CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MACIEJ SZPUNAR

présentées le 8 février 2017 ( 1 )

Affaire C‑610/15

Stichting Brein

contre

Ziggo BV,

XS4ALL Internet BV

[demande de décision préjudicielle formée par le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas)]

«Droit d’auteur et droits voisins — Directive 2001/29/CE — Article 3, paragraphe 1 — Communication au public — Notion — Site d’indexation permettant le partage des œuvres protégées sans l’autorisation des titulaires des droits — Article 8, paragraphe 3 — Utilisation par un tiers des services d’un intermédiaire pour porter atteinte au droit d’auteur — Ordonnance sur requête»

Introduction

1.

« […] the file being shared in the swarm is the treasure, the BitTorrent client is the ship, the .torrent file is the treasure map, The Pirate Bay provides treasure maps free of charge and the tracker is the wise old man that needs to be consulted to understand the treasure map» ( 2 ).

2.

C’est par cette analogie digne de protection par le droit d’auteur que le juge australien Justice Cowdroy expliquait le fonctionnement du partage des fichiers en infraction aux droits d’auteur à l’aide du protocole bittorrent ( 3 ). La Cour est appelée, dans la présente affaire, à définir les fondements juridiques et l’étendue de la responsabilité éventuelle pour ces infractions commises par les « fournisseurs de cartes », c’est-à-dire des sites tels que The Pirate Bay (ci-après « TPB »). TPB est en fait l’un des sites de partage de fichiers contenant des œuvres musicales et cinématographiques les plus grands et les plus connus. Ce partage se fait gratuitement et, pour la grande majorité de ces œuvres, en violation des droits d’auteur.

3.

La Commission européenne, dont l’avis est partagé, il me semble, par le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, soutient que la responsabilité des sites de ce type est une question d’application du droit d’auteur qui peut être résolue non pas au niveau du droit de l’Union mais dans le cadre des systèmes juridiques internes des États membres. Une telle approche ferait cependant dépendre cette responsabilité, et en définitive l’étendue des droits appartenant aux titulaires, des solutions, très divergentes, retenues dans différents système juridiques nationaux. Or, cela mettrait à mal l’objectif de la législation de l’Union dans le domaine du droit d’auteur, relativement abondante, qui est justement d’harmoniser l’étendue des droits dont jouissent les auteurs et les autres titulaires au sein du marché unique. C’est la raison pour laquelle la réponse aux problèmes soulevés par la présente affaire doit, selon moi, être cherchée plutôt en droit de l’Union.

4.

Je tiens également à souligner d’emblée que la problématique de la présente affaire se distingue selon moi de manière substantielle de celle de deux récentes affaires concernant le droit de communication des œuvres au public sur Internet, à savoir les affaires ayant donné lieu aux arrêts Svensson e.a. ( 4 ) et GS Media ( 5 ). En effet, ces affaires concernaient la communication secondaire d’œuvres déjà accessibles sur Internet par une personne elle-même producteur du contenu en ligne, tandis que la présente affaire concerne la communication originaire, effectuée dans le cadre d’un réseau de pair à pair (peer-to-peer). Je ne pense donc pas que le raisonnement adopté par la Cour dans ces affaires puisse être directement appliqué à l’affaire en cause au principal.

Le cadre juridique

5.

Aux termes de l’article 12 de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique »), intitulé « Simple transport (“Mere conduit”)» ( 6 ) :

« 1.   Les États membres veillent à ce que, en cas de fourniture d’un service de la société de l’information consistant à transmettre, sur un réseau de communication, des informations fournies par le destinataire du service ou à fournir un accès au réseau de communication, le prestataire de services ne soit pas responsable des informations transmises […]

[…]

3.   Le présent article n’affecte pas la possibilité, pour une juridiction ou une autorité administrative, conformément aux systèmes juridiques des États membres, d’exiger du prestataire qu’il mette un terme à une violation ou qu’il prévienne une violation. »

6.

En vertu de l’article 14 de cette directive, intitulé « Hébergement » :

« 1.   Les États membres veillent à ce que, en cas de fourniture d’un service de la société de l’information consistant à stocker des informations fournies par un destinataire du service, le prestataire ne soit pas responsable des informations stockées à la demande d’un destinataire du service à condition que :

a)

le prestataire n’ait pas effectivement connaissance de l’activité ou de l’information illicites et, en ce qui concerne une demande en dommages et intérêts, n’ait pas connaissance de faits ou de circonstances selon lesquels l’activité ou l’information illicite est apparente

ou

b)

le prestataire, dès le moment où il a de telles connaissances, agisse promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible.

[…]

3.   Le présent article n’affecte pas la possibilité, pour une juridiction ou une autorité administrative, conformément aux systèmes juridiques des États membres, d’exiger du prestataire qu’il mette un terme à une violation ou qu’il prévienne une violation et n’affecte pas non plus la possibilité, pour les États membres, d’instaurer des procédures régissant le retrait de ces informations ou les actions pour en rendre l’accès impossible. »

7.

L’article 3 de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information ( 7 ), intitulé « Droit de communication d’œuvres au public et droit de mettre à la disposition du public d’autres objets protégés », dispose, à son paragraphe 1 :

« Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement. »

8.

L’article 8 de cette directive, intitulé « Sanctions et voies de recours », énonce, à son paragraphe 3 :

« Les États membres veillent à ce que les titulaires de droits puissent demander qu’une ordonnance sur requête soit rendue à l’encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit d’auteur ou à un droit voisin. »

9.

L’article 2 de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle ( 8 ), intitulé « Champ d’application », dispose, à son paragraphe 2 :

« La présente directive est sans préjudice des dispositions particulières concernant le respect des droits et les exceptions prévues par la législation communautaire dans le domaine du droit d’auteur et des droits voisins du droit d’auteur et notamment […] par la directive 2001/29/CE, en particulier […] son article 8. »

10.

Aux termes de l’article 11 de cette directive, intitulé « Injonctions » :

« […] Les États membres veillent également à ce que les titulaires de droits puissent demander une injonction à l’encontre des intermédiaires dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à un droit de propriété intellectuelle, sans préjudice de l’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29/CE. »

Les faits, la procédure et les questions préjudicielles

11.

La demanderesse au principal, Stichting Brein, est une fondation de droit néerlandais dont le but principal est la lutte contre l’exploitation illégale d’objets protégés par le droit d’auteur et les droits voisins, ainsi que la protection dans ce domaine des intérêts des titulaires de ces droits.

12.

Les défenderesses au principal, Ziggo BV et XS4ALL Internet BV (ci-après « XS4ALL »), sont des sociétés de droit néerlandais dont l’activité consiste, notamment, à fournir aux consommateurs l’accès à Internet. Selon les informations contenues dans les observations écrites de Stichting Brein, ce sont les deux plus grands fournisseurs d’accès à Internet sur le marché néerlandais.

13.

Stichting Brein demande à ce qu’il soit ordonné à Ziggo et à XS4ALL, sur le fondement des dispositions du droit néerlandais transposant l’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29 ( 9 ), de bloquer l’accès des destinataires de leurs services aux adresses Internet du site TPB, un moteur de partage des fichiers peer-to-peer. Cette demande est fondée sur le fait que c’est à l’aide de ce moteur de partage que les destinataires des services des défenderesses au principal, en utilisant lesdits services, commettent des infractions aux droits d’auteur à grande échelle, en partageant des fichiers contenant des objets protégés (principalement des œuvres musicales et cinématographiques) sans l’autorisation des titulaires de ces droits.

14.

Cette demande, accueillie en première instance, a été rejetée en appel, en substance au motif que, premièrement, ce sont les destinataires des services des défenderesses au principal, et non pas TPB, qui sont à l’origine des infractions aux droits d’auteur et, deuxièmement, que le blocage sollicité n’est pas proportionnel au but recherché, à savoir la protection efficace des droits d’auteur. Stichting Brein s’est pourvue en cassation contre cette dernière décision devant la juridiction de renvoi.

15.

Dans ces circonstances, le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) a décidé de sursoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielle suivantes :

« 1)

L’administrateur d’un site Internet réalise-t-il une communication au public au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29 lorsqu’aucune œuvre protégée n’est présente sur ce site, mais qu’il existe un système […] dans lequel des métadonnées relatives à des œuvres protégées qui se trouvent sur les ordinateurs d’utilisateurs sont indexées et classées pour les utilisateurs de sorte que ces derniers puissent ainsi tracer les œuvres protégées et les télécharger vers l’amont et vers l’aval ?

2)

Si la première question appelle une réponse négative :

L’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29 et l’article 11 de la directive 2004/48 permettent-ils de rendre une injonction à l’encontre d’un intermédiaire au sens desdites dispositions lorsque cet intermédiaire facilite les atteintes commises par des tiers de la manière visée à la première question ? »

16.

La décision de renvoi est parvenue à la Cour le 18 novembre 2015. Des observations écrites ont été présentées par les parties au principal, les gouvernements espagnol, italien, portugais et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission. Les parties au principal, les gouvernements espagnol et français ainsi que la Commission étaient représentés à l’audience qui s’est tenue le 27 octobre 2016.

Analyse

17.

Par ses deux questions préjudicielles dans la présente affaire, la juridiction de renvoi pose en réalité la question de la responsabilité des opérateurs des sites d’indexation des réseaux peer-to-peer au titre des violations des droits d’auteur commises dans le cadre de l’utilisation de ces réseaux. Peut-on considérer que ces opérateurs sont eux-mêmes à l’origine de ces violations, ce qui impliquerait leur responsabilité immédiate (première question) ? Ou bien, même s’ils ne sont pas directement responsables, peut-il être ordonné de bloquer l’accès à leurs sites Internet, ce qui, comme je l’expliquerai plus loin, exige une forme de responsabilité indirecte (seconde question) ?

18.

Je commencerai l’analyse par un bref aperçu du mode de fonctionnement des réseaux peer-to-peer et de leur rôle dans la violation des droits d’auteur.

Remarques liminaires – les réseaux peer-to-peer

19.

Même si Internet a été conçu comme un réseau d’ordinateurs fonctionnant indépendamment, l’expression la plus spectaculaire d’Internet, le World Wide Web, fonctionne selon un modèle diffèrent, à savoir une architecture centralisée nommée « serveur-client ». Dans ce modèle, le contenu (habituellement une page web) est stocké sur un serveur et peut être consulté par les utilisateurs à l’aide de leurs ordinateurs, appelés « clients », et de leur logiciel client (un navigateur Internet). Il est aisé de concevoir qu’une telle architecture du World Wide Web rend relativement facile le contrôle de la légalité des contenus et la lutte contre les contenus illégaux : il suffit de saisir le serveur ou d’obtenir de son administrateur de supprimer le contenu incriminé. Il convient également de noter que la législation concernant les services de la société de l’information, c’est-à-dire principalement Internet, est particulièrement adaptée à ce modèle de fonctionnement, en prévoyant notamment la non-responsabilité des prestataires intermédiaires en ce qui concerne les contenus, mais en leur imposant certaines obligations de coopération dans la lutte contre des contenus illégaux.

20.

Les réseaux peer-to-peer sont organisés selon un principe différent. Dans ce modèle, l’ordinateur de chaque utilisateur, c’est-à-dire chaque pair (peer), est non seulement un client qui reçoit les informations, mais également un serveur qui les stocke et les met à disposition d’autres pairs. Le réseau est donc décentralisé (pas de serveurs centraux) et présente une « géométrie variable », car seuls les pairs-serveurs connectés forment le réseau à un moment donné (contrairement à un réseau « traditionnel », dans lequel les serveurs sont d’habitude connectés en permanence et où seuls les clients se connectent et se déconnectent temporairement). Une telle configuration du réseau présente de multiples avantages, notamment en ce qui concerne l’optimisation de l’utilisation des capacités de stockage et de transmission de données. Un tel réseau est également, grâce à son architecture décentralisée, plus résistant aux attaques ainsi qu’aux interventions des forces de l’ordre ou des ayants droit au titre des droits d’auteur. Il est notamment difficile de supprimer du contenu présent sur un réseau peer-to-peer, celui-ci se trouvant sur différents serveurs appartenant à différentes personnes physiques dans différents pays.

21.

Les réseaux peer-to-peer se prêtent à différentes utilisations, telles que la messagerie en ligne, la téléphonie, la distribution de logiciels, voire des applications militaires. Cependant, l’utilisation la plus répandue est le partage de fichiers.

22.

S’agit-il uniquement de fichiers contenant des données illégales, telles des œuvres partagées en violation des droits d’auteur ? Non. Sur les réseaux peer-to-peer peuvent être partagés des fichiers de différente nature, notamment contenant des données qui ne font pas l’objet de protection par le droit d’auteur, des œuvres diffusées avec le consentement des ayants droit, voire par leurs auteurs eux-mêmes, des œuvres dont la protection (en tout cas en ce qui concerne les droits matériels) a déjà expiré ou encore des œuvres sous licence libre.

23.

Cependant, selon les données présentées par Stichting Brein et non contestées, si je comprends bien, dans la procédure au principal, 90 à 95 % des fichiers partagés sur le réseau du TPB contiennent des œuvres protégées et distribuées sans le consentement des ayants droit. Ce chiffre semble être valable pour la plupart des réseaux peer-to-peer populaires. La raison en est que les contenus légaux ont leurs propres canaux de distribution, qu’ils soient professionnels ou amateurs (les sites Internet classiques, les magasins en ligne, les réseaux sociaux, etc.). Les réseaux peer-to-peer sont par contre très souvent utilisés pour partager des contenus qui autrement ne seraient pas disponibles gratuitement au public. Les administrateurs de ces réseaux ne cachent souvent même pas ce but, certains de ces réseaux ayant été créés dans l’objectif avéré de contourner les droits d’auteur, jugés abusifs ( 10 ). Pour cette raison, les réseaux peer-to-peer ont dès leur apparition fait l’objet de la lutte anti-piratage, menée surtout aux États-Unis, où ces réseaux ont très vite gagné en popularité. Le service Napster est le premier grand réseau peer-to-peer ayant été démantelé pour atteintes aux droits d’auteur ( 11 ).

24.

Après Napster, de nouvelles générations de réseaux peer-to-peer sont apparues. Actuellement, les plus populaires, en tout cas sur le marché européen, sont les réseaux basés sur le protocole bittorrent. Cette technologie permet, à l’aide d’un logiciel librement accessible en ligne (dit « client bittorrent »), de télécharger le même fichier, divisé en petites portions, depuis plusieurs ordinateurs pairs. Grâce à cette fragmentation du fichier téléchargé, les ordinateurs des pairs sources du téléchargement (nommés alors « seeders »), faisant office de serveurs, ainsi que leurs connections Internet, ne sont pas saturés, ce qui permet un téléchargement rapide de fichiers relativement volumineux. Étant donné que le nombre de pairs possédant et partageant le même fichier est crucial pour la rapidité du téléchargement, dans la technologie bittorrent chaque fragment du fichier téléchargé est simultanément proposé pour téléchargement à d’autres pairs à la recherche du même fichier (« leechers »). Autrement dit, chaque ordinateur client qui télécharge le fichier devient automatiquement un serveur qui le met à la disposition des autres pairs.

25.

Je ne vais pas entrer plus en détail dans le fonctionnement technique des réseaux peer-to-peer, dont il est aisé de trouver des descriptions détaillées ( 12 ). En effet, comme dans toutes les affaires relatives aux technologies de l’information, le développement technique devance facilement les procédures législatives ou judiciaires, au risque de rendre obsolètes, avant même leur adoption, les solutions juridiques basées sur un statu quo technologique donné ( 13 ). Ce que l’on doit à mon avis chercher pour résoudre une affaire comme celle en cause au principal, c’est la substance juridique de certains actes, indépendante des modalités techniques dans lesquelles ces actes s’inscrivent. Or, ce qui est important de ce point de vue, c’est le rôle joué par les sites tels que TPB dans le partage des fichiers dans des réseaux peer-to-peer.

26.

Ce rôle est en effet crucial. L’utilisation de tout réseau peer-to-peer repose sur la possibilité de retrouver les pairs disponibles pour partager le fichier souhaité. Ces informations, qu’elles aient techniquement la forme de fichiers torrent, de « liens magnet » ou autre, se trouvent sur les sites tels que TPB. Ces sites offrent non seulement un moteur de recherche, mais souvent, comme c’est le cas de TPB, des index des œuvres contenues dans ces fichiers, ordonnées dans différentes catégories, par exemple « 100 best » ou « les plus nouveaux ». Il n’est donc même pas nécessaire de chercher une œuvre concrète, mais il suffit de faire un choix parmi celles qui sont proposées, comme dans le catalogue d’une bibliothèque (ou, pour mieux dire, une audio ou vidéothèque, car il s’agit principalement d’œuvres musicales et cinématographiques). Ces sites donnent souvent également des informations complémentaires, notamment celles relatives à l’estimation de la durée de téléchargement ainsi qu’au nombre de seeders et de leechers actifs pour un fichier donné.

27.

Si, comme le prétendent les défenderesses au principal, il est donc théoriquement possible de trouver les fichiers proposés aux fins de partage dans un réseau peer-to-peer sans passer par un site de type de celui de TPB, dans la pratique, la recherche de ces fichiers aboutit généralement sur un tel site ou sur un site agrégeant les données de plusieurs réseaux peer-to-peer. Le rôle de sites tels que TPB est donc pratiquement incontournable dans le fonctionnement de ces réseaux, en tout cas pour un utilisateur d’Internet moyen.

Sur la première question préjudicielle

28.

Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si le fait pour l’opérateur d’un site Internet de permettre de retrouver des fichiers contenant des œuvres protégées par le droit d’auteur, qui sont proposés aux fins de partage dans un réseau peer-to-peer, en indexant les métadonnées afférentes à ces fichiers et en fournissant un moteur de recherche, constitue une communication au public au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29.

29.

Je commencerai mon analyse de cette question par un bref aperçu des dispositions législatives et de la jurisprudence relatives au droit de communication au public.

Le droit de communication au public

30.

Traditionnellement, en ce qui concerne la diffusion de leurs œuvres, les auteurs jouissaient du droit exclusif d’autoriser ou d’interdire, d’une part, la distribution des copies de ces œuvres et, d’autre part, leur représentation à un public présent au lieu de la représentation. Des exemples typiques sont les concerts et les spectacles de théâtre.

31.

L’apparition des moyens techniques de communication, le premier ayant été le son par le biais de la radiodiffusion, a rendu nécessaire de protéger les droits des auteurs en ce qui concerne cette possibilité d’exploitation de leurs œuvres. Ce droit a été introduit pour la première fois, en droit international, à l’article 11 bis de la convention de Berne révisée pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (ci-après la « convention de Berne ») ( 14 ). Actuellement, l’article 11 bis de la convention de Berne, dans sa version résultant de l’acte de Paris du 24 juillet 1971, modifié le 28 septembre 1979, prévoit pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser la radiodiffusion ou toute autre communication au public sans fil de leurs œuvres, ainsi que la communication « secondaire » de l’œuvre radiodiffusée, effectuée par un autre organisme que celui d’origine ( 15 ).

32.

Cette réglementation du droit de communication au public a été conçue pour, et est particulièrement adaptée à, la communication de type « linéaire », pour reprendre la terminologie de la directive 2010/13/UE ( 16 ). Dans ce modèle de communication, le signal est « poussé » vers le destinataire (d’où le terme anglais push) qui peut seulement le réceptionner (ou non) au moment auquel il est diffusé. Il est donc relativement aisé de déterminer quand la communication a lieu, qui en est à l’origine et quels sont ses destinataires, c’est-à-dire le public. C’est le modèle classique du fonctionnement de la radio et de la télédiffusion.

33.

Avec l’avènement de la télévision à la demande (video on demand) puis, surtout, d’Internet, est apparu un nouveau mode de communication, dans lequel le contenu de la communication est seulement mis à la disposition des utilisateurs potentiels, ceux-ci pouvant en bénéficier au moment et à l’endroit voulus. Dans ce modèle, ce n’est qu’au moment où l’utilisateur décide de réceptionner le contenu que le signal lui est effectivement communiqué (pull). Un doute existait sur la question de savoir si cette façon de procéder répondait à la notion de « communication au public » au sens de la convention de Berne ( 17 ).

34.

La convention de Berne a été complétée, notamment afin d’adapter ses stipulations au progrès technique, par le traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur le droit d’auteur, adopté à Genève le 20 décembre 1996 (ci-après le « TDA ») ( 18 ). La notion de la « mise à la disposition du public » y a été expressément introduite. En effet, l’article 8 du TDA prévoit le droit exclusif des auteurs d’autoriser toute communication au public de leurs œuvres par fil ou sans fil, « y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit de manière individualisée ». Cette disposition ne se limite donc pas à la communication par radio ou télédiffusion, mais englobe tout moyen technique de communication. Elle ne se limite pas non plus à la communication linéaire, mais s’étend à la mise à disposition du contenu pour une réception décalée dans le temps. C’est justement cette dernière modalité de communication au public qui est particulièrement pertinente dans le cas d’Internet, notamment des réseaux peer-to-peer.

35.

L’article 8 du TDA a été transposé en droit de l’Union à l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, disposition dont l’interprétation est sollicitée dans le cadre de la présente affaire. Cette disposition reprend presque à l’identique la formulation retenue dans le TDA.

36.

La directive 2001/29 ne comporte cependant aucune définition de la notion de « communication au public » ni de celle de « mise à la disposition du public ». C’est donc la Cour qui a dû se charger d’esquisser les contours de cette définition. Selon la jurisprudence, deux éléments sont indispensables pour constater une communication au public : l’acte de communication et la présence d’un public ( 19 ).

37.

En ce qui concerne le premier élément, la Cour souligne le rôle incontournable joué par l’acteur à l’origine de la communication et le caractère délibéré de son intervention. En effet, cet acteur réalise un acte de communication lorsqu’il intervient, en pleine connaissance des conséquences de son comportement, pour donner à ses clients accès à une œuvre protégée, et ce notamment lorsque, en l’absence de cette intervention, ces clients ne pourraient pas, en principe, jouir de l’œuvre diffusée ( 20 ).

38.

Il convient d’ajouter à cela, comme je l’ai signalé ci-dessus, que, dans le cas de la mise à la disposition du public d’une œuvre pour la réception au moment voulu par les destinataires, l’acte de communication doit être apprécié en prenant en compte la spécificité de ce mode de communication. Ainsi, contrairement à la communication effectuée à l’initiative de l’acteur à l’origine de cette communication, dans le cas d’une mise à disposition, la transmission effective de l’œuvre n’intervient que potentiellement et à l’initiative du destinataire. Cependant, la faculté du titulaire des droits d’auteur de s’opposer à cette communication se réalise au moment même de la mise à disposition, indépendamment du fait de savoir si et quand la transmission effective a lieu ( 21 ).

39.

En ce qui concerne le second élément, celui de la présence du public, il comporte, selon la jurisprudence de la Cour, deux exigences. Selon la première, la communication doit être destinée à un nombre indéterminé mais important de destinataires potentiels. Ce critère est normalement rempli dans le cas d’un site accessible, en principe, à tous les utilisateurs d’Internet ( 22 ).

40.

Selon la seconde exigence, le public visé par la communication en question doit être un « public nouveau ». De l’avis de la Cour, en ce qui concerne la mise à disposition sur Internet, la communication n’est pas effectuée à un public nouveau quand elle concerne une œuvre déjà mise à la disposition du public, en libre accès, sur un autre site Internet. En effet, dans une telle situation, la communication vise, au moins potentiellement, le même public que celui visé par la mise à disposition originaire, à savoir la totalité des utilisateurs d’Internet ( 23 ).

41.

Cette liberté des utilisateurs d’Internet connaît cependant une limitation. En effet, selon la Cour, lors de l’application du critère du public nouveau, il convient de prendre en compte non pas le public qui a effectivement accès à l’œuvre, mais seulement le public qui a été pris en compte par le titulaire des droits d’auteur lors de la communication initiale. Par contre, si l’œuvre a bien été rendue disponible, mais sans le consentement du titulaire des droits, aucun public n’a été pris en compte par celui-ci, toute nouvelle mise à disposition vise donc nécessairement un public nouveau et doit dès lors être considérée comme une communication au public au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29 ( 24 ).

42.

Cependant, il n’y a pas lieu d’analyser si la communication est destinée à un public nouveau au cas où elle est effectuée à l’aide d’un mode technique spécifique, c’est-à-dire un moyen technique différent de celui utilisé pour la communication initiale ( 25 ). Dans un tel cas, il y a donc toujours une communication au public au sens de la directive 2001/29.

43.

Il convient maintenant d’apprécier ces éléments dans le contexte des réseaux peer-to-peer.

La communication au public dans les réseaux peer-to-peer

44.

Il est à mon avis indéniable que lorsque des œuvres protégées par le droit d’auteur sont partagées dans un réseau peer-to-peer, une mise à disposition du public de ces œuvres a lieu.

45.

Premièrement, les œuvres sont mises à disposition sur les ordinateurs des utilisateurs du réseau, de manière à ce que tout autre utilisateur puisse les télécharger. Le fait que, dans le système bittorrent, les fichiers contenant ces œuvres sont fragmentés et téléchargés par portions à partir de différents ordinateurs est une particularité technique sans importance. En effet, l’objet de la protection du droit d’auteur est non pas un fichier, mais l’œuvre. Or, les œuvres sont mises à disposition dans leur intégralité et acheminées vers les utilisateurs les téléchargeant également dans leur intégralité, sauf accident technique.

46.

Deuxièmement, les utilisateurs potentiels d’un réseau peer-to-peer ouvert, comme celui de TPB, constituent sans aucun doute un nombre indéterminé et important de personnes.

47.

Enfin troisièmement, indépendamment du fait qu’il s’agit d’un moyen technique spécifique, le critère du public nouveau est également rempli, en tout état de cause en ce qui concerne les œuvres partagées sans le consentement des auteurs. En effet, comme je l’ai déjà rappelé au point 41 des présentes conclusions, le critère du public nouveau doit être apprécié par rapport au public pris en compte par l’auteur lorsque celui-ci a donné son consentement ( 26 ). Or, si l’auteur de l’œuvre n’a pas consenti à ce que celle-ci soit partagée dans un réseau peer-to-peer, les utilisateurs dudit réseau constituent par définition un public nouveau ( 27 ).

48.

Il reste à déterminer quelles sont les personnes, dans un réseau peer-to-peer, à l’origine de la mise à disposition des œuvres qui y sont partagées: ses utilisateurs ou bien l’opérateur d’un site d’indexation comme TPB.

49.

Les utilisateurs, en installant sur leurs ordinateurs et en démarrant le logiciel de partage (le bittorrent client), en fournissant à TPB les torrents permettant de tracer les fichiers présents sur leurs ordinateurs et en laissant ces ordinateurs en marche afin qu’ils puissent être actifs dans le réseau, mettent de manière délibérée les œuvres dont ils sont en possession à la disposition des autres utilisateurs du réseau.

50.

Cependant, ces œuvres ne seraient pas accessibles et le fonctionnement du réseau ne serait pas possible, ou serait en tout cas beaucoup plus complexe et moins efficace à l’utilisation, sans les sites comme TPB qui permettent de trouver et d’accéder aux œuvres. Les opérateurs de ces sites organisent donc le système qui permet aux utilisateurs d’accéder à des œuvres mises à disposition par d’autres utilisateurs. Leur rôle peut donc être considéré comme nécessaire ( 28 ).

51.

Il est vrai qu’un tel site se limite à répertorier les contenus présents sur le réseau peer-to-peer, c’est-à-dire les métadonnées afférentes aux œuvres qui sont proposées aux fins de partage par les utilisateurs du réseau. L’opérateur du site n’a donc en principe aucune influence sur l’apparition d’une œuvre donnée sur ce réseau. Il n’est qu’un intermédiaire qui permet aux utilisateurs de partager les contenus en peer-to-peer. Dès lors, le rôle décisif dans la communication au public d’une œuvre donnée ne saurait lui être attribué tant qu’il ne sait pas qu’elle a été mise à disposition illégalement ou tant que, une fois averti de cette illégalité, il agit loyalement pour y remédier. Cependant, à partir du moment où cet opérateur a connaissance du fait que la mise à disposition a lieu en violation des droits d’auteur et n’agit pas pour rendre l’accès à l’œuvre en question impossible, son comportement peut être considéré comme ayant pour finalité de permettre, expressément, la continuation de la mise à disposition illégale de cette œuvre et, donc, comme délibéré.

52.

Je tiens à préciser que cette connaissance de cause de l’opérateur du site doit être effective. C’est le cas, notamment, dans la situation où cet opérateur a été expressément averti par le titulaire des droits du caractère illicite des informations présentes sur le site. ( 29 ) Il ne serait dès lors pas approprié d’appliquer à un tel site la présomption de connaissance de cause analogue à celle constatée par la Cour dans l’arrêt GS Media concernant les personnes ayant placé un lien hypertexte dans un but lucratif ( 30 ). En effet, une telle présomption aboutirait à imposer aux opérateurs des sites d’indexation des réseaux peer-to-peer, qui fonctionnent normalement dans un but lucratif, une obligation générale de surveillance des contenus indexés.

53.

L’intervention de ces opérateurs remplit donc les critères du caractère nécessaire et délibéré, énoncés dans la jurisprudence de la Cour. ( 31 ) Il convient dès lors, à mon avis, de considérer que ces opérateurs sont eux aussi, simultanément et conjointement avec les utilisateurs du réseau, à l’origine de la mise à la disposition du public des œuvres qui sont partagées dans le cadre du réseau sans le consentement des titulaires des droits d’auteur, s’ils sont conscients de cette illégalité et ne réagissent pas afin de rendre l’accès à ces œuvres impossible.

54.

Il convient donc de répondre à la première question préjudicielle que le fait pour l’opérateur d’un site Internet de permettre, en les indexant et en fournissant un moteur de recherche, de retrouver des fichiers contenant des œuvres protégées par le droit d’auteur qui sont proposés aux fins de partage dans un réseau peer-to-peer constitue une communication au public au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, si cet opérateur a connaissance du fait qu’une œuvre est mise à disposition sur le réseau sans le consentement des titulaires des droits d’auteur et ne réagit pas afin de rendre l’accès à cette œuvre impossible.

Sur la seconde question préjudicielle

Remarques liminaires

55.

La seconde question préjudicielle a été posée par la juridiction de renvoi dans l’hypothèse où la Cour répondrait par la négative à la première question, à laquelle je propose de donner une réponse affirmative. Si la Cour ne partageait cependant pas mon analyse présentée ci-dessus, l’analyse de la seconde question préjudicielle deviendrait nécessaire. Je vais donc également proposer une réponse à cette seconde question.

56.

La seconde question préjudicielle mentionne aussi bien l’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29 que l’article 11 de la directive 2004/48. Cependant, selon l’article 2, paragraphe 2, de la directive 2004/48, ainsi que, plus directement, selon la dernière phrase de l’article 11 de cette directive, ses dispositions s’appliquent sans préjudice des dispositions de la directive 2001/29, en particulier son article 8. Il en découle, selon moi, que, en ce qui concerne les matières couvertes par l’article 8 de la directive 2001/29, cette disposition bénéficie de la primauté par rapport à l’article 11 de la directive 2004/48. Il s’ensuit que seul l’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29 est pertinent pour la réponse à la seconde question préjudicielle. En tout état de cause, ces deux dispositions ont une teneur semblable.

57.

Par cette seconde question, la juridiction de renvoi demande en substance si l’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29 doit être interprété en ce sens qu’il permet de rendre, à l’encontre d’un fournisseur d’accès à Internet, une ordonnance sur requête afin de l’enjoindre de bloquer à ses utilisateurs l’accès à un site d’indexation d’un réseau peer-to-peer au travers duquel des atteintes aux droits d’auteur ont été commises, même si l’opérateur de ce site ne communique pas lui-même au public les œuvres qui sont mises à disposition sur ledit réseau.

L’applicabilité des mesures au titre de l’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29 aux sites tels que TPB

58.

Pour rappel, selon l’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29, les titulaires des droits d’auteur doivent pouvoir demander qu’une ordonnance sur requête soit rendue à l’encontre d’un intermédiaire dont les services sont utilisés par un tiers pour porter atteinte à leurs droits.

59.

Dans la procédure au principal, il est constant que les parties défenderesses, en tant que fournisseurs d’accès à Internet, ont la qualité d’intermédiaires au sens de la disposition susvisée.

60.

Il est à mon avis également clair que les services de ces intermédiaires sont utilisés par des tiers pour porter atteinte aux droits d’auteur. En effet, il a été constaté que certains utilisateurs de ces services utilisent le réseau peer-to-peer pour y partager des œuvres sans l’autorisation des titulaires des droits d’auteur. Ce partage constitue une mise à la disposition du public d’une œuvre sans autorisation du titulaire des droits d’auteur et, par conséquent, une violation de ces droits.

61.

La particularité de l’affaire au principal est que la mesure demandée, à savoir le blocage d’accès au site TPB, affectera non seulement les utilisateurs qui commettent les atteintes aux droits d’auteur, mais également le site TPB, qui ne pourra pas proposer ses services aux utilisateurs connectés à Internet par l’intermédiaire des défenderesses au principal.

62.

La possibilité d’une telle mesure a certes été admise par la Cour dans son arrêt UPC Telekabel Wien ( 32 ). Cependant, il s’agissait dans cette affaire de bloquer l’accès à un site Internet dont l’opérateur avait été considéré être lui-même à l’origine de l’atteinte aux droits d’auteur. En effet, les œuvres mises illégalement à la disposition du public se trouvaient sur le site Internet en question et étaient téléchargées par les utilisateurs à partir de ce site. C’est dans ces conditions que la Cour a pu juger que l’opérateur dudit site utilisait, pour commettre des atteintes aux droits d’auteur, les services du fournisseur d’accès à Internet des personnes qui consultaient le site.

63.

La situation est bien différente dans la présente affaire, car s’il est établi que TPB n’effectue pas lui-même la communication au public des œuvres sans le consentement des titulaires des droits d’auteur, on ne saurait pas non plus conclure qu’il utilise les services des fournisseurs d’accès à Internet des utilisateurs du réseau peer-to-peer afin de commettre des atteintes aux droits d’auteur.

64.

Or, l’hypothèse visée à l’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29 présuppose l’existence d’un lien entre l’objet de l’ordonnance sur requête et l’atteinte aux droits d’auteur. Une mesure de blocage d’un site Internet implique qu’ait été constatée la responsabilité de l’opérateur dudit site pour une atteinte aux droits d’auteur à l’aide des services de l’intermédiaire auquel l’ordonnance sur requête est adressée. C’est à cette condition que cet opérateur a la qualité de tiers portant atteinte aux droits d’auteur au sens de l’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29.

65.

Si l’opérateur en cause n’effectue pas lui-même l’acte couvert par le monopole de l’auteur (par exemple la communication au public), cette atteinte ne peut être qu’indirecte. Compte tenu du fait que la responsabilité pour ce type d’atteintes n’est pas harmonisée au niveau du droit de l’Union, elle doit être expressément prévue en droit national. Il appartient aux juridictions nationales de vérifier si une telle responsabilité existe dans leur droit interne.

66.

Si une telle responsabilité peut être constatée dans le chef de l’opérateur d’un site d’indexation dans un réseau peer-to-peer sur lequel des œuvres protégées sont partagées sans l’autorisation des titulaires des droits d’auteur, il convient de considérer que cet opérateur utilise les services des fournisseurs d’accès à Internet dont les clients partagent les fichiers sur ce réseau, par analogie à une personne qui commet elle-même, directement, une atteinte aux droits d’auteur.

67.

Cette constatation n’est pas remise en cause par le fait qu’un site tel que TPB pourrait entrer dans la catégorie des prestataires de services d’hébergement dont la responsabilité pour les informations stockées est en principe exclue en vertu de l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2000/31. Cette immunité est en effet conditionnelle. Elle est accordée uniquement si le prestataire n’avait pas connaissance du caractère illégal des informations stockées ou de l’activité menée au moyen de ces informations et à condition que, une fois averti de cette illégalité, il agisse promptement pour retirer les informations en cause ou rendre l’accès à celles-ci impossible.

68.

Si le prestataire intermédiaire ne remplit pas ces conditions, c’est-à-dire s’il avait connaissance de l’illégalité des informations stockées mais n’a pas agi afin de les retirer ou d’en rendre l’accès impossible, il peut être tenu indirectement responsable de ces informations.

69.

Tel est le cas, notamment, de l’opérateur d’un site d’indexation d’un réseau peer-to-peer qui avait connaissance ou avait été averti que les fichiers torrent fournis par les utilisateurs du réseau permettaient de partager des œuvres mises à disposition dans ce réseau sans l’autorisation des titulaires des droits d’auteur et n’a pas agi afin de retirer ces fichiers. Or, il est constant, dans la procédure au principal, que tel est le cas de TBP. L’article 14 de la directive 2000/31 ne s’oppose donc pas à sa responsabilité du fait des atteintes aux droits d’auteur qui résultent de cette mise à disposition.

70.

Il convient encore de se pencher sur la conformité d’une telle mesure aux droits fondamentaux.

La conformité du blocage d’accès à un site Internet aux droits fondamentaux

71.

Les mesures prises sur le fondement de l’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29 doivent être conformes aux droits fondamentaux applicables ( 33 ). La question de cette conformité concernant une mesure ordonnant de bloquer aux utilisateurs des services d’un fournisseur d’accès à Internet la possibilité de consulter un site reconnu responsable d’une violation des droits d’auteur a été analysée par la Cour de manière approfondie dans l’arrêt UPC Telekabel Wien ( 34 ). La Cour a admis une telle mesure au regard des droits fondamentaux, en posant trois conditions ( 35 ).

72.

Premièrement, le prestataire destinataire de l’injonction doit avoir le choix des moyens techniques mis en œuvre afin de se conformer à celle-ci et pouvoir se libérer de ses obligation en démontrant qu’il a pris toutes les mesures raisonnables à cette fin. Ce sont là des conditions imposées au droit national et dont le respect relève du contrôle des juridictions nationales.

73.

Deuxièmement, les mesures prises ne doivent pas priver inutilement les utilisateurs d’Internet de la possibilité d’accéder de façon licite aux informations disponibles. Or, il est évident qu’une mesure de blocage d’un site donné prive les utilisateurs d’Internet de l’accès aux informations qui y sont disponibles, qu’elles soient licites ou non.

74.

L’appréciation de la légalité d’une telle mesure doit alors se faire, selon moi, au cas par cas, en analysant la proportionnalité entre, d’une part, la mesure et la privation d’accès aux informations qui en découle, et, d’autre part, l’importance et la gravité des atteintes aux droits d’auteur commises par le biais dudit site.

75.

En ce qui concerne le cas de TPB, selon les informations fournies par la requérante au principal, qui doivent bien entendu être vérifiées par la juridiction de renvoi, plus de 90 % des fichiers dont l’accès est rendu possible à partir de ce site contiennent des œuvres mises à la disposition du public sans l’autorisation des titulaires des droits d’auteur. De plus, les opérateurs de TPB auraient été à plusieurs reprises avertis du caractère illicite des contenus de leur site et sommés de les retirer, ce qu’ils auraient explicitement refusé de faire.

76.

Selon moi, dans ces circonstances, la privation des utilisateurs d’Internet de l’accès aux informations, découlant de la mesure de blocage du site TPB, serait proportionnelle à l’importance et à la gravité des atteintes aux droits d’auteur commises sur ce site. Mon appréciation est basée tant sur la proportion des contenus illégaux que sur l’attitude des opérateurs dudit site. Il en est d’autant plus ainsi que, si des œuvres sont licitement partagées sur un réseau peer-to-peer, il est fort probable qu’elles soient aussi facilement et gratuitement accessibles par d’autres moyens ou qu’elles puissent facilement être mises à disposition. La situation serait tout autre dans le cas d’un site Internet sur lequel les contenus illicites ne sont que marginaux et dont les opérateurs coopèrent loyalement pour les retirer.

77.

Bien entendu, l’analyse définitive relative à la proportionnalité de la mesure envisagée revient aux juridictions nationales.

78.

Enfin, troisièmement, la mesure doit avoir pour effet d’empêcher ou, tout du moins, de rendre difficilement réalisables les consultations non autorisées des objets protégés et de décourager sérieusement les utilisateurs d’Internet ayant recours aux services du destinataire de l’injonction de consulter ces objets mis à leur disposition en violation des droits d’auteur. Autrement dit, la mesure doit avoir pour objectif d’arrêter et de prévenir la violation des droits d’auteur et doit être raisonnablement efficace dans la poursuite de cet objectif.

79.

Dans la présente affaire, les défenderesses au principal émettent des doutes sérieux sur l’efficacité de la mesure consistant à bloquer l’accès au site TPB. Selon elles, d’une part, cette mesure serait inefficace, car les mêmes œuvres peuvent être retrouvées et échangées sur Internet à l’aide d’autres moyens que TPB. D’autre part, la mesure consistant à bloquer une adresse Internet serait facilement contournable par tout utilisateur d’Internet averti.

80.

Il convient toutefois de remarquer, en premier lieu, que, selon la jurisprudence de la Cour, il n’est pas nécessaire que la protection de la propriété intellectuelle soit assurée de manière absolue, c’est-à-dire que la mesure envisagée aboutisse à l’arrêt total des violations des droits d’auteur. Il suffit en effet qu’elle décourage sérieusement les utilisateurs d’Internet de commettre de telles violations en les rendant difficiles ( 36 ). Or, compte tenu du rôle des sites Internet tels que TPB dans le fonctionnement des réseaux peer-to-peer, il me semble indéniable que le blocage de l’accès à un tel site empêcherait ou rendrait difficile, pour la plupart des utilisateurs, de retrouver les œuvres mises à disposition sur un tel réseau et donc de les télécharger en infraction aux droits d’auteur.

81.

En deuxième lieu, le fait que d’autres sites Internet que TPB peuvent remplir le même rôle n’enlève rien à l’efficacité de la mesure demandée dans la procédure au principal, car des mesures analogues peuvent être demandées pour bloquer à leur tour l’accès à ces sites. Accepter le raisonnement des défenderesses au principal reviendrait à admettre qu’aucune mesure de prévention d’une infraction à la loi ne saurait être efficace parce que de nouvelles infractions seront toujours commises par d’autres personnes.

82.

Enfin, en troisième lieu, il convient de rappeler qu’une mesure certainement plus efficace, consistant à ordonner le blocage de tout trafic Internet portant sur des œuvres partagées illicitement sur des réseaux peer-to-peer, a déjà fait l’objet de l’appréciation de la Cour. Cette dernière a rejeté une telle mesure en la jugeant trop contraignante pour les fournisseurs d’accès à Internet et allant trop loin dans l’ingérence dans les droits des utilisateurs ( 37 ).

83.

Si l’on devait aujourd’hui rejeter une mesure qui est moins contraignante pour les prestataires de services et qui constitue une moindre ingérence dans les droits des utilisateurs au motif qu’elle n’est pas suffisamment efficace, les fournisseurs d’accès à Internet seraient en définitive de facto libérés de leur devoir de coopération dans la lutte contre les infractions aux droits d’auteur. Or, les dérogations en matière de responsabilité des prestataires intermédiaires prévues par la directive 2000/31 constituent l’un des éléments de l’équilibre entre les différents intérêts entrant en jeu instauré, selon son considérant 41, par cette directive. La contrepartie de ces dérogations, dans le cadre de cet équilibre, est non seulement l’absence de toute complicité des prestataires intermédiaires dans les infractions à la loi, mais également leur coopération pour éviter ou prévenir ces infractions. Ils ne sauraient se soustraire à cette obligation en invoquant, selon les circonstances, soit le caractère trop contraignant des mesures, soit leur inefficacité.

84.

Par conséquent, je propose à la Cour, dans l’hypothèse d’une réponse négative à la première question préjudicielle, de répondre à la seconde question que l’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29 doit être interprété en ce sens qu’il permet de rendre à l’encontre d’un intermédiaire une ordonnance sur requête afin de l’enjoindre de bloquer à ses utilisateurs l’accès à un site d’indexation d’un réseau peer-to-peer, si l’opérateur dudit site peut, en vertu du droit national, être tenu pour responsable du fait des atteintes aux droits d’auteur commises par les utilisateurs dudit réseau, à condition que cette mesure soit proportionnelle à l’importance et à la gravité des atteintes aux droits d’auteurs commises, ce qu’il appartient au juge national de vérifier.

Conclusion

85.

Au vu de tout ce qui précède, je propose à la Cour de donner la réponse suivante aux questions préjudicielles du Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) :

Le fait pour l’opérateur d’un site Internet de permettre, en les indexant et en fournissant un moteur de recherche, de retrouver des fichiers contenant des œuvres protégées par le droit d’auteur qui sont proposés aux fins de partage dans un réseau peer-to-peer, constitue une communication au public au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information, si cet opérateur avait connaissance du fait qu’une œuvre était mise à disposition sur le réseau sans le consentement des titulaires des droits d’auteur et n’a pas réagi afin de rendre l’accès à cette œuvre impossible.


( 1 ) Langue originale: le français.

( 2 ) « Le fichier partagé est le trésor, le client bittorrent est le vaisseau, le fichier torrent c’est la carte qui indique où se trouve le trésor, The Pirate Bay fournit les cartes gratuitement et le tracker est le vieux sage qu’on doit consulter pour comprendre la carte. » (c’est moi qui traduis).

( 3 ) Jugement du Federal Court of Australia, du 4 février 2010, Roadshow Films Pty Ltd v iiNet Limited (No. 3) [2010] FCA 24, point 70. Ce passage a été également cité par M. van Peursem, avocat général près le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) dans l’affaire au principal.

( 4 ) Arrêt du 13 février 2014, C‑466/12, EU:C:2014:76.

( 5 ) Arrêt du 8 septembre 2016, C‑160/15, EU:C:2016:644.

( 6 ) JO 2000, L 178, p. 1.

( 7 ) JO 2001, L 167, p. 10.

( 8 ) JO 2004, L 157, p. 45.

( 9 ) À savoir, l’article 26d de l’Auteurswet (loi néerlandaise sur le droit d’auteur) et l’article 15 de la Wet op de naburige rechten (loi sur les droits voisins).

( 10 ) Par exemple, TPB a été fondé par les membres de Piratbyrån, une organisation anti-droits d’auteur suédoise.

( 11 ) Jugement de la United States Court of Appeals for the Ninth Circuit, du 12 février 2001, A&M Records, Inc. v. Napster, Inc. (239 F.3d 1004).

( 12 ) On peut citer comme première référence Wikipédia, source tout à fait pertinente en matière d’Internet (entrées « peer-to-peer », «bittorrent»,« The Pirate Bay »). Voir aussi décision de la justice australienne citée à la note 3, points 43 à 78, ainsi que L. Edwards, The Role and Responsibility of Internet Intermediaries in the Field of Copyright and Related Rights, document préparé pour l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, disponible sur son site Internet sous le no WIPO-ISOC/GE/11/REF/01/EDWARDS.

( 13 ) Ainsi, depuis le dépôt de la demande préjudicielle dans la présente affaire, le site de TPB s’est doté, en plus de la possibilité de téléchargement des fichiers, d’une option de flux continu (streaming) d’œuvres partagées sur le réseau peer-to-peer, à l’aide d’un nouveau logiciel. Cette modalité a été présentée à l’audience par le représentant de Stichting Brein.

( 14 ) Acte de Berlin de 1908.

( 15 ) La formulation actuelle de l’article 11 bis de la convention de Berne résulte de l’acte de Bruxelles du 26 juin 1948.

( 16 ) Directive du Parlement européen et du Conseil, du 10 mars 2010, visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels (JO 2010, L 95, p. 1). Il s’agit d’une communication linéaire dans le temps, c’est-à-dire qui ne peut être réceptionnée qu’au moment même de la diffusion [voir article 1er, paragraphe 1, sous e), de la directive 2010/13].

( 17 ) Voir, notamment, von Lewinski, S., Walter, M., European Copyright Law. A Commentary, Oxford University Press 2010, p. 973 à 980.

( 18 ) Traité approuvé au nom de la Communauté européenne par la décision 2000/278/CE du Conseil, du 16 mars 2000 (JO 2000, L 89, p. 6).

( 19 ) Voir, dernièrement, arrêt du 8 septembre 2016, GS Media (C‑160/15, EU:C:2016:644, point 32 et jurisprudence citée).

( 20 ) Arrêt du 8 septembre 2016, GS Media (C‑160/15, EU:C:2016:644, point 35).

( 21 ) Voir, en ce sens, arrêt du 13 février 2014, Svensson e.a. (C‑466/12, EU:C:2014:76, point 19).

( 22 ) Voir, en ce sens, arrêt du 13 février 2014, Svensson e.a. (C‑466/12, EU:C:2014:76, point 22).

( 23 ) Voir arrêt du 13 février 2014, Svensson e.a. (C‑466/12, EU:C:2014:76, points 24 à 27).

( 24 ) Arrêt du 8 septembre 2016, GS Media (C‑160/15, EU:C:2016:644, point 43).

( 25 ) Arrêt du 7 mars 2013, ITV Broadcasting e.a. (C‑607/11, EU:C:2013:147, point 39).

( 26 ) Voir, notamment, arrêts du 13 février 2014, Svensson e.a. (C‑466/12, EU:C:2014:76, EU:C:2014:76, point 24), ainsi que du 8 septembre 2016, GS Media (C‑160/15, EU:C:2016:644, points 37 et 42).

( 27 ) Ce qui ressort également, de manière implicite, du point 43 de l’arrêt du 8 septembre 2016, GS Media (C‑160/15, EU:C:2016:644).

( 28 ) Voir également, à ce sujet, points 26 et 27 des présentes conclusions.

( 29 ) Tel est le cas, selon les informations figurant au dossier, du site TPB dans l’affaire au principal.

( 30 ) Arrêt du 8 septembre 2016 (C‑160/15, EU:C:2016:644, point 51).

( 31 ) Arrêt du 8 septembre 2016, GS Media (C‑160/15, EU:C:2016:644, point 35 et jurisprudence citée).

( 32 ) Arrêt du 2 mars 2014 (C‑314/12, EU:C:2014:192).

( 33 ) Arrêt du 27 mars 2014, UPC Telekabel Wien (C‑314/12, EU:C:2014:192, points 45 et 46 et jurisprudence citée).

( 34 ) Arrêt du 27 mars 2014 (C‑314/12, EU:C:2014:192, points 46 à 63).

( 35 ) Arrêt du 27 mars 2014, UPC Telekabel Wien (C‑314/12, EU:C:2014:192, point 64).

( 36 ) Arrêt du 27 mars 2014, UPC Telekabel Wien (C‑314/12, EU:C:2014:192, points 61 à 63). Selon la Cour, même une mesure qui n’empêche pas directement les violations des droits d’auteur, mais qui exige seulement des utilisateurs de s’identifier pour accéder à Internet, remplit ces critères [arrêt du 15 septembre 2016, Mc Fadden (C‑484/14, EU:C:2016:689, points 95 et 96)].

( 37 ) Arrêt du 24 novembre 2011, Scarlet Extended (C‑70/10, EU:C:2011:771, points 38 à 52).