CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. M. Poiares Maduro

présentées le 6 avril 2006 (1)

Affaires jointes C-282/04 et C-283/04

Commission des Communautés européennes

contre

Royaume des Pays-Bas

«Libre circulation des capitaux – Actions spécifiques détenues par l’État néerlandais dans les sociétés KPN NV et TPG NV»





1.     Les présentes affaires sont relatives aux actions spécifiques («golden shares») que l’État néerlandais détient respectivement dans les sociétés KPN NV (ci-après «KPN») et TPG NV (ci-après «TPG»). La Commission des Communautés européennes soutient que, en maintenant ses actions spécifiques dans ces entreprises, le Royaume des Pays-Bas a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 43 CE et 56 CE. Ces affaires exigent que la Cour précise les limites que le droit communautaire impose aux États membres lorsque ceux-ci agissent en tant qu’opérateurs du marché.

I –    Les faits et la procédure précontentieuse

2.     En 1989, l’entreprise d’État néerlandaise en charge de la poste, du télégraphe et du téléphone a été transformée en société anonyme, Koninklijke PTT Nederland NV (ci-après «PTT»). L’introduction en bourse de PTT a eu lieu en 1994. L’État néerlandais a cédé une première tranche d’actions représentant 30 % du capital souscrit.

3.     À l’occasion de cette introduction en bourse, les statuts de la société ont été modifiés afin d’y ajouter une disposition relative à des actions spécifiques détenues par l’État néerlandais. Ces actions spécifiques confèrent des droits d’approbation préalable pour une série de décisions de la société. Un accord a été conclu entre PTT et l’État néerlandais («Afspraak op Hoofdlijnen», ci-après l’«accord») au sujet de l’exercice de ces droits. Conformément à cet accord, l’État néerlandais ne doit pas utiliser ses droits pour protéger la société contre une offre publique d’achat hostile. En 1995, l’État néerlandais a cédé une deuxième tranche d’actions représentant environ 20 % du capital souscrit.

4.     En 1998, PTT a été scindée en deux sociétés indépendantes: KPN pour les activités de télécommunication et TPG pour les activités de logistique et de distribution. Les droits attachés aux actions spécifiques détenues par l’État néerlandais sont restés identiques en substance.

5.     Les actions spécifiques détenues par le Royaume des Pays-Bas dans KPN (affaire C-282/04) comportent un droit d’approbation préalable pour les catégories suivantes de décisions:

–       l’émission d’actions de la société et la limitation ou la suppression du droit de préférence des détenteurs d’actions ordinaires;

–       l’appel de fonds complémentaires auprès des titulaires des actions préférentielles de type A;

–       l’acquisition ou la cession par la société d’actions de son propre capital représentant plus de 1 % des actions ordinaires souscrites;

–       l’exercice du droit de vote en ce qui concerne les personnes morales mentionnées dans l’article 11 de la loi sur les télécommunications en matière de dissolution, de fusion ou de scission, d’acquisition d’actions dans le capital propre par de telles personnes morales et de modification de leurs statuts pour autant que cette modification porte sur les matières précitées;

–       la décision du conseil d’administration de réaliser des investissements qui ont pour conséquence que les capitaux propres de la société représentent, sur une base consolidée, moins de 30 % de ses actifs totaux;

–       la proposition du conseil d’administration de distribuer un dividende sous formes d’actions et/ou à charge des réserves;

–       toute fusion ou scission dans laquelle la société est impliquée;

–       la dissolution de la société;

–       toute modification des statuts lorsqu’elle vise notamment à modifier l’objet social de la société, pour autant qu’elle porte sur le fonctionnement des concessions ou des autorisations, la suppression de l’action spécifique, la suppression des actions préférentielles B, la fixation du nombre de membres du conseil de surveillance par le ministre des Communications et des Travaux publics et la modification des droits attachés à l’action spécifique;

–       le rachat des actions spécifiques.

6.     Les actions spécifiques détenues par le Royaume des Pays-Bas dans TPG (affaire C-283/04) comportent des droits identiques ou similaires à ceux qui découlent des actions spécifiques détenues dans KPN, à savoir le droit d’approbation préalable pour les catégories suivantes de décisions:

–       l’émission d’actions de la société et la limitation ou la suppression de tout droit de préférence des détenteurs d’actions ordinaires;

–       l’appel de fonds complémentaires auprès des titulaires des actions préférentielles de type A;

–       l’acquisition ou la cession par la société d’actions de son propre capital représentant plus de 1 % des actions ordinaires souscrites;

–       l’exercice du droit de vote en ce qui concerne les personnes morales mentionnées dans l’article 11 de la loi sur les télécommunications en matière de dissolution, de fusion ou de scission, d’acquisition d’actions dans le capital propre par de telles personnes morales et de modification de leurs statuts pour autant que cette modification porte sur les matières précitées;

–       la décision du conseil d’administration de réaliser des investissements qui ont pour conséquence que les capitaux propres de la société représentent, sur une base consolidée, moins de 15 % de ses actifs totaux;

–       la proposition du conseil d’administration de distribuer un dividende sous formes d’actions et/ou à charge des réserves;

–       toute fusion ou scission dans laquelle la société est impliquée;

–       la dissolution de la société;

–       toute modification des statuts lorsqu’elle vise notamment à modifier l’objet social de la société, pour autant qu’elle porte sur le fonctionnement des concessions ou des autorisations, la suppression de l’action spécifique, la suppression des actions préférentielles B, la fixation du nombre de membres du conseil de surveillance par le ministre des Communications et des Travaux publics et la modification des droits attachés à l’action spécifique;

–       le rachat des actions spécifiques.

7.     Le 28 juillet 2000, la Commission a adressé deux lettres de mise en demeure au Royaume des Pays-Bas, l’une au sujet de KPN et l’autre au sujet de TPG. La procédure s’est ensuite poursuivie pour les deux sociétés.

8.     Dans sa lettre du 28 juillet 2000 relative à KPN, la Commission a informé le gouvernement néerlandais du fait que, selon elle, les dispositions des statuts de KPN relatives aux droits liés aux actions spécifiques détenues par le Royaume des Pays-Bas et à la représentation de l’État néerlandais au sein du conseil de surveillance de KPN sont incompatibles avec les dispositions du traité CE relatives à la libre circulation des capitaux et à la liberté d’établissement.

9.     Le gouvernement néerlandais a répondu par une lettre du 8 novembre 2000 dans laquelle il affirme que la participation de l’État néerlandais dans KPN au moyen des actions spécifiques et par le biais des membres du conseil de surveillance nommés par le gouvernement néerlandais ne restreint ni la libre circulation des capitaux ni le droit à la liberté d’établissement.

10.   Insatisfaite par cette réponse, la Commission a, le 5 février 2003, adressé un avis motivé au Royaume des Pays-Bas dans lequel elle affirme que, en conservant ses actions spécifiques dans KPN et son droit de nomination des membres du conseil de surveillance de KPN, le Royaume des Pays-Bas a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 43 CE et 56 CE. Le Royaume des Pays-Bas, toujours en désaccord avec la Commission, a répondu par lettre du 28 avril 2003.

11.   La Commission a introduit un recours devant la Cour le 30 juin 2004. Cependant, elle n’a pas maintenu sa demande relative à la nomination des membres du conseil de surveillance à la suite du retrait de ce droit des statuts.

12.   Dans sa lettre du 28 juillet 2000 relative à TPG, la Commission a informé le gouvernement néerlandais du fait que, selon elle, les dispositions des statuts de TPG relatives aux droits liés aux actions spécifiques détenues par le Royaume des Pays-Bas et à la représentation de l’État néerlandais au sein du conseil de surveillance de TPG sont incompatibles avec les dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux et à la liberté d’établissement.

13.   Le gouvernement néerlandais a répondu par une lettre du 8 novembre 2000 dans laquelle il affirme que la participation de l’État néerlandais dans TPG au moyen des actions spécifiques et par le biais des membres du conseil de surveillance nommés par le gouvernement néerlandais ne restreint ni la libre circulation des capitaux ni le droit à la liberté d’établissement. Subsidiairement, le gouvernement néerlandais soutient que même si une restriction à la libre circulation des capitaux ou au droit à la liberté d’établissement existait, cette restriction serait justifiée par l’objectif de garantir l’existence d’un service postal universel.

14.   Insatisfaite par cette réponse, la Commission a, par lettre du 5 février 2003, adressé un avis motivé au Royaume des Pays-Bas. Ce dernier, que le point de vue de la Commission n’a pas convaincu, a répondu par lettre du 28 avril 2003.

15.   La Commission a introduit un recours devant la Cour le 1er juillet 2004. Tout comme dans le cas de KPN, elle n’a pas maintenu sa demande dans la mesure où celle-ci concernait la nomination des membres du conseil de surveillance, car ce droit a été retiré des statuts.

16.   Conformément à l’article 43 du règlement de procédure, les deux affaires ont été jointes aux fins de la procédure orale et de l’arrêt par ordonnance du 30 juin 2005.

II – Appréciation

17.   Selon la Commission, le Royaume des Pays-Bas a violé les articles 43 CE et 56 CE. Conformément à la pratique constante de la Cour, j’examinerai tout d’abord les arguments relatifs à l’article 56 CE (2).

18.   La Commission soutient que les droits attachés aux actions spécifiques détenues par l’État néerlandais dans KPN et TPG peuvent rendre difficile l’acquisition d’actions de ces sociétés et dissuader les investisseurs d’autres États membres de procéder à de tels investissements. L’exercice de ces droits est susceptible de restreindre la participation effective à la gestion ou au contrôle de ces sociétés. Ainsi, la participation du Royaume des Pays-Bas dans KPN et TPG est susceptible d’empêcher ou de rendre moins attractifs les investissements directs provenant d’autres États membres. Par conséquent, les actions spécifiques constituent une restriction à la libre circulation des capitaux au sens de l’article 56 CE.

19.   Dans leur défense, le Royaume des Pays-Bas a tout d’abord avancé que l’article 56 CE n’est pas applicable, car, en sa qualité d’actionnaire de KPN et de TPG, l’État agit en tant qu’opérateur du marché et non pas en tant que pouvoir public. Je commencerai par l’examen de cet argument.

A –    L’article 56 CE s’applique-t-il à l’État lorsque celui-ci agit en tant qu’opérateur du marché?

20.   Le gouvernement néerlandais estime que les actions spécifiques dans KPN et TPG ne relèvent pas du champ d’application de l’article 56 CE, car l’État néerlandais ne contrôle pas celles-ci en qualité de pouvoir public, mais en qualité d’actionnaire de droit privé. Les actions spécifiques ou «actions privilégiées» sont communes en droit néerlandais des sociétés. Les droits attachés aux actions spécifiques détenues par l’État néerlandais dans KPN et TPG ne sont pas différents des droits qui sont en général prévus entre particuliers. L’État a fait usage des possibilités que lui offre le droit des sociétés de la même manière que tout un chacun.

21.   Je ne partage pas ce point de vue.

22.   Les dispositions du traité relatives à la libre circulation des personnes, des services et des capitaux imposent des obligations aux autorités nationales des États membres indépendamment de la question de savoir si ces autorités agissent en qualité de pouvoirs publics ou en qualité d’entités de droit privé (3). Les États membres sont soumis aux règles relatives à la libre circulation, dont ils sont clairement destinataires, non pas en raison de leur qualité fonctionnelle en tant que pouvoirs publics, mais sur la base de leur qualité organique en tant que signataires du traité (4). Dans la mesure où ces règles ne créent pas d’obligations pour les particuliers, les États membres, lorsqu’ils agissent en tant qu’opérateurs du marché, peuvent être soumis à des contraintes qui ne s’appliquent pas aux autres opérateurs du marché (5).

23.   De plus, dans le cadre de la détermination de l’existence d’une restriction à la libre circulation des capitaux lorsque l’État jouit de pouvoirs spéciaux au sein d’une entreprise, les modalités d’octroi de ces pouvoirs et la nature juridique de ceux-ci sont sans importance. Le fait qu’un État membre agisse dans le cadre de son droit national des sociétés ne signifie pas que ses pouvoirs spéciaux ne peuvent pas constituer une restriction au sens de l’article 56 CE (6).

24.   En outre, même si les pouvoirs publics néerlandais échappaient à l’application de l’article 56 CE lorsque, comme tout autre actionnaire, ils agissent dans le cadre de la législation générale en matière de droit des sociétés, il conviendrait de soulever la question de savoir si la législation qui permet à certains actionnaires d’obtenir certains droits spéciaux leur permettant de se protéger du fonctionnement du marché peut en elle-même constituer une restriction à la libre circulation des capitaux. Une législation de ce type est susceptible de limiter l’accès aux capitaux sur le marché national en protégeant la position de puissance acquise par certains opérateurs sur ce marché. De plus, il est probable que ces opérateurs soient des actionnaires nationaux. Par conséquent, une législation de cette nature peut empêcher l’accès au marché national pour les investisseurs établis dans d’autres États membres (7).

25.   Par conséquent, il convient de rejeter l’argument en vertu duquel les pouvoirs spéciaux détenus par l’État néerlandais dans KPN et TPG ne relèvent pas du champ d’application de l’article 56 CE au motif que les actions privilégiées ne sont pas inhabituelles en droit des sociétés.

B –     L’application de l’article 56 CE aux droits spéciaux en cause

26.   Dans le cadre des présentes affaires, il est demandé à la Cour, en substance, de définir les limites que le droit communautaire impose aux États membres lorsque ceux-ci interviennent sur le marché en tant qu’opérateurs du marché. Cette forme d’intervention qui contraste avec les formes classiques d’intervention de l’État telles que la réglementation ou la propriété publique, constitue une tentative visant à conserver un certain contrôle public dans un secteur économique privatisé.

27.   L’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer a déduit de l’article 295 CE que, puisqu’un État peut en théorie conserver le contrôle intégral d’entreprises par le biais de la propriété publique, il peut a fortiori conserver un contrôle plus limité dans des entreprises privées par le biais de certains droits spéciaux (8). La Cour n’a pas suivi ce raisonnement. Elle a jugé que les États membres ne peuvent pas «exciper de leurs régimes de propriété, tels que visés à l’article 295 CE, pour justifier des entraves aux libertés prévues par le traité, qui résultent de privilèges dont ils assortissent leur position d’actionnaire dans une entreprise privatisée» (9).

28.   Selon moi, la position de la Cour est en accord avec sa jurisprudence dans d’autres domaines dans lesquels des questions se posent en ce qui concerne les limites imposées à l’État lorsque celui-ci agit en tant qu’opérateur du marché. Lorsqu’un État décide d’ouvrir un certain secteur du marché, il doit agir d’une manière compatible avec cette décision. Cette exigence de cohérence provient de la nécessité de garantir que l’État agit en conformité soit avec le fonctionnement du marché, soit avec le fonctionnement du processus politique (10).

29.   Dans le cas de la privatisation d’anciennes entreprises publiques, cette exigence est particulièrement importante. Le traité autorise les États membres à maintenir la propriété publique de certaines entreprises. Cependant, il ne leur permet pas de limiter de manière sélective l’accès des opérateurs du marché à certains secteurs économiques une fois que ces secteurs ont été privatisés. Le fait d’autoriser l’État à maintenir certaines formes spéciales de contrôle du marché pour des entreprises privatisées pourrait facilement faire échec à l’application des règles relatives à la libre circulation en permettant seulement un accès sélectif et potentiellement discriminatoire à des parties substantielles du marché national.

30.   Par conséquent, lorsque l’État privatise une entreprise, la libre circulation des capitaux exige que l’autonomie économique de cette entreprise soit protégée, à moins qu’il n’existe une nécessité de protection d’intérêts publics fondamentaux reconnus par le droit communautaire. Ainsi, tout contrôle d’une entreprise privatisée exercé par l’État, dans la mesure où il est étranger au mécanisme normal du marché, doit être lié à la réalisation d’activités d’intérêt économique général associées à cette entreprise.

31.   L’arrêt rendu par la Cour le 4 juin 2002 dans l’affaire Commission/Belgique doit également être lu dans ce sens. La Cour a reconnu que certaines «préoccupations [peuvent], selon les circonstances, justifier que les États membres gardent une certaine influence dans les entreprises initialement publiques et ultérieurement privatisées, lorsque ces entreprises agissent dans les domaines des services d’intérêt général ou stratégiques» (11). Cependant, il est clair qu’une telle influence doit être strictement limitée à la garantie de la prestation d’obligations d’intérêt public fondamentales (12). C’est pourquoi la Cour a souligné le «principe de respect de l’autonomie de décision de l’entreprise» (13). Par conséquent, l’État doit identifier les intérêts publics spécifiques qui sont dignes de protection. De plus, les règles qui octroient des droits spéciaux à l’État devraient être fondées sur des critères objectifs et précis qui ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour préserver cet intérêt public et garantir la possibilité d’un contrôle juridictionnel effectif (14).

32.   À la lumière de la jurisprudence précitée, il me semble qu’il ne fait guère de doute que les actions spécifiques détenues dans KPN et TPG constituent une restriction à la libre circulation des capitaux. Elles confèrent à l’État un droit d’approbation préalable pour une série de décisions importantes, y compris les décisions de l’assemblée générale des actionnaires relatives à la fusion, la scission ou la dissolution de la société ou à diverses modifications des statuts de la société. Un tel système d’approbation préalable «affect[e] la situation de l’acquéreur d’une participation en tant que telle» (15) et est donc susceptible «de dissuader les investisseurs d’autres États membres d’effectuer leurs placements dans le capital de ces entreprises» (16). Par conséquent, les pouvoirs spéciaux détenus par l’État dans KPN et TPG restreignent la libre circulation des capitaux (17).

33.   Il est donc nécessaire d’examiner si, dans chaque affaire, les restrictions sont justifiées par un objectif légitime et, si tel est le cas, si le principe de proportionnalité est respecté (18).

34.   Dans le cas de KPN, le gouvernement néerlandais n’invoque aucune justification basée sur d’éventuelles raisons impérieuses d’intérêt général. En ce qui concerne ses actions spécifiques dans KPN, le Royaume des Pays-Bas a donc manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 56 CE (19).

35.   Cependant, dans le cas de TPG, le gouvernement néerlandais invoque la nécessité de sauvegarder la prestation adéquate du service postal universel. Le Royaume des Pays-Bas soutient que ses actions spécifiques dans TPG lui permettent de protéger la solvabilité et la continuité de la société. Il estime que, étant donné que TPG est actuellement la seule entreprise en mesure d’assurer le service postal universel au niveau et à la qualité requis par la loi, il est nécessaire de préserver la solvabilité et la continuité de TPG afin de sauvegarder la prestation de ce service.

36.   Il n’est pas contesté que l’intérêt lié à la sauvegarde de la prestation adéquate d’un service postal universel peut constituer une raison impérieuse d’intérêt général (20). Par conséquent, il convient de déterminer si les pouvoirs spéciaux détenus par l’État néerlandais sont nécessaires pour assurer la prestation du service postal universel et si cet objectif peut être atteint par le biais de mesures moins restrictives de la libre circulation des capitaux (21).

37.   À cet égard, je partage le point de vue de la Commission en vertu duquel rien ne permet de présumer que, en l’absence des pouvoirs spéciaux en cause, les organes de direction de TPG ne seraient pas en mesure de veiller adéquatement à la solvabilité et à la continuité de la société. Il n’a pas été montré que la probabilité que des investissements irréfléchis puissent plonger TPG dans des difficultés financières qui mettraient en péril la survie d’un service postal universel adéquat est telle qu’elle justifie la système étendu et général d’approbation préalable qui est en cause en l’espèce.

38.   À cet égard, il convient de relever que les pouvoirs spéciaux détenus par l’État néerlandais dans TPG ne se limitent pas aux activités de TPG en tant que prestataire d’un service postal universel (22). En tout cas, comme la Commission l’a relevé à juste titre, le bon fonctionnement du service postal universel peut être sauvegardé par le biais de moyens plus appropriés et moins restrictifs, conformément au cadre réglementaire communautaire dans ce domaine (23).

39.   En outre, le régime de l’approbation préalable ne repose pas sur des critères clairs et objectifs pouvant faire l’objet d’un contrôle juridictionnel. Les règles générales du droit privé tout comme l’accord qui s’applique entre TPG et l’État exigent seulement que ce dernier exerce ses pouvoirs de manière raisonnable. De plus, les statuts de TPG n’obligent pas le titulaire des actions spécifiques à faire valoir une motivation formelle à l’appui de l’exercice de ses droits. En ce sens, le système de droits spéciaux en cause diffère du régime qui a été validé par la Cour dans l’arrêt Commission/Belgique (24).

40.   Par conséquent, il convient de conclure que le système de pouvoirs spéciaux liés aux actions spécifiques détenues dans TPG va au-delà de ce qui est nécessaire pour sauvegarder la prestation correcte du service postal universel. En conservant des actions spécifiques dans TPG, le Royaume des Pays-Bas a donc manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 56 CE.

C –    Le grief de la Commission relatif à l’article 43 CE

41.   La Commission considère que les droits spéciaux dans KPN et TPG constituent également une violation de l’article 43 CE. Cependant, il n’est contesté par aucune des parties au litige que l’analyse effectuée sur la base de l’article 43 CE aboutirait à un résultat identique à celui de l’analyse réalisée sur le fondement de l’article 56 CE. En effet, dans sa jurisprudence antérieure relative aux actions spécifiques, la Cour a considéré qu’il n’était pas nécessaire de procéder à un examen séparé à la lumière de l’article 43 CE (25). La Cour a jugé que, dans la mesure où les pouvoirs spéciaux en cause engendrent des restrictions à la liberté d’établissement, ces restrictions sont «la conséquence directe des obstacles à la libre circulation des capitaux […] dont elles sont indissociables» (26). Je propose à la Cour d’adopter la même approche dans le cadre des présentes affaires.

III – Conclusion

42.   Par ces motifs, je propose qu’il plaise à la Cour:

–       dans l’affaire C-282/04, constater que, en maintenant certaines dispositions des statuts de la société Koninklijke KPN NV prévoyant que les actions de la société comportent une action spécifique détenue par l’État néerlandais à laquelle sont attachés des droits spéciaux en ce qui concerne l’approbation de certaines décisions prises par les organes compétents de la société, le Royaume des Pays-Bas a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 56 CE;

–       et dans l’affaire C-283/04, constater que, en maintenant certaines dispositions des statuts de la société TPG NV prévoyant que les actions de la société comportent une action spécifique détenue par l’État néerlandais à laquelle sont attachés des droits spéciaux en ce qui concerne l’approbation de certaines décisions prises par les organes compétents de la société, le Royaume des Pays-Bas a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 56 CE.


1 – Langue originale: le portugais.


2 – Arrêts du 4 juin 2002, Commission/Portugal (C-367/98, Rec. p. I-4731); Commission/France (C-483/99, Rec. p. I-4781); Commission/Belgique, (C-503/99, Rec. p. I-4809); du 13 mai 2003, Commission/Espagne, (C-463/00, Rec. p. I-4581); Commission/Royaume-Uni (C-98/01, Rec. p. I-4641).


3 – Cette problématique ne doit pas être confondue avec la question de savoir si les entités privées sont soumises aux règles relatives à la libre circulation. Lorsqu’une entité privée remplit une mission d’intérêt public, on peut en déduire que l’État agit par le biais de cette entité et que, par conséquent, les règles relatives à la libre circulation s’appliquent ratione personae. Voir, notamment, arrêts du 18 mai 1989, Association of Pharmaceutical Importers e.a. (266/87 et 267/87, Rec. p. I-1295); du 11 août 1995, Dubois (C-16/94, Rec. p. I-2421, point 20); du 5 février 2004, Rieser Internationale Transporte (C-157/02, Rec. p. I-1477, point 24) et les conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire AGM-COS.MET (C-470/03, actuellement pendante devant la Cour, point 87).


4 – Voir également, par analogie, arrêts du 26 février 1986, Marshall (152/84, Rec. p. 723, point 49), et du 12 juillet 1990, Foster (C-188/89, Rec. p. I-3313, point 17).


5 – Voir arrêt du 13 décembre 1983, Apple and Pear Development Council (222/82, Rec. p. 4083, point 17). Les règles relatives à la passation de marchés publics constituent un autre exemple des contraintes qui s’appliquent aux États membres lorsque ceux-ci agissent en tant qu’opérateurs du marché, mais pas aux autres opérateurs du marché.


6 – Voir, en ce sens, le point 48 des conclusions jointes de l’avocat général Ruiz‑Jarabo Colomer dans les affaires précitées Commission/Espagne, et Commission/Royaume-Uni.


7 – Voir, en ce sens, mes conclusions dans l’affaire Marks & Spencer (arrêt du 13 décembre 2005, C-446/03, Rec. p. I-10837, points 37 à 40 des conclusions) ainsi que les points 55 et 56 de mes conclusions dans les affaires C-94/04 (Cipolla) et C-202/04 (Macrino), pendantes devant la Cour, et les points 54 et 55 des mes conclusions jointes dans les affaires C‑158/04 et C-159/04 (Trofo Super-Markets), pendantes devant la Cour.


8 – Conclusions dans les affaires jointes C-367/98, Commission/Portugal; C-483/99, Commission/France; et C-503/99, Commission/Belgique, en particulier point 66. Voir également les points 54 à 57 des conclusions de l’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer dans les affaires Commission/Espagne et Commission/Royaume-Uni, précitées.


9 – Arrêt Commission/Espagne, précité, point 67.


10 – À cet égard, voir le point 26 de mes conclusions dans l’affaire C-205/03, Fenin, pendante devant la Cour, ainsi que les points 31 et 32 de mes conclusions dans les affaires Cippolla et Macrino, précitées.


11 – Arrêt Commission/Belgique, précité, point 43.


12 – À cet égard, voir arrêts Commission/Belgique, précité, point 47, et Commission/Espagne, précité, point 82.


13 – Arrêt Commission/Belgique, précité, point 49.


14 – Arrêt Commission/Belgique, précité, points 51 et 52.


15 – Arrêts Commission/Royaume-Uni, précité, point 47, et Commission/Espagne, précité, point 61.


16 – Arrêt Commission/France, précité, point 41.


17 – À cet égard, voir arrêt Commission/France (précité, point 37), et, plus récemment, arrêt du 2 juin 2005, Commission/Italie, (C-174/04, non encore publié au Recueil, point 28).


18 – En ce sens, voir arrêts du 14 décembre 1995, Sanz de Lera e.a. (C-163/94, C-165/94 et C‑250/94, Rec. p. I-4821, point 23); Commission/Portugal (précité, point 50); Commission/Italie (précité, point 35), et arrêt du 1er décembre 2005, Burtscher (C-213/04, non encore publié au Recueil, point 44).


19 – Voir, par analogie, arrêt Commission/Royaume-Uni (précité, points 49 et 50).


20 – Voir, par analogie, arrêt du 20 juin 2002, Radiosistemi (C-388/00 et C-429/00, Rec. p. I-5845, point 43). À cet égard, voir également arrêt du 19 mai 1993, Corbeau (C-320/91, Rec. p. I-2533, point 15) dans lequel la Cour a jugé que le service postal universel constitue un service d’intérêt économique général.


21 – Voir notamment arrêts Sanz de Lera e.a. (précité, point 23), et Commission/Belgique (précité, point 48).


22 – Voir, pour un cas contraire, arrêt Commission/Belgique (précité, point 50).


23 – Directive 97/67/CE du Parlement européen et du Conseil, du 15 décembre 1997, concernant des règles communes pour le développement du marché intérieur des services postaux de la Communauté et l’amélioration de la qualité du service (JO L 15, p. 14), telle que modifiée par la directive 2002/39/CE du Parlement européen et du Conseil, du 10 juin 2002 (JO L 176, p. 21).


24 – Précité. Voir en particulier les points 51 et 52 de l’arrêt rendu dans cette affaire.


25 – Voir notamment arrêts Commission/Belgique (précité, point 59), et du 23 mai 2000, Commission/Italie (C-58/99, Rec. p. I-3811, point 20).


26 – Arrêts Commission/Portugal (précité, point 56); Commission/France (précité, point 56); Commission/Espagne (précité, point 86), et Commission/Royaume-Uni (précité, point 52).