CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. M. POIARES MADURO

présentées le 22 mai 2008 ( 1 )

Affaire C-210/06

Cartesio Oktató és Szolgáltató bt

«Transfert du siège d’une société dans un État membre autre que celui de sa constitution — Demande de modification de la mention relative au siège dans le registre des sociétés — Refus — Appel contre une décision d’un tribunal chargé de la tenue du registre des sociétés — Article 234 CE — Renvoi préjudiciel — Recevabilité — Notion de ‘juridiction’ — Notion de ‘juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne’ — Appel contre une décision ordonnant un renvoi préjudiciel — Pouvoir du juge d'appel de rapporter cette décision — Liberté d'établissement — Articles 43 CE et 48 CE»

1. 

La demande de décision préjudicielle a été soumise dans le cadre d’un appel interjeté contre une décision du Bács-Kiskun Megyei Bíróság (tribunal départemental de Bács-Kiskun, Hongrie), statuant en qualité de tribunal des sociétés (cégbíróság). La demande concerne une société en commandite simple qui souhaite transférer son administration centrale de Hongrie en Italie, tout en restant enregistrée en Hongrie, afin de continuer à relever de la loi hongroise. Toutefois, le Bács-Kiskun Megyei Bíróság, dans le cadre de l’exercice de sa mission de tenue du registre des sociétés, a refusé d’enregistrer la nouvelle adresse au motif que la loi hongroise ne permettait pas un tel transfert. Elle a estimé qu’une entreprise souhaitant déplacer son administration centrale dans un autre État membre devait auparavant être dissoute en Hongrie et se constituer à nouveau en conformité avec la loi nationale de cet État membre. Dans le cadre de la procédure en degré d’appel, le Szegedi Ítélőtábla (la cour d’appel régionale de Szeged, Hongrie) a demandé l’assistance de la Cour pour pouvoir décider si la réglementation hongroise concernée est compatible avec le droit d’établissement. En outre, la juridiction de renvoi soulève plusieurs questions concernant l’application de l’article 234 CE.

I — Les circonstances de la cause et le renvoi préjudiciel

2.

Cartesio Oktató és Szolgáltató Bt (ci-après «Cartesio») est une société en commandite simple («betéti társaság») de droit hongrois, enregistrée comme ayant son siège social à Baja (Hongrie). Elle comprend deux associés, tous deux résidents et ressortissants hongrois, à savoir le commanditaire, tenu d’apporter une certaine quantité de capitaux et ne répondant des dettes de la société qu’à concurrence de son apport, et la commanditée, qui répond de toutes les dettes de la société ( 2 ).

3.

Le 11 novembre 2005, Cartesio a déposé auprès du Bács-Kiskun Megyei Bíróság, statuant en qualité de cégbíróság, une demande de modification d’une mention du registre local des sociétés, afin d’y inscrire la nouvelle adresse de son administration centrale, à savoir «21013 Gallarate (Italie), via Roma no 16». Cette juridiction a, cependant, rejeté la demande de Cartesio et a estimé que la loi hongroise ne permettait pas aux sociétés de transférer leur administration centrale dans un autre État membre tout en conservant leur qualité de société régie par le droit hongrois. Pour déplacer son administration centrale, il fallait que Cartesio soit dissoute en Hongrie et se constitue à nouveau selon le droit italien.

4.

Cartesio a interjeté appel contre la décision de rejet devant le Szegedi ítélőtábla. Cette juridiction a soumis les questions suivantes à la Cour à titre préjudiciel:

«1)

Une juridiction de deuxième instance, saisie d’un appel contre une décision rendue par le [Bács-Kiskun Megyei Bíróság, statuant en qualité de cégbíróság], à la suite d’une demande de modification d’une mention de l’enregistrement, a-t-elle le pouvoir d’introduire une demande de décision préjudicielle, au sens de l’article 234 CE, si ni la décision de la juridiction ni l’examen de l’appel n’ont lieu dans le contexte d’une procédure contradictoire?

2)

À supposer que la juridiction de deuxième instance ait, en vertu de l’article 234 CE, le pouvoir de saisir la Cour de justice d’une demande de décision préjudicielle, faut-il la considérer comme une juridiction de dernière instance soumise, en vertu de cet article, à l’obligation de saisir la Cour d’une question d’interprétation du droit communautaire?

3)

Le pouvoir — découlant directement de l’article 234 CE — des juridictions hongroises de formuler une demande de décision préjudicielle est-il, et peut-il être, limité par une disposition de droit national reconnaissant un droit d’appel, au sens du droit national, contre une ordonnance de renvoi, alors que la juridiction nationale supérieure saisie en appel peut réformer l’ordonnance, écarter le renvoi préjudiciel et enjoindre à la juridiction ayant rendu l’ordonnance de poursuivre la procédure de droit interne suspendue?

4)

a)

Si une société constituée et inscrite au registre des sociétés en Hongrie en vertu du droit hongrois désire transférer son siège social dans un autre État membre de l’Union [européenne], cette question est-elle régie par le droit communautaire ou les dispositions des droits nationaux sont-elles, en l’absence d’harmonisation, applicables exclusivement?

b)

Une société hongroise peut-elle demander le transfert de son siège social dans un autre État membre de l’Union en invoquant directement le droit communautaire (en l’occurrence les articles 43 CE et 48 CE)? Dans l’affirmative, un tel transfert peut-il être soumis — que ce soit par l’‘État d’origine’ ou par l’‘État hôte’ — à une quelconque condition ou autorisation?

c)

Faut-il interpréter les articles 43 CE et 48 CE en ce sens qu’est incompatible avec le droit communautaire une règle ou pratique de droit interne qui fait, en ce qui concerne l’exercice des droits intéressant les sociétés commerciales, une distinction entre lesdites sociétés selon l’État membre dans lequel se trouve leur siège social?

Faut-il interpréter les articles 43 CE et 48 CE en ce sens qu’est incompatible avec le droit communautaire une règle ou pratique de droit interne qui empêche une société hongroise de transférer son siège social dans un autre État membre de l’Union?»

II — Appréciation

A — Sur la première question

5.

Par sa première question, la juridiction de renvoi interroge la Cour sur le point de savoir si une demande de décision préjudicielle est recevable lorsqu’elle est formulée dans le cadre d’un appel et que ni la procédure en première instance ni celle en degré d’appel ne sont contradictoires. En somme, la juridiction de renvoi commence donc par demander à la Cour si elle peut lui soumettre une question ( 3 ). La réponse découle clairement de la jurisprudence. Dans le contexte du cas d’espèce, le Bács-Kiskun Megyei Bíróság, statuant en qualité de cégbíróság, a simplement exécuté une mission d’enregistrement, à savoir qu’il a «fait acte d’autorité administrative sans qu’il soit en même temps appelé à trancher un litige» ( 4 ). Aux fins de l’application de l’article 234 CE, il convient de considérer cela comme une fonction non juridictionnelle, dans l’exercice de laquelle cette juridiction n’a pas le pouvoir de présenter une demande de décision préjudicielle ( 5 ). En revanche, la procédure d’appel intentée contre la décision du Bács-Kiskun Megyei Bíróság, statuant en qualité de cégbíróság, est, du point de vue de l’article 234 CE, de nature juridictionnelle, même si elle est non contradictoire ( 6 ). Une juridiction saisie dans le cadre d’une telle procédure a, par conséquent, le pouvoir de présenter à la Cour une demande de décision préjudicielle ( 7 ). Il faut donc conclure que la première question posée est recevable et doit, en outre, recevoir une réponse affirmative.

B — Sur la deuxième question

6.

En deuxième lieu, la juridiction de renvoi demande si elle doit être considérée comme une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne et qui est soumise à l’obligation prévue à l’article 234, troisième alinéa, CE. On pourrait arguer que cette question est irrecevable dans la mesure où la réponse à celle-ci ne serait pas nécessaire à la résolution du litige au fond — après tout, la juridiction de renvoi a décidé de soumettre ses autres questions préjudicielles ce nonobstant. Cela étant, lorsqu’une question présente clairement une importance pratique plus étendue pour l’interprétation et l’application uniformes du droit communautaire et lorsqu’elle ne présente pas un lien artificiel avec les faits ( 8 ), les règles de recevabilité ne devraient pas être appliquées de manière à en faire des obstacles pratiquement insurmontables. Par conséquent, lorsque la seule solution réaliste consiste, pour la juridiction nationale, à soumettre une telle question dans le cadre d’une procédure où la réponse pourrait ne pas être absolument nécessaire pour trancher le litige, il conviendrait, selon moi, de ne pas placer trop haut le seuil de recevabilité ( 9 ).

7.

En ce qui concerne la question posée, celle-ci est, de toute évidence, pertinente en ce qui concerne le fonctionnement de la procédure préjudicielle et le lien qui l’unit aux circonstances de la cause ne peut pas être considéré comme artificiel. Pourtant, on voit mal par quel autre moyen elle aurait pu, en pratique, parvenir à la Cour. Il serait excessif d’exiger d’une juridiction nationale que celle-ci engage, dans un premier temps, la procédure préjudicielle quant à la seule question de savoir si elle assume l’obligation prévue à l’article 234 CE et introduise, dans un second temps — à supposer que la Cour ait répondu par l’affirmative —, une demande de décision préjudicielle portant sur les questions qui l’occupent ( 10 ). C’est pourquoi, je propose que la Cour accepte de donner son assistance, comme elle l’a fait dans l’affaire Lyckeskog ( 11 ).

8.

Selon l’ordonnance de renvoi, la partie concernée pourrait, dans une situation telle qu’en l’espèce, se pourvoir en cassation contre la décision du Szegedi Ítélőtábla devant le Legfelsőbb Bíróság (la Cour suprême de Hongrie). Toutefois, la juridiction de renvoi relève qu’un pourvoi devant le Legfelsőbb Bíróság ne peut porter que sur des points de droit. À cet égard, elle renvoie à l’article 270, paragraphe 2, de la loi no III de 1952, instituant le code de procédure civile (Polgári perrendtartásról szóló 1952. évi III törvény) qui dispose que «[l]e Legfelsőbb Bíróság peut être saisie d’un pourvoi en cassation, alléguant d’une violation de la loi, contre tout arrêt ou jugement ayant force de chose jugée, ainsi que contre toute ordonnance ayant force de chose jugée affectant le fond d’une affaire, par toute partie ou intervenant, ou par toute personne concernée par la décision, dans les limites de la partie de la décision qui la concerne». En outre, la juridiction de renvoi souligne que le pourvoi n’est pas suspensif. La première phrase de l’article 273, paragraphe 3, de cette même loi est rédigée dans les termes suivants, à savoir «[l]’introduction d’un pourvoi en cassation n’a pas pour effet de suspendre l’exécution de la décision. Le Legfelsőbb Bíróság peut, sur demande, accorder la suspension dans des circonstances exceptionnelles».

9.

Pourtant, ces restrictions ne justifient pas la conclusion que le Szegedi Ítélőtábla devrait être considéré comme «une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne». On peut supposer que toute question concernant la validité ou l’interprétation du droit communautaire constitue un point de droit et pourrait, par conséquent, justifier un pourvoi. De plus, les règles nationales de procédure selon lesquelles un tel recours ne serait suspensif que dans des circonstances exceptionnelles sont, en principe, compatibles avec le droit communautaire, pour peu, premièrement, qu’elles ne soient pas appliquées de manière telle que les recours sur des points de droit communautaire reçoivent un traitement moins favorable que ceux concernant des questions de droit interne (principe d’équivalence) et, deuxièmement, qu’elles ne rendent pas en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique communautaire (principe d’effectivité) ( 12 ).

10.

En conséquence, le fait qu’un recours contre une décision d’une juridiction nationale soit limité à des points de droit et n’ait pas d’effet suspensif automatique de la procédure n’a pas pour conséquence que cette juridiction serait visée par l’obligation prévue à l’article 234, troisième alinéa, CE.

C — Sur la troisième question

11.

La troisième question concerne la possibilité, existant en droit procédural hongrois, d’interjeter un appel distinct contre une décision de renvoi préjudiciel. L’article 155/A de la loi instituant le code de procédure civile dispose que «[l]’ordonnance de renvoi préjudiciel peut faire l’objet d’un appel distinct. Aucun appel distinct ne peut être introduit contre l’ordonnance rejetant une demande de renvoi préjudiciel» ( 13 ). Il semblerait que les règles générales relatives à l’effet suspensif de l’appel soient applicables dans ce contexte ( 14 ). La juridiction de renvoi explique, dans sa décision, que, en cas d’appel contre une ordonnance formulant une demande de décision préjudicielle, la juridiction saisie en appel peut réformer l’ordonnance, ou infirmer la demande de décision préjudicielle et enjoindre à la juridiction ayant rendu l’ordonnance de poursuivre la procédure de droit interne suspendue. Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande si de telles règles internes de procédure sont compatibles avec la procédure préjudicielle telle qu’instituée par le traité CE.

12.

Ici encore, on pourrait soutenir que la question est irrecevable, étant donné qu’aucun appel ne semble, en l’occurrence, avoir été interjeté contre l’ordonnance de renvoi ( 15 ). Il n’en demeure pas moins que les possibilités d’appel sont une question de droit interne qui relève de la compétence du juge national. En outre, je pense que la Cour devrait, dans cette affaire, respecter tout particulièrement le souhait de la juridiction nationale et profiter de l’occasion qui lui est donnée de fournir des indications à ce sujet. Les raisons qui m’amènent à penser ainsi sont les mêmes que celles pour lesquelles je considère la deuxième question comme recevable.

13.

Premièrement, cette question n’est pas strictement hypothétique. Elle est étroitement liée aux circonstances de la cause (dont la réalité n’est pas contestée) et la réponse à fournir à la juridiction nationale pourrait certainement s’avérer importante pour sa décision s’il devait y avoir appel — une éventualité que la juridiction de renvoi a considérée comme pertinente lorsqu’elle a rendu l’ordonnance. À mon avis, on ne peut parler d’une question hypothétique, justifiant une décision d’irrecevabilité, que si soit les faits eux-mêmes, soit les liens qui les unissent à la question, sont artificiels. Ce n’est qu’alors que les raisons pouvant justifier l’irrecevabilité des questions hypothétiques (risque de se méprendre sur les faits, de jugement prématuré ou d’abus) sont susceptibles d’être invoquées ( 16 ). En l’espèce, cependant, la Cour ne donnerait pas une réponse en droit fondée sur des faits hypothétiques qui, dépassant le contexte réel de l’interprétation et de l’application d’une règle de droit, risqueraient de compromettre la qualité et la légitimité de la décision au fond. En réalité, le seul aspect de cette affaire que l’on pourrait qualifier d’hypothétique devrait plutôt être considéré comme un élément d’incertitude. Il s’agit du fait que la réponse à fournir par la Cour pourrait s’avérer ne pas être déterminante pour la résolution du litige au principal, dans la mesure où l’ordonnance de renvoi ne ferait pas, en fait, l’objet d’un appel. Cependant, un tel élément d’incertitude n’est pas absent d’autres questions auxquelles la Cour est habituellement amenée à répondre. Celle-ci ne peut jamais être tout à fait sûre que ses réponses seront, en fait, importantes pour l’issue des litiges au fond. Il se pourrait, par exemple, que la juridiction de renvoi statue en appliquant une règle interne de procédure sans jamais utiliser la réponse de droit communautaire fournie par la Cour. Cela ne signifie pas que la Cour aurait répondu à une question hypothétique, aussi longtemps que la question est née de faits réels dont le rapport avec le droit communautaire n’est pas totalement artificiel. Il convient de faire une distinction entre une question fondée sur des faits artificiels, ou sans rapport avec les circonstances de la cause (laquelle question serait, selon moi, hypothétique et irrecevable), et une question ayant un rapport avec les circonstances de la cause, mais pouvant s’avérer non déterminante pour l’issue de celle-ci (question qui, selon moi, ne présente pas de caractère hypothétique et devrait être recevable).

14.

Deuxièmement, malgré le fait qu’elle soit, de toute évidence, pertinente en ce qui concerne le fonctionnement de la procédure préjudicielle, on voit mal par quel autre moyen la question aurait pu parvenir à la Cour. Bien sûr, il est théoriquement concevable qu’une partie à un litige national pendant devant une juridiction inférieure interjette appel d’une ordonnance de renvoi devant une juridiction supérieure et que la juridiction inférieure maintienne sa décision de renvoi, en dépit de règles internes de procédure prévoyant l’effet suspensif de l’appel. Dans ces circonstances, la question des conséquences de l’appel serait certainement d’une importance immédiate. Toutefois, ce scénario obligerait également la juridiction inférieure à ne pas respecter les règles de procédure nationales sans savoir si le droit communautaire lui donne le pouvoir d’agir de la sorte. Il est évident que la juridiction inférieure se trouverait alors dans une position très inconfortable ( 17 ). C’est ce qui explique probablement pourquoi la Cour n’a jamais été expressément saisie d’une telle question, alors que certaines affaires, et certaines réglementations et pratiques nationales bien connues, pourraient indiquer que celle-ci est, effectivement, d’une importance considérable dans l’application quotidienne du droit communautaire par les juridictions nationales ( 18 ). Je suggère donc à la Cour d’accepter le jugement de la juridiction nationale quant à la pertinence de cette question dans le cadre de la procédure au fond en répondant à la troisième question du Szegedi Ítélőtábla et en profitant de cette occasion pour se pencher sur cette question d’une importance pratique considérable pour le droit communautaire. Ainsi, la Cour pourrait être à même de prévenir les futurs obstacles susceptibles de gêner la coopération entre elle-même et les juridictions nationales dont les décisions de renvoi pourraient être frappées d’appel.

15.

L’article 234 CE prévoit que toute juridiction nationale a la faculté de s’adresser à la Cour chaque fois qu’elle estime qu’une décision préjudicielle sur une question d’interprétation ou de validité intéressant le droit communautaire est nécessaire pour lui permettre de rendre son jugement ( 19 ). Ainsi, c’est du traité lui-même que les juridictions nationales tirent leur pouvoir de formuler une demande de décision préjudicielle. En outre, elles disposent, en ce qui concerne le renvoi préjudiciel à la Cour, de «la faculté la plus étendue» ( 20 ).

16.

Naturellement, le droit communautaire ne soustrait pas les décisions de juridictions inférieures contenant un renvoi préjudiciel à l’application des voies de recours normales prévues par le droit national ( 21 ). Cela étant, lorsqu’une décision de renvoi est frappée d’appel, la Cour s’en tiendra, en principe, à ladite décision de renvoi tant que celle-ci n’aura pas été rapportée par le juge qui l’a rendue ( 22 ). La Cour peut suspendre la procédure préjudicielle en attendant l’issue de la procédure nationale d’appel, pour autant que l’appel ait un effet suspensif et que la Cour en ait été informée par la juridiction de renvoi: cette communication est considérée comme une demande implicite de suspension de la procédure préjudicielle ( 23 ). Si, en revanche, la juridiction de renvoi l’a expressément priée de ce faire, la Cour, nonobstant les effets que peut avoir un appel en droit national, poursuivra simplement la procédure préjudicielle ( 24 ).

17.

La question cruciale est celle de savoir si les règles de procédure nationales peuvent obliger la juridiction inférieure, lorsque la décision de renvoi a fait l’objet d’un appel, à suspendre, voire à rapporter, la demande de décision préjudicielle. Cette question a, en fait, été abordée par l’avocat général Warner lorsque celui-ci a conclu dans les affaires Rheinmühlen-Düsseldorf ( 25 ) et je serais presque tenté de faire un simple renvoi à ces conclusions, où l’avocat général Warner a soutenu que le droit interne ne peut pas entraver le pouvoir d’une juridiction inférieure d’un État membre de saisir la Cour à titre préjudiciel. Je ne me hasarderai même pas à imiter la force et la clarté du raisonnement qui l’a amené à cette conclusion. Je me bornerai à exprimer mon accord avec ses conclusions et à formuler quelques remarques complémentaires.

18.

Plusieurs raisons peuvent expliquer qu’une juridiction inférieure puisse souhaiter rapporter sa demande de décision préjudicielle après que la décision de renvoi a été frappée d’appel. Il se peut, par exemple, que les parties aient trouvé, au cours de la procédure d’appel, une autre manière de régler leur différend ( 26 ). On peut également imaginer que la décision adoptée en appel rende les questions soumises à titre préjudiciel sans objet parce qu’il se serait avéré, par exemple, que l’action intentée devant la juridiction inférieure était irrecevable. On voit donc que les procédures d’appel et l’issue qu’elles sont susceptibles d’avoir peuvent effectivement pousser la juridiction inférieure à demander la suspension de la procédure préjudicielle, voire à rapporter la décision de renvoi. Toutefois, cela ne devrait pas nous amener à conclure qu’il existe des circonstances où la décision prise par la juridiction d’appel peut obliger la juridiction inférieure à agir de la sorte.

19.

La possibilité pour les juridictions inférieures de tout État membre de consulter directement la Cour est vitale pour l’interprétation uniforme et l’application effective du droit communautaire. Elle est également l’instrument qui fait de toutes les juridictions nationales des juridictions appliquant le droit communautaire. En formulant une demande de décision préjudicielle, la juridiction nationale devient une partie à un débat sur le droit communautaire sans dépendre d’autres autorités ou instances juridictionnelles nationales ( 27 ). Il n’a pas été dans l’intention des rédacteurs du traité qu’un tel dialogue soit filtré par une quelconque autre juridiction nationale, quelle que puisse être la hiérarchie des tribunaux dans l’État membre concerné. Ainsi que l’a exprimé Supreme Court irlandaise (en refusant de recevoir un recours contre une décision de renvoi), «ledit pouvoir est conféré à [la juridiction inférieure] par le traité sans la moindre réserve, expresse ou implicite, en vertu de laquelle sa décision pourrait être infirmée par une autre juridiction nationale quelconque» ( 28 ).

20.

En conséquence, la question de la nécessité d’une demande de décision préjudicielle doit être résolue entre la juridiction de renvoi et la Cour. C’est pour cette raison, en définitive, qu’il incombe à la Cour de décider de la recevabilité d’une demande de décision préjudicielle et non à une juridiction nationale qui, dans le contexte procédural interne, occuperait un degré supérieur à celui de la juridiction de renvoi. Si le contraire était vrai, il pourrait se produire que des renvois préjudiciels de juridictions inférieures soient, en vertu d’une règle ou d’une pratique nationale, systématiquement frappés d’appel, ce qui créerait une situation où, du moins de facto, le droit national ne permettrait qu’à des juridictions de dernière instance de formuler des demandes de décision préjudicielle. Le risque qu’une telle question soit traitée comme regardant les règles de procédure nationales et non le droit communautaire est mis en lumière par le cas d’espèce, où la loi nationale permet un appel distinct contre une décision de renvoi préjudiciel. Cela équivaudrait à permettre aux règles de procédure nationales de modifier les conditions du renvoi préjudiciel prévues à l’article 234 CE.

21.

En résumé, le droit communautaire donne à toute juridiction, dans tout État membre, le pouvoir de soumettre une demande de décision préjudicielle à la Cour. Ce pouvoir ne peut pas être restreint par le droit national. J’en conclus que l’article 234 CE s’oppose à l’application de règles nationales en vertu desquelles des juridictions nationales peuvent être contraintes de suspendre, voire de rapporter, une demande de décision préjudicielle.

D — Sur la quatrième question

22.

La quatrième question concerne le droit d’établissement. En vertu de la réglementation hongroise relative aux sociétés, telle que décrite dans l’ordonnance de renvoi, le siège social d’une société constituée selon le droit hongrois se trouve au lieu de son administration centrale («központi ügyintézés helye») ( 29 ). En d’autres termes, le lieu de l’administration centrale de la société est censé correspondre au lieu où celle-ci a été constituée. Un transfert de l’administration centrale d’une société de droit hongrois sera normalement consigné dans le registre des sociétés s’il a lieu en Hongrie ( 30 ). Il ressort des circonstances de la cause, telles qu’exposées dans l’ordonnance de renvoi, que Cartesio souhaite transférer son administration centrale en Italie. Toutefois, au lieu de se reconstituer comme société de droit italien, elle désire continuer à être considérée comme une société constituée en Hongrie et, partant, soumise à la réglementation hongroise.

23.

Il apparaît que la réglementation hongroise relative aux sociétés repose sur le principe du «siège réel», d’après lequel une société doit respecter intégralement les dispositions en matière de sociétés du pays où se situe son siège réel ( 31 ). En effet, dans la théorie du siège réel, «nationalité et résidence d’une société se trouvent entremêlées de façon inextricable» ( 32 ). Mettant en œuvre cette théorie jusque dans ses dernières limites, la réglementation hongroise sur les sociétés — telle qu’interprétée et appliquée par le Bács-Kiskun Megyei Bíróság, statuant en qualité de cégbíróság — interdit l’«exportation» d’une personne morale hongroise vers le territoire d’un autre État membre. Alors qu’une société de droit hongrois pourrait exercer une activité économique dans un autre État membre ou y établir une filiale, son administration centrale doit demeurer en Hongrie. Par sa quatrième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 43 CE et 48 CE s’opposent à une réglementation interne rendant impossible pour une société de droit national de transférer son administration centrale vers un autre État membre.

24.

Le gouvernement hongrois soutient que la présente affaire ne relève pas des articles 43 CE et 48 CE. L’Irlande, les gouvernements polonais, slovène et du Royaume-Uni partagent également ce point de vue. Pour leur part, Cartesio, le gouvernement néerlandais et la Commission font valoir qu’il s’est produit une restriction au droit d’établissement et que les articles 43 CE et 48 CE sont applicables.

25.

Le point de vue selon lequel la présente affaire tombe hors du champ d’application des règles du traité relatives au droit d’établissement est, à mon sens, incorrect. Il est évident que des règles de droit interne qui ne permettent à une société de transférer son administration centrale que dans les limites du territoire national traitent les situations transnationales de manière moins favorable que les situations purement nationales ( 33 ). En fait, de telles règles équivalent à des discriminations contre l’exercice de la liberté de circulation ( 34 ). Cartesio cherche à transférer son administration centrale vers l’Italie. Il appert donc que ce que souhaite Cartesio est «l’exercice effectif d’une activité économique au moyen d’une installation stable dans un autre État membre pour une durée indéterminée» ( 35 ). Dans ces circonstances, les règles du traité relatives au droit d’établissement sont clairement d’application ( 36 ).

26.

Il est vrai que la Cour a, dans son arrêt Daily Mail and General Trust ( 37 ), jugé qu’une société ne pouvait pas invoquer la liberté d’établissement pour transférer son siège de direction vers un autre État membre (en l’occurrence, les Pays-Bas) en vue de vendre une partie importante de son actif non permanent et de racheter, grâce au produit de cette vente, une partie de ses propres actions, sans avoir à payer les impôts auxquels ces opérations donneraient normalement lieu dans l’État membre d’origine (le Royaume-Uni). La réglementation britannique relative aux sociétés permettait — sous réserve d’une autorisation des autorités fiscales — à toute société d’établir son siège de direction et son administration centrale dans un autre État membre sans perdre sa personnalité juridique ou sa qualité de société de droit britannique ( 38 ). Or, dans cette affaire, les autorités fiscales ont désapprouvé le transfert et estimé que la société devait vendre au moins une partie de l’actif en cause avant de transférer sa résidence fiscale hors du Royaume-Uni ( 39 ). La Cour a rejeté le point de vue de la société selon lequel les autorités fiscales avaient porté atteinte à son droit d’établissement. Consciente des différences existant entre les réglementation des États membres relatives aux sociétés, la Cour a indiqué que les sociétés n’existent qu’en vertu d’un droit national et que l’on ne peut interpréter le traité «comme conférant aux sociétés de droit national un droit de transférer leur siège de direction et leur administration centrale dans un autre État membre tout en gardant leur qualité de sociétés de l’État membre selon la législation duquel elles ont été constituées» ( 40 ). Dès lors, les conditions de la «vie» et de la «mort» d’une société seraient uniquement déterminées par l’État selon la loi duquel celle-ci a été constituée ( 41 ). Ce que l’État donne, nous devrions admettre qu’il puisse le reprendre.

27.

Cependant, la jurisprudence relative au droit d’établissement des sociétés a évolué depuis l’arrêt Daily Mail and General Trust, précité, et l’approche de la Cour s’est affinée ( 42 ). Il est vrai que cette évolution a été accompagnée d’un certain nombre d’indications contradictoires dans la jurisprudence. Avec les arrêts Centros ( 43 ), Überseering ( 44 ) et Inspire Art ( 45 ), en particulier, celle-ci semblait prendre une direction diamétralement opposée à celle suivie dans l’arrêt Daily Mail and General Trust, précité. En effet, la Cour repoussait constamment l’argument selon lequel les règles internes de droit des sociétés échapperaient à l’application des dispositions du traité CE relatives au droit d’établissement. C’est ainsi, notamment, que la Cour a déclaré, dans son arrêt Inspire Art, précité, que la «circonstance qu’Inspire Art ait été constituée au Royaume-Uni dans le but d’échapper à la législation néerlandaise sur le droit des sociétés, laquelle impose des conditions plus strictes en ce qui concerne notamment le capital minimal et la libération des actions, n’exclut pas que la constitution d’une succursale par cette société aux Pays-Bas bénéficie de la liberté d’établissement, telle que prévue aux articles 43 CE et 48 CE» ( 46 ). Une telle déclaration est fondamentalement incompatible avec l’idée que la constitution et le fonctionnement des sociétés sont exclusivement gouvernées par les diverses réglementations nationales des États membres.

28.

On a tenté plusieurs fois — en ce compris la Cour — de distinguer, sur le plan des circonstances de la cause, l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Daily Mail and General Trust, précité, des affaires ayant donné lieu aux arrêts précités Centros, Überseering et Inspire Art, en se concentrant sur des aspects tels que le caractère tantôt principal, tantôt secondaire de l’établissement, ou le fait que celui-ci ait été déplacé dans le pays ou vers l’étranger. Toutefois — et ce n’est pas surprenant —, ces efforts n’ont jamais tout à fait convaincu ( 47 ). En particulier, le cadre analytique général de la Cour concernant les articles 43 CE et 48 CE ne s’est jamais accommodé de la distinction entre le cas où un État membre empêche ou dissuade les sociétés constituées en vertu de sa propre loi de tenter de s’établir à l’étranger et celui où c’est l’État membre d'accueil qui restreint la liberté d’établissement ( 48 ). De plus, cette distinction s’écartait du raisonnement de la Cour dans l’arrêt Daily Mail and General Trust même ( 49 ). Comme l’avocat général Tizzano l’a fait observer à juste titre dans ses conclusions dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt SEVIC Systems, précité «il résulte toujours de [la] jurisprudence que l’article 43 CE ne se limite pas à interdire qu’un État membre empêche ou restreigne l’établissement d’opérateurs étrangers sur son propre territoire, mais qu’il s’oppose également à ce que l’État membre fasse obstacle à l’établissement d’opérateurs nationaux dans un autre État membre […]. En d’autres termes, ce sont aussi bien les restrictions ‘à l’entrée’ que celles ‘à la sortie’ du territoire national qui sont interdites» ( 50 ).

29.

Le problème est, à mon avis, que les déclarations susmentionnées formulées dans les arrêts précités Daily Mail and General Trust et Inspire Art ne reflètent pas correctement la jurisprudence ni la logique qui la sous-tend. D’un côté, en dépit de ce que suggèrent les arrêts précités Centros et Inspire Art, il peut n’être pas toujours possible d’invoquer avec succès le droit d’établissement, afin d’établir nominalement une société dans un autre État membre à seule fin d’éviter l’application de sa propre réglementation nationale en matière de sociétés. Dans son récent arrêt Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, précité, la Cour a rappelé que «la circonstance [qu’une] société a été créée dans un État membre dans le but de bénéficier d’une législation plus avantageuse n’est pas, à elle seule, suffisante pour conclure à l’existence d’un usage abusif de [la liberté d’établissement]» ( 51 ). Toutefois, elle a également souligné que les États membres pouvaient prendre des dispositions, afin de prévenir «des montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique» et visant à contourner la réglementation nationale ( 52 ). En particulier, le droit d’établissement n’empêche pas les États membres de se montrer prudents vis-à-vis des sociétés «boîte aux lettres» ou «écran» ( 53 ). À mon avis, cela vient nuancer dans une mesure significative le jugement de la Cour dans ses arrêts précités Centros et Inspire Art, ainsi que réaffirmer sa jurisprudence constante concernant le principe de l’interdiction de l’abus de droit communautaire ( 54 ), bien qu’elle continue — à raison — à utiliser la notion d’«abus» avec beaucoup de réserve ( 55 ).

30.

D’un autre côté, malgré ce que l’arrêt Daily Mail and General Trust, précité, semble laisser entendre, la Cour n’exclut pas a priori certains pans de la législation nationale des États membres du champ d’application du droit d’établissement ( 56 ). Elle tend plutôt à se concentrer sur les effets que les règles ou les pratiques nationales peuvent avoir sur la liberté d’établissement et à analyser la conformité de ces effets avec le droit d’établissement tel qu’il est garanti par le traité. En ce qui concerne les règles nationales relatives à la constitution des sociétés, la Cour est, dans son approche, animée par deux préoccupations. Premièrement, les États membres sont, dans l’état actuel du droit communautaire, libres de choisir un régime fondé sur la théorie du siège réel ou sur la théorie de la constitution et, de fait, les règles de constitution peuvent être totalement différentes selon les États membres. Deuxièmement, l’exercice effectif de la liberté d’établissement exige au moins un certain degré de reconnaissance mutuelle et de coordination de ces divers régimes. Cette approche a pour conséquence que, typiquement, la jurisprudence respecte les règles nationales relatives aux sociétés, que celles-ci reposent sur la théorie du siège réel ou sur celle de la constitution. Parallèlement, toutefois, l’exercice effectif du droit d’établissement implique qu’aucune des deux théories ne puisse être appliquée jusque dans ses dernières limites logiques — le meilleur exemple à ce jour étant, peut-être, l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Überseering, précité ( 57 ).

31.

En résumé, il est, à mon avis, impossible de conclure que les États membres jouissent, en l’état actuel du droit communautaire, d’une liberté absolue pour déterminer les conditions de la «vie» et de la «mort» des sociétés constituées selon leur droit national, sans égard pour les conséquences que cela pourrait avoir pour la liberté d’établissement. Si tel devait être le cas, un État membre aurait carte blanche pour «condamner à mort» une société constituée selon sa loi nationale qui aurait simplement décidé de jouir de sa liberté d’établissement. Le transfert intracommunautaire de l’administration centrale peut, en particulier pour les petites et moyennes entreprises, être une manière simple et efficace d’entreprendre une activité économique effective dans un autre État membre sans devoir subir les coûts et les tracas administratifs que supposeraient une dissolution de la société dans son État membre d’origine suivie de sa reconstitution complète dans l’État membre de destination. En outre, comme la Commission l’a correctement souligné, le fait de dissoudre une société dans un État membre et de la reconstituer ensuite selon le droit interne d’un autre État membre peut prendre un temps considérable, pendant lequel l’entreprise concernée peut se trouver empêchée d’exercer la moindre activité.

32.

En conséquence, même si la restriction à la liberté d’établissement en cause découle directement de règles nationales gouvernant la constitution et le fonctionnement des sociétés, il convient de se poser la question de savoir si celles-ci peuvent se justifier pour des motifs tenant à l’intérêt général ( 58 ), tels que la prévention des abus ou des comportements frauduleux ( 59 ), ou la protection des intérêts, notamment, des créanciers, des associés minoritaires, des salariés ou du fisc ( 60 ).

33.

Compte tenu de ces intérêts, on pourrait admettre qu’un État membre impose la réunion de certaines conditions avant qu’une société constituée selon son droit interne puisse transférer son administration centrale à l’étranger ( 61 ). L’État membre pourrait, par exemple, considérer qu’il ne serait plus en mesure d’exercer le moindre contrôle effectif sur la société en question et pourrait, dès lors, exiger de celle-ci qu’elle modifie ses statuts et cesse d’être intégralement régie par la réglementation en vertu de laquelle elle a été constituée ( 62 ).

34.

Toutefois, telle n’est pas la situation qui se présente en l’espèce. Les règles nationales en cause dénient complètement la possibilité pour une société de droit hongrois de transférer son administration centrale vers un autre État membre. Le droit hongrois, tel qu’appliqué par le Bács-Kiskun Megyei Bíróság, statuant en qualité de cégbíróság, ne se contente pas de soumettre un tel transfert à certaines conditions, mais il exige que la société se dissolve. On voit difficilement — d’autant plus que le gouvernement hongrois n’a pas présenté la moindre justification — comment une telle mesure, qui est «la négation même de la liberté d’établissement» ( 63 ), pourrait s’imposer au nom de l’intérêt général ( 64 ).

35.

C’est pourquoi, je propose que la Cour donne à la quatrième question de la juridiction de renvoi la réponse suivante, à savoir que «[l]es articles 43 CE et 48 CE s’opposent à l’application de règles nationales rendant impossible pour une société constituée en vertu de la loi nationale de transférer son administration centrale vers un autre État membre.»

III — Conclusion

36.

Compte tenu de ce qui précède, je suggère à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par le Szegedi Ítélőtábla:

1)

Dans une situation telle que celle en cause, une juridiction statuant en appel peut saisir la Cour d’une demande de décision préjudicielle dans le cadre d’un appel contre une décision d’une juridiction inférieure, même si ni la procédure devant la juridiction inférieure ni celle devant la juridiction d’appel ne sont contradictoires.

2)

Le fait qu’un recours contre une décision d’une juridiction nationale soit limité à des points de droit et n’ait pas d’effet suspensif automatique de la procédure n’a pas pour conséquence que cette juridiction serait visée par l’obligation prévue à l’article 234, troisième alinéa, CE.

3)

L’article 234 CE s’oppose à l’application de règles nationales en vertu desquelles des juridictions nationales peuvent être contraintes de suspendre, voire de rapporter, une demande de décision préjudicielle.

4)

Les articles 43 CE et 48 CE s’opposent à l’application de règles nationales rendant impossible pour une société constituée en vertu de la loi nationale de transférer son administration centrale vers un autre État membre.


( 1 ) Langue originale: l’anglais.

( 2 ) Si Cartesio est une société en commandite simple, les questions posées ici intéressent aussi bien les sociétés de personnes que les sociétés de capitaux de droit hongrois. C’est pourquoi, j’utiliserai le terme général de «société» dans le cadre des questions d’interprétation soulevées, ainsi que pour désigner Cartesio elle-même. De même, la notion de «constitution» devrait être entendue comme recouvrant, selon le cas, l’enregistrement d’une société de personnes ou la constitution de celle-ci.

( 3 ) Voir également, notamment, arrêt du 23 mars 1982, Nordsee (102/81, Rec. p. 1095).

( 4 ) Arrêt du 15 janvier 2002, Lutz e.a. (C-182/00, Rec. p. I-547, point 14).

( 5 ) Ibidem (point 13). Voir également, arrêts du 19 octobre 1995, Job Centre (C-111/94, Rec. p. I-3361, point 11), du 14 juin 2001, Salzmann (C-178/99, Rec. p. I-4421, point 15), du 30 juin 2005, Längst (C-165/03, Rec. p. I-5637, point 25), et du 27 avril 2006, Standesamt Stadt Niebüll (C-96/04, Rec. p. I-3561, point 14), ainsi que ordonnance du 22 janvier 2002, Holto (C-447/00, Rec. p. I-735, points 17 et 18).

( 6 ) Arrêt Job Centre, précité (point 11) et ordonnance Holto, précitée (point 19).

( 7 ) Voir également, implicitement, arrêt du 13 décembre 2005, SEVIC Systems (C-411/03, Rec. p. I-10805).

( 8 ) Voir arrêt du 30 novembre 2000, Österreichischer Gewerkschaftsbund (C-195/98, Rec. p. I-10497), dans lequel la Cour a reconnu des questions d’«importance générale» qui ne sont qu’abstraitement liées à un ensemble de circonstances. Voir, également l’analyse de l’avocat général Jacobs dans cette affaire, où celui-ci plaide en faveur d’une interprétation restrictive de la notion de «question hypothétique».

( 9 ) La jurisprudence de la Cour semble confirmer que les règles de recevabilité doivent être interprétées en prenant en considération l’éventualité d’une absence de tout autre solution viable pour lui déférer ces questions, compte tenu des règles nationales de procédure, des dépens et de l’économie procédurale. Voir, notamment, arrêt du 15 décembre 1995, Bosman (C-415/93, Rec. p. I-4921), en particulier les questions concernant les clauses de nationalité. J’aborderai ce point plus en détail ultérieurement, dans le cadre de la troisième question.

( 10 ) Les autres voies par lesquelles la question pourrait parvenir à la Cour sembleraient encore plus onéreuses (voir, notamment, arrêt du 30 septembre 2003, Köbler, C-224/01, Rec. p. I-10239).

( 11 ) Arrêt du 4 juin 2002 (C-99/00, Rec. p. I-4839).

( 12 ) Voir, par analogie, arrêts du 16 décembre 1976, Rewe-Zentralfinanz et Rewe-Zentral (33/76, Rec. p. 1989); du 14 décembre 1995, van Schijndel et van Veen (C-430/93 et C-431/93, Rec. p. I-4705, point 17), ainsi que du 7 juin 2007, van der Weerd e.a. (C-222/05 à C-225/05, Rec. p. I-4233, point 28).

( 13 ) En outre, l’article 249/A de ladite loi prévoit qu’un appel distinct peut également être formé contre «[l]’ordonnance rejetant une demande de renvoi préjudiciel […] rendue dans le courant d’une procédure de deuxième instance» (mis en évidence par moi).

( 14 ) En vertu de la disposition gouvernant les renvois préjudiciels, à l’article 259 de la loi instituant le code de procédure civile.

( 15 ) La Commission des Communautés européennes a fait valoir que l’ordonnance de renvoi est passée en force de chose jugée. Toutefois, cet aspect ne fait pas partie de l’ordonnance de renvoi et il ne devrait pas, selon moi, être déterminant dans l’appréciation de la recevabilité de la question.

( 16 ) Voir points 53 à 55 des conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Österreichischer Gewerkschaftsbund, précité.

( 17 ) On pourrait également imaginer l’hypothèse inverse, que la juridiction supérieure, saisie d’un appel contre une ordonnance de renvoi, suspende d’abord la procédure en vue d’interroger la Cour, à titre préjudiciel, quant à la compatibilité d’un tel appel avec le droit communautaire. Cependant, cette hypothèse semble tout aussi peu probable. En outre, si la juridiction nationale supérieure décidait effectivement de consulter la Cour à titre préjudiciel, il est permis de supposer que — fût-ce simplement par souci d’économie procédurale — elle saisirait la Cour des questions de fond intéressant le droit communautaire qui ont été posées à l’origine par la juridiction inférieure [comme cela s’est passé dans l’affaire Pharmon (arrêt du 9 juillet 1985, 19/84, Rec. p. 2281), qui était, au départ, un renvoi d’une juridiction inférieure, enregistré sous le numéro 271/80, contre lequel un appel a été interjeté et qui a été radié], ou, à tout le moins, inclurait ces questions dans sa décision (ce qui aurait pour conséquence que la question de procédure préalable pourrait elle-même être critiquée comme hypothétique, compte tenu de l’inclusion des questions de fond dans le renvoi). Cela équivaudrait, en fait, à placer les juridictions nationales dans une espèce de cercle vicieux, et — à nouveau — pourrait expliquer pourquoi une telle question n’a encore jamais été expressément soulevée devant la Cour (voir O’Keefe, D., «Appeals against an Order to Refer under article 177 of the EEC Treaty», European Law Review, vol. 9, 1984, p. 87, 101).

( 18 ) Dans ses conclusions dans les affaires Rheinmühlen-Düsseldorf (arrêts du 16 janvier 1974, 166/73, Rec. p. 33, et du 12 février 1974, 146/73, Rec. p. 139), l’avocat général Warner relève, à la page 44, que cette possibilité d’interjeter appel, qu’il considérait comme contraire au droit communautaire, existait dans les règles de procédure internes de certains États membres au moins.

( 19 ) Voir également, arrêt du 9 mars 1978, Simmenthal (106/77, Rec. p. 629, point 19).

( 20 ) Arrêt du 16 janvier 1974, Rheinmühlen-Düsseldorf, précité (point 4).

( 21 ) Arrêt du 12 février 1974, Rheinmühlen-Düsseldorf , précité (point 3).

( 22 ) Arrêts du 6 avril 1962, de Geus (13/61, Rec. p. 89, point 50), du 12 février 1974, Rheinmühlen-Düsseldorf, précité (point 3), et du 6 octobre 1983, Le Lion e.a. (2/82 à 4/82, Rec. p. 2973, point 9).

( 23 ) Voir, notamment, ordonnances du 3 juin 1970, Chanel/Cepeha (31/68, Rec. p. 403), et du 14 juillet 1992, Bosman (C-269/92).

( 24 ) Arrêt du 30 janvier 1974, BRT et Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs (127/73, Rec. p. 51, point 3). Voir, également, O’Keefe, D., op. cit.

( 25 ) Conclusions lues le 12 décembre 1973 dans lesdites affaires.

( 26 ) Voir, notamment, ordonnance Chanel/Cepeha, précitée.

( 27 ) Sarmiento, D., Poder judicial e integración europea, Thomson-Civitas, Madrid, 2004, p. 58.

( 28 ) Affaire Campus Oil Ltd. e.a./The Minister for Industry and Energy, Ireland, The Attorney General et the Irish National Petroleum Co. Ltd. (arrêt de la Supreme Court d’Irlande du 17 juin 1983, Common Market Law Review, vol. 1, 1984, p. 479).

( 29 ) L’article 16, paragraphe 1, de la loi no CXLV de 1997, concernant l’enregistrement des sociétés, la publicité relative aux sociétés et la procédure juridictionnelle d’enregistrement (A cégnyilvántartásról, a cégnyilvánosságról és a bírósági cégeljárásról szóló 1997. évi CXLV. Törvény) dispose que «[l]e siège social de la société […] se trouve au lieu où se situe son administration centrale et doit être indiqué au moyen d’une plaque».

( 30 ) L’article 34, paragraphe 1, de la loi no CXLV de 1997 dispose que «[t]out transfert du siège social de la société dans le ressort d’un autre tribunal des sociétés doit être soumis, en tant que changement, au tribunal du siège social précédent. Celui-ci — après avoir examiné les demandes de modification des mentions du registre antérieures au changement de siège social — acte le transfert».

( 31 ) Edwards, V., EC Company Law, Clarendon Press, Oxford, 1999, p. 336.

( 32 ) Ibidem.

( 33 ) Voir, dans le même sens, arrêts du 18 novembre 1999, X et Y (C-200/98, Rec. p. I-8261, points 26 à 28); du 11 mars 2004, de Lasteyrie du Saillant (C-9/02, Rec. p. I-2409, points 42 et 46); SEVIC Systems, précité (points 14, 22 et 23), ainsi que du 18 juillet 2007, Oy AA (C-231/05, Rec. p. I-6373, points 31 à 43).

( 34 ) Voir, également, points 41 et 46 de mes conclusions dans l’affaire Alfa Vita Vassilopoulos et Carrefour-Marinopoulos (arrêt du 14 septembre 2006, C-158/04 et C-159/04, Rec. p. I-8135).

( 35 ) Arrêt du 25 juillet 1991, Factortame e.a. (C-221/89, Rec. p. I-3905, point 20). Voir, également arrêts du 4 octobre 1991, Commission/Royaume-Uni (C-246/89, Rec. p. I-4585, point 21), ainsi que du 12 septembre 2006, Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (C-196/04, Rec. p. I-7995, points 54 et 66).

( 36 ) Voir, notamment, arrêt du 5 octobre 2004, CaixaBank France (C-442/02, Rec. p. I-8961, point 11 et jurisprudence citée).

( 37 ) Arrêt du 27 septembre 1988 (81/87, Rec. p. 5483, point 7).

( 38 ) Arrêt Daily Mail and General Trust, précité points (3 et 5).

( 39 ) Idem (point 8).

( 40 ) Idem (point 24).

( 41 ) Idem (point 19), «[i]l convient de rappeler que, contrairement aux personnes physiques, les sociétés sont des entités créées en vertu d’un ordre juridique et, en l’état actuel du droit communautaire, d’un ordre juridique national. Elles n’ont d’existence qu’à travers les différentes législations nationales qui en déterminent la constitution et le fonctionnement».

( 42 ) En fait, son raisonnement en est venu à ressembler à celui de l’avocat général Darmon dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Daily Mail and General Trust, précité.

( 43 ) Arrêt du 9 mars 1999 (C-212/97, Rec. p. I-1459).

( 44 ) Arrêt du 5 novembre 2002 (C-208/00, Rec. p. I-9919).

( 45 ) Arrêt du 30 septembre 2003 (C-167/01, Rec. p. I-10155).

( 46 ) Arrêt Inspire Art, précité (point 98).

( 47 ) Pour un aperçu et une analyse critique des théories utilisées pour tenter d’expliquer les différences entre, d’une part, l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Daily Mail and General Trust, précité, et, d’autre part, les affaires ayant donné lieu aux arrêts précités Centros et Überseering, on se reportera à Ringe, W.-G., «No Freedom of Emigration for Companies?», European Business Law Review, 2005, p. 621.

( 48 ) Voir arrêts Centros, précité; du 13 avril 2000, Baars (C-251/98, Rec. p. I-2787, point 28), Überseering, précité; Inspire Art, précité, et de Lasteyrie du Saillant, précité (point 42).

( 49 ) Arrêt précité (point 16).

( 50 ) Point 45 des conclusions. Le point de vue de l’avocat général Tizzano a été confirmé par la Cour aux points 22 et 23 dudit arrêt.

( 51 ) Point 37 (mis en évidence par moi). Il est à noter que la Cour s’y est référée au point 96 de son arrêt Inspire Art, précité, mais a opté pour une formulation un peu différente (elle écrit «a été créée dans un État membre dans le but» au lieu de «n’a été créée dans un État membre que dans le but»).

( 52 ) Arrêt Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, précité (points 51 à 55).

( 53 ) Idem (point 68).

( 54 ) Voir point 9 et jurisprudence citée des conclusions de l’avocat général Darmon dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Daily Mail and General Trust, précité. Je me suis penché en détail sur le principe de l’interdiction de l’abus de droit communautaire dans mes conclusions dans l’arrêt du 21 février 2006, Halifax e.a. (C-255/02, Rec. p. I-1609). Voir également, de la Feria, R., «Prohibition of abuse of (Community) law: the creation of a new general principle of EC law through tax», Common Market Law Review, vol. 45, 2008, p. 405 à 408.

( 55 ) Le principe de l’interdiction de l’abus de droit a été décrit comme «une drogue qui paraît inoffensive au premier abord, mais qui peut avoir des effets secondaires très désagréables» (Gutteridge, H. C., «Abuse of Rights», Cambridge Law Journal, vol. 5, 1933-1935, p. 22, 44). C’est pourquoi il me paraît sage de ne l’appliquer qu’avec beaucoup de précaution.

( 56 ) «Il n’existe pas de noyau de souveraineté qu’un État membre puisse opposer en tant que tel à la Communauté» (Lenaerts, K., «Constitutionalism and the many faces of federalism», American Journal of Comparative Law, vol. 38, 1990, p. 205 et suiv., 220). Voir, notamment, en matière fiscale, arrêts du 13 décembre 2005, Marks & Spencer (C-446/03, Rec. p. I-10837, point 29), et du 13 mars 2007, Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (C-524/04, Rec. p. I-2107, point 25); en matière de arrêt politique étrangère et de sécurité arrêt du 14 janvier 1997, Centro-Com (C-124/95, Rec. p. I-81, point 25), en matière de politique sociale arrêt du 11 décembre 2007, International Transport Workers' Federation et Finnish Seamen’s Union (C-438/05, Rec. p. I-10779), point 40). Les États membres sont néanmoins tenus, dans la mesure où ces matières relèvent de leurs compétences, d’exercer ces dernières sans heurter le droit communautaire.

( 57 ) Cette affaire mettait en cause des dispositions allemandes selon lesquelles seules les personnes disposant d’une capacité juridique pouvaient ester en justice, et selon lesquelles — en stricte conformité avec la «théorie du siège» («Sitztheorie») — les sociétés n’étaient considérées comme titulaires de la capacité juridique que si elles avaient leur siège effectif en Allemagne. D’après les termes du point 93 dudit l’arrêt, le fait de dénier la capacité d’ester en justice à une société régulièrement constituée dans un autre État membre où elle a son siège statutaire «équivaut à la négation même de la liberté d’établissement», laquelle ne peut pas être justifiée pour des motifs tenant à l’intérêt général.

( 58 ) Arrêts du 30 novembre 1995, Gebhard (C-55/94, Rec. p. I-4165, point 37); CaixaBank France, précité (point 11), et du 28 février 2008, Deutsche Shell (C-293/06, Rec. p. I-1129, point 28).

( 59 ) Arrêt Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, précité (points 51 à 55).

( 60 ) Arrêts précités Überseering (point 92), et SEVIC Systems (point 28).

( 61 ) Voir, par analogie, article 8 du règlement (CE) no 2157/2001 du Conseil, du 8 octobre 2001, relatif au statut de la société européenne (SE) (JO L 294, p. 1).

( 62 ) Comme c’est le cas, notamment, dans le régime institué par le règlement no 2157/2001.

( 63 ) Arrêt Überseering, précité (point 93).

( 64 ) Voir, également arrêt SEVIC Systems, précité (points 29 et 30).