CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. YVES Bot

présentées le 14 septembre 2011 (1)

Affaires jointes C‑424/10 et C‑425/10

Tomasz Ziolkowski (C‑424/10),

Barbara Szeja,

Maria-Magdalena Szeja,

Marlon Szeja (C‑425/10)

contre

Land Berlin

[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesverwaltungsgericht (Allemagne)]

«Droit des citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres – Conditions de l’acquisition d’un droit de séjour permanent – Notion de ‘séjour légal’ – Détermination de la durée de séjour nécessaire»





1.        Les présentes affaires offrent l’occasion à la Cour de préciser les conditions de l’acquisition du droit de séjour permanent figurant à l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38/CE (2). Cette disposition prévoit que les citoyens de l’Union européenne ayant séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans sur le territoire de l’État membre d’accueil acquièrent le droit de séjour permanent sur ce territoire.

2.        Dans les affaires au principal, les requérants, ressortissants polonais, sont arrivés sur le territoire allemand avant l’adhésion de la République de Pologne à l’Union. Conformément au droit national allemand, ils ont tous obtenu un droit de séjour pour des raisons humanitaires. Régulièrement, leur droit de séjour a été prolongé, pour les mêmes raisons.

3.        Avec l’entrée en vigueur de la directive 2004/38, les requérants au principal sollicitent des autorités allemandes compétentes un droit de séjour permanent, estimant qu’ils remplissent les conditions d’acquisition requises à l’article 16, paragraphe 1, de cette directive.

4.        Le Bundesverwaltungsgericht (Cour fédérale administrative) (Allemagne) se demande, alors, si des périodes de séjour accomplies sur le territoire de l’État membre d’accueil conformément au seul droit national, y compris avant l’adhésion de la République de Pologne à l’Union, peuvent être considérées comme des périodes de séjour légal au sens de cette disposition et être ainsi prises en considération dans le calcul de la durée de séjour du citoyen de l’Union aux fins de l’acquisition d’un droit de séjour permanent.

5.        Dans les présentes conclusions, nous expliquerons les raisons pour lesquelles nous pensons que l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38 doit être interprété en ce sens que des périodes de séjour accomplies sur le territoire de l’État membre d’accueil conformément au seul droit national doivent être prises en considération dans le calcul de la durée de séjour du citoyen de l’Union aux fins de l’acquisition d’un droit de séjour permanent sur ce territoire.

6.        Nous proposerons également à la Cour de dire pour droit que de telles périodes de séjour accomplies avant l’adhésion de l’État d’origine du citoyen de l’Union à l’Union doivent, elles aussi, être prises en considération aux fins de l’acquisition d’un tel droit.

I –    Le cadre juridique

A –    La directive 2004/38

7.        La directive 2004/38 rassemble et simplifie la législation de l’Union concernant le droit des citoyens de circuler et de séjourner librement sur le territoire de l’Union. Elle met en place un système à trois niveaux, chaque niveau étant fonction de la durée de séjour sur le territoire de l’État membre d’accueil.

8.        En ce qui concerne le premier niveau, l’article 6, paragraphe 1, de cette directive prévoit qu’un citoyen de l’Union a le droit de séjourner sur le territoire de l’État membre d’accueil pour une période allant jusqu’à trois mois, sans autres conditions ou formalités que l’exigence d’être en possession d’une carte d’identité ou d’un passeport en cours de validité.

9.        Pour ce qui est du deuxième niveau, qui correspond à une durée de séjour supérieure à trois mois sur le territoire de l’État membre d’accueil, le législateur de l’Union a prévu de soumettre ce séjour à certaines conditions.

10.      Ainsi, l’article 7, paragraphe 1, sous a) à d), de ladite directive énonce:

«Tout citoyen de l’Union a le droit de séjourner sur le territoire d’un autre État membre pour une durée de plus de trois mois:

a)      s’il est un travailleur salarié ou non salarié dans l’État membre d’accueil, ou

b)      s’il dispose, pour lui et pour les membres de sa famille, de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil au cours de son séjour, et d’une assurance maladie complète dans l’État membre d’accueil, ou,

c)      –       s’il est inscrit dans un établissement privé ou public, agréé ou financé par l’État membre d’accueil sur la base de sa législation ou de sa pratique administrative, pour y suivre à titre principal des études, y compris une formation professionnelle et

–        s’il dispose d’une assurance maladie complète dans l’État membre d’accueil et garantit à l’autorité nationale compétente, par le biais d’une déclaration ou par tout autre moyen équivalent de son choix, qu’il dispose de ressources suffisantes pour lui-même et pour les membres de sa famille afin d’éviter de devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil au cours de leur période de séjour; ou

d)      si c’est un membre de la famille accompagnant ou rejoignant un citoyen de l’Union qui lui-même satisfait aux conditions énoncées aux points a), b) ou c).»

11.      S’agissant du troisième niveau, le chapitre IV de la directive 2004/38, sans doute l’un des plus novateurs, instaure un droit de séjour permanent, non soumis aux conditions de l’article 7 de cette directive, en faveur des citoyens de l’Union ayant séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans sur le territoire de l’État membre d’accueil (3).

12.      Enfin, il convient d’ajouter que, en vertu de l’article 37 de la directive 2004/38, les dispositions de celle-ci ne portent pas atteinte aux dispositions législatives, réglementaires et administratives d’un État membre qui seraient plus favorables aux personnes visées par cette même directive.

B –    Le droit national

13.      La loi relative à la libre circulation des citoyens de l’Union (Freizügigkeitsgesetz/EU) du 30 juillet 2004 (4) transpose, dans l’ordre juridique allemand, la directive 2004/38. Notamment, l’article 2, paragraphe 1, du FreizügG/EU prévoit que les citoyens de l’Union bénéficiant de la libre circulation ainsi que les membres de leur famille ont le droit d’entrer et de séjourner sur le territoire fédéral conformément aux dispositions du FreizügG/EU.

14.      Selon l’article 2, paragraphe 2, du FreizügG/EU, bénéficient de la libre circulation, en vertu du droit de l’Union, les citoyens de l’Union n’ayant pas d’activité professionnelle, conformément aux conditions de l’article 4 du FreizügG/EU qui indique que les citoyens de l’Union sans activité professionnelle, les membres de leur famille et leurs partenaires, qui accompagnent ou rejoignent le citoyen de l’Union, bénéficient du droit prévu à l’article 2, paragraphe 1, du FreizügG/EU, s’ils disposent d’une assurance maladie suffisante et de ressources suffisantes.

15.      Par ailleurs, l’article 4a du FreizügG/EU énonce que les citoyens de l’Union, les membres de leur famille et leurs partenaires, ayant séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans sur le territoire fédéral, bénéficient du droit d’entrée et de séjour, indépendamment du point de savoir s’ils satisfont toujours aux conditions de l’article 2, paragraphe 2, du FreizügG/EU.

II – Les faits des litiges au principal

A –    Dans l’affaire C‑424/10

16.      L’affaire C‑424/10 concerne un ressortissant polonais, M. Ziolkowski. Ce dernier est né en Pologne en 1977 et est arrivé en Allemagne au mois de septembre 1989, avec sa mère et son frère. Il y a suivi, notamment, un enseignement professionnel secondaire préparatoire. En 1994, il a obtenu un permis de travail sans limitation de durée ni aucune autre condition. M. Ziolkowski a suivi un apprentissage qu’il a interrompu. Puis, il a tenté, sans succès, de créer une entreprise de nettoyage. Depuis son arrivée sur le territoire allemand, il bénéficie des prestations de l’assistance sociale.

17.      La juridiction de renvoi précise que M. Ziolkowski a obtenu, du mois de juillet 1991 au mois d’avril 2006, un titre de séjour pour raisons humanitaires.

18.      Au mois de juillet 2005, M. Ziolkowski a sollicité la prolongation de son permis de séjour ou, le cas échéant, la délivrance d’un permis de séjour au titre du droit de l’Union.

19.      Le Land Berlin lui a délivré, au mois d’octobre 2005, un permis de séjour pour raisons humanitaires, valable jusqu’au mois d’avril 2006. Il lui a précisé qu’il n’y aurait pas de prolongation au-delà de cette date, dès lors que M. Ziolkowski serait toujours dépendant des aides sociales.

20.      Par une décision du 22 mars 2006, et après que M. Ziolkowski a fait une nouvelle demande, le Land Berlin a refusé de prolonger son permis de séjour au motif qu’il ne remplissait pas les conditions prévues par le FreizügG/EU, faute d’avoir un travail ou d’être en mesure de prouver qu’il disposait de ressources propres suffisantes. M. Ziolkowski a, par la suite, été informé de ce qu’il faisait l’objet d’une mesure d’éloignement vers la Pologne. Il a formé une opposition contre cette décision devant le Land Berlin, qui n’a pas encore statué.

21.      À la suite d’un recours formé par M. Ziolkowski, le Verwaltungsgericht (tribunal administratif) a fait droit à la demande de celui-ci visant à obtenir un droit de séjour permanent, au motif que l’article 16 de la directive 2004/38 reconnaît ce droit à tout citoyen de l’Union ayant séjourné légalement pendant cinq ans sur le territoire de l’État membre d’accueil et sans qu’il y ait lieu de vérifier le caractère suffisant de ses ressources.

22.      Le Land Berlin a fait appel de cette décision devant l’Oberverwaltungsgericht Berlin-Brandenburg (tribunal administratif régional supérieur des Länder de Berlin et du Brandebourg), qui, par un arrêt du 28 avril 2009, a réformé ladite décision. Selon ce tribunal, s’il est vrai que M. Ziolkowski réside depuis plus de cinq ans sur le territoire fédéral, il n’en reste pas moins que seul un séjour fondé sur le droit de l’Union peut être considéré comme légal et que seules peuvent être prises en compte les périodes pour lesquelles l’État d’origine est membre de l’Union.

23.      M. Ziolkowski a formé un recours en «Revision» de cet arrêt devant la juridiction de renvoi et demande à ce que lui soit reconnu un droit de séjour permanent.

B –    Dans l’affaire C‑425/10

24.      L’affaire C‑425/10 concerne, également, une ressortissante polonaise, Mme Szeja, née en 1960, qui est arrivée en Allemagne en 1988, et ses deux enfants nés sur le territoire allemand en 1994 et 1996. Leur père vit séparément, mais a leur garde conjointe avec leur mère.

25.      Mme Szeja a obtenu un droit de séjour du mois de mai 1990 au mois d’octobre 2005 pour raisons humanitaires. Les deux enfants ont également obtenu des titres de séjour correspondant à celui de leur mère.

26.      Au mois d’août 2005, Mme Szeja ainsi que ses enfants ont sollicité la prolongation de leurs permis de séjour ou, le cas échéant, la délivrance d’un droit de séjour permanent au titre du droit de l’Union.

27.      Par des décisions du 26 octobre 2005, le Land Berlin a rejeté ces demandes au motif qu’ils n’étaient pas en mesure de subvenir à leurs besoins et a menacé Mme Szeja et ses enfants de mesures d’éloignement vers la Pologne.

28.      Ces derniers ont formé des oppositions à l’encontre de ces décisions, qui n’ont pas abouti. Ils ont, alors, entamé une procédure devant le Verwaltungsgericht afin que leur soit reconnu un droit de séjour permanent en application de la directive 2004/38. Au mois de janvier 2007, cette juridiction a fait droit à leurs demandes, estimant que l’article 16 de cette directive reconnaît à tout citoyen de l’Union ayant séjourné légalement pendant cinq ans sur le territoire de l’État membre d’accueil un tel droit de séjour permanent, sans qu’il y ait lieu de vérifier le caractère suffisant de ses ressources.

29.      Le Land Berlin a fait appel de ce jugement devant l’Oberverwaltungsgericht Berlin-Brandenburg qui a réformé ledit jugement par un arrêt du 28 avril 2009.

30.      Mme Szeja et ses enfants ont introduit un recours en «Revision» de cet arrêt devant le Bundesverwaltungsgericht.

31.      Il convient, en outre, d’ajouter que, à la suite d’une pétition à l’initiative de la chambre des députés de Berlin, Mme Szeja et ses enfants ont obtenu, au mois de novembre 2006, des permis de séjour à durée limitée pour raisons humanitaires qui, depuis lors, ont été prolongés tous les six mois.

III – Les questions préjudicielles

32.      Le Bundesverwaltungsgericht éprouve des doutes quant à l’interprétation qu’il convient de donner de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38. Il a donc décidé de surseoir à statuer et de poser les questions préjudicielles suivantes à la Cour:

«1)      L’article 16, paragraphe 1, première phrase, de la directive 2004/38[…] doit-il être interprété en ce sens qu’il confère à un citoyen de l’Union […] qui séjourne légalement, et ce uniquement sur le fondement du droit national, depuis plus de cinq ans sur le territoire d’un État membre, sans toutefois avoir rempli pendant cette période les conditions de l’article 7, paragraphe 1, de [cette] directive […], un droit de séjour permanent dans cet État membre?

2)      Les périodes de séjour du citoyen de l’Union sur le territoire de l’État membre d’accueil qui sont antérieures à l’adhésion de son État d’origine à l’Union […] doivent-elles être également prises en compte dans le calcul de la durée du séjour légal au sens de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38[…]?»

IV – Notre analyse

33.      Par sa première question, la juridiction de renvoi se demande, en substance, si l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38 doit être interprété en ce sens que des périodes de séjour accomplies sur le territoire de l’État membre d’accueil conformément au seul droit national peuvent être prises en considération dans le calcul de la durée de séjour d’un citoyen de l’Union aux fins de l’acquisition d’un droit de séjour permanent.

34.      Par sa seconde question, la juridiction de renvoi interroge la Cour sur le point de savoir, en substance, si de telles périodes de séjour accomplies avant l’adhésion de l’État d’origine d’un citoyen de l’Union à l’Union doivent être prises en considération dans ce calcul aux fins de l’acquisition de ce droit.

A –    Sur la prise en compte des périodes de séjour accomplies conformément au seul droit national de l’État membre d’accueil aux fins de l’acquisition du droit de séjour permanent

35.      L’article 7, paragraphe 1, de la directive 2004/38 prévoit que l’acquisition d’un droit de séjour de plus de trois mois est subordonnée au respect de certaines conditions. Pour en bénéficier, le citoyen de l’Union doit, notamment, être un travailleur salarié ou non salarié dans l’État membre d’accueil ou disposer, pour lui et les membres de sa famille, de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale de cet État et d’une assurance maladie complète dans ledit État.

36.      La juridiction de renvoi demande si, aux fins de l’acquisition du droit de séjour permanent, le citoyen de l’Union doit avoir rempli, durant les cinq ans de séjour ininterrompu qui précèdent cette acquisition, l’une des conditions énumérées à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2004/38 ou bien s’il suffit que, durant ces années, son séjour ait été légal conformément au droit national.

37.      Le gouvernement allemand, l’Irlande, les gouvernements grec et du Royaume-Uni ainsi que la Commission européenne considèrent qu’un citoyen de l’Union ne peut acquérir un droit de séjour permanent que s’il a séjourné cinq ans de manière ininterrompue sur le territoire de l’État membre d’accueil et que, durant ces cinq ans, il remplissait les conditions énoncées à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2004/38. En d’autres termes, ils estiment que le séjour d’un citoyen de l’Union qui ne remplit pas ces conditions ne peut être qualifié de «séjour légal» au sens de l’article 16, paragraphe 1, de cette directive.

38.      Ces gouvernements et la Commission avancent, notamment, le fait que le dix-septième considérant de ladite directive indique qu’il «convient […] de prévoir un droit de séjour permanent pour tous les citoyens de l’Union et les membres de leur famille qui ont séjourné dans l’État membre d’accueil, conformément aux conditions fixées par la présente directive (5), au cours d’une période continue de cinq ans, pour autant qu’ils n’aient pas fait l’objet d’une mesure d’éloignement». Selon eux, l’expression «conformément aux conditions fixées par la présente directive» vise les conditions énumérées à l’article 7, paragraphe 1, de cette directive et démontre qu’elles doivent avoir été préalablement remplies par le citoyen de l’Union aux fins de l’acquisition d’un droit de séjour permanent.

39.      Nous ne partageons pas cet avis.

40.      La Cour a déjà eu l’occasion de se prononcer sur la portée de l’article 16, paragraphe 1, de ladite directive, et notamment sur ce qu’il convient d’entendre par «séjourner légalement (6) sur le territoire de l’État membre d’accueil».

41.      En effet, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 7 octobre 2010, Lassal (7), la Cour a indiqué que des périodes de séjour ininterrompu de cinq ans, accomplies avant la date de transposition de la directive 2004/38, conformément à des instruments du droit de l’Union antérieurs à cette date, doivent être prises en considération aux fins du droit de séjour permanent.

42.      Plus récemment, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 21 juillet 2011, Dias (8), la Cour était interrogée sur le point de savoir si les périodes de séjour d’un citoyen de l’Union dans un État membre d’accueil effectuées sur le seul fondement d’une carte de séjour valablement délivrée en vertu de la directive 68/360/CEE (9) et alors que le titulaire de cette carte ne satisfait pas aux conditions pour bénéficier d’un quelconque droit de séjour peuvent être considérées comme accomplies légalement aux fins de l’acquisition du droit de séjour permanent au titre de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38.

43.      La Cour, dans cette affaire, a estimé qu’un séjour effectué sur le territoire de l’État membre d’accueil sur le seul fondement d’une carte de séjour valablement délivrée en vertu du droit de l’Union, mais sans que le citoyen de l’Union remplisse les conditions pour bénéficier d’un droit de séjour, ne peut pas être qualifié de «légal» et ne peut pas, dès lors, être pris en considération aux fins de l’acquisition d’un droit de séjour permanent (10).

44.      Elle a expliqué que la carte de séjour de Mme Dias n’avait qu’un caractère déclaratif et non constitutif de droits (11). Cette carte de séjour n’étant pas de nature à constituer des droits au bénéfice de son titulaire, et notamment un droit de séjour, la Cour a estimé que des périodes accomplies sur le seul fondement d’une telle carte ne sauraient être prises en considération aux fins de l’acquisition d’un droit de séjour permanent.

45.      Les arrêts précités Lassal et Dias ne règlent pas la question de savoir si des périodes de séjour accomplies sur le seul fondement du droit national doivent être prises en compte aux fins de l’acquisition d’un droit de séjour permanent. Dans les présentes affaires, en effet, il n’est pas contestable que le séjour reposait sur un droit reconnu par le droit national. Le point de droit en débat consiste à savoir si les périodes de séjour, régulièrement effectuées en conformité avec le droit national, peuvent être prises en compte au titre du droit de l’Union, lorsque celui-ci vient substituer une réglementation commune nouvelle à celles qui existaient auparavant, que ce soit des règles de l’Union ou bien des règles nationales non contraires au droit antérieur de l’Union.

46.      À cet égard, nous observons, en premier lieu, que la directive 2004/38 elle-même indique, à l’article 37, que les dispositions qu’elle édicte ne portent pas atteinte aux dispositions nationales plus favorables.

47.      Nul doute que tel est le cas d’un droit de séjour délivré pour des raisons humanitaires, sans que soit pris en considération le niveau des ressources de la personne concernée.

48.      Il nous semble que, dès lors, en spécifiant cela, sans préciser que, cependant, ces dispositions nationales plus favorables seraient exclues du mécanisme de l’acquisition du droit de séjour permanent, la directive 2004/38 les a, en réalité, implicitement peut-être, mais néanmoins nécessairement, validées au titre du mécanisme en question.

49.      Quelle serait l’utilité de l’article 37 de cette directive si la solution inverse devait être retenue? Si cet article existe, c’est qu’il a un sens, lequel ne peut qu’être en harmonie avec la finalité de ladite directive, comme nous allons le voir à présent.

50.      En second lieu, en effet, ainsi que la Cour l’a rappelé dans l’arrêt Lassal, précité, compte tenu du contexte et des finalités poursuivies par la directive 2004/38, les dispositions de cette dernière ne sauraient être interprétées de façon restrictive et ne doivent pas, en tout état de cause, être privées de leur effet utile (12). Or, il ne paraît pas douteux que la finalité de ladite directive, telle qu’exprimée notamment à ses troisième et dix-septième considérants, est de parvenir à un système axé sur le renforcement de la cohésion sociale dans lequel le droit de séjour permanent apparaît ici comme un facteur-clé en tant qu’élément de la citoyenneté de l’Union, citoyenneté appelée à constituer le «statut de base des ressortissants des États membres lorsqu’ils exercent leur droit de circuler et de séjourner librement» (13).

51.      La volonté du législateur de l’Union est d’arriver, pour les citoyens de l’Union qui remplissent les conditions d’acquisition de ce droit de séjour permanent, à une égalité de traitement presque totale avec les ressortissants nationaux (14). Il part du principe que, après une période suffisamment longue de résidence sur le territoire de l’État membre d’accueil, le citoyen de l’Union a développé des liens étroits avec cet État et est devenu partie intégrante de la société de celui-ci (15).

52.      La durée de séjour du citoyen de l’Union sur le territoire de l’État membre d’accueil est révélatrice d’une certaine intégration dans cet État. Plus la période de séjour sur le territoire dudit État est longue, plus les liens avec celui-ci sont supposés être étroits et plus l’intégration tend à être totale, jusqu’à donner à ce citoyen le sentiment d’être assimilé à un ressortissant national et de faire partie intégrante de la société de l’État membre d’accueil. Il ne peut être contestable, de notre point de vue, que telle est la situation qui se forme lorsque les liens entre l’individu et l’État membre d’accueil se créent dans le cadre de relations de solidarité humanitaire.

53.      La Cour a indiqué, dans l’arrêt Dias, précité, que l’intégration, qui préside à l’acquisition du droit de séjour permanent prévu à l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38, est fondée non seulement sur des facteurs spatiaux et temporels, mais également sur des facteurs qualitatifs, relatifs au degré d’intégration dans l’État membre d’accueil (16).

54.      À notre avis, et tel que l’avocat général Kokott l’a relevé au point 52 de ses conclusions dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt McCarthy (17), ce degré d’intégration du citoyen de l’Union ne dépend pas du fait de savoir si son droit de séjour provient du droit de l’Union ou bien du droit national.

55.      Nous ajouterons que, selon nous, ledit degré d’intégration ne dépend pas non plus de la situation matérielle de ce citoyen, selon qu’elle est ou non précaire, dès lors que cette situation a été prise en compte et gérée par l’État membre d’accueil pendant une période de temps dont la durée, supérieure à celle minimale requise par la directive 2004/38, a constitué précisément une manifestation de cohésion sociale.

56.      Si nous prenons pour référence la situation d’un citoyen de l’Union, par exemple français, qui a obtenu un droit de séjour permanent sur le fondement du droit de l’Union, est installé sur le territoire allemand depuis l’âge de douze ans, y a fondé une famille et se trouve au chômage dans des circonstances identiques à celles des présentes affaires, nous ne voyons pas en quoi l’intégration de ce citoyen serait plus complète que celle de M. Ziolkowski, arrivé également à l’âge de 12 ans sur le territoire allemand, qui y a suivi une partie de sa scolarité et qui a, aujourd’hui, une enfant possédant la nationalité allemande, ou bien que celle de Mme Szeja qui réside depuis plus de 20 ans sur ce territoire où ses enfants sont nés et ont toujours vécu.

57.      Nous opérerions là une différence entre ces citoyens qui reviendrait à considérer que certains citoyens de l’Union le sont moins que d’autres par le seul fait qu’ils ont été accueillis avant que leur État d’origine n’adhère à l’Union et bien que ce fût à titre humanitaire, condition plus favorable dont la directive 2004/38 nous dit pourtant qu’elle ne lui est pas contraire. Notre appréciation serait évidemment tout à fait différente si la personne en question séjournait illégalement sur le territoire de l’État membre d’accueil, ce qui n’est pas le cas dans les présentes affaires.

58.      Enfin, à ce stade, il nous paraît utile de considérer à nouveau l’article 37 de la directive 2004/38. Celle-ci, en effet, vient créer un droit de séjour permanent novateur qui n’existait pas dans les textes antérieurs. Elle procède donc à la refonte du système ancien pour le remplacer par un texte unique en vue de créer un statut unique dont nous avons rappelé précédemment la finalité. Ce faisant, la directive 2004/38 édicte les règles qui s’imposent aux États membres et qui feront que, celles-ci remplies, ils ne pourront pas s’opposer à la reconnaissance du droit de séjour permanent. En même temps, et compte tenu du but recherché, par son article 37 figurant au chapitre VII réservé aux dispositions finales, cette directive n’empêche pas ces États de prévoir des règles propres plus favorables, susceptibles d’accélérer le processus d’intégration et de cohésion sociale. Il nous semble donc que cet article a bien un sens et une utilité cohérents, dans le cadre de l’analyse que nous proposons, avec la finalité de ladite directive.

59.      Par conséquent, au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, nous sommes d’avis que l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38 doit être interprété en ce sens que des périodes de séjour accomplies sur le territoire de l’État membre d’accueil conformément au seul droit national doivent être prises en considération dans le calcul de la durée de séjour du citoyen de l’Union aux fins de l’acquisition d’un droit de séjour permanent sur ce territoire.

B –    Sur la prise en compte des périodes de séjour accomplies avant l’adhésion de l’État d’origine d’un citoyen de l’Union à l’Union aux fins de l’acquisition du droit de séjour permanent

60.      La juridiction de renvoi souhaite également savoir si les périodes de séjour accomplies par un citoyen de l’Union avant l’adhésion de son État d’origine à l’Union doivent être prises en considération dans le calcul de la durée de son séjour aux fins de l’acquisition d’un droit de séjour permanent.

61.      Dans l’arrêt Lassal, précité, la Cour a indiqué que la prise en compte des périodes de séjour accomplies avant la date de transposition de la directive 2004/38 a pour conséquence non pas de donner un effet rétroactif à l’article 16 de cette directive, mais simplement d’octroyer un effet actuel à des situations nées antérieurement à cette date (18).

62.      Elle a également rappelé, à cet effet, que les dispositions relatives à la citoyenneté de l’Union sont applicables dès leur entrée en vigueur et qu’il y a dès lors lieu de considérer qu’elles doivent être appliquées aux effets actuels de situations nées antérieurement (19).

63.      C’est, d’ailleurs, ce qui ressort du rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil du 10 décembre 2008 sur l’application de la directive 2004/38 (20). Il ressort des éléments de ce rapport que les périodes de séjour acquises par des citoyens de l’Union avant l’adhésion de leur État membre d’origine doivent être prises en compte par l’État membre d’accueil (21). Or, nous rappelons que les dispositions nationales plus favorables étant reconnues par la directive elle-même comme ne lui étant pas contraires, il n’y a aucune raison de ne pas leur faire produire ici les effets qu’elles appellent.

64.      Dès lors, nous estimons que l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38 doit être interprété en ce sens que des périodes de séjour accomplies sur le territoire de l’État membre d’accueil conformément à son seul droit national et avant l’adhésion de l’État d’origine du citoyen de l’Union à l’Union doivent être prises en considération dans le calcul de la durée de séjour de ce citoyen aux fins de l’acquisition d’un droit de séjour permanent.

V –    Conclusion

65.      Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par le Bundesverwaltungsgericht:

«L’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE, doit être interprété en ce sens que:

–        des périodes de séjour accomplies sur le territoire de l’État membre d’accueil conformément au seul droit national doivent être prises en considération dans le calcul de la durée de séjour d’un citoyen de l’Union européenne aux fins de l’acquisition d’un droit de séjour permanent sur ce territoire;

–        de telles périodes de séjour accomplies avant l’adhésion de l’État d’origine d’un citoyen de l’Union à l’Union doivent également être prises en considération dans ce calcul aux fins de l’acquisition de ce droit.»


1 – Langue originale: le français.


2 – Directive du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (JO L 158, p. 77, et – rectificatifs – JO 2004, L 229, p. 35, et JO 2005, L 197, p. 34).


3 – Article 16, paragraphe 1, de ladite directive.


4 – BGBl. 2004 I, p. 1950, telle que modifiée par la loi du 26 février 2008 (BGBl. 2008 I, p. 215, ci-après le «FreizügG/EU»).


5 – Souligné par nous.


6 – Idem.


7 – C‑162/09, non encore publié au Recueil.


8 – C‑325/09, non encore publié au Recueil.


9 – Directive du Conseil du 15 octobre 1968 relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des travailleurs des États membres et de leur famille à l’intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 13).


10 – Arrêt Dias, précité (point 55).


11 – Ibidem (points 48 à 52).


12 – Ibidem (point 31).


13 – Voir troisième considérant de la directive 2004/38.


14 – Voir proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres [COM(2001) 257 final, p. 3].


15 – Ibidem (p. 18).


16 – Voir point 64.


17 – Arrêt du 5 mai 2011 (C‑434/09, non encore publié au Recueil).


18 – Point 38.


19 – Point 39 et jurisprudence citée. Voir également, en ce sens, arrêt du 30 novembre 2000, Österreichischer Gewerkschaftsbund (C‑195/98, Rec. p. I‑10497), dans lequel la Cour a admis qu’un État membre était tenu de prendre en considération, pour le calcul de la rémunération des enseignants et des assistants sous contrat, les périodes d’activité effectuées par ce personnel avant l’adhésion de la République d’Autriche à l’Union (points 52 à 56).


20 – COM(2008) 840 final.


21 – Voir p. 8.