ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

6 octobre 2015 ( * )

«Renvoi préjudiciel — Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne — Articles 39 et 49 — Parlement européen — Élections — Droit de vote — Citoyenneté de l’Union européenne — Rétroactivité de la loi pénale plus douce — Législation nationale prévoyant une interdiction du droit de vote en cas de condamnation pénale prononcée en dernier ressort avant le 1er mars 1994»

Dans l’affaire C‑650/13,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le tribunal d’instance de Bordeaux (France), par décision du 7 novembre 2013, parvenue à la Cour le 9 décembre 2013, dans la procédure

Thierry Delvigne

contre

Commune de Lesparre‑Médoc,

Préfet de la Gironde,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. V. Skouris, président, M. K. Lenaerts, vice‑président, M. A. Tizzano, Mme R. Silva de Lapuerta, MM. M. Ilešič, C. Vajda, S. Rodin et Mme K. Jürimäe (rapporteur), présidents de chambre, MM. A. Rosas, E. Juhász, A. Borg Barthet, J. Malenovský et F. Biltgen, juges,

avocat général: M. P. Cruz Villalón,

greffier: Mme L. Carrasco Marco, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 20 janvier 2015,

considérant les observations présentées:

pour M. Delvigne, par Me J. Fouchet, avocat,

pour la commune de Lesparre‑Médoc, par Mes M.‑C. Baltazar et A. Pagnoux, avocats,

pour le gouvernement français, par MM. G. de Bergues, D. Colas et F.‑X. Bréchot, en qualité d’agents,

pour le gouvernement allemand, par M. T. Henze et Mme J. Kemper, en qualité d’agents,

pour le gouvernement espagnol, par M. L. Banciella Rodríguez‑Miñón, en qualité d’agent,

pour le gouvernement du Royaume‑Uni, par M. M. Holt, en qualité d’agent, assisté de M. J. Coppel, QC,

pour le Parlement européen, par MM. D. Moore et P. Schonard, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par MM. P. Van Nuffel et H. Krämer, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 4 juin 2015,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 39 et 49 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci‑après la «Charte»).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Delvigne à la commune de Lesparre‑Médoc (France) et au préfet de la Gironde au sujet de sa radiation de la liste électorale de cette commune.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3

L’article 1er de l’acte portant élection des membres du Parlement européen au suffrage universel direct, annexé à la décision 76/787/CECA, CEE, Euratom du Conseil, du 20 septembre 1976 (JO L 278, p. 1), tel que modifié par la décision 2002/772/CE, Euratom du Conseil, du 25 juin 2002 et du 23 septembre 2002 (JO L 283, p. 1, ci‑après l’«acte de 1976»), dispose:

«1.   Dans chaque État membre, les membres du Parlement européen sont élus au scrutin, de liste ou de vote unique transférable, de type proportionnel.

[…]

3.   L’élection se déroule au suffrage universel direct, libre, et secret.»

4

L’article 8 de l’acte de 1976 énonce:

«Sous réserve des dispositions du présent acte, la procédure électorale est régie, dans chaque État membre, par les dispositions nationales.

Ces dispositions nationales, qui peuvent éventuellement tenir compte des particularités dans les États membres, ne doivent pas globalement porter atteinte au caractère proportionnel du mode de scrutin.»

Le droit français

5

L’article 28 du code pénal, institué par la loi du 12 février 1810, dans sa version applicable aux faits de l’affaire au principal (ci‑après l’«ancien code pénal»), prévoyait, à son premier alinéa:

«La condamnation à une peine criminelle emportera la dégradation civique.»

6

Aux termes de l’article 34 de l’ancien code pénal:

«La dégradation civique consiste:

[…]

Dans la privation du droit de vote, d’élection, d’éligibilité, et en général de tous les droits civiques et politiques […]

[…]»

7

L’ancien code pénal a été abrogé avec effet au 1er mars 1994 par la loi no 92‑1336, du 16 décembre 1992, relative à l’entrée en vigueur du nouveau code pénal et à la modification de certaines dispositions de droit pénal et de procédure pénale rendue nécessaire par cette entrée en vigueur (JORF du 23 décembre 1992, p. 17568). L’article 131‑26 de ce nouveau code pénal prévoit qu’une juridiction peut prononcer l’interdiction de tout ou partie des droits civiques pour une durée qui ne peut excéder dix ans en cas de condamnation pour crime et cinq ans en cas de condamnation pour délit.

8

La loi no 92‑1336, du 16 décembre 1992, telle que modifiée par la loi no 94‑89, du 1er février 1994, instituant une peine incompressible et relative au nouveau code pénal et à certaines dispositions de procédure pénale (JORF du 2 février 1994, p. 1803), dispose, à son article 370:

«Sans préjudice des dispositions de l’article 702‑1 du code de procédure pénale, l’interdiction des droits civiques, civils et de famille ou l’interdiction d’être juré résultant de plein droit d’une condamnation pénale prononcée en dernier ressort avant l’entrée en vigueur de la présente loi demeurent applicables.»

9

L’article 702‑1 du code de procédure pénale, tel que modifié par la loi no 2009‑1436, du 24 novembre 2009, pénitentiaire (JORF du 25 novembre 2000, p. 20192), énonce, à son premier alinéa:

«Toute personne frappée d’une interdiction, déchéance ou incapacité ou d’une mesure de publication quelconque résultant de plein droit d’une condamnation pénale ou prononcée dans le jugement de condamnation à titre de peine complémentaire peut demander à la juridiction qui a prononcé la condamnation ou, en cas de pluralité de condamnations, à la dernière juridiction qui a statué, de la relever, en tout ou partie, y compris en ce qui concerne la durée, de cette interdiction, déchéance ou incapacité. Si la condamnation a été prononcée par une cour d’assises, la juridiction compétente pour statuer sur la demande est la chambre de l’instruction dans le ressort de laquelle la cour d’assises a son siège.»

10

La loi no 77‑729, du 7 juillet 1977, relative à l’élection des représentants au Parlement européen (JORF du 8 juillet 1977, p. 3579), telle que modifiée, régit la procédure électorale applicable aux élections au Parlement européen. L’article 2 de cette loi prévoit, à son premier alinéa:

«L’élection des représentants au Parlement européen prévue par l’acte annexé à la décision du [C]onseil des [C]ommunautés européennes en date du 20 septembre 1976 rendu applicable en vertu de la loi no 77‑680 du 30 juin 1977 est régie par le titre Ier du livre Ier du code électoral et par les dispositions des chapitres suivants. […]»

11

Le chapitre 1er du titre Ier du livre Ier du code électoral regroupe les dispositions énonçant les conditions requises pour être électeur. Ce chapitre contient l’article L 2 qui prévoit que «[s]ont électeurs les françaises et français âgés de dix‑huit ans accomplis, jouissant de leurs droits civils et politiques et n’étant dans aucun cas d’incapacité prévu par la loi.»

12

L’article L 5 du code électoral, dans sa rédaction initiale, prévoyait:

«Ne doivent pas être inscrits sur la liste électorale:

Les individus condamnés pour crimes;

[…]»

13

Aux termes de l’article L 6 de ce code, dans sa version applicable à l’affaire au principal:

«Ne doivent pas être inscrits sur la liste électorale, pendant le délai fixé par le jugement, ceux auxquels les tribunaux ont interdit le droit de vote et d’élection, par application des lois qui autorisent cette interdiction.»

Le litige au principal et les questions préjudicielles

14

M. Delvigne a fait l’objet d’une condamnation à une peine privative de liberté de douze ans pour crime grave, prononcée en dernier ressort le 30 mars 1988.

15

Il ressort des observations présentées à la Cour que, en application des dispositions des articles 28 et 34 de l’ancien code pénal, cette condamnation a emporté de plein droit la dégradation civique de M. Delvigne, consistant notamment dans la privation de son droit de vote, d’élection et d’éligibilité.

16

La loi du 16 décembre 1992 a supprimé dans le nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er mars 1994, la peine accessoire de la dégradation civique résultant de plein droit d’une condamnation à une peine criminelle. Le nouveau code pénal prévoit désormais que l’interdiction de tout ou partie des droits civiques doit être prononcée par une juridiction et pour une durée qui ne peut excéder dix ans en cas de condamnation pour crime.

17

Toutefois, conformément à l’article 370 de la loi du 16 décembre 1992, telle que modifiée, l’interdiction des droits civiques dont M. Delvigne faisait l’objet a été maintenue après le 1er mars 1994, dès lors qu’elle résultait d’une condamnation pénale devenue définitive avant l’entrée en vigueur du nouveau code pénal.

18

En 2012, M. Delvigne a fait l’objet d’une décision de la commission administrative compétente, prise sur le fondement de l’article L 6 du code électoral, ordonnant sa radiation des listes électorales de la commune de Lesparre‑Médoc, dans laquelle il réside. Il a introduit auprès de la juridiction de renvoi une requête visant à contester cette radiation.

19

M. Delvigne a demandé à la juridiction de renvoi de saisir à titre préjudiciel la Cour aux fins d’obtenir l’interprétation du droit de l’Union, en invoquant une inégalité de traitement qui résulterait de l’application de la loi du 16 décembre 1992, telle que modifiée. En particulier, il soutient que l’article 370 de cette loi soulève un «problème de conventionnalité», en ce qu’il méconnaît, notamment, plusieurs dispositions de la Charte.

20

Dans ces conditions, le tribunal d’instance de Bordeaux a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)

L’article 49 de la Charte […] doit‑il être interprété comme empêchant qu’un article de loi nationale maintienne une interdiction, au demeurant indéfinie et disproportionnée, de faire bénéficier d’une peine plus légère les personnes condamnées avant l’entrée en vigueur de la loi pénale plus douce, no 94‑89, du 1er février 1994?

2)

L’article 39 de la Charte […] applicable aux élections du Parlement européen doit‑il être interprété comme imposant aux États membres de l’Union européenne de ne pas prévoir d’interdiction générale, indéfinie et automatique d’exercer des droits civils et politiques, afin de ne pas créer d’inégalité de traitement entre les ressortissants des États membres?»

Sur les questions préjudicielles

Observations liminaires

21

Le litige au principal a pour objet la régularité de la radiation de M. Delvigne des listes électorales décidée en application de l’article L 6 du code électoral, à la suite de la privation du droit de vote attachée de plein droit à la peine criminelle à laquelle il a été condamné en 1988.

22

À cet égard, il convient de relever que, ainsi que l’a précisé le gouvernement français dans ses observations écrites et orales devant la Cour, le régime pénal de la peine accessoire a été supprimé lors de la réforme du code pénal en 1994. Or, cette modification de la loi pénale n’a pas affecté la situation de M. Delvigne au regard de son droit de vote, puisque ce dernier demeure soumis à une interdiction de voter en application des dispositions combinées des articles L 2 et L 6 du code électoral et de l’article 370 de la loi du 16 décembre 1992, telle que modifiée.

23

Dans ce contexte, par ses questions, qu’il convient de traiter conjointement, la juridiction de renvoi vise à obtenir une interprétation des articles 39 et 49, paragraphe 1, dernière phrase, de la Charte, aux fins d’évaluer la compatibilité avec ces dispositions de l’interdiction du droit de vote dont fait l’objet M. Delvigne, en application des dispositions combinées des articles L 2 et L 6 du code électoral et de l’article 370 de la loi du 16 décembre 1992, telle que modifiée, ayant entraîné sa radiation des listes électorales.

Sur la compétence de la Cour

24

Les gouvernements français, espagnol et du Royaume‑Uni excipent de l’incompétence de la Cour pour répondre à la demande de décision préjudicielle, dès lors que, selon ces gouvernements, la législation nationale en cause au principal se situe en dehors du champ d’application du droit de l’Union. Ils font valoir, notamment, que le juge national n’invoque aucune disposition du droit de l’Union permettant d’établir un lien de rattachement entre cette législation et le droit de l’Union et que, partant, ladite législation ne constitue pas une mise en œuvre du droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte.

25

Il convient de rappeler que le champ d’application de la Charte, pour ce qui est de l’action des États membres, est défini à l’article 51, paragraphe 1, de celle‑ci, aux termes duquel les dispositions de la Charte s’adressent aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union (arrêt Åkerberg Fransson, C‑617/10, EU:C:2013:105, point 17).

26

L’article 51, paragraphe 1, de la Charte confirme la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union, mais pas en dehors de telles situations (voir arrêts Åkerberg Fransson, C‑617/10, EU:C:2013:105, point 19, et Torralbo Marcos, C‑265/13, EU:C:2014:187, point 29).

27

Ainsi, lorsqu’une situation juridique ne relève pas du champ d’application du droit de l’Union, la Cour n’est pas compétente pour en connaître et les dispositions éventuellement invoquées de la Charte ne sauraient, à elles seules, fonder cette compétence (voir arrêts Åkerberg Fransson, C‑617/10, EU:C:2013:105, point 22, ainsi que Torralbo Marcos, C‑265/13, EU:C:2014:187, point 30 et jurisprudence citée).

28

Il convient, par conséquent, de déterminer si la situation d’un citoyen de l’Union qui, tel que M. Delvigne, est confronté à une décision de radiation des listes électorales adoptée par les autorités d’un État membre, entraînant la perte de son droit de vote aux élections au Parlement européen, relève du champ d’application du droit de l’Union.

29

À cet égard, l’article 8 de l’acte de 1976 prévoit que, sous réserve des dispositions que cet acte contient, la procédure électorale est régie, dans chaque État membre, par les dispositions nationales.

30

En l’occurrence, M. Delvigne a été radié des listes électorales, dès lors que, en raison de la condamnation pour crime grave dont il a fait l’objet en 1988, celui‑ci figure parmi les personnes qui, en application des dispositions combinées du code électoral et de l’article 370 de la loi du 16 décembre 1992, telle que modifiée, ne remplissent pas les conditions pour être électeur au niveau national. Or, ainsi que l’a souligné le Parlement dans ses observations, l’article 2 de la loi du 7 juillet 1977, relative à l’élection des représentants au Parlement européen, prévue par l’acte de 1976, renvoie de manière explicite à ces conditions en ce qui concerne spécifiquement le droit de voter à cette dernière élection.

31

Certes, en ce qui concerne les bénéficiaires du droit de vote aux élections au Parlement européen, la Cour a jugé, dans les arrêts Espagne/Royaume‑Uni (C‑145/04, EU:C:2006:543, points 70 et 78) ainsi que Eman et Sevinger (C‑300/04, EU:C:2006:545, points 43 et 45), que les articles 1er, paragraphe 3, et 8 de l’acte de 1976 ne déterminent pas de manière explicite et précise quels sont les bénéficiaires de ce droit et que, par conséquent, en l’état actuel du droit de l’Union, la détermination des titulaires dudit droit ressortit à la compétence de chaque État membre dans le respect du droit de l’Union.

32

Il n’en demeure pas moins, ainsi que l’ont fait valoir le gouvernement allemand, le Parlement et la Commission européenne dans leurs observations, que les États membres sont tenus, dans l’exercice de cette compétence, par l’obligation, énoncée à l’article 1er, paragraphe 3, de l’acte de 1976, lu en combinaison avec l’article 14, paragraphe 3, TUE, d’assurer que l’élection des membres du Parlement européen se déroule au suffrage universel direct, libre et secret.

33

Dès lors, un État membre qui, dans le cadre de la mise en œuvre de l’obligation qui lui incombe, au titre des articles 14, paragraphe 3, TUE et 1er, paragraphe 3, de l’acte de 1976, prévoit, dans la législation nationale, une exclusion du nombre des bénéficiaires du droit de vote aux élections au Parlement européen, des citoyens de l’Union, qui, à l’instar de M. Delvigne, ont fait l’objet d’une condamnation pénale devenue définitive avant le 1er mars 1994, doit être considéré comme mettant en œuvre le droit de l’Union, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte.

34

Par conséquent, la Cour est compétente pour répondre à la demande de décision préjudicielle.

Sur la recevabilité

35

Le gouvernement français excipe de l’irrecevabilité des questions posées, d’une part, au motif que les réponses de la Cour ne seraient pas nécessaires à la juridiction de renvoi pour la résolution du litige au principal et, d’autre part, que cette juridiction n’aurait pas suffisamment défini le cadre factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent ces questions.

36

À cet égard, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, dans le cadre de la coopération entre cette dernière et les juridictions nationales instituée par l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (voir, notamment, arrêts Kamberaj, C‑571/10, EU:C:2012:233, point 40 et jurisprudence citée, ainsi que Gauweiler e.a., C‑62/14, EU:C:2015:400, point 24).

37

Ainsi, le rejet d’une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal ou encore lorsque le problème est de nature hypothétique ou que la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (voir arrêts Kamberaj, C‑571/10, EU:C:2012:233, point 42 et jurisprudence citée, ainsi que Gauweiler e.a., C‑62/14, EU:C:2015:400, point 25).

38

En l’occurrence, il peut être clairement déduit des éléments de fait et de droit dont dispose la Cour et qui sont repris également aux points 22 à 24 du présent arrêt que la juridiction de renvoi interroge la Cour sur l’interprétation des articles 39 et 49 de la Charte en vue d’apprécier la compatibilité du droit national sur le fondement duquel M. Delvigne a été radié des listes électorales avec ces dispositions de la Charte.

39

Dans ces conditions, les questions préjudicielles présentent un rapport direct avec l’objet du litige au principal et sont, en conséquence, recevables.

Sur le fond

40

À titre liminaire, il convient de rappeler que l’article 52, paragraphe 2, de la Charte dispose que les droits reconnus par celle‑ci qui font l’objet de dispositions dans les traités s’exercent dans les conditions et les limites définis par ceux‑ci.

41

À cet égard, il y a lieu de constater que, selon les explications relatives à la Charte, lesquelles, conformément à l’article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE et à l’article 52, paragraphe 7, de la Charte, doivent être prises en considération en vue de l’interprétation de celle‑ci, l’article 39, paragraphe 1, de la Charte correspond au droit garanti à l’article 20, paragraphe 2, sous b), TFUE. Le second paragraphe de cet article 39 correspond, pour sa part, à l’article 14, paragraphe 3, TUE. Ces explications précisent, en outre, que le paragraphe 2 de l’article 39 reprend les principes de base du régime électoral dans un système démocratique.

42

En ce qui concerne l’article 20, paragraphe 2, sous b), TFUE, la Cour a déjà jugé que cette disposition se limite à appliquer le principe de non‑discrimination en raison de la nationalité à l’exercice du droit de vote aux élections au Parlement européen, en prévoyant que tout citoyen de l’Union résidant dans un État membre dont il n’est pas ressortissant a le droit de vote à ces élections dans l’État membre où il réside dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État (voir, en ce sens, arrêt Espagne/Royaume‑Uni, C‑145/04, EU:C:2006:543, point 66).

43

Ainsi, l’article 39, paragraphe 1, de la Charte n’est pas applicable à la situation en cause au principal, dès lors que celle‑ci concerne, ainsi qu’il ressort des éléments du dossier dont dispose la Cour, le droit de vote d’un citoyen de l’Union dans l’État membre dont il est le ressortissant.

44

Quant à l’article 39, paragraphe 2, de la Charte, celui‑ci constitue, ainsi que cela ressort des considérations figurant au point 41 du présent arrêt, l’expression dans la Charte du droit de vote des citoyens de l’Union aux élections au Parlement européen, au titre des articles 14, paragraphe 3, TUE et 1er, paragraphe 3, de l’acte de 1976.

45

Or, il est manifeste que l’interdiction du droit de vote, dont M. Delvigne a fait l’objet en application des dispositions de la législation nationale en cause au principal, représente une limitation à l’exercice du droit garanti à l’article 39, paragraphe 2, de la Charte.

46

À cet égard, il importe de rappeler que l’article 52, paragraphe 1, de la Charte admet que des limitations peuvent être apportées à l’exercice de droits tels que ceux consacrés à l’article 39, paragraphe 2, de celle‑ci, pour autant que ces limitations soient prévues par la loi, qu’elles respectent le contenu essentiel desdits droits et libertés et que, dans le respect du principe de proportionnalité, elles soient nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et des libertés d’autrui (voir, en ce sens, arrêts Volker und Markus Schecke et Eifert, C‑92/09 et C‑93/09, EU:C:2010:662, point 50, ainsi que Lanigan, C‑237/15 PPU, EU:C:2015:474, point 55).

47

Dans le cadre de l’affaire au principal, l’interdiction du droit de vote en cause résultant de l’application des dispositions combinées du code électoral et du code pénal, il y a lieu de considérer que celle‑ci est prévue par la loi.

48

En outre, cette limitation respecte le contenu essentiel du droit de vote visé à l’article 39, paragraphe 2, de la Charte. En effet, ladite limitation ne remet pas en cause ce droit en tant que tel, puisqu’elle a pour effet d’exclure, dans des conditions spécifiques et en raison de leur comportement, certaines personnes du groupe des bénéficiaires du droit de vote aux élections au Parlement, pour autant que lesdites conditions soient remplies.

49

Enfin, une limitation, telle que celle en cause au principal, s’avère proportionnée, dès lors qu’elle prend en compte la nature et la gravité de l’infraction pénale commise ainsi que la durée de la peine.

50

En effet, ainsi que le relève le gouvernement français dans ses observations soumises à la Cour, l’interdiction du droit de vote dont a fait l’objet M. Delvigne en conséquence de sa condamnation à une peine de douze ans de réclusion criminelle pour crime grave n’était applicable qu’aux personnes condamnées en raison d’une infraction passible d’une peine privative de liberté d’au moins cinq années et pouvant aller jusqu’à la réclusion à perpétuité.

51

En outre, le gouvernement français a fait valoir que le droit national, en particulier l’article 702‑1 du code de procédure pénale, tel que modifié, offre la possibilité à une personne se trouvant dans la situation de M. Delvigne de demander et d’obtenir le relèvement de la peine complémentaire de dégradation civique conduisant à la privation de son droit de vote.

52

Il résulte des éléments qui précèdent que l’article 39, paragraphe 2, de la Charte ne s’oppose pas à ce qu’une législation d’un État membre, telle que celle en cause au principal, exclue de plein droit du nombre des bénéficiaires du droit de vote aux élections au Parlement européen, les personnes qui, à l’instar du requérant au principal, ont fait l’objet d’une condamnation pénale pour crime grave devenue définitive avant le 1er mars 1994.

53

S’agissant de la règle de la rétroactivité de la loi pénale plus douce, figurant à l’article 49, paragraphe 1, dernière phrase, de la Charte, cette règle énonce que si, postérieurement à une infraction, la loi prévoit une peine plus légère, celle‑ci doit être appliquée.

54

En l’espèce, ainsi qu’il a été relevé aux points 16 et 22 du présent arrêt, à l’occasion de la réforme de l’ancien code pénal en 1994, la privation du droit de vote, en tant que peine accessoire résultant de plein droit d’une condamnation pénale, a été abrogée pour être remplacée par une peine complémentaire devant être prononcée par une juridiction en application de l’article 131‑26 du nouveau code pénal et pour une durée ne pouvant excéder dix ans en cas de condamnation pour crime et cinq ans pour délit.

55

Cette modification n’a toutefois pas affecté la situation de M. Delvigne, puisque celui‑ci, en raison de la condamnation pénale pour crime grave prononcée à son égard antérieurement au 1er mars 1994, demeure soumis de plein droit à une interdiction de voter d’une durée indéfinie, en application des dispositions combinées du code électoral et de l’article 370 de la loi du 16 décembre 1992, telle que modifiée. Le gouvernement français a précisé, lors de l’audience, que le maintien de l’effet des condamnations devenues définitives avant le 1er mars 1994 avait été motivé par le fait que le législateur national a voulu éviter que l’interdiction du droit de vote résultant d’une condamnation pénale ne disparaisse automatiquement et immédiatement avec l’entrée en vigueur du nouveau code pénal, alors que ce dernier code maintient l’interdiction du droit de vote sous forme de peine complémentaire.

56

Or, à cet égard, il suffit de constater que la règle de la rétroactivité de la loi pénale plus douce, contenue à l’article 49, paragraphe 1, dernière phrase, de la Charte, n’est pas de nature à s’opposer à une législation nationale, telle que celle en cause au principal, dès lors que, ainsi qu’il ressort du libellé de l’article 370 de la loi du 16 décembre 1992, telle que modifiée, cette législation se limite à maintenir l’interdiction du droit de vote résultant de plein droit d’une condamnation pénale uniquement pour des condamnations définitives, prononcées en dernier ressort sous l’empire de l’ancien code pénal.

57

En tout état de cause, ainsi qu’il a été rappelé au point 51 du présent arrêt, cette législation offre expressément la possibilité aux personnes faisant l’objet d’une telle interdiction de demander et d’obtenir le relèvement de cette dernière. Ainsi que cela ressort du libellé de l’article 702‑1 du code de procédure pénale, tel que modifié, cette possibilité est ouverte à toute personne frappée d’une interdiction du droit de vote, que celle‑ci résulte de plein droit d’une condamnation pénale en application de l’ancien code pénal ou que celle‑ci ait été prononcée par une juridiction à titre de peine complémentaire en application des dispositions du nouveau code pénal. Dans ce contexte, la saisine d’une juridiction nationale compétente en application de cette disposition, par une personne se trouvant dans la situation de M. Delvigne et souhaitant obtenir le relèvement d’une interdiction résultant de plein droit d’une condamnation pénale en application des dispositions de l’ancien code pénal, ouvre la voie pour que sa situation individuelle soit réévaluée, y compris en ce qui concerne la durée de cette interdiction.

58

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que les articles 39, paragraphe 2, et 49, paragraphe 1, dernière phrase, de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à ce qu’une législation d’un État membre, telle que celle en cause au principal, exclue de plein droit du nombre des bénéficiaires du droit de vote aux élections au Parlement européen les personnes qui, à l’instar de M. Delvigne, ont fait l’objet d’une condamnation pénale pour crime grave devenue définitive avant le 1er mars 1994.

Sur les dépens

59

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle‑ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:

 

Les articles 39, paragraphe 2, et 49, paragraphe 1, dernière phrase, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à ce qu’une législation d’un État membre, telle que celle en cause au principal, exclue de plein droit du nombre des bénéficiaires du droit de vote aux élections au Parlement européen les personnes qui, à l’instar du requérant au principal, ont fait l’objet d’une condamnation pénale pour crime grave devenue définitive avant le 1er mars 1994.

 

Signatures


( * )   Langue de procédure: le français.