteinte au droit. L’indemnisation peut également se calculer sur la base du montant que le contrefacteur aurait dû verser à titre de rémunération équitable s’il avait recueilli l’autorisation d’exploiter le droit méconnu. Les auteurs, éditeurs d’ouvrages scientifiques (article 70), photographes (article 72) et artistes exécutants (article 73) peuvent également solliciter une réparation pécuniaire du préjudice moral qui réponde à l’équité. »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

12

Bastei Lübbe est titulaire, en tant que producteur de phonogrammes, des droits d’auteur et des droits voisins sur la version audio d’un livre.

13

M. Strotzer est détenteur d’une connexion à Internet au moyen de laquelle, le 8 mai 2010, ce livre audio a été partagé, aux fins de son téléchargement, avec un nombre illimité d’utilisateurs d’une bourse d’échanges sur Internet (peer-to-peer). Un expert a attribué avec exactitude l’adresse IP concernée à M. Strotzer.

14

Par une lettre du 28 octobre 2010, Bastei Lübbe a mis en demeure M. Strotzer de mettre fin à l’atteinte du droit d’auteur constatée. Cette mise en demeure ayant été infructueuse, Bastei Lübbe a introduit, devant l’Amtsgericht München (tribunal de district de Munich, Allemagne), un recours contre M. Strotzer, en sa qualité de titulaire de cette adresse IP, afin d’obtenir une indemnisation pécuniaire.

15

Toutefois, M. Strotzer conteste avoir porté lui-même atteinte au droit d’auteur et soutient que sa connexion était suffisamment sécurisée. En outre, il fait valoir que ses parents, qui vivent sous le même toit que lui, avaient également accès à cette connexion, mais que, à sa connaissance, ils ne disposaient pas de l’œuvre en question sur leur ordinateur, ignoraient l’existence de celle-ci et n’utilisaient pas de logiciel de bourse d’échanges en ligne. De plus, l’ordinateur de l’intéressé aurait été éteint au moment où cette atteinte au droit d’auteur a eu lieu.

16

L’Amtsgericht München (tribunal de district de Munich) a rejeté le recours indemnitaire de Bastei Lübbe au motif que M. Strotzer ne pouvait être tenu pour responsable de l’atteinte au droit d’auteur invoquée, dès lors qu’il avait indiqué que ses parents étaient également susceptibles d’en être les auteurs.

17

Bastei Lübbe a interjeté appel de la décision de l’Amtsgericht München (tribunal de district de Munich) devant le Landgericht München I (tribunal régional de Munich I, Allemagne).

18

Cette dernière juridiction incline à retenir la responsabilité de M. Strotzer, dès lors qu’il ne ressortirait pas des explications fournies par l’intéressé qu’un tiers avait utilisé la connexion à Internet au moment où cette atteinte a eu lieu. M. Strotzer serait, par conséquent, sérieusement soupçonné d’être l’auteur de l’atteinte portée au droit d’auteur.

19

Ladite juridiction se voit néanmoins contrainte d’appliquer l’article 97 de la loi sur le droit d’auteur et les droits voisins, telle que modifiée par la loi du 1er octobre 2013, tel qu’interprété par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne), qui pourrait, selon elle, s’opposer à la condamnation du défendeur.

20

En effet, selon la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice), telle qu’interprétée par la juridiction de renvoi, c’est au demandeur qu’il appartient d’alléguer et de prouver l’atteinte portée au droit d’auteur. Le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) considère, par ailleurs, que le détenteur d’une connexion à Internet est présumé être l’auteur d’une telle atteinte, dès lors qu’aucune autre personne ne pouvait utiliser cette connexion au moment où ladite atteinte a eu lieu. Cependant, si la connexion à Internet n’était pas suffisamment sécurisée ou était sciemment laissée à la disposition d’autres personnes, le titulaire de cette connexion n’est pas présumé être l’auteur de cette atteinte.

21

Dans ce cas, la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) fait néanmoins peser sur le titulaire de la connexion à Internet une charge secondaire d’allégation. Celui-ci s’acquitte à suffisance de cette charge secondaire en exposant que d’autres personnes, dont il précise, le cas échéant, l’identité, avaient un accès autonome à sa connexion à Internet et sont, dès lors, susceptibles d’être les auteurs de l’atteinte alléguée au droit d’auteur. Si un membre de la famille du titulaire de la connexion à Internet a eu accès à cette connexion, ce dernier n’est cependant pas tenu de fournir des précisions supplémentaires quant au moment où cette connexion a été utilisée et à la nature de l’utilisation de celle-ci, eu égard à la protection du mariage et de la famille garantie par l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») et par les dispositions concernées du droit constitutionnel allemand.

22

Dans ces conditions, le Landgericht München I (tribunal régional de Munich I) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Faut-il interpréter les dispositions combinées de l’article 8, paragraphes 1 et 2, et de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29/CE en ce sens que les sanctions contre les atteintes au droit de mise à disposition du public d’une œuvre restent toujours “efficaces et dissuasives” lorsque le titulaire d’une connexion à Internet par laquelle des atteintes au droit d’auteur ont été commises par un partage de fichiers ne verra pas sa responsabilité engagée quand il désigne à tout le moins un membre de la famille qui avait comme lui la possibilité d’accéder à cette connexion à Internet, sans donner davantage de précisions tirées de recherches faites sur le moment et la nature de l’utilisation d’Internet par ce membre de la famille ?

2)

Faut-il interpréter l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/48/CE en ce sens que les mesures pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle restent toujours “effectives” lorsque le titulaire d’une connexion à Internet par laquelle des atteintes au droit d’auteur ont été commises par un partage de fichiers ne verra pas sa responsabilité engagée quand il désigne à tout le moins un membre de la famille qui avait comme lui la possibilité d’accéder à cette connexion à Internet, sans donner davantage de précisions tirées de recherches faites sur le moment et la nature de l’utilisation d’Internet par ce membre de la famille ? »

Sur les questions préjudicielles

Sur la recevabilité

23

Dans ses observations écrites, la Commission européenne conteste la recevabilité des questions posées, au motif qu’elles présenteraient un caractère hypothétique. En effet, ces questions porteraient sur la compatibilité, au regard du droit de l’Union, de la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice), alors que cette jurisprudence ne serait pas applicable au litige au principal.

24

À cet égard, il importe de rappeler qu’il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur l’interprétation et l’applicabilité de dispositions nationales ou d’établir les faits pertinents pour la solution du litige au principal. En effet, il incombe à la Cour de prendre en compte, dans le cadre de la répartition des compétences entre les juridictions de l’Union et nationales, l’ensemble du contexte dans lequel s’insère la question préjudicielle, tel qu’il est défini par la décision de renvoi (arrêt du 13 juin 2013, Kostov, C‑62/12, EU:C:2013:391, point 25). Peu importe qu’un tel contexte comporte des éléments de nature factuelle, réglementaire ou encore jurisprudentielle.

25

Or, dans la mesure où la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) fait partie du contexte dans lequel s’insèrent les questions posées, tel que défini par la juridiction de renvoi, il n’y a pas lieu de déclarer ces questions irrecevables en raison de leur caractère prétendument hypothétique.

Sur le fond

26

À titre liminaire, il y a lieu de relever que les deux questions posées par la juridiction de renvoi soulèvent le même problème juridique, relatif au caractère des sanctions et des mesures à prendre en cas d’atteinte au droit d’auteur, et sont formulées en des termes largement identiques, la seule différence évidente consistant dans le fait que l’une se réfère à la directive 2001/29, alors que l’autre vise la directive 2004/48.

27

Toutefois, il importe de rappeler que, compte tenu des exigences découlant de l’unité et de la cohérence de l’ordre juridique de l’Union, il y a lieu d’interpréter l’ensemble des directives en matière de propriété intellectuelle à la lumière des règles et des principes communs à celui-ci (voir en ce sens, notamment, arrêt du 30 juin 2011, VEWA, C‑271/10, EU:C:2011:442, point 27).

28

Eu égard à cette jurisprudence et afin d’assurer une mise en œuvre complémentaire des directives 2001/29 et 2004/48, il convient de répondre conjointement aux deux questions posées par la juridiction de renvoi.

29

Par ses questions, cette juridiction demande, en substance, si, d’une part, l’article 8, paragraphes 1 et 2, de la directive 2001/29, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 1, de celle-ci, et, d’autre part, l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/48 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, en vertu de laquelle le détenteur d’une connexion à Internet, par laquelle des atteintes au droit d’auteur ont été commises au moyen d’un partage de fichiers, ne peut voir sa responsabilité engagée, dès lors qu’il désigne à tout le moins un membre de sa famille qui avait la possibilité d’accéder à cette connexion, sans donner davantage de précisions quant au moment où ladite connexion a été utilisée par ce membre de sa famille et à la nature de l’utilisation qui a été faite de celle-ci par ce dernier.

30

Il convient de rappeler, en premier lieu, que l’objectif principal de la directive 2001/29 consiste, ainsi qu’il découle du considérant 9 de celle-ci, à instaurer un niveau élevé de protection du droit d’auteur et des droits voisins, car ces droits sont essentiels à la création intellectuelle.

31

Afin de garantir ledit objectif, l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2001/29, lu à la lumière du considérant 58 de celle-ci, précise que les États membres prévoient des sanctions et des voies de recours appropriées contre les atteintes aux droits et obligations prévus par cette directive et prennent toutes les mesures nécessaires pour en garantir l’application. Cet article précise également que ces sanctions doivent être efficaces, proportionnées et dissuasives.

32

Par ailleurs, en vertu de l’article 8, paragraphe 2, de ladite directive, chaque État membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que les titulaires de droits dont les intérêts sont lésés par une infraction commise sur son territoire puissent intenter une action en dommages-intérêts.

33

Il y a lieu de rappeler, en second lieu, que l’objectif poursuivi par la directive 2004/48 consiste, ainsi que l’indique son considérant 10, à rapprocher les législations des États membres en ce qui concerne les moyens de faire respecter les droits de propriété intellectuelle afin d’assurer un niveau de protection élevé, équivalent et homogène de la propriété intellectuelle dans le marché intérieur.

34

À cette fin, l’article 3, paragraphe 2, de ladite directive prévoit que les mesures, les procédures et les réparations prévues par les États membres doivent être effectives, proportionnées et dissuasives.

35

En l’occurrence, il ressort de la demande de décision préjudicielle que, en vertu de la législation nationale en cause au principal, le détenteur d’une connexion à Internet, au moyen de laquelle une atteinte au droit d’auteur a été commise, est présumé être l’auteur de cette atteinte, dès lors qu’il a été identifié avec exactitude au moyen de son adresse IP et qu’aucune autre personne n’avait la possibilité d’accéder à cette connexion au moment où cette atteinte a eu lieu.

36

Toutefois, il ressort également de la demande de décision préjudicielle que la législation nationale en cause au principal prévoit que cette présomption peut être renversée dans le cas où des personnes autres que le détenteur de ladite connexion à Internet avaient la possibilité d’accéder à celle-ci. Par ailleurs, si un membre de la famille de ce détenteur bénéficiait de cette possibilité, ce dernier est susceptible d’échapper, eu égard au droit fondamental à la protection de la vie familiale, par la seule désignation de ce membre de sa famille, à sa responsabilité, sans qu’il soit tenu de fournir des précisions supplémentaires quant au moment où la connexion à Internet a été utilisée par ledit membre de sa famille et à la nature de l’utilisation qui a été faite de celle-ci par ce dernier.

37

Dans ces circonstances, il convient d’examiner le point de savoir si une législation nationale telle que celle en cause au principal est compatible avec l’exigence, pour l’État membre concerné, de prévoir des voies de recours appropriées contre les atteintes au droit d’auteur et aux droits voisins, susceptibles d’aboutir à des sanctions efficaces et dissuasives à l’encontre des contrevenants, comme le prévoit l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2001/29, lu à la lumière du considérant 58 de celle-ci, ainsi qu’avec l’obligation de prévoir des mesures, procédures et réparations effectives et dissuasives pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle, figurant à l’article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive 2004/48.

38

À cet égard, la législation nationale en cause au principal prévoit que, lorsque la partie lésée introduit un recours, le titulaire d’une connexion à Internet, identifiée avec certitude comme étant à l’origine d’une atteinte au droit d’auteur, n’est pas tenu de produire, dans les conditions rappelées au point 36 du présent arrêt, des éléments de preuve qui se trouvent sous son contrôle et qui sont liés à cette atteinte.

39

Cependant, s’agissant, plus particulièrement, de la directive 2004/48, l’article 6, paragraphe 1, de celle-ci impose aux États membres de veiller à ce que, sur requête d’une partie qui a présenté des éléments de preuve raisonnablement accessibles et suffisants pour étayer ses allégations et précisé les éléments de preuve à l’appui de ses allégations qui se trouvent sous le contrôle de la partie adverse, les autorités judiciaires compétentes puissent ordonner que ces éléments de preuve soient produits par la partie adverse, sous réserve que la protection des renseignements confidentiels soit assurée.

40

Par ailleurs, il ressort du considérant 20 de la directive 2004/48, notamment, que la preuve est un élément capital pour l’établissement de l’atteinte aux droits de propriété intellectuelle et qu’il convient de veiller à ce que des moyens de présenter, d’obtenir et de conserver les éléments de preuve existent effectivement.

41

Ainsi, l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2004/48, lu à la lumière du considérant 20 de celle-ci, doit être interprété en ce sens que les États membres doivent permettre de manière effective à la partie lésée d’obtenir les éléments de preuve nécessaires pour appuyer ses allégations qui se trouvent sous le contrôle de la partie adverse, pour autant que la production de tels éléments de preuve respecte la protection des éléments confidentiels.

42

En outre, ainsi qu’il a été relevé au point 36 du présent arrêt, le respect du droit fondamental à la protection de la vie familiale constitue, au regard de la législation nationale en cause, un obstacle empêchant la partie lésée d’obtenir, de la partie adverse, les éléments de preuve nécessaires pour appuyer ses allégations.

43

Or, il ressort du considérant 32 de la directive 2004/48 que celle-ci respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus par la Charte. En particulier, cette directive vise à assurer le plein respect de la propriété intellectuelle, conformément à l’article 17, paragraphe 2, de la Charte.

44

Ainsi, la présente demande de décision préjudicielle induit la question de la conciliation nécessaire des exigences liées à la protection de plusieurs droits fondamentaux, à savoir le droit à un recours effectif et le droit de propriété intellectuelle, d’une part, et le droit au respect de la vie privée et familiale, d’autre part (voir, par analogie, arrêt du 16 juillet 2015, Coty Germany, C‑580/13, EU:C:2015:485, point 33).

45

À cet égard, il y a lieu de rappeler, d’une part, que, selon la jurisprudence de la Cour, le droit de l’Union exige des États membres que, lors de la transposition des directives, ils veillent à se fonder sur une interprétation de celles-ci qui permette d’assurer un juste équilibre entre les différents droits fondamentaux protégés par l’ordre juridique de l’Union. Par la suite, lors de la mise en œuvre des mesures de transposition desdites directives, il incombe aux autorités et aux juridictions des États membres non seulement d’interpréter leur droit national d’une manière conforme à ces mêmes directives, mais également de ne pas se fonder sur une interprétation de celles-ci qui entrerait en conflit avec lesdits droits fondamentaux ou avec les autres principes généraux du droit de l’Union (arrêt du 16 juillet 2015, Coty Germany, C‑580/13, EU:C:2015:485, point 34).

46

Il convient, d’autre part, de relever que l’article 52, paragraphe 1, de la Charte précise, notamment, que toute limitation de l’exercice des droits et des libertés reconnus par la Charte doit respecter le contenu essentiel de ces droits et libertés, et qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’une mesure qui entraîne une atteinte caractérisée à un droit protégé par la Charte doit être considérée comme ne respectant pas l’exigence que soit assuré un tel juste équilibre entre les droits fondamentaux qui doivent être conciliés (arrêt du 16 juillet 2015, Coty Germany, C‑580/13, EU:C:2015:485, point 35).

47

Les différents éléments de la législation nationale en cause au principal doivent être appréciés, par la Cour, au regard de cette exigence de juste équilibre.

48

À cet égard, il convient de relever que, s’agissant du droit au respect de la vie privée stricto sensu, il ressort du libellé de l’article 7 de la Charte que la protection que cet article accorde doit s’étendre à « toute personne » et ne se limite pas aux seuls membres de la famille de la personne à laquelle les autorités judiciaires ont ordonné de produire ces éléments de preuve, ces membres n’ayant pas vocation, sur cette base, à jouir d’une protection particulière.

49

Toutefois, il ne saurait pour autant être contesté que, en vertu de l’article 7 de la Charte, des personnes appartenant à une même famille puissent, à ce titre, bénéficier d’une protection particulière leur permettant de ne pas devoir se soumettre à une obligation leur imposant de s’incriminer mutuellement, alors que l’une ou l’autre d’entre elles est soupçonnée d’avoir commis un acte illégal.

50

Au demeurant, le paragraphe 3, sous d), de l’article 8 de la directive 2004/48, lu en combinaison avec les paragraphes 1 et 2 de cet article, traduit cette préoccupation, dès lors qu’il ne s’oppose pas à l’application des dispositions législatives et réglementaires nationales donnant la possibilité au contrevenant de refuser de fournir les informations qui le contraindraient à admettre sa propre participation ou celle de ses proches parents à une atteinte à un droit de propriété intellectuelle.

51

Or, il y a lieu de considérer que, si, dans des situations telles que celle en cause au principal, la réglementation nationale, telle qu’interprétée par les juridictions nationales compétentes, a pour effet de faire obstacle à la possibilité, pour la juridiction nationale saisie d’une action en responsabilité, d’exiger, sur requête du demandeur, la production et l’obtention d’éléments de preuve relatifs aux membres de la famille de la partie adverse, l’établissement de l’atteinte au droit d’auteur alléguée ainsi que l’identification de l’auteur de cette atteinte sont rendus impossibles, et, par voie de conséquence, une atteinte caractérisée est portée aux droits fondamentaux à un recours effectif et de propriété intellectuelle, dont bénéficie le titulaire du droit d’auteur, et, dès lors, l’exigence consistant à assurer un juste équilibre entre les différents droits fondamentaux en cause n’est pas respectée (voir, par analogie, arrêt du 16 juillet 2015, Coty Germany, C‑580/13, EU:C:2015:485, point 41).

52

Partant, en accordant une protection quasi absolue aux membres de la famille du titulaire d’une connexion à Internet, par laquelle des atteintes au droit d’auteur ont été commises au moyen d’un partage de fichiers, la législation nationale en cause au principal ne saurait, contrairement aux exigences fixées à l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2001/29, être considérée comme étant suffisamment efficace et comme permettant d’aboutir à ce qu’une sanction efficace et dissuasive soit, en définitive, infligée à l’auteur de ladite atteinte. Par ailleurs, la procédure engagée par l’exercice de la voie de recours en cause au principal n’est pas susceptible d’assurer le respect des droits de propriété intellectuelle exigé à l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2004/48.

53

Il en irait toutefois différemment si, en vue d’éviter une ingérence jugée inadmissible dans la vie familiale, les titulaires de droits pouvaient disposer d’une autre forme de recours effectif, leur permettant notamment, dans ce cas, de faire reconnaître la responsabilité civile du titulaire de la connexion à Internet en cause.

54

En outre, il appartient, en dernier ressort, à la juridiction de renvoi de vérifier l’existence, le cas échéant, dans le droit interne concerné, d’autres moyens, procédures et voies de recours qui permettraient aux autorités judiciaires compétentes d’ordonner que soient fournis les renseignements nécessaires permettant d’établir, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, l’atteinte au droit d’auteur ainsi que d’identifier l’auteur de cette dernière (voir, en ce sens, arrêt du 16 juillet 2015, Coty Germany, C‑580/13, EU:C:2015:485, point 42).

55

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que l’article 8, paragraphes 1 et 2, de la directive 2001/29, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 1, de celle-ci, d’une part, et l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/48, d’autre part, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, interprétée par la juridiction nationale compétente, en vertu de laquelle le détenteur d’une connexion à Internet, par laquelle des atteintes au droit d’auteur ont été commises au moyen d’un partage de fichiers, ne peut voir sa responsabilité engagée, dès lors qu’il désigne à tout le moins un membre de sa famille qui avait la possibilité d’accéder à cette connexion, sans donner davantage de précisions quant au moment où ladite connexion a été utilisée par ce membre de sa famille et à la nature de l’utilisation qui a été faite de celle-ci par ce dernier.

Sur les dépens

56

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :

 

L’article 8, paragraphes 1 et 2, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 1, de celle-ci, d’une part, et l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle, d’autre part, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, interprétée par la juridiction nationale compétente, en vertu de laquelle le détenteur d’une connexion à Internet, par laquelle des atteintes au droit d’auteur ont été commises au moyen d’un partage de fichiers, ne peut voir sa responsabilité engagée, dès lors qu’il désigne à tout le moins un membre de sa famille qui avait la possibilité d’accéder à cette connexion, sans donner davantage de précisions quant au moment où ladite connexion a été utilisée par ce membre de sa famille et à la nature de l’utilisation qui a été faite de celle-ci par ce dernier.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : l’allemand.