ARRÊT DE LA COUR (quatrième chambre)

19 novembre 2015 ( * )

«Renvoi préjudiciel — Procédure préjudicielle d’urgence — Coopération judiciaire en matière civile — Compétence, reconnaissance et exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale — Règlement (CE) no 2201/2003 — Article 23, sous a) — Motifs de non‑reconnaissance des décisions en matière de responsabilité parentale — Ordre public»

Dans l’affaire C‑455/15 PPU,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Varbergs tingsrätt (tribunal de première instance de Varberg, Suède), par décision du 25 août 2015, parvenue à la Cour le 28 août 2015, dans la procédure

P

contre

Q,

LA COUR (quatrième chambre),

composée de M. L. Bay Larsen, président de la troisième chambre, faisant fonction de président de la quatrième chambre, MM. J. Malenovský, M. Safjan, Mmes A. Prechal (rapporteur) et K. Jürimäe, juges,

avocat général: M. M. Wathelet,

greffier: M. I. Illéssy, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 27 octobre 2015,

considérant les observations présentées:

pour P, par Me A. Heurlin, advokat, et M. M. Hellner,

pour Q, par Mes K. Gerbauskas et H. Mackevičius, advokatai,

pour le gouvernement suédois, par Mmes A. Falk, U. Persson et C. Meyer‑Seitz ainsi que M. L. Swedenborg, en qualité d’agents,

pour le gouvernement espagnol, par M. M. Sampol Pucurull, en qualité d’agent,

pour le gouvernement lituanien, par M. D. Kriaučiūnas et Mme J. Nasutavičienė, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par M. M. Wilderspin, en qualité d’agent, assisté de Mes S. Samuelsson et M. Johansson, advokater,

l’avocat général entendu,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation du règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000 (JO L 338, p. 1), et, en particulier, de ses articles 23, sous a), et 24.

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant P, résidant en Suède, à Q, résidant en Lituanie, au sujet du droit de garde concernant leurs enfants.

Le cadre juridique

La convention de La Haye de 1980

3

L’article 13 de la convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, conclue à La Haye le 25 octobre 1980 (ci‑après la «convention de La Haye de 1980»), stipule:

«Nonobstant les dispositions de l’article précédent, l’autorité judiciaire ou administrative de l’État requis n’est pas tenue d’ordonner le retour de l’enfant, lorsque la personne, l’institution ou l’organisme qui s’oppose à son retour établit:

a)

que la personne, l’institution ou l’organisme qui avait le soin de la personne de l’enfant n’exerçait pas effectivement le droit de garde à l’époque du déplacement ou du non‑retour, ou avait consenti ou a acquiescé postérieurement à ce déplacement ou à ce non‑retour; ou

b)

qu’il existe un risque grave que le retour de l’enfant ne l’expose à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable.

L’autorité judiciaire ou administrative peut aussi refuser d’ordonner le retour de l’enfant si elle constate que celui‑ci s’oppose à son retour et qu’il a atteint un âge et une maturité où il se révèle approprié de tenir compte de cette opinion.

[...]»

4

La convention de La Haye de 1980 est entrée en vigueur le 1er décembre 1983. Tous les États membres de l’Union européenne sont parties contractantes à celle‑ci.

Le droit de l’Union

5

Le considérant 21 du règlement no 2201/2003 énonce:

6

L’article 8 de ce règlement, intitulé «Compétence générale», dispose à son paragraphe 1:

«Les juridictions d’un État membre sont compétentes en matière de responsabilité parentale à l’égard d’un enfant qui réside habituellement dans cet État membre au moment où la juridiction est saisie.»

7

L’article 11 dudit règlement, intitulé «Retour de l’enfant», prévoit:

«1.   Lorsqu’une personne, institution ou tout autre organisme ayant le droit de garde demande aux autorités compétentes d’un État membre de rendre une décision sur la base de la [convention de La Haye de 1980] en vue d’obtenir le retour d’un enfant qui a été déplacé ou retenu illicitement dans un État membre autre que l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non‑retour illicites, les paragraphes 2 à 8 sont d’application.

[...]

6.   Si une juridiction a rendu une décision de non‑retour en vertu de l’article 13 de la convention de La Haye de 1980, cette juridiction doit immédiatement, soit directement soit par l’intermédiaire de son autorité centrale, transmettre une copie de la décision judiciaire de non‑retour et des documents pertinents, en particulier un compte rendu des audiences, à la juridiction compétente ou à l’autorité centrale de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non‑retour illicites, conformément à ce que prévoit le droit national. La juridiction doit recevoir tous les documents mentionnés dans un délai d’un mois à compter de la date de la décision de non‑retour.

7.   À moins que les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non‑retour illicites aient déjà été saisies par l’une des parties, la juridiction ou l’autorité centrale qui reçoit l’information visée au paragraphe 6 doit la notifier aux parties et les inviter à présenter des observations à la juridiction, conformément aux dispositions du droit national, dans un délai de trois mois à compter de la date de la notification, afin que la juridiction examine la question de la garde de l’enfant.

Sans préjudice des règles en matière de compétence prévues dans le présent règlement, la juridiction clôt l’affaire si elle n’a reçu dans le délai prévu aucune observation.

8.   Nonobstant une décision de non‑retour rendue en application de l’article 13 de la convention de La Haye de 1980, toute décision ultérieure ordonnant le retour de l’enfant rendue par une juridiction compétente en vertu du présent règlement est exécutoire [...] en vue d’assurer le retour de l’enfant.»

8

Aux termes de l’article 15 du règlement no 2201/2003, intitulé «Renvoi à une juridiction mieux placée pour connaître de l’affaire»:

«1.   À titre d’exception, les juridictions d’un État membre compétentes pour connaître du fond peuvent, si elles estiment qu’une juridiction d’un autre État membre avec lequel l’enfant a un lien particulier est mieux placée pour connaître de l’affaire, ou une partie spécifique de l’affaire, et lorsque cela sert l’intérêt supérieur de l’enfant:

a)

surseoir à statuer sur l’affaire ou sur la partie en question et inviter les parties à saisir d’une demande la juridiction de cet autre État membre conformément au paragraphe 4, ou

b)

demander à la juridiction d’un autre État membre d’exercer sa compétence conformément au paragraphe 5.

2.   Le paragraphe 1 est applicable

a)

sur requête de l’une des parties ou

b)

à l’initiative de la juridiction ou

c)

à la demande de la juridiction d’un autre État membre avec lequel l’enfant a un lien particulier, conformément au paragraphe 3.

Le renvoi ne peut cependant être effectué à l’initiative de la juridiction ou à la demande de la juridiction d’un autre État membre que s’il est accepté par l’une des parties au moins.

3.   Il est considéré que l’enfant a un lien particulier avec un État membre, au sens du paragraphe 1, si

a)

après la saisine de la juridiction visée au paragraphe 1, l’enfant a acquis sa résidence habituelle dans cet État membre, ou

b)

l’enfant a résidé de manière habituelle dans cet État membre, ou

c)

l’enfant est ressortissant de cet État membre, ou

d)

l’un des titulaires de la responsabilité parentale a sa résidence habituelle dans cet État membre, ou

e)

le litige porte sur les mesures de protection de l’enfant liées à l’administration, à la conservation ou à la disposition de biens détenus par l’enfant et qui se trouvent sur le territoire de cet État membre.

4.   La juridiction de l’État membre compétente pour connaître du fond impartit un délai durant lequel les juridictions de l’autre État membre doivent être saisies conformément au paragraphe 1.

Si les juridictions ne sont pas saisies durant ce délai, la juridiction saisie continue d’exercer sa compétence conformément aux articles 8 à 14.

5.   Les juridictions de cet autre État membre peuvent, lorsque, en raison des circonstances spécifiques de l’affaire, cela est dans l’intérêt supérieur de l’enfant, se déclarer compétentes dans un délai de six semaines à compter de la date à laquelle elles ont été saisies sur base du paragraphe 1, point a) ou b). Dans ce cas, la juridiction première saisie décline sa compétence. Dans le cas contraire, la juridiction première saisie continue d’exercer sa compétence conformément aux articles 8 à 14.

[...]»

9

L’article 23 de ce règlement, intitulé «Motifs de non‑reconnaissance des décisions en matière de responsabilité parentale», prévoit:

«Une décision rendue en matière de responsabilité parentale n’est pas reconnue:

a)

si la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis eu égard aux intérêts supérieurs de l’enfant;

[...]»

10

L’article 24 dudit règlement, intitulé «Interdiction du contrôle de la compétence de la juridiction d’origine», dispose:

«Il ne peut être procédé au contrôle de la compétence de la juridiction de l’État membre d’origine. Le critère de l’ordre public visé à [...] l’article 23, point a), ne peut être appliqué aux règles de compétence visées aux articles 3 à 14.»

11

Aux termes de l’article 26 du même règlement, intitulé «Interdiction de la révision au fond»:

«En aucun cas, une décision ne peut faire l’objet d’une révision au fond.»

Le litige au principal et la question préjudicielle

12

Il ressort de la décision de renvoi que P et Q ont eu ensemble les enfants V, né en 2000, et S, né en 2009. Le couple s’est formé en 1997. P et Q ont cohabité jusqu’en 2003, année de leur séparation. Le Šilutės rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Šilutė, Lituanie) a prononcé leur divorce le 6 janvier 2003. En 2006, cette juridiction a mis fin à l’accord relatif aux effets juridiques du mariage. Selon ce dernier jugement, la résidence de V était fixée au domicile de Q, sa mère, mais le droit de garde était partagé entre les deux parents. La famille a cependant quitté la Lituanie dès l’année 2005 pour s’installer en Suède, où elle s’est inscrite au registre de population en 2006. S est né en Suède. Les deux enfants parlent suédois et étaient scolarisés à Falkenberg (Suède), où résident la plupart des personnes qu’ils fréquentent.

13

Le 27 novembre 2013, P a découvert que Q et les deux enfants avaient disparu. Il est apparu que Q avait pris contact avec les services sociaux de la commune de Falkenberg, qui a lancé une enquête après que Q a soutenu qu’elle‑même et ses enfants avaient été victimes de délits commis par P. Les actes en question ont été dénoncés à la police et Q et les enfants ont été placés dans un foyer. Quelques mois plus tard, l’enquête préliminaire contre P a été classée. Il lui a cependant été fait interdiction d’entrer en contact avec Q et ses enfants.

14

Le 29 mars 2014, Q a emmené ses deux enfants en Lituanie. Les parents avaient alors un droit de garde partagé sur les deux enfants. Ceux‑ci ont été inscrits le 31 mars 2014 au registre de population de la commune de Šilutė (Lituanie).

15

Le 8 avril 2014, Q a introduit un recours contre P devant le Šilutės rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Šilutė) en demandant que cette juridiction prenne une décision provisoire relative à la résidence et à la garde de S ainsi qu’une décision lui allouant une pension alimentaire pour les deux enfants.

16

Le 11 avril 2014, P a saisi la juridiction de renvoi d’un recours contre Q pour que lui soit accordée la garde exclusive de ses deux enfants.

17

Le même jour, le Šilutės rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Šilutė) a fixé à titre provisoire la résidence de S au domicile de sa mère.

18

Au mois de juin 2014, P a déposé au ministère des Affaires étrangères (Utrikesdepartementet) du Royaume de Suède une demande de retour d’enfants au sens de la convention de La Haye de 1980.

19

Le 4 septembre 2014, le Vilniaus apygardos teismas (tribunal régional de Vilnius, Lituanie) a rejeté la demande de retour d’enfants présentée par P et, le 21 octobre 2014, le Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie) a confirmé cette décision, qui s’appuyait sur l’article 13 de la convention de La Haye de 1980.

20

Le 18 octobre 2014, après une instruction menée à l’audience en l’absence de Q, la juridiction de renvoi a attribué à titre provisoire à P un droit de garde exclusif sur S.

21

À la suite de la saisine du 8 avril 2014, le Šilutės rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Šilutė) a, par décision du 18 février 2015, fixé la résidence de S au domicile de Q et a condamné P au versement d’une pension alimentaire pour les deux enfants.

22

La juridiction de renvoi estime que sa propre compétence est fondée sur l’article 8, paragraphe 1, du règlement no 2201/2003, dès lors que, au moment de l’introduction des recours devant le Šilutės rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Šilutė), le 8 avril 2014, et devant elle‑même, le 11 avril 2014, les deux enfants avaient leur résidence habituelle en Suède au sens de cette disposition.

23

Devant la juridiction de renvoi, P fait valoir que, pour que cette dernière reste saisie de la procédure en cause au principal, le jugement prononcé par le Šilutės rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Šilutė), le 18 février 2015, ne doit pas être reconnu. Ce refus de reconnaissance doit, selon lui, se fonder sur l’article 23, sous a), du règlement no 2201/2003.

24

P reconnaît que, aux termes de l’article 24 de ce règlement, il est normalement interdit de contrôler la compétence de la juridiction de l’État membre d’origine. Selon lui, cette disposition ne se réfère cependant pas à l’article 15 dudit règlement, sur lequel le Šilutės rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Šilutė) a fondé sa compétence. Cette juridiction aurait cependant méconnu cet article 15, en retenant sa compétence sans y avoir été invitée par la juridiction de renvoi.

25

Toujours selon P, le Šilutės rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Šilutė) a, en outre, déduit de ce qu’une juridiction lituanienne avait refusé d’ordonner le retour de l’enfant sur le fondement de l’article 13 de la convention de La Haye de 1980 que la résidence habituelle de cet enfant se trouvait désormais en Lituanie.

26

Tout en admettant que la clause d’ordre public doit être interprétée restrictivement, P soutient qu’il subsiste une certaine marge d’appréciation en cas de faute grave commise par la juridiction étrangère. Selon lui, le Šilutės rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Šilutė) a commis une telle faute lorsque, de propos délibéré ou par ignorance, il a violé non seulement l’article 15 du règlement no 2201/2003, mais également le principe fondamental selon lequel, en matière d’enlèvement d’enfant, il revient, in fine, aux juridictions du pays de résidence d’origine de l’enfant de statuer.

27

Devant la juridiction de renvoi, Q fait valoir que l’article 24 dudit règlement interdit de contrôler la compétence de la juridiction d’un État membre. La seule hypothèse dans laquelle le jugement prononcé par le Šilutės rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Šilutė), le 18 février 2015, pourrait ne pas être reconnu serait qu’il soit contraire à l’ordre public. Or, selon Q, tel n’est pas le cas puisqu’il apparaît clairement que P ne remplit pas ses obligations paternelles de façon adéquate et que S doit par conséquent rester chez sa mère. Cela aurait été constaté dans quatre procédures différentes. En outre, les enfants seraient scolarisés en Lituanie, il n’y aurait pas de risque pour leur santé ou leur développement et aucune règle de droit n’aurait été violée. Le Vilniaus apygardos teismas (tribunal régional de Vilnius) et le Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie) auraient jugé que les deux enfants ont été ramenés légalement en Lituanie par leur mère. La juridiction de renvoi n’aurait aucune raison de douter de l’appréciation effectuée par ces juridictions et les autorités lituaniennes.

28

Q relève également que, jusqu’au 18 février 2015, P a activement participé aux procès menés devant les juridictions lituaniennes. Il aurait également disposé de moyens de procédure pour recourir contre les décisions prises. De surcroît, il se serait désisté de sa propre initiative de sa demande tendant à ce que la résidence de V soit fixée chez lui et il aurait ainsi accepté que cet enfant vive avec sa mère en Lituanie. Partant, en demandant la garde de S, P violerait les droits et les intérêts légitimes des deux enfants.

29

Dans ces conditions, le Varbergs tingsrätt (tribunal de première instance de Varberg) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante:

Sur la procédure préjudicielle d’urgence

30

Le Varbergs tingsrätt (tribunal de première instance de Varberg) a demandé que le présent renvoi préjudiciel soit soumis à la procédure préjudicielle d’urgence prévue à l’article 107 du règlement de procédure de la Cour. Il explique que, depuis le départ de S avec sa mère le 29 mars 2014, P n’a plus l’occasion de le rencontrer. Si la procédure au principal se prolongeait encore, cela porterait atteinte aux intérêts de cet enfant et affecterait sa relation avec son père.

31

Il convient de constater, en premier lieu, que le présent renvoi préjudiciel porte sur l’interprétation du règlement no 2201/2003 qui a été adopté, en particulier, sur le fondement de l’article 61, sous c), CE, désormais article 67 TFUE, qui figure au titre V de la troisième partie du traité FUE, relative à l’espace de liberté, de sécurité et de justice, de sorte que ce renvoi relève du champ d’application de la procédure préjudicielle d’urgence défini à l’article 107 du règlement de procédure.

32

En second lieu, il y a lieu de relever que la présente affaire concerne un enfant de six ans, qui est séparé de son père depuis plus d’un an, et que, selon la juridiction de renvoi, ce dernier n’a plus l’occasion de le rencontrer. Il s’ensuit que la prolongation de la situation actuelle pourrait nuire sérieusement à la relation future de cet enfant avec son père.

33

Dans ces conditions, la quatrième chambre de la Cour a décidé, sur le fondement de l’article 108 du règlement de procédure, sur proposition du juge rapporteur, l’avocat général entendu, de faire droit à la demande de la juridiction de renvoi visant à soumettre le présent renvoi préjudiciel à la procédure d’urgence.

Sur la question préjudicielle

34

Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 23, sous a), du règlement no 2201/2003 doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, cette disposition permet à la juridiction d’un État membre, qui se considère compétente pour statuer sur la garde d’un enfant, de refuser de reconnaître la décision d’une juridiction d’un autre État membre qui a statué sur la garde de cet enfant.

35

Il y a lieu de rappeler que, conformément au considérant 21 dudit règlement, celui‑ci est fondé sur la conception selon laquelle la reconnaissance et l’exécution des décisions rendues dans un État membre doivent reposer sur le principe de la confiance mutuelle et les motifs de non‑reconnaissance doivent être réduits au minimum nécessaire.

36

Dans ce système, l’article 23 du règlement no 2201/2003, qui énonce les motifs pouvant être opposés à la reconnaissance d’une décision en matière de responsabilité parentale, doit recevoir une interprétation stricte en ce qu’il constitue un obstacle à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux de ce règlement, tel que rappelé au point précédent du présent arrêt.

37

S’il n’appartient pas à la Cour de définir le contenu de l’ordre public d’un État membre, il lui incombe néanmoins de contrôler les limites dans le cadre desquelles le juge d’un État membre peut avoir recours à cette notion pour ne pas reconnaître une décision émanant d’un autre État membre (voir, par analogie, arrêt Diageo Brands, C‑681/13, EU:C:2015:471, point 42).

38

En outre, à la différence de la clause d’ordre public figurant à l’article 34, point 1, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), qui a fait l’objet de la jurisprudence citée au point précédent du présent arrêt, l’article 23, sous a), du règlement no 2201/2003 exige que la décision sur un éventuel refus de reconnaissance soit prise eu égard aux intérêts supérieurs de l’enfant.

39

C’est ainsi que le recours à la clause de l’ordre public, figurant à l’article 23, sous a), dudit règlement, ne devrait être concevable que dans l’hypothèse où, eu égard aux intérêts supérieurs de l’enfant, la reconnaissance de la décision rendue dans un autre État membre heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental. Afin de respecter la prohibition de la révision au fond de la décision rendue dans un autre État membre, prévue à l’article 26 du même règlement, l’atteinte devrait constituer une violation manifeste, eu égard aux intérêts supérieurs de l’enfant, d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique (voir, par analogie, arrêt Diageo Brands, C‑681/13, EU:C:2015:471, point 44).

40

Toutefois, s’agissant de l’affaire au principal, il ne ressort pas du dossier dont dispose la Cour qu’il existe une telle règle de droit, considérée comme essentielle dans l’ordre juridique du Royaume de Suède, ou un tel droit, reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique, auxquels il serait porté atteinte si la décision du Šilutės rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Šilutė), du 18 février 2015, était reconnue.

41

P fait cependant valoir que ladite décision ne doit pas être reconnue en vertu de l’article 23, sous a), du règlement no 2201/2003, dès lors que ladite juridiction s’est déclarée compétente en méconnaissance de l’article 15 de ce règlement.

42

À cet égard, il y a lieu de rappeler que l’article 24 dudit règlement interdit tout contrôle de la compétence de la juridiction de l’État membre d’origine et précise même explicitement que l’article 23, sous a), du même règlement ne saurait être utilisé pour procéder à un tel contrôle.

43

Il est certes vrai que, ainsi que le fait observer P, l’article 24 du règlement no 2201/2003 renvoie uniquement aux articles 3 à 14 de ce règlement, et non pas à l’article 15 dudit règlement.

44

Toutefois, il y a lieu de relever que l’article 15 du règlement no 2201/2003, qui figure au chapitre II de ce règlement, intitulé «Compétence», complète les règles de compétence énoncées aux articles 8 à 14 dudit chapitre par un mécanisme de coopération permettant à la juridiction d’un État membre, compétente pour connaître de l’affaire en vertu de l’une de ces règles, de procéder, à titre d’exception, au renvoi à une juridiction d’un autre État membre, mieux placée pour connaître de l’affaire.

45

Il s’ensuit que, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 72 de sa prise de position, une violation alléguée de l’article 15 dudit règlement par la juridiction d’un État membre ne permet pas à la juridiction d’un autre État membre de contrôler la compétence de cette première juridiction, nonobstant le fait que l’interdiction énoncée à l’article 24 du même règlement ne contient pas de référence expresse à cet article 15.

46

Au demeurant, il convient de relever que le juge de l’État requis ne saurait, sous peine de remettre en cause la finalité du règlement no 2201/2003, refuser la reconnaissance d’une décision émanant d’un autre État membre au seul motif qu’il estime que, dans cette décision, le droit national ou le droit de l’Union a été mal appliqué.

47

P estime également que, sauf à porter atteinte aux principes mêmes qui sous‑tendent le système applicable aux déplacements illicites d’enfants, prévu par le même règlement, il doit être possible de ne pas reconnaître ladite décision.

48

À cet égard, il y a lieu de relever que le règlement no 2201/2003 contient, à son article 11, des dispositions spécifiques relatives au retour d’un enfant qui a été déplacé ou retenu illicitement dans un État membre autre que l’État membre dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non‑retour illicites.

49

En outre, cet article prévoit, à son paragraphe 8, une procédure autonome, permettant de remédier au problème éventuel de décisions conflictuelles en la matière (voir, en ce sens, arrêts Rinau, C‑195/08 PPU, EU:C:2008:406, point 63, et Povse, C‑211/10 PPU, EU:C:2010:400, point 56).

50

Ainsi, à supposer même qu’une difficulté concernant le non‑retour illicite d’un enfant se présente dans l’affaire au principal, une telle difficulté devrait être résolue non pas par un refus de reconnaissance, sur le fondement de l’article 23, sous a), du règlement no 2201/2003, d’une décision telle que celle du Šilutės rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Šilutė), du 18 février 2015, mais, le cas échéant, par un recours à la procédure prévue à l’article 11 de ce règlement.

51

Ladite procédure permet à la juridiction de l’État membre de la résidence habituelle de l’enfant avant son déplacement ou son non‑retour illicites de prendre une décision ultérieure en vue d’assurer le retour de l’enfant dans l’État membre où il avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non‑retour illicites.

52

Toutefois, il importe de rappeler que la juridiction compétente, avant l’adoption d’une telle décision, doit tenir compte des motifs et des éléments de preuve sur la base desquels a été rendue la décision de non‑retour (arrêt Povse, C‑211/10 PPU, EU:C:2010:400, point 59).

53

Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il convient de répondre à la question posée que l’article 23, sous a), du règlement no 2201/2003 doit être interprété en ce sens que, en l’absence d’une violation manifeste, eu égard aux intérêts supérieurs de l’enfant, d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique d’un État membre ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique, cette disposition ne permet pas à la juridiction de cet État membre, qui se considère compétente pour statuer sur la garde d’un enfant, de refuser de reconnaître la décision d’une juridiction d’un autre État membre qui a statué sur la garde de cet enfant.

Sur les dépens

54

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle‑ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit:

 

L’article 23, sous a), du règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000, doit être interprété en ce sens que, en l’absence d’une violation manifeste, eu égard aux intérêts supérieurs de l’enfant, d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique d’un État membre ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique, cette disposition ne permet pas à la juridiction de cet État membre, qui se considère compétente pour statuer sur la garde d’un enfant, de refuser de reconnaître la décision d’une juridiction d’un autre État membre qui a statué sur la garde de cet enfant.

 

Signatures


( * )   Langue de procédure: le suédois.