62001C0491

Conclusions de l'avocat général Geelhoed présentées le 10 septembre 2002. - The Queen contre Secretary of State for Health, ex parte British American Tobacco (Investments) Ltd et Imperial Tobacco Ltd. - Demande de décision préjudicielle: High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division (Administrative Court) - Royaume-Uni. - Directive 2001/37/CE - Fabrication, présentation et vente des produits du tabac - Validité - Base juridique - Articles 95 CE et 133 CE - Interprétation - Applicabilité aux produits du tabac emballés dans la Communauté et destinés à être exportés vers des pays tiers. - Affaire C-491/01.

Recueil de jurisprudence 2002 page I-11453


Conclusions de l'avocat général


I - Introduction

1. La demande de décision préjudicielle présentée par la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division (Administrative Court) (Royaume-Uni), porte sur la validité et l'interprétation de la directive 2001/37/CE du Parlement européen et du Conseil, du 5 juin 2001, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de fabrication, de présentation et de vente des produits du tabac (ci-après: «la directive»).

2. Cette directive se distingue de nombreuses autres directives communautaires contenant des normes en matière de produits sur un point important. En effet, la directive (ou du moins son article 3) ne s'applique pas seulement aux produits du tabac commercialisés à l'intérieur de l'Union européenne elle-même, mais également aux produits du tabac qui sont produits dans l'Union européenne et exportés vers des pays tiers.

3. Au coeur même de cette affaire se pose la question de savoir si la directive devait être fondée sur l'article 95 CE ou si elle devait l'être sur l'article 133 CE ou encore si les deux articles pouvaient lui servir conjointement de base juridique. La High Court of Justice (Administrative Court) interroge, par ailleurs, la Cour sur l'éventuelle invalidité de la directive qui violerait certains principes juridiques ou serait contraire au droit de propriété. Enfin, elle interroge la Cour sur l'interprétation de l'article 7 de la directive.

4. Cette affaire présente un lien de parenté avec l'affaire Allemagne/Parlement et Conseil dans laquelle la Cour avait rendu un arrêt annulant une autre directive concernant les produits du tabac (ci-après l'«arrêt Publicité en faveur du tabac»). Il s'agissait de la directive 98/43/CE du Parlement européen et du Conseil, du 6 juillet 1998, concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de publicité et de parrainage en faveur des produits du tabac .

5. En ce qui concerne la présente directive, la République fédérale d'Allemagne en avait également contesté la validité devant la Cour. La Cour avait cependant rejeté son recours par ordonnance du 17 mai 2002 , car il était irrecevable pour avoir été formé après l'expiration du délai de recours.

6. La présente affaire nous offre l'occasion de mettre à nouveau en lumière, et d'une façon générale, la compétence que l'article 95 CE confère au législateur communautaire. Cette disposition lui permet d'énoncer des règles concernant la mise en place et le fonctionnement du marché intérieur. Il s'agit ici plus particulièrement de deux questions:

- cette compétence comporte-t-elle la possibilité d'énoncer des règles visant essentiellement à protéger la santé publique et

- dans quelle mesure cette base juridique peut-elle être utilisée pour imposer des règles concernant des produits qui, bien que fabriqués dans la Communauté, ne sont pas destinés à être commercialisés dans le marché intérieur?

La compétence instituée par l'article 133 CE intervient, elle aussi, au sens général dans la présente affaire. Il s'agit de savoir dans quelle mesure le législateur communautaire a le pouvoir de créer des restrictions à l'exportation de certains produits vers des pays tiers au motif que ces produits présentent des risques pour la santé publique.

II - Le cadre juridique

A - Le dispositif de la directive

7. Les articles 3 à 7 inclus de la directive énoncent les obligations qui s'imposent aux producteurs et aux négociants de produits du tabac. Ces articles sont reproduits in extenso ci-après.

8. Le texte de ces articles est le suivant:

«Article 3

Cigarettes: teneurs maximales en goudron, en nicotine et en monoxyde de carbone

1. À compter du 1er janvier 2004, les cigarettes mises en libre circulation, commercialisées ou fabriquées dans les États membres ne peuvent avoir des teneurs supérieures à:

- 10 mg par cigarette pour le goudron,

- 1 mg par cigarette pour la nicotine,

- 10 mg par cigarette pour le monoxyde de carbone.

2. Par dérogation à la date visée au paragraphe 1, en ce qui concerne les cigarettes fabriquées dans la Communauté européenne et exportées au départ de celle-ci, les États membres peuvent appliquer les teneurs maximales fixées au présent article à partir du 1er janvier 2005, mais doivent, en tout état de cause, le faire au plus tard le 1er janvier 2007.

3. Pour la République hellénique, à titre de dérogation temporaire, la date de mise en application de la teneur maximale en goudron des cigarettes fabriquées et commercialisées sur son territoire, visée au paragraphe 1, est le 1er janvier 2007.

Article 4

Méthodes de mesure

1. Les teneurs en goudron, en nicotine et en monoxyde de carbone des cigarettes sont mesurées sur la base des normes ISO 4387 pour le goudron, ISO 10315 pour la nicotine et ISO 8454 pour le monoxyde de carbone.

L'exactitude des mentions concernant le goudron et la nicotine portées sur les paquets est vérifiée conformément à la norme ISO 8243.

2. Les tests visés au paragraphe 1 sont réalisés ou vérifiés par des laboratoires d'essais, agréés et surveillés par les autorités compétentes des États membres.

Les États membres communiquent à la Commission, au plus tard le 30 septembre 2002, et lors de chaque modification, une liste des laboratoires agréés, en précisant les critères utilisés pour l'agrément et les moyens de surveillance mis en oeuvre.

3. Les États membres peuvent également exiger des fabricants ou importateurs de tabac qu'ils procèdent à tout autre test imposé par les autorités nationales compétentes en vue d'évaluer la teneur d'autres substances produites par leurs produits du tabac, par marque et type individuels, et en vue d'évaluer les effets de ces autres substances sur la santé, en tenant compte entre autres du danger de dépendance qu'elles comportent. Les États membres peuvent également exiger que ces tests soient réalisés ou vérifiés dans des laboratoires d'essais agréés comme indiqué au paragraphe 2.

4. Les résultats des tests réalisés conformément au paragraphe 3 sont soumis aux autorités nationales compétentes, sur une base annuelle. Les États membres peuvent prévoir une divulgation moins fréquente des résultats des tests lorsque les spécifications du produit n'ont pas changé. Les changements intervenant dans les spécifications de ce produit sont communiqués aux États membres.

Les États membres assurent la diffusion, par tout moyen approprié, des informations transmises conformément au présent article en vue d'informer les consommateurs, en tenant compte, le cas échéant, des informations qui constituent un secret commercial.

5. Les États membres communiquent annuellement à la Commission toutes les données et informations soumises conformément au présent article dont la Commission tiendra compte aux fins de l'établissement du rapport visé à l'article 11.

Article 5

Étiquetage

1. Les teneurs en goudron, en nicotine et en monoxyde de carbone des cigarettes mesurées conformément à l'article 4 sont imprimées sur l'une des faces latérales du paquet de cigarettes dans la ou les langues officielles de l'État membre dans lequel le produit est commercialisé, de façon à couvrir au moins 10 % de la surface correspondante.

Ce pourcentage est porté à 12 % pour les États membres ayant deux langues officielles et à 15 % pour les États membres ayant trois langues officielles.

2. Chaque unité de conditionnement des produits du tabac, à l'exception des tabacs à usage oral et des autres produits du tabac sans combustion, porte obligatoirement les avertissements suivants:

a) un avertissement général:

1) Fumer tue/peut tuer, ou

2) Fumer nuit gravement à votre santé et à celle de votre entourage.

Les avertissements généraux précités doivent alterner de manière à apparaître régulièrement. L'avertissement est imprimé sur la surface la plus visible de l'unité de conditionnement ainsi que sur tout emballage extérieur, à l'exclusion des suremballages transparents, utilisés pour la vente au détail du produit, et

b) un avertissement complémentaire repris de la liste figurant à l'annexe I.

Les avertissements complémentaires visés ci-dessus alternent de manière à en garantir leur apparition régulière.

Cet avertissement est imprimé sur l'autre surface la plus visible de l'unité de conditionnement et sur tout emballage extérieur, à l'exclusion des suremballages transparents, utilisé pour la vente au détail du produit.

Les États membres peuvent déterminer l'emplacement des avertissements à faire figurer sur les surfaces visées en fonction des exigences linguistiques.

3. Conformément à la procédure prévue à l'article 10, paragraphe 2, la Commission adopte, dès que possible et en tout état de cause au plus tard le 31 décembre 2002, les règles concernant l'utilisation de photographies en couleurs ou d'autres illustrations montrant ou expliquant les conséquences du tabagisme sur la santé, afin de veiller à ce qu'il ne soit pas porté atteinte aux dispositions relatives au marché intérieur.

Lorsque les États membres exigent des avertissements complémentaires sous la forme de photographies en couleurs ou d'autres illustrations, celles-ci sont conformes aux règles susmentionnées.

4. Les produits du tabac à usage oral dont la commercialisation est autorisée en vertu de l'article 8 et les produits du tabac sans combustion portent l'avertissement suivant: Ce produit du tabac peut nuire à votre santé et créer une dépendance.

Cet avertissement est imprimé sur la surface la plus visible de l'unité de conditionnement ainsi que sur tout emballage extérieur, à l'exclusion des suremballages transparents, utilisé pour la vente au détail du produit.

Les États membres peuvent déterminer l'emplacement de l'avertissement sur cette surface en fonction des exigences linguistiques.

5. L'avertissement général exigé conformément au paragraphe 2, point a), ainsi que l'avertissement spécifique aux produits du tabac sans combustion et à usage oral visé au paragraphe 4 couvrent au moins 30 % de la superficie externe de la surface correspondante de l'unité de conditionnement de tabac sur laquelle il est imprimé. Ce pourcentage est porté à 32 % pour les États membres ayant deux langues officielles et à 35 % pour les États membres ayant trois langues officielles. L'avertissement complémentaire visé au paragraphe 2, point b), couvre au moins 40 % de la partie externe de la surface correspondante de l'unité de conditionnement sur laquelle il est imprimé. Ce pourcentage est porté à 45 % pour les États membres ayant deux langues officielles et à 50 % pour les États membres ayant trois langues officielles.

Toutefois, en ce qui concerne les unités de conditionnement destinées aux produits autres que les cigarettes dont la surface la plus visible dépasse 75 cm2, la superficie des avertissements visés au paragraphe 2 est d'au moins 22,5 cm2 pour chaque surface. Cette superficie est portée à 24 cm2 pour les États membres ayant deux langues officielles et à 26,25 cm2 pour les États membres ayant trois langues officielles.

6. Le texte des avertissements et indications de teneurs exigés par le présent article est:

a) imprimé en caractères gras Helvetica noirs sur fond blanc. Pour tenir compte des exigences linguistiques, les États membres ont le droit de choisir la force de corps de la police de caractères, à condition que la taille de la police de caractères spécifiée dans leur législation soit telle qu'elle occupe la proportion la plus grande possible de la surface réservée au texte demandé;

b) en minuscules, sauf pour la première lettre du message et lorsque la grammaire l'exige;

c) centré sur la surface sur laquelle le texte doit être imprimé, parallèlement au bord supérieur du paquet;

d) pour les produits autres que ceux visés au paragraphe 4, entouré d'un bord noir, d'une épaisseur minimale de 3 mm et maximale de 4 mm, n'interférant en aucune façon avec le texte de l'avertissement ou de l'information donné;

e) imprimé dans la ou les langues officielles de l'État membre dans lequel le produit est commercialisé.

7. Les textes prescrits par le présent article ne peuvent pas être imprimés sur les timbres fiscaux des unités de conditionnement. Ils sont imprimés de façon inamovible et indélébile et ne sont en aucune façon dissimulés, voilés ou séparés par d'autres indications ou images ou par l'ouverture du paquet. En ce qui concerne les produits du tabac autres que les cigarettes, les textes peuvent être apposés au moyen d'adhésifs, à condition que ces derniers soient inamovibles.

8. Les États membres peuvent prévoir que les avertissements visés aux paragraphes 2 et 4 sont accompagnés de la mention, en dehors de l'encadré prévu pour les avertissements, de l'autorité qui en est l'auteur.

9. Afin d'assurer l'identification et la traçabilité des produits, le numéro du lot ou un équivalent est indiqué sur l'unité de conditionnement sous toute forme appropriée permettant d'identifier le lieu et le moment de fabrication.

Les mesures techniques visant à l'application de cette disposition sont arrêtées conformément à la procédure prévue à l'article 10, paragraphe 2.

Article 6

Autres informations concernant le produit

1. Les États membres imposent aux fabricants et importateurs de produits du tabac de leur soumettre une liste de tous les ingrédients et de leurs quantités, utilisés dans la fabrication de ces produits du tabac par marque et type.

Cette liste est accompagnée d'une déclaration exposant les raisons de l'inclusion de ces ingrédients dans les produits du tabac. Elle indique leur fonction et catégorie. La liste est assortie des données toxicologiques dont le fabricant ou l'importateur dispose pour ces ingrédients, avec et sans combustion, selon le cas, se rapportant en particulier aux effets sur la santé et tenant compte entre autres des effets de dépendance. La liste est établie par ordre décroissant du poids de chaque ingrédient inclus dans le produit.

Les informations visées au premier alinéa sont fournies sur une base annuelle, et pour la première fois au plus tard le 31 décembre 2002.

2. Les États membres assurent la diffusion par tout moyen approprié des informations fournies conformément au présent article en vue d'informer les consommateurs. Toutefois, il est dûment tenu compte de la protection de toute information sur une formule de produit spécifique qui constitue un secret commercial.

3. Les États membres veillent à ce que la liste des ingrédients de chaque produit, indiquant les teneurs en goudron, en nicotine et en monoxyde de carbone, soit rendue publique.

4. Les États membres communiquent annuellement toutes les données et informations visées au présent article à la Commission, qui en tiendra compte aux fins de l'établissement du rapport visé à l'article 11.

Article 7

Désignations du produit

À compter du 30 septembre 2003 et sans préjudice de l'article 5, paragraphe 1, il est interdit d'utiliser, sur l'emballage des produits du tabac, des textes, dénominations, marques et signes figuratifs ou autres indiquant qu'un produit du tabac particulier est moins nocif que les autres.»

9. L'article 13 de la directive énonce les compétences et les obligations des États membres après l'entrée en vigueur de la directive. Le texte de cet article est le suivant:

«1. Les États membres ne peuvent, pour des considérations relatives à la limitation de la teneur des cigarettes en goudron, nicotine ou monoxyde de carbone, aux avertissements relatifs à la santé et autres indications ou à d'autres exigences de la présente directive, interdire ou restreindre l'importation, la vente et la consommation des produits du tabac qui sont conformes à la présente directive, à l'exception des mesures prises aux fins de vérification des éléments fournis dans le cadre de l'article 4.

2. La présente directive n'affecte pas la faculté des États membres de maintenir ou d'adopter, dans le respect du traité, des règles plus strictes concernant la fabrication, l'importation, la vente et la consommation des produits du tabac qu'ils estiment nécessaires pour assurer la protection de la santé publique, pour autant que ces règles ne portent pas atteinte aux règles établies par la présente directive.

3. En particulier, les États membres peuvent prévoir l'interdiction, dans l'attente de l'établissement de la liste commune des ingrédients visée à l'article 12, de l'utilisation des ingrédients qui ont pour effet d'accroître les propriétés d'accoutumance des produits du tabac.»

B - La base juridique et l'exposé des motifs de la directive

10. Le législateur communautaire a choisi les articles 95 CE et 133 CE comme base juridique de la directive. Il faut savoir que ce n'est qu'au cours d'une phase tardive de l'élaboration de celle-ci que le Parlement a ajouté l'article 133 CE, la proposition de la Commission n'ayant retenu qu'une seule base juridique, à savoir l'article 95 CE.

11. C'est, en tant que base juridique, l'article 95 CE, ou du moins la suppression des entraves au fonctionnement du marché intérieur, qui est au centre de l'exposé des motifs de la directive. Dans les deuxième et troisième considérants, le législateur indique qu'il existe encore d'importantes divergences dans les dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de fabrication, de présentation et de vente des produits du tabac. Ces entraves, qui font obstacle au fonctionnement du marché intérieur, doivent être éliminées. Dans le quatrième considérant, il déclare qu'eu égard aux effets particulièrement nocifs du tabac, la protection de la santé devrait bénéficier d'une attention prioritaire conformément à l'article 95, paragraphe 3, CE.

12. Les entraves (potentielles) au fonctionnement du marché intérieur sont encore évoquées à plusieurs reprises dans de nombreux autres considérants. Je n'en veux pour exemples que les considérants suivants:

- le septième considérant, première phrase: «Plusieurs États membres ont fait valoir que, si des mesures fixant les teneurs maximales des cigarettes en monoxyde de carbone n'étaient pas adoptées sur le plan communautaire, ils arrêteraient des mesures en ce sens au niveau national.»

- le neuvième considérant, première et deuxième phrases: «Il existe des divergences entre les dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de limitation de la teneur maximale en nicotine des cigarettes. De telles disparités sont de nature à créer des entraves aux échanges et à faire obstacle au bon fonctionnement du marché intérieur.»

13. Seul le onzième considérant de la directive concerne les exportations et relève dès lors de l'article 133 CE. Il est rédigé comme suit:

«La présente directive aura également des incidences sur les produits du tabac exportés de la Communauté européenne. Le régime d'exportation fait partie de la politique commerciale commune. En vertu de l'article 152, paragraphe 1, du traité et selon la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, les exigences en matière de santé doivent faire partie intégrante des autres politiques communautaires. Des règles devraient être adoptées afin de veiller à ce que les dispositions relatives au marché intérieur ne soient pas affectées.»

14. L'article 3 de la directive énonce les teneurs maximales autorisées pour certaines substances nocives. La raison en est énoncée aux cinquième, septième et neuvième considérants. En ce qui concerne le goudron, la directive 90/239/CEE du Conseil, du 17 mai 1990, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres concernant la teneur maximale en goudron des cigarettes , détermine la quantité maximum de goudron que les cigarettes vendues dans les États membres peuvent contenir. Une diminution supplémentaire de cette teneur est imposée par le caractère carcinogène du goudron. En ce qui concerne le monoxyde de carbone, «il est prouvé que les cigarettes produisent des quantités de monoxyde de carbone qui sont dangereuses pour la santé humaine et qui peuvent contribuer à l'apparition de maladies cardio-vasculaires et autres». Aux termes du neuvième considérant, la nicotine entraîne, quant à elle, des problèmes spécifiques de santé publique.

15. Les motifs de l'article 5 de la directive sont exposés dans le dix-neuvième considérant, aux termes duquel: «La diversité dans la présentation des avertissements et l'indication des teneurs s'est maintenue dans les différents États membres. Par conséquent, les consommateurs peuvent être mieux informés quant aux risques liés aux produits du tabac dans un État membre que dans un autre. De telles disparités sont inacceptables et sont de nature à créer des entraves aux échanges et à faire obstacle au fonctionnement du marché intérieur des produits du tabac, et devraient par conséquent être éliminées. Il y a lieu, à cette fin, de renforcer et de clarifier la législation existante en garantissant un niveau élevé de protection de la santé.»

16. Dans la seconde question, le juge de renvoi demande à la Cour une interprétation de l'article 7 de la directive. Il conviendra pour cela de se rappeler le vingt-septième considérant, aux termes duquel: «L'utilisation sur les conditionnements des produits du tabac de certains termes tels que à faible teneur en goudron, léger, ultra-léger, mild, de certaines dénominations ou images ou de certains signes figuratifs ou autres risque d'induire le consommateur en erreur en lui donnant à tort l'impression que ces produits sont moins nocifs et de provoquer des modifications dans la consommation. Les quantités de substances inhalées dépendent non seulement des quantités de certaines substances présentes dans le produit avant sa consommation, mais également du comportement tabagique et de l'accoutumance. Cet aspect n'est pas pris en considération dans l'utilisation de ces termes, ce qui peut vider de leur substance les exigences de la présente directive en matière d'étiquetage. Afin de garantir le bon fonctionnement du marché intérieur et compte tenu de l'évolution des règles internationales proposées, il conviendrait de prévoir une interdiction de cette utilisation au niveau communautaire, tout en accordant un délai suffisant pour la mise en oeuvre de cette règle.»

C - L'arrêt Publicité en faveur du tabac

17. L'arrêt Publicité en faveur du tabac, par lequel la Cour a annulé la directive 98/43, relative à la publicité sur le tabac et au parrainage, revêt une importance particulière pour l'appréciation de la présente affaire. La question se pose alors de savoir quelle signification le jugement porté alors par la Cour peut avoir pour la directive en cause aujourd'hui, qui vise elle aussi à faire diminuer la consommation de tabac et qui est elle aussi fondée sur l'article 95 CE, du moins pour l'essentiel. C'est la raison pour laquelle je reproduis ici, à propos du cadre juridique de l'affaire, les principales considérations que la Cour a formulées dans cet arrêt.

18. La Cour a défini les conditions auxquelles l'article 95 CE peut servir de base juridique pour l'harmonisation des normes applicables aux produits . Ces conditions peuvent être résumées comme suit:

- Les mesures doivent être destinées à améliorer les conditions de l'établissement et du fonctionnement du marché intérieur. L'article 95 CE ne donne pas au législateur communautaire une compétence générale à réglementer le marché intérieur.

- Les mesures doivent avoir pour but de supprimer les entraves aux libertés fondamentales ou les distorsions de concurrence.

- Il doit s'agir d'un risque concret. L'article 95 CE peut être utilisé en vue de prévenir l'apparition d'obstacles futurs aux échanges résultant de l'évolution hétérogène des législations nationales, mais il faut que l'apparition de tels obstacles soit vraisemblable et que la mesure en cause ait pour objet de l'empêcher.

- Une directive peut contenir des dispositions qui ne contribuent qu'indirectement à l'élimination d'entraves aux libertés fondamentales dès lors qu'elles sont nécessaires pour éviter le contournement de certaines interdictions ayant un tel objectif.

- Seules les distorsions sensibles de la concurrence entrent en ligne de compte.

- Doit être considérée comme distorsion toute limitation des possibilités de concurrence applicable à tous les opérateurs du marché dans un État membre, restriction résultant par exemple de l'interdiction d'un acte déterminé. Une telle distorsion ne justifie pas à elle seule que l'article 95 CE soit utilisé comme base juridique pour étendre une interdiction nationale stricte à l'ensemble de l'Union européenne.

19. Lorsque les conditions d'application de l'article 95 CE sont remplies, la protection de la santé publique peut être déterminante au moment d'effectuer les choix qui s'imposent.

20. Quant à la mesure fondée sur cette disposition, il convient de vérifier si elle contribue effectivement à la suppression des entraves à la liberté des échanges et à l'élimination des distorsions de la concurrence.

21. Dans le domaine de la libre circulation, la Cour a estimé que l'article 95 CE permettait l'adoption de règles interdisant la publicité des produits du tabac dans les revues, magazines et journaux, mais que l'interdire pour les affiches, les parasols et les cendriers, notamment, ainsi que dans les films publicitaires projetés dans les salles de cinéma ne saurait avoir le moindre effet sur la libre circulation. Dans ces derniers cas, il semble que la Cour se soit fondée sur l'idée qu'il s'agit de marchés plus ou moins locaux, ce qui ne me paraît pas aller de soi compte tenu du caractère international du marché du tabac, dont font partie la production et le commerce des supports publicitaires. La Cour a notamment tenu compte du fait que les dispositions relatives aux supports publicitaires sont minimalistes et elle a déclaré que les États membres peuvent en adopter de plus sévères. Si je comprends bien la conception de la Cour, à défaut d'une disposition sur la libre circulation, la directive ne peut pas contribuer effectivement à l'élimination des entraves à la liberté des échanges.

22. Quant à l'examen auquel la Cour s'est livrée au regard du droit de la concurrence, elle a conclu que l'article 95 CE n'est pas l'instrument qui convient pour éliminer une distorsion de la concurrence s'il faut pour cela limiter gravement la concurrence dans l'ensemble de la Communauté.

23. Enfin, on observera qu'eu égard au caractère général de l'interdiction instituée par la directive, la Cour ne s'est pas jugée compétente à l'annuler partiellement en l'espèce.

III - Les faits et la procédure

A - Le litige au principal

24. Les demanderesses au principal, British American Tobacco (Investments) Ltd et Imperial Tobacco Ltd (ci-après les «demanderesses»), fabriquent des produits du tabac aux États-Unis et font partie des leaders mondiaux du secteur. Elles font des affaires dans 180 pays et ont une part globale de marché de 15,1 %. Elles possèdent plus de 80 usines réparties dans 64 pays, où elles occupent 80 000 travailleurs, et elles fabriquent 800 milliards de cigarettes par an. Leurs principales marques internationales sont Lucky Strike, Kent, Dunhill et Pall Mall, qui côtoient d'autres marques importantes telles que Rothmans, Peter Stuyvesant, Benson & Hedges et John Player Gold Leaf . Selon les demanderesses, la mise en oeuvre de la directive a des effets considérables sur leurs activités et sur celles de leurs filiales.

25. Le 3 septembre 2001, les demanderesses ont demandé à la High Court of Justice de s'opposer au projet du gouvernement du Royaume-Uni, qui entendait transposer la directive en droit national comme celle-ci lui imposait de le faire. Au cours de l'audience devant la juridiction nationale, la question s'est posée de savoir quelle était la signification de la section 2 (2) du European Communities Act. Les demanderesses ont déclaré que cette disposition confère au gouvernement du Royaume-Uni le pouvoir d'exécuter les obligations que le droit communautaire impose au Royaume-Uni. Elles ont alors demandé au juge de déclarer qu'en exerçant ce pouvoir résultant du European Communities Act, le gouvernement du Royaume-Uni agirait ultra vires parce que la directive est illégale en soi, ce qui libérerait le gouvernement britannique d'une obligation communautaire qui justifierait l'exercice de ce pouvoir.

26. Par ordonnance du 26 février 2002, la High Court of Justice a autorisé les sociétés Japan Tobacco Inc. et JT International SA à se constituer parties intervenantes.

27. Japan Tobacco Inc. a déclaré que ses griefs portaient simplement sur l'article 7 de la directive et en particulier sur les moyens déjà invoqués par les demanderesses.

28. Japan Tobacco Inc. est un des plus grands fabricants de cigarettes au monde. JT International SA est une filiale de Japan Tobacco Inc. JT International SA fabrique des cigarettes dans une usine située en Allemagne et les distribue dans les 15 États membres de la Communauté. Japan Tobacco Inc. est en outre propriétaire de la marque commerciale Mild Seven. Selon ses dires, Mild Seven est la deuxième plus grande marque de cigarettes au monde. JT International SA est le titulaire exclusif de la licence sur cette marque. Les ventes de Mild Seven représentent plus de 40 % des ventes totales de Japan Tobacco Inc. .

29. Les demanderesses ont articulé sept moyens déduits de l'illégalité de la directive. Ils sont reproduits dans les sept sections de la première question préjudicielle.

B - Les questions préjudicielles

30. Par ordonnance du 6 décembre 2001, qui est parvenue au greffe le 19 décembre 2001, la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division (Administrative Court), a demandé à la Cour de statuer à titre préjudiciel sur les questions suivantes:

«1) La directive 2001/37/CE est-elle en tout ou en partie invalide

a) pour caractère inadéquat des articles 95 CE et/ou 133 CE en tant que base juridique;

b) pour utilisation des articles 95 CE et 133 CE en tant que double base juridique;

c) pour violation du principe de proportionnalité;

d) pour violation de l'article 295 CE, du droit fondamental de propriété et/ou de l'article 20 des TRIP's;

e) pour violation de l'article 253 CE et/ou de l'obligation de motivation;

f) pour violation du principe de subsidiarité;

g) pour détournement de pouvoir?

2) En cas de réponse négative à la première question, l'article 7 de la directive 2001/37/CE du Parlement et du Conseil s'applique-t-il seulement aux produits du tabac commercialisés dans la Communauté européenne ou également aux produits du tabac emballés dans la Communauté européenne et destinés à être exportés vers des États tiers?»

C - La procédure devant la Cour

31. Conformément à l'article 20 du statut CE de la Cour de justice, ont présenté des observations écrites les demanderesses, Japan Tobacco, le Parlement européen, le Conseil, la Commission et les gouvernements belge, allemand, finlandais, français, grec, italien, luxembourgeois, néerlandais, du Royaume-Uni et suédois. Ont comparu à l'audience du 2 juillet 2001 les demanderesses, Japan Tobacco, le Parlement européen, le Conseil, la Commission ainsi que les gouvernements belge, allemand, finlandais, français, grec, irlandais, italien, luxembourgeois, néerlandais et du Royaume-Uni afin d'y être entendus en leurs observations orales.

D - Remarques préliminaires

32. Le Parlement signale que les demanderesses ont déclaré que leur argumentation est corroborée par un avis confidentiel que son service juridique a rendu sur le projet de directive. Deux avis distincts du service juridique sont également annexés aux déclarations des témoins dont elles s'autorisent. Elles étayent également leur point de vue en produisant un avis de la commission juridique du Parlement.

33. Le Parlement demande à la Cour de ne pas tenir compte de ces avis ni des pièces qui y sont citées ou auxquelles il y est fait référence. Il renvoie à cet égard aux conclusions que l'avocat général Jacobs a présentées dans l'affaire Espagne/Conseil . L'avocat général y a déclaré qu'en l'absence d'une autorisation expresse d'une institution communautaire, un avis du service juridique de cette institution ne peut être invoqué directement ou indirectement devant la Cour. Le faire porterait, en effet, préjudice à l'intérêt général en cas de recherche d'un avis juridique indépendant. Le Parlement renvoie également à l'ordonnance que le président du Tribunal de première instance a rendue dans l'affaire Carlsen e.a./Conseil . Le président y fait observer que diffuser des avis du service juridique peut provoquer une insécurité concernant la légalité des actes des Communautés et avoir un effet négatif sur le fonctionnement des institutions, ce qui menacerait la stabilité de l'ordre communautaire et le bon fonctionnement des institutions. Il s'agit là d'intérêts généraux dont la protection doit être assurée avec détermination.

34. J'estime, quant à moi, que les avis juridiques émis au cours du processus d'élaboration de la législation communautaire ne doivent pas demeurer secrets dans tous les cas. La publicité de pareils avis présente également un avantage important, car elle augmente la transparence du processus législatif. Cela ne signifie cependant pas que tous les avis puissent être rendus publics. Je fais, en cela, une différence entre, d'une part, les avis internes des services juridiques, qui doivent pouvoir être librement émis afin de déterminer le point de vue interne d'une institution et, d'autre part, les avis externes, plus formels, tels que les avis rendus par le conseil d'état dans un certain nombre d'États membres. En ce qui concerne ce second type d'avis, je ne vois aucune raison de les maintenir sous le sceau du secret. Je n'en crois pas moins que les avis internes peuvent eux aussi être rendus publics pour quelque raison que ce soit. Les parties à une procédure telle que celle de l'espèce sont évidemment libres, en pareil cas, d'employer les arguments utilisés dans un pareil avis. Cela ne signifie cependant pas qu'une institution puisse être liée par les points de vue de son service juridique.

35. La Cour peut apprécier la volonté du législateur communautaire sans tenir compte des documents produits en l'espèce. C'est la raison pour laquelle je lui propose d'examiner cette affaire en notant bien que ces avis ne représentent pas le point de vue du Parlement. Pour le surplus, il n'est pas nécessaire de prendre la demande du Parlement en considération.

IV - Le caractère particulier de la procédure et la recevabilité

36. La présente affaire revêt un caractère particulier parce que c'est la première fois que la Cour est invitée à se prononcer sur la recevabilité de questions préjudicielles portant sur la validité d'une directive qui ont été soulevées par des parties intéressées au cours d'une procédure nationale pendant la période de mise en oeuvre de la directive. Une situation analogue s'était déjà présentée dans l'affaire Imperial Tobacco e.a. . Dans cette affaire-là, cependant, la Cour n'a pas eu à se prononcer sur la recevabilité parce que l'affaire est devenue sans objet à la suite de l'arrêt Publicité en faveur du tabac par lequel la Cour a annulé la directive 98/43. Dans l'arrêt SMW Winzersekt , en revanche, la Cour a répondu à une question assez comparable. Il s'agissait d'une disposition d'un règlement qui n'était applicable qu'après une période transitoire. La Cour a dit pour droit que le demandeur au principal dans cette affaire n'avait pas à attendre la fin de cette période pour pouvoir invoquer l'inapplicabilité de cette disposition devant le juge national.

37. Le gouvernement français et la Commission contestent la recevabilité des questions préjudicielles. Le gouvernement français considère qu'une directive n'impose en soi aucune obligation aux particuliers et se réfère plus particulièrement à l'arrêt Salamander e.a./Parlement et Conseil dans lequel le Tribunal de première instance a déclaré qu'une directive exigeant des États membres qu'ils imposent certaines obligations à des opérateurs du marché n'affecte pas directement la situation juridique de ces opérateurs avant l'adoption de mesures nationales de mise en oeuvre et indépendamment de celles-ci. Le préjudice que peuvent subir les particuliers au cours du délai de mise en oeuvre est par nature un préjudice en fait et n'est pas imputable au droit communautaire. La Commission estime également qu'avant l'expiration de ce délai de transposition de la directive en droit national, il n'est pas nécessaire de se prononcer sur la validité et l'interprétation de celle-ci. De surcroît, à supposer qu'un particulier puisse contester la validité d'une directive devant le juge national avant l'expiration du délai de mise en oeuvre, ses possibilités de recours pourraient être considérées comme une façon de contourner les dispositions de l'article 230 CE et de pervertir le système des voies de recours mis en place par le traité CE.

38. Je considère, pour ma part, que la jurisprudence constante de la Cour en matière de recevabilité des questions préjudicielles fournit la réponse dont nous avons besoin dans la présente affaire, qui a trait à des questions posées au cours de la phase de transposition d'une directive à propos de la validité de celle-ci.

39. Dans cette jurisprudence, la Cour a dit pour droit, en substance, que, lorsque les questions posées par la juridiction nationale portent sur l'interprétation d'une disposition de droit communautaire, la Cour est en principe obligée d'y répondre. Une demande qui lui est adressée par un juge national ne peut être écartée que s'il apparaît que la procédure mise en place par l'article 234 CE a été détournée de son objet et tend, en réalité, à amener la Cour à statuer par le biais d'un litige construit ou s'il est manifeste que le droit communautaire ne saurait trouver à s'appliquer, ni directement ni indirectement, aux circonstances de l'espèce .

40. Il apparaît donc que la Cour a une conception large de son obligation de répondre aux questions préjudicielles et qu'elle souligne toujours à ce propos que la procédure instituée par l'article 234 CE est un instrument de collaboration entre la Cour et les juridictions nationales. Elle a, en conséquence, déclaré qu'il appartient aux seules juridictions nationales qui sont saisies du litige et doivent assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle en vue de leur jugement que la pertinence des questions qu'elles posent à la Cour.

41. En d'autres termes, c'est le juge national, et non pas la Cour, qui apprécie l'opportunité d'adresser des questions préjudicielles à celle-ci. Les seules restrictions qui s'imposent à lui sont qu'il ne peut s'agir d'un litige construit et que les questions doivent concerner l'application du droit communautaire.

42. Il n'existe, selon moi, aucun doute concernant ces deux conditions en l'espèce. En premier lieu, le litige est un litige réel selon le droit national puisqu'il concerne le pouvoir qu'a le gouvernement du Royaume-Uni de faire usage de la section 2 (2) du European Communities Act. En second lieu, les questions posées à la Cour concernent l'application du droit communautaire. En effet, le différend ne porte pas sur un projet de réglementation communautaire, mais sur une directive qui a d'ores et déjà été adoptée et qui est entrée en vigueur le jour de sa publication conformément à son article 16. Son contenu est donc certain, tout comme le sont les obligations qui en résulteront à l'expiration du délai de transposition en droit national.

43. Ce que la Cour a déclaré dans l'arrêt Vaneetveld - invoqué par la Commission - n'entame en rien cette situation. Dans cet arrêt, la Cour a dit pour droit que les particuliers ne peuvent invoquer une directive devant le juge national avant que son délai de transposition en droit interne n'ait expiré. Avant l'expiration de celui-ci, en effet, une directive ne saurait créer au bénéfice d'un individu des droits que le juge national devrait protéger. Au cours de cette période de mise en oeuvre, une directive ne peut pas non plus imposer des devoirs aux particuliers. Seuls les États membres ont des obligations précisément décrites pendant ce temps. Ils doivent transposer la directive en droit national et s'abstenir de toute mesure susceptible de compromettre gravement la réalisation du résultat prescrit par la directive .

44. Cela ne signifie cependant pas encore que la juridiction de renvoi n'a pas objectivement besoin d'obtenir une réponse aux questions préjudicielles qu'elle a adressées à la Cour ni qu'il s'agirait d'un litige construit, auxquels cas la Cour ne serait pas tenue de lui fournir une réponse.

45. Qui plus est, les demanderesses ont incontestablement un intérêt à obtenir une réponse aux questions préjudicielles adressées à la Cour. Elles doivent, en effet, obtenir toute certitude concernant les droits et obligations dont elles pourront se prévaloir ou devront s'acquitter dans un futur proche et qui sont essentiels pour la conduite de leurs affaires. Il est en outre probable qu'elles doivent d'ailleurs déjà adopter un certain nombre de mesures dans la gestion de leurs entreprises avant l'expiration du délai de transposition en droit national. Ce n'est pas à la Cour qu'il appartient d'apprécier le contenu ou l'étendue de cet intérêt dans le cadre de la procédure préjudicielle, car celle-ci réserve cette mission au juge national. Telle est précisément la différence qui sépare la procédure préjudicielle de la procédure de recours direct instituée par l'article 230 CE . À titre purement surabondant, je me permets encore d'ajouter qu'il ne fait pas non plus le moindre doute que l'intérêt des requérantes est considérable. À titre surabondant toujours, je réponds à l'argument du gouvernement français qui soutient que l'intérêt des demanderesses est un intérêt en fait et qu'il n'est pas fondé sur le droit communautaire. Cet argument ne me paraît pas seulement incorrect , mais il est en outre dénué de pertinence pour la Cour puisque c'est au juge national qu'il appartient d'en juger.

46. Ceci m'amène à la conclusion que la Cour doit répondre aux questions préjudicielles que la High Court lui a adressées, solution qui se situe d'ailleurs dans le droit fil de celle que la Cour a elle-même retenue dans l'affaire SMW Winzersekt, précitée qui était assez comparable à celle-ci.

47. Il est cependant utile de signaler que toute autre conclusion - qui aboutirait à l'irrecevabilité de la demande - impliquerait que l'ordre juridique communautaire n'offre aucune protection juridique efficace aux demanderesses, ce qui irait à l'encontre de cet important principe général du droit que la Cour a toujours reconnu comme faisant partie de l'héritage constitutionnel commun à tous les États membres. Ce principe de droit est consacré par les articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et a été formulé par l'Union européenne dans l'article 47 de la charte des droits fondamentaux.

48. En ce qui concerne l'exigence d'une protection juridique efficace, je voudrais faire observer en premier lieu que la procédure préjudicielle fait partie d'un ensemble de voies de recours qui doit assurer la protection juridique nécessaire aux justiciables. Outre cette procédure préjudicielle, le traité a mis en place un recours direct que toute personne physique ou morale peut engager devant le Tribunal de première instance à certaines conditions.

49. L'article 230 CE dispose néanmoins que la validité d'une directive ne peut être mise en cause que par un recours direct engagé par un État membre, par le Conseil ou par la Commission . Cet article ne confère donc pas le droit aux personnes physiques et morales d'attaquer la validité d'une directive devant la Cour. Son quatrième alinéa mentionne uniquement les décisions et, dans un cas spécifique, les règlements.

50. Le fait que le quatrième alinéa de l'article 230 CE donne une description extrêmement précise des cas dans lesquels les personnes physiques et morales disposent d'un droit de recours signifie que les auteurs du traité ont explicitement choisi de refuser tout accès direct au juge communautaire dans un cas tel que celui qui nous occupe aujourd'hui. Cette explication s'inscrit d'ailleurs dans le droit fil de la jurisprudence dans laquelle la Cour a strictement défini les conditions auxquelles doit satisfaire l'intérêt individuel dont les particuliers doivent justifier pour pouvoir engager une procédure devant le juge communautaire . Les particuliers ne sont recevables à agir que lorsqu'il s'agit d'une décision qui «les atteint en raison de certaines qualités qui leur sont particulières ou d'une situation de fait qui les caractérise par rapport à toute autre personne et, de ce fait, les individualise d'une manière analogue à celle du destinataire» . Conformément à cette jurisprudence, les demanderesses n'ont donc pas le droit d'engager un recours direct en l'espèce puisqu'elles ne se distinguent pas d'autres fabricants de produits du tabac affectés par la directive. En résumé, même si l'article 230, quatrième alinéa, CE avait mentionné les directives, les demanderesses n'en seraient pas pour autant recevables à agir sur le pied de cette disposition.

51. À l'appui de cette interprétation restreinte, la Cour fait valoir notamment que le justiciable particulier peut toujours s'adresser au juge national, qui pourra à son tour engager une procédure préjudicielle. Les droits des citoyens à une protection juridique efficace sont garantis par la filière préjudicielle . Cela implique à l'évidence que le droit communautaire ne peut naturellement pas fermer cette voie préjudicielle et créer ainsi un vide juridique. Je vois les choses de cette manière sans encore aborder la question de savoir si cette interprétation restrictive que la Cour a donnée à l'article 230, quatrième alinéa, CE tient suffisamment compte des droits constitutionnels qui garantissent l'accès à la justice à tout justiciable. Dans les conclusions qu'il a présentées dans l'affaire Unión de Pequeños Agricultores/Conseil , l'avocat général Jacobs a formulé, à bon droit selon moi, des doutes qu'il convient de prendre au sérieux.

52. En deuxième lieu, le principe de la sécurité juridique doit également être pris en considération. Dans un ordre juridique qui fonctionne correctement, toute partie intéressée doit, autant que possible, connaître avec certitude les droits et obligations qui sont les siens. Cela vaut a fortiori lorsqu'il s'agit de droits et obligations susceptibles d'avoir une influence considérable sur la gestion de ses affaires. C'est la raison pour laquelle il me paraît sans importance qu'il s'agisse de droits et obligations qui ne sont pas encore en vigueur à un moment donné, mais qui le seront avec certitude à bref délai.

53. Il ne fait aucun doute que la validité d'une directive peut être soumise à l'appréciation de la Cour dans le cadre d'une procédure préjudicielle fondée sur le traité à l'occasion d'un recours formé devant le juge national par une partie intéressée qui conçoit des doutes fondés concernant cette validité. Il me paraît incompatible avec le principe de la sécurité juridique d'interpréter le droit communautaire d'une manière telle qu'une partie intéressée doive attendre jusqu'à l'expiration du délai de transposition de la directive en droit national avant de pouvoir emprunter cette voie juridique.

54. En troisième lieu, déclarer les demanderesses irrecevables en l'espèce pourrait entraîner un préjudice pour elles puisqu'elles doivent d'ores et déjà prendre des mesures pour adapter leur production alors même qu'il pourrait apparaître ultérieurement que la directive n'est pas valide. La partie lésée devra alors essayer d'obtenir réparation du dommage qu'elle a subi en s'adressant soit à l'État membre qui a adopté les mesures de mise en oeuvre de la directive, soit directement à la Communauté comme l'article 288, deuxième alinéa, CE lui en offre la possibilité.

55. La Cour subordonne à des conditions très strictes l'octroi d'une réparation des dommages subis en conséquence d'une législation non conforme au droit. Je ne vais pas m'approfondir sur la question de savoir dans quelle mesure une action en réparation engagée à l'encontre de la Communauté a des chances de prospérer. Je n'exclus pas qu'elle puisse être engagée avec succès, d'autant moins lorsque l'illégalité résulte du fait que le législateur communautaire a pris une mesure pour laquelle, en l'absence d'une base juridique, le traité ne lui donne aucune compétence.

56. Ce qui est plus important, c'est que, si les demanderesses devaient être déclarées irrecevables et qu'il fallait attendre une nouvelle procédure pour que la directive puisse être déclarée invalide ultérieurement, elle subirait un dommage sans avoir pu intervenir. En effet, la décision de prendre les mesures que comporte l'exécution de la directive - avant même que l'illégalité de celle-ci soit constatée - ne relève pas du libre choix de l'entreprise, mais résulte du respect d'une obligation légale.

57. Un système de protection juridique doit être conçu d'une manière telle qu'il offre les recours permettant de prévenir autant que possible l'apparition d'un préjudice ou, du moins, d'en restreindre l'étendue. En d'autres termes, il serait inéquitable d'interpréter les dispositions du traité qui garantissent l'accès au juge en ce sens qu'elles excluent les particuliers de la possibilité de limiter le dommage.

V - Les facteurs liés au contexte

A - Généralités

58. L'affaire qui nous occupe aujourd'hui n'est pas une affaire isolée et l'appréciation qu'il nous faudra porter sur elle dépend dans une large mesure de son contexte. Il s'agit, en premier lieu, du contexte matériel dans lequel les produits du tabac sont fabriqués, commercialisés et consommés. C'est dans cet environnement que la directive a été adoptée. La manière dont elle l'a été fera l'objet de la deuxième section du présent chapitre. Le troisième point qui me paraît important porte sur les modifications matérielles introduites par la directive. La composition et l'étiquetage des produits du tabac font, en effet, depuis longtemps déjà l'objet d'une intervention du législateur communautaire.

B - Le contexte matériel

59. Les parties à la présente procédure ont fourni à la Cour une documentation volumineuse sur les risques que comporte la consommation du tabac, et notamment des rapports médicaux et scientifiques détaillés ainsi que des photos de victimes de l'abus de tabac. Je ne crois pas qu'il appartienne à la Cour de se former un jugement approfondi sur les conséquences précises du tabagisme. Il suffit de constater ici que nul ne conteste plus sérieusement la gravité de ses effets et que l'opinion du public sur la consommation de tabac a subi de fortes modifications. Ces deux évolutions sont notamment la suite du développement des connaissances scientifiques que l'on a acquises concernant les effets délétères du tabac. Il n'en demeure pas moins que la population, et notamment les jeunes, fument encore beaucoup .

60. La politique appliquée en matière de tabagisme tant au niveau de l'Union européenne que dans de nombreux États membres s'articule autour de deux axes. Le premier comprend des mesures visant à décourager la consommation de tabac autant que faire se peut en s'adressant aux jeunes en particulier. Le second axe concerne des mesures visant à limiter autant que possible les effets nocifs du tabac. Les normes d'étiquetage instituées par la directive sont un bon exemple du premier axe politique susvisé alors que celles qui concernent la composition des produits du tabac relèvent du second. La Commission a fait observer qu'une mesure plus radicale - qui interdirait purement et simplement les produits du tabac - serait peut-être justifiée par le danger que leur consommation représente, mais serait irréalisable pour des raisons tant pratiques que fiscales et politiques.

61. Ceci m'amène à parler du marché des produits du tabac, et en particulier de celui des cigarettes. Ce marché a acquis au fil du temps un caractère toujours plus transfrontalier , les préférences locales jouant un rôle de plus en plus réduit dans un marché dominé par un nombre restreint de grandes marques de cigarettes. Quant à l'industrie du tabac, la concentration est encore plus importante : les principaux opérateurs commercialisent fréquemment plusieurs marques sur le marché. Le caractère transfrontalier du marché des cigarettes ne signifie pas l'apparition d'un marché parfaitement uniforme. Au contraire, le marché est largement réglé par les pouvoirs publics, de sorte qu'il existe d'importantes différences de prix, en raison des accises nationales notamment. Les règles publicitaires sont également fort divergentes d'un État à l'autre.

62. Les grandes différences de prix entre les marchés nationaux ont rendu ceux-ci très sensibles au commerce illégal et à la contrebande. Dans un rapport de la banque mondiale datant de 1999 , on estime à 30 % la part des exportations de cigarettes à l'échelle mondiale détournées vers les filières de la contrebande, ce qui représente environ 355 milliards de cigarettes.

63. Le commerce illégal et la contrebande représentent une activité de première importance dans le commerce entre les États membres de l'Union européenne et les pays tiers également, ce que nul n'a contesté au cours de cette procédure. En revanche, les opinions divergent sur la mesure dans laquelle cette contrebande touche des cigarettes produites dans l'Union et écoulées illégalement sur le marché européen (après avoir été ou non exportées puis réimportées) ou s'il s'agit plutôt de cigarettes en provenance de pays tiers.

64. C'est ainsi que le gouvernement luxembourgeois affirme que 97 % des cigarettes importées clandestinement dans l'Union proviennent de pays tiers. Pour ce qui est des importations clandestines en Allemagne, le gouvernement de ce pays cite le même pourcentage. Quant aux demanderesses, elles affirment que 85 % des cigarettes qui circulent illégalement dans l'Union européenne sont originaires de pays tiers. La Commission soutient, en revanche, que la part des cigarettes de contrebande en circulation dans l'Union qui est produite à l'intérieur de celle-ci dépasse largement les 15 %.

65. Selon le dernier rapport d'activité du BELF , la contrebande de cigarettes est un problème qui touche tous les États membres et de nombreux pays tiers et qui entraîne pour eux des pertes considérables tant pour le budget communautaire que pour les budgets nationaux. Les fraudeurs du secteur de la cigarette opèrent à l'échelle mondiale et disposent de moyens importants et d'une infrastructure très sophistiquée. La fraude s'organise généralement de la même manière en pratique: il s'agit la plupart du temps de fausses déclarations, de contournements de la réglementation et de contrebande pure et simple. Lorsqu'un État membre déterminé ou un pays tiers durcit les mesures de contrôle de l'origine des cigarettes, les fraudeurs déplacent leurs activités vers un autre État membre ou un autre pays tiers. En raison des gains énormes qui sont en jeu, les fraudeurs sont prêts à déplacer leur trafic ou à stocker leurs cigarettes le temps qu'il faudra jusqu'à ce que l'attention des services de recherche se relâche et qu'ils puissent importer frauduleusement les cigarettes dans la Communauté . Le rapport du BELF indique en outre que les cigarettes de contrebande sont tout d'abord stockées dans l'Union avant d'être exportées (ou déclarées à l'exportation) à destination de pays tiers.

66. La présente procédure met également en cause les intérêts économiques du secteur du tabac dans l'Union européenne, à savoir la culture du tabac, pratiquée essentiellement dans les États du sud, et la transformation industrielle de celui-ci. La directive est susceptible d'avoir des effets défavorables sur ce secteur. Selon les demanderesses, l'application de la directive aux exportations entraîne une perte de 1 800 à 3 000 emplois rien que pour leur seule entreprise.

C - Historique de la directive

67. La directive a connu une longue histoire. Les principales mesures qu'elle met en place (par ses articles 3 à 7 inclus) avaient déjà été évoquées comme options dans la communication de la Commission du 18 décembre 1996 , dans laquelle la Commission avait proposé toute une série de moyens visant à intensifier la prévention du tabagisme dans la Communauté.

68. Cette communication a connu son prolongement notamment dans une résolution du Parlement , dans laquelle celui-ci recommande une surveillance attentive de l'évolution de la teneur en nicotine indiquée sur les emballages dans l'ensemble de l'Union. Il invite également la Commission à évaluer l'efficacité des messages d'avertissement qui y figurent. Il condamne en outre le fait que l'Union exporte vers des pays tiers du tabac de moindre qualité qui ne répond pas aux normes européennes et contribue ainsi à l'aggravation de la situation de la santé publique dans un certain nombre de pays où elle était déjà préoccupante.

69. Dans le prolongement des observations du Parlement et du Conseil, la Commission a publié en octobre 1999 un rapport sur le suivi de sa communication de 1996 . Ce rapport contient une analyse de la politique et des pratiques suivies par les États membres en matière de lutte contre le tabagisme.

70. Dans les conclusions qu'il a adoptées sur la lutte contre la consommation de tabac , le Conseil souligne la nécessité d'élaborer une stratégie globale comportant un système efficace pour surveiller la consommation de tabac, les politiques en matière de tabac et leur incidence dans l'ensemble de la Communauté ainsi que la mise en oeuvre de la législation communautaire. Un certain nombre des mesures proposées dans ces conclusions ont été développées dans une proposition récente de la Commission concernant la lutte contre le tabagisme . Cette proposition contient notamment certaines initiatives en matière de protection des mineurs, et en particulier une réglementation concernant les conditions de vente, la vente à distance par internet et l'accès aux distributeurs automatiques.

71. Les préoccupations de la Communauté en matière de lutte contre le tabagisme remontent bien plus loin encore. En juin 1985 déjà, le conseil européen de Milan avait recommandé la mise en place d'un programme européen d'action de lutte contre le cancer. Ce programme est entré en vigueur le 7 juillet 1986 . Il avait pour but de contribuer à une amélioration de la santé et de la qualité de vie des citoyens de la Communauté par une diminution du nombre des cas de cancer. Ce programme d'action prévoyait notamment la priorité de la lutte contre la consommation de tabac. C'est en exécution de ce programme d'action que les premières directives d'harmonisation en matière de consommation du tabac ont été adoptées.

72. L'historique de la directive doit également être vu à la lumière des développements à l'échelle internationale. Certains pays occidentaux en dehors de l'Union européenne ont considérablement renforcé leur législation au cours des dernières années. Le Canada a souvent été cité en exemple au cours de la procédure. En ce qui concerne les avertissements en matière de santé, ce pays a adopté des mesures encore plus sévères que celles qui sont proposées dans la directive.

73. Par ailleurs, des négociations sur un accord-cadre en matière de réduction du tabagisme sont actuellement en cours dans le cadre de l'organisation mondiale de la santé (OMS) , négociations auxquelles participent aussi bien la Commission que les États membres. Il ressort des minutes des réunions des négociateurs que l'industrie du tabac est tenue au courant de l'évolution des discussions sur l'accord-cadre et qu'il lui est loisible de faire valoir son point de vue à ce sujet.

74. En résumé, les restrictions que la directive impose en matière de composition, d'étiquetage et de dénomination des produits du tabac ne tombent pas du ciel. Elles ont une longue histoire à laquelle l'industrie du tabac a été étroitement associée. Tout cela signifie que les fabricants - et les importateurs - de produits du tabac dans l'Union européenne ont eu l'occasion de prendre en temps voulu les mesures qui s'imposaient pour limiter l'éventuel préjudice que la directive peut entraîner pour eux.

D - Les modifications matérielles mises en place par la directive

75. La commercialisation de produits du tabac est déjà soumise à des règles communautaires visant à réduire les risques que le tabagisme présente pour la santé. Ces règles sont énoncées dans les directives suivantes:

- directive 89/622/CEE du Conseil, du 13 novembre 1989, concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière d'étiquetage des produits du tabac ;

- directive 90/239;

- directive 89/552/CEE du Conseil, du 3 octobre 1989, visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à l'exercice d'activités de radiodiffusion télévisuelle, dite «directive télévision sans frontières» , qui interdit toute forme de publicité télévisée pour les produits du tabac.

À ces directives s'ajoute la directive 98/43 concernant la publicité et le parrainage en faveur des produits du tabac. Cette directive a, comme nous l'avons déjà dit, été annulée par la Cour.

76. La réglementation communautaire existante a été renforcée par la directive litigieuse. Cela vaut aussi bien pour les règles en matière d'étiquetage - les avertissements au fumeur sont légèrement plus menaçants - que pour les règles en matière de composition du produit. Aux teneurs maximums en goudron s'ajoutent désormais les teneurs maximums en nicotine et en monoxyde de carbone. De surcroît - et il s'agit ici d'un élément totalement nouveau de la réglementation - les teneurs maximums s'appliquent désormais également aux cigarettes qui sont produites dans la Communauté, mais sont destinées à être exportées vers des pays tiers.

77. La directive contient en outre deux obligations qui doivent être considérées comme nouvelles. L'article 6 impose aux fabricants et aux importateurs de soumettre aux autorités des États membres la liste de tous les ingrédients et de leurs quantités utilisés dans la fabrication de leurs produits. L'article 7 interdit l'utilisation de certaines indications pouvant avoir un effet de suggestion tel que «mild», «light» ou «ultra-light». Cette interdiction vaut également lorsque les indications en question ont été déposées en tant que marque ou partie d'une marque.

VI - Examen de la première question: choix de la base juridique

A - Introduction et approche

78. La première question est essentielle parce que le juge de renvoi y soulève un certain nombre d'éléments susceptibles de susciter des doutes concernant la validité de la directive.

79. Selon les gouvernements du Royaume-Uni, belge, finlandais, français, irlandais, italien, néerlandais et suédois, et selon le Parlement, le Conseil et la Commission, la directive est valide. En revanche, les demanderesses ainsi que les gouvernements grec et luxembourgeois considèrent qu'elle est totalement invalide. Les demanderesses prétendent que la directive n'a pas pour but d'améliorer les conditions de mise en place et de fonctionnement du marché intérieur. Pour ce qui est du choix de l'article 133 CE comme base juridique de son adoption, elles considèrent qu'elle n'a pas non plus pour but d'instaurer une politique commerciale commune. Le gouvernement luxembourgeois pense, quant à lui, que la directive a pour seul objet de protéger la santé publique et que, pour cette raison, le rapprochement des législations ne serait pas licite. Le gouvernement grec met en doute la validité de la directive en ce qui concerne les cigarettes destinées à l'exportation. Selon Japan Tobacco, l'article 7 de la directive est illégal. Sans se prononcer sur la validité d'autres dispositions de la directive, le gouvernement allemand considère que l'article 3, paragraphes 1 et 2, n'est pas valide, parce qu'il a pour effet d'interdire la production de cigarettes destinées à l'exportation.

80. En ce qui concerne cette première question, je vais commencer par examiner la base juridique ainsi que les points a) et b) de cette question. Le Parlement europen et le Conseil sont-ils compétents à harmoniser les normes de fabrication de la manière dont ils l'ont fait dans la directive? Quant à savoir si le contenu de la directive enfreint éventuellement des principes juridiques, j'aborderai ce sujet au chapitre VII des présentes conclusions.

81. C'est suivant cette approche que j'examinerai les interrogations du juge de renvoi. Une partie importante de la procédure porte sur la validité en droit des différentes obligations inscrites aux articles 3 à 7 inclus de la directive et non pas tant sur la validité de la directive dans son ensemble. L'approche que j'ai retenue signifie que certaines de ces obligations sont mises en cause à plusieurs endroits. Je distinguerai cependant en substance les exigences en matière de composition des produits du tabac (article 3 lu en combinaison avec l'article 4 de la directive) des obligations en matière d'étiquetage et d'information (articles 5 à 7 inclus). Dans le cadre des premières, j'analyserai le choix de la base juridique ainsi que, par déduction, la proportionnalité des mesures notamment. Lors de l'analyse des secondes, en revanche, la discussion portera plus particulièrement sur la proportionnalité et sur le droit de propriété.

82. Ceci m'amène à ajouter une restriction supplémentaire en ce que j'estime que la Cour ne doit pas examiner séparément les articles 4 et 6 de la directive.

83. En ce qui concerne l'article 4, imposer des méthodes de mesure n'est que la conséquence nécessaire des obligations imposées par l'article 3 en matière de teneurs maximales. En effet, imposer de telles normes en matière de goudron, de nicotine et de monoxyde de carbone n'aurait aucun sens si ces règles n'étaient pas assorties de méthodes de mesure. Le fait que l'article 4, paragraphe 3, permet aux États membres de prescrire des mesures pour d'autres substances n'entame en rien cette conclusion. Contrairement à ce qui semble résulter de l'exposé des demanderesses, l'article 4, paragraphe 3, n'institue pas une entrave autonome aux échanges. Les dispositions qui y sont inscrites ne font que confirmer la marge d'action des États membres sur un point sur lequel la directive n'impose pas le rapprochement des législations.

84. La raison qui m'incline à penser qu'il ne faut pas examiner séparément l'article 6 de la directive est d'une tout autre nature. En effet, aucun grief spécifique n'a été formulé à l'encontre de l'article 6. L'argument des demanderesses conformément auquel cet article ne vise pas tant la mise en place et le bon fonctionnement du marché intérieur que la protection de la santé publique sera analysé à suffisance au chapitre VI, C, indépendamment des dispositions de l'article 6 de la directive.

B - Remarques préalables sur la base juridique

85. Comme nous l'avons déjà signalé, la directive est fondée aussi bien sur l'article 95 CE que sur l'article 133 CE. Ces deux bases juridiques ne peuvent cependant pas être considérées comme équivalentes en l'espèce. Pour les auteurs de la directive en cause, le point de départ est l'article 95 CE, mais comme ils n'étaient pas sûrs qu'ils pouvaient se fonder sur cette disposition pour définir également les normes des cigarettes destinées à l'exportation en dehors de l'Union européenne, ils ont ajouté une seconde base juridique pour cet aspect spécifique de la directive, à savoir l'article 133 CE.

86. Ils ont expliqué pourquoi la directive s'applique aux exportations dans le onzième considérant de l'exposé des motifs. Seule la dernière phrase de ce considérant est de nature à justifier une réglementation. Le Conseil et le Parlement y expriment leur souhait d'éviter toute atteinte aux règles du marché intérieur. Au cours de l'audience, ils ont ajouté que la directive est applicable aux exportations pour répondre à deux objectifs indissociablement liés. Le premier, qui justifie l'utilisation de l'article 95 CE comme base juridique, est de lutter contre le commerce illégal et de protéger le marché intérieur. Le second concerne l'exportation des cigarettes elle-même. C'est pour la réalisation de ce second objectif que l'article 133 CE a été employé comme base juridique. Je suppose que seul le premier objectif trouve son origine dans l'exposé des motifs de la directive.

87. Lorsqu'elle examinera le bien-fondé du choix de la base juridique, la Cour devra tenir compte de la différence de valeur entre les deux bases juridiques retenues et des motifs que le législateur communautaire a exposés pour justifier son choix. Il faudra tout d'abord examiner si la directive dans son ensemble peut être basée sur l'article 95 CE. Pour mener à bien cette analyse, il faudra répondre à deux questions essentielles:

- Une réglementation qui vise (notamment) à la protection de la santé publique peut-elle être fondée sur l'article 95 CE?

- Une réglementation fondée sur l'article 95 CE peut-elle avoir notamment pour objet de réguler la fabrication de produits destinés à l'exportation et à des pays tiers?

Répondre négativement à la première question entraînerait l'invalidité de la directive alors que répondre négativement à la seconde n'aurait pas nécessairement le même effet, car il faudrait alors encore répondre à la question supplémentaire de savoir si l'article 133 CE peut servir de base juridique complémentaire pour étendre le champ d'application de la directive aux exportations vers des pays tiers. Même si elle répond affirmativement à la seconde question, la Cour devra quand même aborder l'article 133 CE, car, indépendamment de la question de savoir si le législateur communautaire avait besoin de l'article 133 CE en tant que base juridique complémentaire, il demeure qu'il s'en est bel et bien servi.

88. L'analyse de l'emploi de l'article 133 CE comme base juridique comporte les questions suivantes:

- Était-il licite d'utiliser une double base juridique en l'espèce, à savoir l'article 133 CE utilisé en complément de l'article 95 CE?

- L'article 133 CE peut-il être utilisé ici comme base juridique de règles concernant la fabrication de produits destinés à l'exportation vers des pays tiers? Pour répondre à cette question, la Cour devra en tout cas se pencher sur le contenu du onzième considérant de l'exposé des motifs.

- S'il y a lieu de considérer que l'article 95 CE est à lui seul une base juridique suffisante pour l'ensemble de la directive, quelle serait la conséquence juridique d'une utilisation incorrecte de l'article 133 CE?

C - L'article 95 CE et la protection de la santé publique

1. Les arguments présentés

89. Les demanderesses soutiennent que le législateur communautaire n'était pas compétent à prendre des mesures d'harmonisation en matière de santé publique. L'article 152, paragraphe 1, CE dispose qu'un niveau élevé de protection de la santé humaine doit être assuré dans la définition et la mise en oeuvre de toutes les politiques et actions de la Communauté. L'article 152 CE indique ensuite ce que la Communauté peut faire en matière de santé publique en collaboration avec les États membres ou en complément de l'intervention de ceux-ci. L'article 152, paragraphe 4, sous c), CE exclut les mesures d'harmonisation. Le gouvernement luxembourgeois partage ce point de vue des demanderesses.

90. Selon les demanderesses, l'article 95 CE ne peut être utilisé comme base juridique que pour améliorer la mise en place et le fonctionnement du marché intérieur, car elles considèrent les objectifs énumérés dans cette disposition comme des instruments permettant de promouvoir les échanges commerciaux et non pas de les restreindre. Elles rappellent que la directive 98/43 a été annulée en dépit du fait que, dans son exposé des motifs, ses auteurs exprimaient également le souci de favoriser le marché intérieur. Les demanderesses font valoir en substance que la directive en cause dans la présente affaire est une mesure déguisée de protection de la santé publique qui s'inspire de la même pensée que le projet de convention-cadre de l'organisation mondiale de la santé sur la lutte anti-tabac, projet qui est évoqué dans le treizième considérant de l'exposé des motifs.

91. Les demanderesses prétendent que la réalisation du marché intérieur ne peut absolument pas être utilisée comme argument permettant de justifier les normes que la directive institue en matière de teneurs en goudron. En effet, la directive 90/239 a entièrement harmonisé les règles en matière de teneurs maximums en goudron, ce qui empêche désormais l'apparition d'entraves aux échanges commerciaux. Les auteurs de la directive litigieuse n'étaient donc pas compétents à diminuer encore les teneurs maximums en goudron en s'autorisant de la réalisation du marché intérieur. Les demanderesses ajoutent encore que, même si le législateur communautaire avait été compétent à prendre de nouvelles règles en matière de teneurs en goudron en excipant de raisons de santé publique, de telles règles auraient au moins dû être fondées sur de nouvelles connaissances, elles-mêmes basées sur des données scientifiques.

92. Les demanderesses prétendent encore que les auteurs de la directive n'avaient aucune compétence pour fixer des teneurs maximums en nicotine et en monoxyde de carbone non plus, car aucune mesure unilatérale nationale n'entraînait une menace concrète d'entraves commerciales. À cela s'ajoute que les faits démentent le neuvième considérant de l'exposé des motifs, qui évoque des divergences dans les teneurs maximums légales en nicotine.

93. Aucune des autres parties qui ont déposé des observations dans la présente procédure n'a appuyé cette argumentation et prétendu que l'article 95 CE n'autorisait pas les auteurs de la directive à prendre des mesures d'harmonisation dans le cadre de la protection de la santé publique. Elles ont au contraire réfuté ces arguments avec une assez belle unanimité. Cela vaut aussi bien pour les arguments concernant la compétence en général que pour les arguments spécifiquement dirigés contre la directive. En revanche, elles ne sont pas toutes d'accord sur la question de savoir ce qui, de la réalisation du marché intérieur ou de la protection de la santé publique, est l'objectif principal de la directive. Le gouvernement irlandais a même déclaré à l'audience que ces deux objectifs revêtaient la même importance.

2. La jurisprudence

94. Dans l'arrêt Pays-Bas/Parlement et Conseil (ci-après l'«arrêt Biotechnologie») , la Cour exprime une conception large de la possibilité d'utiliser l'article 95 CE comme base juridique lorsqu'une réglementation n'a pas seulement pour but de supprimer les entraves sur le marché intérieur. Je cite: «C'est en fonction de l'objet principal d'un acte qu'il convient de déterminer la base juridique sur la base de laquelle il doit être adopté [...]. S'il est, à cet égard, constant que la directive poursuit l'objectif de favoriser la recherche et le développement dans le domaine du génie génétique dans la Communauté européenne, la façon dont elle y contribue consiste à lever les obstacles d'ordre juridique que constituent, dans le marché intérieur, les différences législatives et jurisprudentielles entre États membres susceptibles d'entraver et de déséquilibrer les activités de recherche et de développement dans ce domaine. Le rapprochement des législations des États membres n'est donc pas un objectif incident ou auxiliaire de la directive, mais correspond à son essence même. Le fait qu'elle poursuive également un objectif relevant des articles 130 et 130 F du traité n'est pas de nature, dans ces conditions, à rendre inapproprié le recours à l'article 100 A du traité comme base juridique de la directive.»

95. Lorsqu'une réglementation vise à protéger la santé publique, la compétence du législateur communautaire à adopter des règles sur la base de l'article 95 CE est au moins aussi large, mais, ainsi qu'il ressort de l'arrêt Publicité en faveur du tabac, elle n'en est pas illimitée pour autant. Si elles ne doivent pas absolument avoir pour objectif de supprimer des entraves au libre échange, elles doivent en tout cas contribuer réellement à l'élimination de ces entraves. S'il peut s'agir d'entraves futures, l'apparition de celles-ci doit néanmoins être plausible.

96. La Cour semble ainsi attacher plus d'importance au contenu de la réglementation (c'est-à-dire à son objet) qu'à l'objectif poursuivi par le législateur. Je n'en veux pour exemple que le tempérament que, dans les conclusions qu'il a présentées dans l'affaire sur le dioxyde de titane , l'avocat général Tesauro a apporté à la distinction entre objectif et objet. En définitive, il considère que la différence ne présente qu'un intérêt terminologique. En effet, pour déterminer l'objet d'une réglementation, il faut également prendre son but en considération, lequel, par ailleurs, ne peut être compris que sur la base du contenu et des effets de la réglementation. Il faut tenir compte de ce but précisément afin d'éviter le risque (et le reproche) d'une appréciation fondée sur un critère subjectif (à savoir la conception qu'une institution se fait des objectifs d'une réglementation).

3. Généralités

97. Un grand nombre des observations qui ont été présentées portent sur l'objectif premier de la directive. S'agit-il essentiellement de réaliser le marché intérieur ou de protéger la santé publique? À première vue, le second me paraît être l'objectif principal, notamment parce que la directive fait partie d'un ensemble de mesures communautaires visant à lutter contre le tabagisme . Le fait que les considérants de l'exposé des motifs se réfèrent d'abondance au marché intérieur me paraît moins important à cet égard. Ces références n'y figurent que pour justifier l'utilisation de l'article 95 CE et non pas tant pour désigner le but réel de la directive. Ce que je vais exposer à propos de la base juridique offerte par l'article 95 CE doit dès lors être vu sous ce jour.

98. Je déduis des observations présentées au cours de la procédure ainsi que de la jurisprudence que, pour résoudre les doutes éventuels que l'on pourrait concevoir à propos de la compétence du législateur communautaire à adopter une directive telle que celle dont il s'agit en l'espèce, il faut essentiellement répondre à la question suivante: l'article 95 CE, qui s'applique lorsqu'une réglementation vise la mise en place et le fonctionnement du marché intérieur, signifie-t-il que cette réglementation doit également avoir le marché intérieur pour objectif principal? Ou faut-il suivre le gouvernement du Royaume-Uni qui, se référant en cela à l'arrêt Publicité en faveur du tabac, soutient que l'on peut recourir à l'article 95 CE également comme base juridique d'une mesure dont l'objet essentiel n'est pas de promouvoir le marché intérieur mais de protéger la santé publique?

99. Pour répondre à ces questions, je vais étudier de manière générale la compétence que l'article 95 CE confère au législateur communautaire.

100. Si l'on ramène les choses à l'essentiel, il s'agit de savoir si la Communauté a l'obligation d'intervenir lorsqu'une entrave aux échanges se présente (ou est susceptible de se présenter), cette intervention devant, aux termes de l'arrêt Biotechnologie , consister à éliminer cette entrave. L'article 95 CE met en place une compétence qui permet de le faire. Ce qui est déterminant à cet égard, ce n'est pas de savoir si l'entrave commerciale est la principale raison de l'intervention du législateur communautaire. Le fait que le traité mette en place des compétences spécifiques lui permettant d'intervenir dans des domaines politiques particuliers, comme le domaine de la santé publique visé à l'article 152 CE, ne modifie pas non plus cette conclusion.

101. Cela ne signifie pas pour autant que cette compétence soit illimitée. Même lorsqu'il constate qu'une mesure est dirigée contre une entrave aux échanges commerciaux, le juge peut, dans un cas concret, vérifier si le législateur communautaire a fait de sa compétence un usage conforme au droit. Il pourra en tout cas rechercher dans quelle mesure la réglementation vise véritablement un intérêt public reconnu par le droit communautaire. Le juge examinera ensuite si l'intervention du législateur est vraiment de nature, dans un cas précis, à contribuer à l'élimination de l'entrave commerciale. Il pourra également rechercher un éventuel mesusage de la compétence conférée par le traité ainsi qu'une infraction à des principes de droit autres que ceux que le juge de renvoi mentionne dans ses questions. Nous reviendrons aux principes juridiques ultérieurement dans les présentes conclusions .

4. Sur l'essence de la compétence

102. Je voudrais à présent développer ces points de départ en commençant par l'essence même de la compétence fondée sur l'article 95 CE.

103. L'article 95 CE ne confère au législateur communautaire aucune compétence générale lui permettant d'harmoniser les réglementations nationales. L'article 95 CE prévoit uniquement la compétence de prendre des mesures d'harmonisation concernant la mise en place du marché intérieur . Aux termes de l'article 3, paragraphe 1, sous c), CE, la réalisation du marché intérieur se fait par l'abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux. Le traité prévoit deux instruments complémentaires pour l'abolition de ces obstacles. Si je continue à me limiter à la libre circulation des marchandises, le premier instrument est l'interdiction, faite par les articles 28 CE et 29 CE, de toute restriction quantitative à l'importation et à l'exportation ainsi que de toute mesure d'effet équivalent, y compris les exceptions à cette interdiction qui sont prévues par l'article 30 CE ou qui ont été reconnues par la jurisprudence de la Cour. Le second instrument est la compétence que l'article 95 CE donne au législateur communautaire d'éliminer les entraves qui subsistent - ou qui viendraient à apparaître - du fait que le législateur national fait usage d'une des exceptions à l'interdiction énoncée aux articles 28 CE et 29 CE. Ce sont précisément les mesures légales nationales visant à protéger certains intérêts publics reconnus, tels que la santé publique, qui sont la cause par excellence des entraves aux échanges commerciaux.

104. Suivant la jurisprudence de la Cour, par ailleurs, la compétence dont dispose le législateur communautaire à cet égard ne prend naissance qu'à l'instant où apparaissent des entraves effectives, ou du moins à l'instant où il devient probable que des entraves apparaîtront à l'avenir.

105. Pour en revenir à l'affaire qui nous occupe aujourd'hui, les mesures nationales imposant des restrictions en matière de composition ou de désignation de produits du tabac représentent en tant que telles une restriction quantitative à l'exportation au sens de l'article 29 CE. L'article 30 CE fournit cependant un motif de justification pour une telle mesure nationale lorsque celle-ci a pour objet de protéger la santé publique. Conformément à la jurisprudence de la Cour, la mesure nationale doit en outre satisfaire à un certain nombre de conditions complémentaires, notamment à l'exigence de proportionnalité. Dans le cas d'espèce, où il s'agit de lutter contre le tabagisme, une telle mesure paraîtrait d'emblée acceptable si elle était prise à l'échelle nationale.

106. Bien que justifiée par l'article 30 CE, une mesure nationale telle que celle que je viens de décrire au point précédent n'en demeure pas moins une entrave aux échanges commerciaux. Pour éliminer cette entrave, le législateur communautaire est fondé à adopter des mesures tout en reprenant l'objectif de protection de l'intérêt public que poursuivait le législateur national (à savoir la santé publique en l'espèce). En d'autres termes, la réalisation du marché intérieur peut avoir pour effet qu'un intérêt public déterminé - tel que la santé publique en l'espèce - se trouve favorisé au niveau de l'Union européenne, ce qui ne fait pas encore de l'intérêt du marché intérieur l'objectif principal d'une réglementation communautaire. La réalisation du marché intérieur ne fait que déterminer le niveau auquel un autre intérêt public sera défendu.

107. Cette compétence du législateur communautaire est indispensable à l'intégration dans le cadre de la Communauté. À ce sujet, je renvoie à l'article 2 UE, dans lequel la création d'un espace sans frontières est formulée comme étant un objectif essentiel de l'Union européenne, ainsi qu'à l'article 2 CE, qui est l'article sur la base duquel le marché commun a été institué. On ne conçoit guère que, dans un espace sans frontières intérieures ou dans un marché commun, le commerce entre les États membres soit soumis à des conditions qui l'entraveraient. Si le législateur communautaire n'avait pas le pouvoir d'intervenir en pareil cas, la Communauté se priverait d'un moyen important de supprimer ces conditions. J'irai encore plus loin: le traité oblige même le législateur communautaire à prendre les mesures nécessaires à la mise en place du marché intérieur et à son bon fonctionnement.

108. Comme je l'ai dit plus haut, le but de l'intervention n'est pas un élément déterminant. Dans ce contexte, la compétence communautaire est comparable à la compétence dont les autorités fédérales des États-Unis d'Amérique disposent en matière de commerce entre les États. La Supreme Court (États-Unis) a déclaré qu'il importe peu que l'objectif extrinsèque (dans notre cas: la santé publique) soit l'objectif principal ou dominant de la mesure fédérale (dans notre cas: la directive) pourvu que celle-ci apporte une contribution suffisante à la réalisation d'un objectif légitime (dans notre cas: le marché intérieur) . Je considère la compétence du législateur communautaire comme une compétence fonctionnelle nécessaire à la mise en place du marché intérieur.

109. En résumé, pour répondre à la question de savoir si la Communauté est compétente à adopter une mesure déterminée concernant la réalisation du marché intérieur, la Cour examine si cette mesure porte directement sur une entrave aux échanges entre les États membres. Je renvoie, sur ce point, aux points 84 et suivants de l'arrêt Publicité en faveur du tabac.

110. Les demanderesses se réfèrent à la compétence spécifique dont la Communauté dispose en matière de santé publique. Plus particulièrement, elles indiquent que l'article 152, paragraphe 4, sous c), CE exclut toute harmonisation des réglementations nationales. Selon elles, permettre de les harmoniser sur le pied de l'article 95 CE serait une manière de contourner l'article 152 CE.

111. Cette interprétation de l'article 152 CE ne saurait être retenue. Lorsque les auteurs du traité sur l'Union européenne ont inclus un titre relatif à la santé publique dans le traité CE, ils entendaient précisément reconnaître au législateur communautaire une compétence dans des matières où il n'en avait pas encore jusque-là. Il s'agissait notamment de mesures en matière de santé publique qui ne présentaient pas un lien direct avec le fonctionnement du marché intérieur.

112. Le fait d'avoir introduit cette nouvelle compétence dans le traité ne peut évidemment jamais avoir pour conséquence de priver la Communauté d'un instrument législatif dont elle disposait jusque-là et qui lui permettait de protéger efficacement la santé publique. Une telle conséquence serait non seulement incompatible avec l'objectif de l'article 152 CE, qui est de conférer à la Communauté certaines compétences en matière de santé publique (et non pas de les lui enlever), mais porterait également atteinte au principe formulé à l'article 152, paragraphe 1, CE que toute politique de la Communauté doit assurer un haut niveau de protection de la santé publique.

113. Qui plus est, si la compétence fondée sur l'article 95 CE ne pouvait pas être utilisée pour harmoniser des règles en matière de santé publique, la réalisation du marché intérieur serait elle aussi privée d'un instrument important. Comme je l'ai déjà dit plus haut, ce sont précisément souvent les mesures justifiées que les autorités nationales adoptent en vue de protéger la santé publique qui entraînent des entraves commerciales .

114. En résumé, l'article 152 CE complète les compétences déjà créées par le traité CE et notamment celles mises en place par l'article 95 CE. L'exception énoncée à l'article 152, paragraphe 4, sous c), CE signifie uniquement que l'article 152 CE ne peut pas servir de base juridique à une harmonisation des réglementations nationales, mais elle n'a aucune incidence sur les bases juridiques prévues ailleurs dans le traité. L'article 152, paragraphe 4, sous c), CE ne limite pas ratione materiae la compétence d'harmonisation des réglementations nationales en matière de santé publique .

5. Sur l'usage qui a été fait de cette compétence

115. J'en arrive à l'usage que le législateur communautaire a fait de sa compétence.

116. Qu'il me soit permis ici de rappeler le préalable suivant. Comme je l'ai déjà dit, le traité impose au législateur communautaire de prendre les mesures nécessaires à la mise en place et au bon fonctionnement du marché intérieur. Pour s'acquitter de cette obligation, il dispose du pouvoir discrétionnaire dont il a besoin. Il peut ainsi apprécier lui-même l'opportunité de prendre des mesures communautaires d'harmonisation et déterminer les cas dans lesquels il choisit de le faire. Dans sa démarche, il devra juger si l'instrument sur lequel il a porté son choix est le plus efficace pour protéger un intérêt public déterminé et il devra apprécier le niveau de protection souhaitable. La Cour n'a pas à intervenir dans cette appréciation préalable, mais elle devra contrôler si le législateur communautaire n'a pas outrepassé les limites de son pouvoir discrétionnaire.

117. La première limite est celle de l'effet prévisible d'une réglementation. Suivant la jurisprudence de la Cour, une mesure adoptée sur la base de l'article 95 CE doit contribuer effectivement à la réalisation du marché intérieur . Plus concrètement, il s'agit alors de savoir si une mesure est de nature à contribuer à éliminer des entraves commerciales existantes ou du moins susceptibles de se produire à l'avenir. Je rappelle que la Cour a annulé la directive 98/43 dans son arrêt Publicité en faveur du tabac parce que les dispositions de cette directive ne satisfaisaient pas toutes à ce critère, car certaines d'entre elles ne concernaient pas le commerce entre États membres. Les choses se présentent différemment en l'espèce puisqu'indépendamment de l'interdiction de fabrication à laquelle je reviendrai ultérieurement, toutes les mesures litigieuses concernent le commerce interétatique des produits du tabac.

118. La deuxième limite résulte de l'objectif (principal) de l'intervention de la Communauté sur la base de l'article 95 CE, à savoir la protection de la santé publique en l'espèce. En faisant usage de l'article 95 CE, le législateur communautaire soustrait la protection de cet intérêt public à la compétence du législateur national . Retirer de la compétence nationale la protection d'un intérêt public reconnu par le traité également, comme la santé publique en l'espèce , ne peut cependant pas avoir pour conséquence que cet intérêt serait moins bien protégé du fait que le législateur communautaire ne pourrait tenir compte que des intérêts du marché.

119. Celui-ci se trouve confronté, en substance, aux mêmes choix que le législateur national auquel il s'est substitué. Il devra, en effet, effectuer certaines appréciations qui devront aboutir à soumettre la liberté économique des opérateurs du marché à certaines conditions. Il faudra en cela tenir compte aussi bien de cette liberté des acteurs économiques que de la nécessité de protéger certains intérêts publics.

120. Si le législateur communautaire dispose d'une grande liberté dans son appréciation, c'est d'autant plus vrai lorsqu'il s'agit de protéger la santé publique. En cela, il ne se distingue pas du législateur national lorsque celui-ci fait usage de la latitude que lui laisse l'article 30 CE. En effet, cette appréciation sera influencée par une multitude d'aspects. La nécessité de prendre des mesures de protection ne dépend pas seulement des connaissances scientifiques que l'on possède à propos de certains risques sanitaires, mais également de l'évaluation sociale et politique de ces risques. Cela vaut également pour le choix de la mesure. Les seules conditions minimums que le traité impose au législateur communautaire en ce qui concerne le contenu des mesures qu'il prend sont de respecter le principe de précaution et de chercher à assurer un haut niveau de protection (article 95, paragraphe 3, CE). Il doit, dans tous les cas, tenir compte d'une éventuelle évolution scientifique.

121. La troisième limite lui est imposée par les principes du droit, notamment par le principe de proportionnalité auquel je reviendrai au chapitre VII, A.

122. Je résume encore une fois ce qui précède: le législateur communautaire puise sa compétence dans la réalisation du marché intérieur. Il peut cependant l'exercer en vue de la protection d'un intérêt public, comme la santé publique en l'espèce. Les mesures prises doivent être effectivement de nature à permettre l'élimination d'entraves à la libre circulation, qu'elles soient actuelles ou prévisibles. Lorsqu'il exerce ses compétences, le législateur communautaire doit effectuer la même évaluation que le législateur national qui souhaite soumettre la liberté économique des opérateurs du marché à certaines conditions afin de protéger un intérêt public.

6. Sur le renforcement des normes de fabrication déjà harmonisées

123. Les demanderesses contestent la compétence du législateur communautaire à renforcer, en application de l'article 95 CE, les normes de fabrication déjà harmonisées. Selon elles, les normes existantes garantissent déjà l'unité du marché et les renforcer n'aurait rien à voir avec la réalisation du marché intérieur. Considérée isolément, cette opinion n'est pas inexacte puisqu'il n'existe plus aucun risque de divergences entre les législations des États membres sur ce point. En revanche, elle ne trouve aucun appui dans la jurisprudence de la Cour, ce qui n'est d'ailleurs pas possible comme je l'ai exposé précédemment.

124. Les réglementations nationales ayant été harmonisées, la protection de l'intérêt public est tombée dans le champ de la compétence du législateur communautaire puisque le législateur national n'est plus compétent. Le législateur communautaire ne peut cependant s'acquitter correctement de cette tâche que s'il lui est loisible d'adapter la réglementation à toute modification des circonstances ou évolution des connaissances.

En résumé, il ne doit pas exercer sa mission de manière statique, mais bien de manière dynamique.

125. Ce dynamisme était déjà évoqué dans le traité puisque l'article 95, paragraphe 3, CE exige des institutions qu'elles tiennent compte de toute nouvelle évolution basée sur des faits scientifiques . Contrairement à ce que prétendent les demanderesses, l'article 95 CE n'exige pas qu'une évolution scientifique se soit produite, mais dispose uniquement, comme je l'ai déjà signalé au point 120, qu'il faut tenir compte de tout progrès technique éventuel.

126. De manière plus générale, l'activité législative est une activité dynamique. Le législateur n'a, en effet, pas seulement pour tâche d'élaborer la législation, mais également d'adapter celle-ci à l'évolution et aux modifications sociales. S'il ne le fait pas, la législation pourrait vite devenir obsolète et ne plus répondre aux exigences que l'on est en droit de lui poser.

127. Au cours de la procédure, le gouvernement du Royaume-Uni a dit fort justement que, si le législateur communautaire ne pouvait intervenir qu'une seule fois, la réglementation serait menacée de «fossilisation». À lui seul, ce terme indique déjà que la thèse des demanderesses entraînerait des conséquences absurdes en pratique.

7. La directive

128. La Cour doit concrètement limiter son examen à la question de savoir si le législateur communautaire aurait raisonnablement pu effectuer l'appréciation qu'il lui appartenait de faire. Je laisserai les normes de fabrication encore un peu de côté pour l'instant.

129. Voyons en premier lieu le contexte dans lequel la directive a été adoptée. Dans de nombreux États membres, la lutte contre le tabagisme est un sujet auquel politiques et gestionnaires attachent une grande importance. S'il semble qu'il existe dans les États membres un certain consensus sur le renforcement des règles en matière de consommation de tabac - notamment grâce à une meilleure connaissance des effets nocifs du tabagisme -, cela ne signifie pas encore que le même consensus existe à propos de la manière concrète d'aborder la question, comme l'ont d'ailleurs démontré les opinions divergentes que les États membres ont manifestées au cours de la présente procédure. Les conceptions semblent accuser une grande diversité en fonction du temps et du lieu, ce qui entraîne un risque concret de divergences entre les réglementations nationales, notamment lorsqu'il s'agit des teneurs autorisées en substances nocives pour les cigarettes.

130. Il me paraît dès lors évident qu'il faut répondre affirmativement à la question de départ, en ce sens que le législateur communautaire pouvait raisonnablement apprécier les intérêts en jeu. En effet, il est tout d'abord compétent puisque la réglementation vise les échanges commerciaux de marchandises entre les États membres. En deuxième lieu, il s'est employé à protéger un intérêt public reconnu par le droit communautaire et aucun doute ne saurait subsister quant au niveau élevé de protection puisque les normes en matière de composition et d'étiquetage des cigarettes ont été considérablement renforcées. En troisième lieu, on peut supposer que les dispositions légales et administratives des États membres en ce domaine présentaient - ou du moins menaçaient concrètement de présenter - des divergences. On peut lire dans le septième considérant de l'exposé des motifs que différents États membres avaient fait déjà fait savoir que, si des mesures fixant les teneurs maximales des cigarettes en monoxyde de carbone n'étaient pas adoptées sur le plan communautaire, ils arrêteraient des mesures en ce sens au niveau national.

131. Le septième considérant mérite d'ailleurs une attention particulière, car il semble qu'il soit fondé sur un questionnaire que les États membres ont rempli à la demande de la Commission. La lecture des résultats de cette enquête ne permet pas de déduire directement qu'il existe des plans concrets de réglementation au plan national. Aucun des États membres n'indique qu'il entend remanier la législation nationale existante. Néanmoins, je ne vois aucune raison de douter de la compétence du législateur communautaire à intervenir en cette matière sur le pied de l'article 95 CE. La situation est en effet la suivante:

- Il résulte du questionnaire qu'un certain nombre d'États membres - la République française, la République italienne, le royaume des Pays-Bas, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et le royaume de Suède - appuient chaudement le projet de rendre plus sévères encore les normes de fabrication des produits du tabac. Ils donnent cependant la préférence à une réglementation au niveau européen.

- Cette attitude des États membres ne fait aucun doute. La priorité qu'ils accordent aux mesures de lutte contre le tabagisme est grande tout comme l'est l'importance accordée à cette question au plan politique et social.

Si le législateur communautaire devait rester inerte dans une telle situation, tout permet de croire que les États membres opteraient alors pour la solution la plus attrayante pour eux, à savoir un renforcement des normes au plan national. Tout autre point de vue pourrait impliquer que la préférence des États membres pour une réglementation au niveau communautaire - et leur renoncement à prendre des mesures nationales entravant les échanges - entraînerait l'incompétence du législateur communautaire puisqu'il n'existerait précisément pas de mesures nationales faisant obstacle aux échanges commerciaux.

132. J'ajoute à titre surabondant qu'au moment où la directive a été adoptée, le royaume de Belgique, le royaume d'Espagne et la République portugaise appliquaient déjà des normes nationales en matière de teneurs maximums en nicotine. Les demanderesses l'ont souligné elles aussi, mais ont indiqué à ce sujet qu'en pratique ces normes nationales n'ont aucun effet parce que les teneurs maximums imposées par les lois nationales ne peuvent pas être dépassées en raison de la relation biochimique entre les teneurs en goudron et en nicotine. Ces réglementations légales existantes ne peuvent donc pas entraîner des obstacles commerciaux. Je considère que cette affirmation des demanderesses est plausible - et elle n'a d'ailleurs pas été contestée en fait. Les motifs exprimés dans les deux premières phrases du neuvième considérant de la directive ne sont dès lors pas de nature à justifier la mesure d'harmonisation. Cette lacune peut néanmoins demeurer sans conséquence en l'espèce parce que l'existence d'entraves commerciales potentielles est suffisamment probable.

D - L'article 95 CE et la production destinée à l'exportation vers des pays tiers

1. Les arguments présentés

133. Le principal grief qui ait été exprimé au cours de la procédure contre l'interdiction de fabrication inscrite dans la directive, qui s'applique (du moins en partie) à des cigarettes destinées à l'exportation vers des pays tiers, est formulé comme suit: cette interdiction ne contribue en aucune façon à éliminer des entraves à la libre circulation des marchandises ou à garantir que les règles du marché intérieur ne seront pas contournées. Le gouvernement grec se réfère en outre à l'article 14 CE à ce propos. Le gouvernement allemand ajoute, quant à lui, qu'une interdiction de fabrication n'est en principe acceptable que si cette fabrication elle-même entraîne un danger. Dans le cas d'espèce, cependant, l'interdiction ne joue ni en faveur du marché intérieur ni en faveur de la santé publique dans l'Union européenne.

134. D'autres parties intervenantes, en revanche, interprètent cette interdiction de production favorablement en raison du risque, réel selon elles, que des cigarettes destinées à l'exportation vers des pays tiers ne soient malgré tout commercialisées dans l'Union européenne, que ce soit par le biais d'une réimportation illégale ou parce qu'elles n'auraient jamais quitté le territoire communautaire. En substance, le débat devant la Cour porte dans une large mesure sur les prévisions quant à l'apparition d'un commerce illégal et à l'aptitude de cette interdiction de fabrication à l'éradiquer.

135. Si je fais abstraction des nombreux chiffres qui ont été cités au cours de la procédure et qui sont souvent en contradiction les uns avec les autres, chiffres relatifs aussi bien au commerce légal qu'au commerce illégal de cigarettes, je peux ramener les griefs formulés à l'encontre de l'interdiction de fabrication aux éléments suivants:

- la mesure n'est pas adaptée parce que la toute grosse majorité des cigarettes consommées illégalement dans l'Union européenne proviennent de pays tiers;

- ce sont les accises élevées et la volonté de leur échapper qui ont provoqué l'apparition d'un commerce illégal de cigarettes. Le problème n'a rien à voir avec la composition des cigarettes ni avec leur étiquetage;

- le commerce illégal peut être combattu par des contrôles intensifs.

136. En face de ces arguments s'en trouvent d'autres qui prêchent en faveur de l'interdiction de fabrication:

- le Conseil a notamment fait valoir que, bien que le pourcentage de cigarettes illégalement commercialisées soit minime, cela ne signifie pas encore que le volume absolu de ce commerce illégal le soit également;

- le rapport d'activité du BELF confirme la gravité de la contrebande de cigarettes;

- le renforcement des contrôles par les États membres n'est pas une solution appropriée à l'intérieur de l'espace ouvert de l'Union européenne.

2. Approche

137. La question qui se pose est celle de savoir si le législateur communautaire était compétent à réglementer la fabrication des cigarettes sur le pied de l'article 95 CE en l'espèce, même si cette production est destinée à l'exportation, la réglementation ayant ainsi pour objet des produits qui ne seront jamais commercialisés sur le marché intérieur ou qui, du moins, ne sont pas destinés à l'être.

138. Je vais m'employer à répondre à cette question en suivant les étapes suivantes. En premier lieu, j'esquisserai la manière dont le législateur communautaire a fait usage de l'article 95 CE - et de l'article 94 CE qui lui est comparable - dans des cas antérieurs pour réglementer la phase de production. Cette esquisse débouchera sur une analyse de la compétence conférée au législateur communautaire par l'article 95 CE lorsqu'il s'agit de règles qui ne concernent pas directement le commerce entre les États membres. J'ai besoin de cette analyse pour pouvoir constater que l'article 95 CE lui donne un large pouvoir en matière d'harmonisation, mais certainement pas un pouvoir illimité. Enfin, j'examinerai, en l'espèce, si le législateur communautaire a utilisé cette compétence dans les limites auxquelles il est soumis.

3. Les articles 94 CE et 95 CE et les exigences au cours de la phase de production: un bref aperçu

139. Les normes de fabrication peuvent porter aussi bien sur les caractéristiques des produits eux-mêmes que sur les conditions de production, par exemple en ce qui concerne l'environnement ou les conditions de travail.

140. Les normes de qualité proprement dites applicables au cours de la phase de production sont une exception dans la législation communautaire. La plupart des règles fondées sur l'article 95 CE concernent uniquement la commercialisation des produits dans le marché intérieur sans s'intéresser à la phase de production, même lorsqu'il s'agit de produits sensibles d'un point de vue sanitaire. Je n'en veux pour exemple que les régimes d'agréation tels que ceux qui s'appliquent aux médicaments de la médecine tant humaine que vétérinaire ainsi qu'aux produits phytopharmaceutiques . Pour ces produits, le législateur n'a manifestement pas jugé utile d'étendre les régimes d'autorisation à la phase de production et donc aux produits destinés à l'exportation en dehors de l'Union européenne. Il n'empêche que l'on trouve quand même des normes concernant les produits au cours de la phase de production. C'est ainsi que la réglementation européenne en matière de denrées alimentaires s'applique à toutes les phases de la chaîne de production . Si le législateur a choisi un champ d'application aussi large, c'est parce que toutes les phases de la chaîne de production peuvent, en fin de compte, avoir une influence sur l'innocuité de l'aliment lui-même .

141. J'en arrive maintenant aux exigences applicables à la fabrication. Prenons tout d'abord la directive sur le dioxyde de titane . Cette directive a été adoptée après que la Cour a dû annuler la directive relative au dioxyde de titane antérieure parce qu'elle avait été adoptée sur le pied d'une base juridique incorrecte . Pour justifier le choix qu'elle a fait de baser sa proposition d'une directive de substitution sur l'article 95 CE, la Commission fait valoir que, bien que les règles nationales existantes eussent été introduites en vue de protéger l'environnement, une harmonisation s'imposait à cause de la nécessité d'éliminer les distorsions de la concurrence . La directive impose notamment des règles concernant le processus de fabrication, et plus particulièrement la transformation des résidus et des déchets.

142. Des directives en matière d'environnement plus anciennes, qui ont été adoptées avant l'Acte européen, par lequel un titre spécifique consacré à l'environnement a notamment été introduit dans le traité, donnent une idée des possibilités de fixer des normes concernant le processus de fabrication sur la base des articles 94 CE et 95 CE . Dans l'exposé des motifs de ces directives historiques, le législateur communautaire considère toujours que les divergences entre les réglementations nationales en ce qui concerne, par exemple, les rejets autorisés dans l'eau ou dans l'air peuvent entraîner des différences dans les conditions de la concurrence et influencer ainsi directement le fonctionnement du marché commun. L'article 94 CE pouvait servir de base juridique à l'adoption de pareilles directives. D'autre part, le législateur estimait également nécessaire de se fonder sur l'article 308 CE parce que le traité ne prévoyait aucune compétence de protection de l'environnement. La limite qu'il applique ainsi n'est pas tout à fait claire et il ne s'en explique d'ailleurs pas.

143. En ce qui concerne les conditions de travail, l'article 94 CE est apparu comme habilitant le législateur communautaire à prendre des directives permettant de protéger les travailleurs contre les risques d'exposition à des agents chimiques, physiques et biologiques pendant le travail . Le législateur estime qu'il s'agit ici de mesures qui influencent directement le fonctionnement du marché commun.

144. Après l'addition au traité d'un titre spécifiquement consacré à l'environnement et l'introduction de l'article 137 CE qui institue une compétence spécifique en matière de conditions de travail, le législateur communautaire n'avait plus autant besoin de recourir aux articles 94 CE et 95 CE pour pouvoir édicter des règles de fabrication ou de production. Cela ne signifie cependant pas pour autant la disparition de la compétence instituée par l'article 95 CE .

145. En résumé, c'est principalement pour lutter contre les distorsions de la concurrence que le législateur communautaire a fait usage de sa compétence à prendre des règles concernant la phase de production. Pour ce qui est de la directive litigieuse, il s'agit de normes qui s'appliquent aux produits avant même que ceux-ci soient commercialisés. Il résulte du bref aperçu qui précède que, dans la mesure où elle institue une interdiction de production destinée à empêcher un affaiblissement des règles du marché intérieur, la directive a fait oeuvre novatrice.

4. La compétence du législateur communautaire: l'exigence de distorsions sensibles

146. L'article 95 CE prévoit, en premier lieu, que le législateur peut adopter des mesures visant à la réalisation du marché intérieur: à cet effet, il lui permet de prendre des mesures destinées à éliminer des entraves directes aux échanges entre les États membres. Si je me limite à la réglementation en matière de produits, il s'agit alors d'harmoniser les dispositions nationales concernant les échanges de marchandises dans le marché intérieur. Comme c'est le cas des articles 28 CE à 30 CE inclus, cette compétence du législateur communautaire est un développement de l'article 3, paragraphe 1, sous c), CE. Je me suis déjà exprimé plus longuement sur ce sujet au point 103. Le traité prévoit donc deux instruments complémentaires pour l'élimination des entraves aux échanges.

147. L'application complémentaire de l'article 95 CE, d'une part, et des articles 28 CE à 30 CE inclus, d'autre part, permet la mise en place d'un marché intérieur. Cela ne garantit cependant toujours pas que le marché qui a ainsi vu le jour fonctionne également comme un marché commun. Un tel fonctionnement exige souvent des mesures d'harmonisation complémentaires. À l'origine, les auteurs du traité n'avaient pas pris conscience de ce problème et ils ont donc ajouté une seconde partie à la compétence déduite de l'article 95 CE. Ratione materiae, cette compétence s'étend aux mesures d'harmonisation qui visent non pas la réalisation du marché intérieur, mais son fonctionnement . Il s'agit donc alors d'un développement de l'article 3, sous h), du traité CE, qui prévoit le rapprochement des législations nationales dans la mesure nécessaire au fonctionnement du marché intérieur.

148. J'ajoute qu'au fur et à mesure des progrès réalisés dans la mise en place du marché intérieur par l'élimination progressive des entraves aux échanges commerciaux transfrontaliers entre les États membres, élimination assurée notamment par l'harmonisation des réglementations applicables aux produits, l'accent est mis de plus en plus souvent sur le fonctionnement de ce marché intérieur. Une authentique unité de marché exige davantage que la suppression des barrières douanières aux frontières. La Communauté a d'ailleurs adopté, sur la base de l'article 95 CE, toute une série de mesures visant précisément à renforcer le fonctionnement du marché intérieur. Je n'en veux pour exemple que les directives que j'ai énumérées aux points 141 à 143 inclus.

149. Nous nous trouvons ici sur un terrain où ce sont en principe les États membres qui sont compétents à édicter les règles. Il n'existe pas de dispositions générales d'interdiction comparables à l'article 28 CE. Il s'agit de mesures qui, si elles étaient prises par le législateur national, n'entraînent aucune restriction quantitative à l'importation ou à l'exportation. Il s'agit, en effet, de mesures qui règlent les conditions de fabrication sans être des normes applicables aux produits fabriqués ou commercialisés dans le marché commun lui-même. Il faudra donc que la Communauté puisse justifier d'un intérêt qualifié pour pouvoir empiéter sur cette compétence des États membres ou, pour reprendre les termes utilisés par la Cour à propos des distorsions de la concurrence, il devra s'agir d'une perturbation sensible du fonctionnement du marché .

150. Il résulte de cette exigence d'une perturbation sensible que l'article 95 CE ne prévoit donc pas une compétence générale et illimitée en matière d'harmonisation. Tel serait le cas si toute perturbation du fonctionnement du marché commun, fût-elle bénigne, autorisait le législateur communautaire à prendre des mesures d'harmonisation. En résumé, il ne peut intervenir qu'en cas de perturbation sensible parce que nous nous trouvons ici sur un terrain où les États membres disposent d'une compétence réglementaire autonome qui n'est limitée par aucune disposition générale d'interdiction. C'est peut être également pour cette raison que le législateur communautaire a fondé les directives sur l'environnement que j'ai évoquées au point 142 également sur l'article 308 CE.

151. Cette exigence d'une perturbation sensible est donc également un élément constitutif de la compétence du législateur communautaire dans la mesure où il s'agit de règles régissant la phase de fabrication sur la base de l'article 95 CE. La question est à présent de savoir quand une perturbation est une perturbation sensible. Selon moi, il peut s'agir de deux types de perturbation.

152. Le premier type de perturbation résulte du risque que les règles qui concernent directement les échanges commerciaux dans le marché intérieur puissent être simplement ébranlées. Le législateur communautaire peut alors adopter des règles complémentaires pour la phase de fabrication afin d'empêcher une telle conséquence. S'il n'était pas autorisé à édicter de telles règles, le marché intérieur qui a été mis en place existerait sans doute, mais il ne pourrait pas fonctionner de manière efficace. Plus concrètement, il s'agit alors de règles qui visent à contribuer à l'effet utile des règles applicables aux échanges commerciaux dans le marché intérieur. La mise en oeuvre et l'application de ces règles pourraient être compromises si une réglementation prêtait le flanc à des manoeuvres de contournement. Telle est la raison invoquée par le législateur communautaire dans le onzième considérant de l'exposé des motifs de la directive litigieuse.

153. Le second type de perturbation qui peut justifier l'adoption de règles applicables à la phase de production est celui qui résulte d'une inégalité dans les rapports de concurrence. Une telle situation se produit lorsque la disparité entre les conditions auxquelles les opérateurs peuvent prendre part au marché commun dans les différents États membres devient trop importante en raison des divergences entre les exigences nationales applicables à la fabrication de produits déterminés. Le législateur communautaire peut alors se fonder sur l'article 95 CE pour adopter une mesure d'harmonisation visant à éliminer une telle disparité.

154. Le raisonnement que la Cour a tenu dans l'arrêt Dioxyde de titane est intéressant à cet égard: des dispositions nationales - qui, dans ce cas d'espèce, avaient été dictées par des considérations sanitaires et écologiques - peuvent être de nature à grever les entreprises auxquelles elles s'appliquent , ce qui, en l'absence d'une harmonisation des dispositions nationales, pourrait gravement fausser la concurrence. Une mesure d'harmonisation des réglementations nationales en matière de conditions de production dans un secteur déterminé de l'industrie visant à éliminer les distorsions de concurrence qui perturbent celui-ci contribue donc à la réalisation du marché intérieur et relève donc du champ d'application de l'article 95 CE. Dans l'affaire Dioxyde de titane, précitée, il s'agissait d'une réglementation concernant la transformation des résidus et déchets. La Cour a ainsi reconnu qu'une réglementation nationale indistinctement applicable à tous les opérateurs du marché dans un secteur déterminé peut perturber la concurrence.

5. La directive

155. J'en arrive à présent à la question de savoir si, en adoptant la directive, le législateur communautaire a mis fin à une perturbation sensible du fonctionnement du marché intérieur.

156. Au cours de la procédure devant la Cour, il a indiqué, pour justifier que la directive soit applicable à la production de cigarettes destinées à l'exportation, que la réglementation du marché intérieur ne s'en trouve pas affaiblie. Il ressort de l'examen de l'affaire devant la Cour que le législateur a voulu aussi bien empêcher la réimportation illégale de cigarettes qui ne satisfont pas aux normes de la directive que la mise sur le marché de cigarettes de manière illégale directement à l'intérieur de l'Union européenne. Il s'agit donc de la première forme de perturbation du marché intérieur, que j'ai décrite au point 152.

157. Selon moi, le législateur communautaire peut intervenir dans une pareille situation lorsque les conditions suivantes sont réunies:

- Le dommage que les manoeuvres de contournement peuvent entraîner pour le bon fonctionnement de la réglementation doit être un dommage sérieux. Cette exigence d'un dommage sérieux est la concrétisation de l'exigence d'une perturbation sensible que j'ai évoquée plus haut.

- Le dommage ne peut raisonnablement être évité que si une intervention uniforme est garantie dans tous les États membres. En d'autres termes, si les mesures de mise en oeuvre et la manière dont elles sont appliquées dans les États membres sont divergentes ou risquent concrètement de l'être, il n'existera pas de garantie suffisante que l'on puisse véritablement intervenir de manière efficace contre les manoeuvres de contournement de la réglementation.

- L'absence de règles complémentaires entraîne des charges disproportionnées de mise en oeuvre et d'application.

158. Pour apprécier la gravité du préjudice éventuel, il faut évaluer le risque d'apparition d'un marché illégal. Les éléments déterminants à prendre en compte sont, selon moi, les suivants. Les cigarettes sont un produit stimulant et présentent, à ce titre, un côté fascinant pour le consommateur. C'est notamment le cas des jeunes fumeurs auxquels s'adresse dans une large mesure la politique de lutte contre le tabagisme. Dans ces conditions, on peut en tout cas supposer qu'il existe un marché illégal de cigarettes interdites dans l'Union européenne mais disponibles en dehors de celle-ci. Ce caractère illégal peut déjà en soi avoir pour conséquence que le produit en question trouve un marché. Prétendre qu'actuellement, le commerce illégal n'a pour raison d'être que d'éviter des accises élevées ne me paraît pas déterminant à cet égard. Un marché illégal ne pourra, en effet, émerger que s'il existe une législation qui crée cette illégalité et la tentation de la fraude sera d'autant plus grande que les règles seront plus sévères. Ce n'est donc que l'introduction de la présente directive qui a rendu possible - et peut-être attrayante - la mise en place d'un marché illégal.

159. La deuxième condition concerne la nécessité d'une intervention communautaire. Interdire la production unilatéralement au plan national en vue de lutter contre les réimportations illégales n'est pas efficace parce que les contrôles doivent être effectués aux frontières extérieures du marché commun. S'il existe des divergences entre les législations des États membres - et donc dans les contrôles opérés aux différentes frontières extérieures -, les courants d'échange illégaux se déplaceront vers les frontières extérieures où l'interdiction en question ne s'applique pas. Il est donc manifeste qu'une intervention du législateur communautaire s'imposait. D'autre part, des mesures purement nationales ne sauraient pas non plus être efficaces à l'égard des cigarettes qui ne quittent pas le territoire de l'Union européenne parce qu'il existe un marché interne ouvert à l'intérieur duquel un État membre ne peut pas s'opposer avec succès à la commercialisation (illégale) sur son territoire de cigarettes originaires d'un autre État membre où leur production n'est pas interdite.

160. J'en arrive à la troisième condition. Contrôler les réimportations illégales n'est guère faisable en pratique parce qu'il s'agit le plus souvent de voyageurs individuels qui réimportent les produits dans l'Union européenne. De tels contrôles entraînent, à tout le moins, des charges et contraintes disproportionnées, comme c'est d'ailleurs le cas du commerce illégal à l'intérieur de l'Union.

161. J'en conclus, à ce stade, que le législateur communautaire entendait, en l'espèce, éliminer une perturbation sensible du fonctionnement du marché intérieur. Je crois cependant que l'on peut encore fonder l'interdiction de production sur un autre argument. En effet, le risque concret d'une perturbation sensible de la concurrence, qui est le deuxième type de perturbation du fonctionnement du marché intérieur, peut également, selon moi, être la base des règles communautaires.

162. Il ne fait aucun doute à mes yeux que les normes qui régissent la composition des cigarettes - et les prévisions concernant l'évolution de ces normes - ont une influence considérable sur les décisions que prennent en matière d'investissements des fabricants de produits du tabac dont la production est (notamment) destinée à l'exportation vers des pays tiers. Il va de soi qu'ils investiront prioritairement dans les pays dont la réglementation est la plus souple, d'autant plus que, dans ces pays tiers, ils devront faire face à la concurrence de produits fabriqués dans des pays non européens qui n'appliquent pas non plus des normes très sévères en matière de composition des produits du tabac. Bref, il faut s'attendre à ce que les divergences entre les réglementations nationales puissent entraîner un déplacement des investissements à l'intérieur de l'Union européenne et provoquer ainsi une perturbation sensible du marché commun. Les demanderesses n'ont fait que confirmer mon jugement lorsqu'elles ont déclaré que la directive les obligerait à délocaliser leur production.

163. Ceci démontre qu'une interdiction de production nationale unilatérale ne manque pas seulement d'efficacité, mais qu'elle n'est pas non plus concevable. En effet, un État membre ne peut pas interdire unilatéralement la production de cigarettes pour garantir le respect de l'interdiction de commercialisation dans le marché intérieur, car une telle mesure procurerait une délocalisation de la production de cigarettes vers un État membre qui n'applique pas une telle interdiction de production. Par son action unilatérale, l'État membre plus sévère non seulement échouerait à faire respecter l'interdiction de commercialisation, mais il subirait en outre un dommage économique du fait d'avoir agi isolément.

164. Parce qu'elle harmonise les normes de fabrication des produits du tabac manufacturés dans l'Union européenne, indépendamment de leur destination, la directive contribue déjà, pour les raisons que nous venons de voir, à prévenir de graves disparités dans les conditions de participation au marché des fabricants de produits du tabac dans les différents États membres.

165. À titre surabondant, j'ajouterai que la directive doit, à cet égard, être distinguée de la directive 98/43, relative à la publicité en faveur du tabac. La Cour a estimé à propos de cette dernière que des disparités entre les États membres en ce qui concerne les conditions de la concurrence ne pouvaient pas constituer la base d'une mesure d'harmonisation, car celle-ci supprime ou, du moins, limite considérablement la concurrence dans l'ensemble de la Communauté. Cette conclusion de la Cour doit, selon moi, être considérée à la lumière du contexte particulier dans lequel la directive 98/43 a été adoptée. Cette directive restreint considérablement la publicité en faveur des produits du tabac et prive ainsi les fabricants de l'instrument de concurrence par excellence puisque la directive restreint leurs possibilités de présenter leurs produits aux consommateurs. La directive en cause dans la présente affaire, en revanche, n'a pas un tel effet particulier sur la concurrence.

166. En résumé, l'article 95 CE peut servir de base juridique à l'adoption d'une réglementation soumettant la fabrication de produits du tabac à des conditions indépendamment de la destination pour laquelle ils sont fabriqués.

E - Une double base juridique est-elle licite?

167. Voici ce dont il s'agit en substance. Il convient, tout d'abord, de vérifier, d'un point de vue matériel, dans quelles circonstances une réglementation peut être fondée sur plusieurs bases juridiques. Faut-il pour cela que les bases juridiques soient équivalentes au regard de l'objectif de cette réglementation? Il convient, en deuxième lieu, de déterminer s'il est loisible au législateur communautaire qui souhaite régler plusieurs matières - qui ne relèvent pas d'une seule et même base juridique - de rassembler ces différentes matières dans une seule et même réglementation. Il faut enfin, en troisième lieu, établir si, du point de vue du mode d'élaboration, les procédures mises en place par les articles 95 CE et 133 CE sont compatibles.

168. Le droit communautaire offre un point de repère solide pour résoudre le premier point. Aux termes de l'article 5, premier alinéa, CE, un acte communautaire, tel que la directive, doit être fondé sur une base juridique spécifique. La jurisprudence constante de la Cour est reproduite dans l'avis que celle-ci a rendu sur le protocole de Cartagena :

«[...] selon une jurisprudence constante, le choix de la base juridique d'un acte, y compris celui adopté en vue de la conclusion d'un accord international, ne résulte pas de la seule conviction de son auteur, mais doit se fonder sur des éléments objectifs susceptibles de contrôle juridictionnel. Parmi de tels éléments figurent, notamment, le but et le contenu de l'acte [...]. Si l'examen d'un acte communautaire démontre qu'il poursuit une double finalité ou qu'il a une double composante et si l'une de celle-ci est identifiable comme principale ou prépondérante, tandis que l'autre n'est qu'accessoire, l'acte doit être fondé sur une seule base juridique, à savoir celle exigée par la finalité ou composante principale ou prépondérante [...]. À titre exceptionnel, s'il est établi que l'acte poursuit à la fois plusieurs objectifs, qui sont liés d'une façon bien dissociable, sans que l'un soit second et indirect par rapport à l'autre, un tel acte pourra être fondé sur les différentes bases juridiques correspondantes.»

169. Lorsque l'acte poursuit plusieurs objectifs d'importance plus ou moins égale, c'est la règle générale définie par la Cour dans l'arrêt Commission/Conseil, relatif à la nomenclature des marchandises , qui s'applique, à savoir que, «dans la mesure où la compétence d'une institution repose sur deux dispositions du traité, celle-ci est tenue d'adopter les actes correspondants sur le fondement des deux dispositions en cause».

170. Cette jurisprudence laisse au législateur communautaire la marge dont il a besoin pour fonder une réglementation sur plusieurs articles du traité, mais à la condition qu'il utilise effectivement chacune des bases juridiques qu'il a retenues. Il ne peut se contenter de considérations à caractère accessoire pour recourir à une base juridique. Pour expliciter mon propos, je me réfère ici aux conclusions que l'avocat général Fennelly a présentées dans l'affaire relative à la publicité en faveur du tabac . Au point 68 de celles-ci, il explique - et je suis d'accord avec lui - que, dans les cas où le cumul de bases juridiques n'est pas permis, la notion de «centre de gravité» d'une réglementation n'a de sens que lorsque les procédures législatives applicables aux deux bases juridiques sont incompatibles.

171. Étant donné que ce cas particulier ne se présente pas ici - mais je reviendrai sur ce point ultérieurement -, la Cour ne doit attacher aucune importance à l'inéquivalence des deux bases juridiques utilisées en l'espèce. Il suffit que l'article 133 CE soit la base juridique réelle d'une partie - si petite soit-elle - de la directive. Il s'agit alors plus particulièrement de déterminer si, en déclarant que la directive s'applique également aux cigarettes destinées à l'exportation hors de l'Union européenne, le législateur communautaire poursuivait un objectif qui s'inscrit dans la politique commerciale commune.

172. Le deuxième point que j'ai signalé plus haut a été soulevé par les demanderesses et par le gouvernement allemand. Se référant à la réglementation relative aux aliments pour nourrissons , ils ont soutenu que le législateur communautaire aurait dû énoncer les règles relatives aux cigarettes d'exportation dans un acte distinct.

173. La jurisprudence confirme la pratique législative qui consiste à utiliser plusieurs bases juridiques en même temps pour une seule réglementation . Il est fréquent qu'une réglementation comporte plusieurs parties - ou composantes, pour reprendre les termes utilisés par la Cour dans l'avis 2/00, précité - et qu'elle poursuive plusieurs objectifs en même temps, ce qui est d'ailleurs souhaitable d'un point de vue de l'économie légistique. Scinder les règles applicables à un type déterminé de produit selon l'objectif ou le groupe cible qu'elles doivent permettre d'atteindre n'a guère de sens. Des règles mieux intégrées sont plus facilement compréhensibles pour le justiciable et permettent en outre d'éviter des divergences inutiles dans leur interprétation ou leur application . Dans le même ordre d'idée, je ne trouve pas très heureuse, par exemple, la solution qui a été choisie pour les règles concernant les aliments des nourrissons, le législateur ayant préféré adopter deux directives distinctes applicables en fonction de la destination du produit.

174. Le troisième point, enfin, concerne la compatibilité des procédures d'élaboration des normes.

175. Dans l'arrêt Dioxyde de titane , la Cour a défini une exception à la règle principale conformément à laquelle le droit communautaire ne permet pas d'utiliser une double base juridique. C'est le cas lorsque les dispositions du traité utilisées comme base juridique prévoient des procédures différentes et incompatibles.

176. Le Parlement, la Commission et le Conseil ainsi qu'un certain nombre des gouvernements qui ont présenté des observations affirment que les articles 95 CE et 133 CE peuvent être utilisés cumulativement comme base juridique parce que ce cumul est fondamentalement différent de celui qui était en cause dans l'affaire Dioxyde de titane, précitée. Selon les demanderesses, en revanche, les procédures légales imposées au législateur communautaire par les articles 95 CE et 133 CE sont incompatibles. Le gouvernement allemand estime lui aussi que ces deux bases juridiques ne sont pas conciliables. Le fait que la directive en cause ici ait été adoptée suivant la procédure de codécision alors que l'article 133, paragraphe 4, CE prévoit que le Conseil prenne seul la décision compromet l'équilibre institutionnel .

177. Pour apprécier ce troisième point, je vais citer ce que la Cour a consacré à ce sujet dans son arrêt Dioxyde de titane «[...] l'article 100 A prescrit l'application de la procédure de coopération, prévue à l'article 149, paragraphe 2, du traité, alors que l'autre disposition, à savoir l'article 130 S, prescrit le vote à l'unanimité au sein du Conseil après une simple consultation du Parlement européen. [...] Dans la procédure de coopération, le Conseil statue [généralement] à la majorité qualifiée [...]. Cet élément essentiel de la procédure de coopération serait compromis si, du fait de la référence simultanée aux articles 100 A et 130 S, le Conseil était, en tout état de cause, tenu de voter à l'unanimité. L'objet même de la procédure de coopération, qui est de renforcer la participation du Parlement européen au processus législatif de la Communauté, serait ainsi mis en cause. Or, comme la Cour l'a relevé [...], cette participation est le reflet, au niveau de la Communauté, d'un principe démocratique fondamental, selon lequel les peuples participent à l'exercice du pouvoir par l'intermédiaire d'une assemblée représentative.»

178. On retiendra en substance de ce qui précède deux éléments essentiels, à savoir la possibilité de statuer (dans certains cas) à la majorité qualifiée, d'une part, et les prérogatives du Parlement, d'autre part. Ces deux éléments n'interviennent pas en l'espèce. S'il est vrai que l'article 95 CE renvoie à la procédure de codécision alors que l'article 133 CE ne le fait pas, cela ne signifie pas encore que ces deux bases juridiques ne peuvent pas être utilisées en même temps. Je déduis de l'arrêt Dioxyde de titane, précité, que la procédure de codécision doit alors effectivement être utilisée. À ne pas le faire, le législateur porterait atteinte aux prérogatives du Parlement .

179. En ce qui concerne l'allégation que le gouvernement allemand a faite à propos de l'équilibre institutionnel, je voudrais faire observer ce qui suit. Selon moi, cette affirmation repose sur une lecture incorrecte de l'arrêt Dioxyde de titane, précité. Si l'équilibre institutionnel joue un rôle important dans la décision de la Cour, celle-ci s'y est cependant directement référée aux prérogatives du Parlement et aux principes démocratiques sur lesquels elles sont fondées.

180. Je ne vois pas en quoi l'utilisation de la procédure de codécision en l'espèce porte atteinte à un quelconque intérêt. Au contraire, c'est la procédure la plus exigeante qui a été suivie et c'est elle qui permet de tenir compte du plus grand nombre d'intérêts possible. Quant à l'équilibre institutionnel, s'il est en droit communautaire une procédure qui vise à garantir un équilibre optimal entre les pouvoirs, cela me paraît être la procédure de codécision. C'est d'ailleurs à celle-ci que les auteurs du traité ont donné la préférence. Lors des modifications les plus récentes du traité à Amsterdam et à Nice, il a été choisi d'appliquer cette procédure dans des cas de plus en plus nombreux.

181. Je voudrais enfin signaler ceci. Si un quelconque préjudice a été porté à un intérêt reconnu du Conseil à pouvoir décider seul, c'est le législateur communautaire lui-même - et donc également le Conseil - qui a choisi de ne pas tenir compte de cet intérêt. En effet, le législateur communautaire aurait pu utiliser la même technique que celle dont il s'est servi pour la réglementation relative aux aliments pour nourrissons et adopter ainsi une réglementation distincte pour les produits destinés à l'exportation. Que cette technique n'ait pas mes faveurs est sans importance.

182. Pour en revenir à notre affaire, je dirais, en résumé, que la jurisprudence de la Cour ne s'oppose pas à titre principal à ce que l'article 133 CE soit utilisé comme base juridique parallèlement à l'article 95 CE puisque les procédures d'élaboration des actes prévues par ces deux dispositions sont compatibles entre elles. Pour savoir s'il était véritablement possible, voire nécessaire, d'ajouter l'article 133 CE en l'espèce, il faudra s'en reporter à l'objectif que les législateurs communautaires s'étaient fixé.

F - L'article 133 CE et l'exportation des produits vers des pays tiers

183. Au terme du raisonnement qui précède, j'ai constaté que l'article 95 CE peut être utilisé comme base juridique permettant d'appliquer la directive à la production de cigarettes indépendamment de leur destination. Par conséquent, la directive dans son ensemble pouvait être fondée sur l'article 95 CE. Étant donné, cependant, que le législateur a également choisi de se fonder sur l'article 133 CE, il faut encore trancher la question de savoir si cet article peut servir de base juridique pour limiter les exportations de cigarettes en dehors de l'Union européenne. Je signale à ce propos que ce n'est qu'au cours de la présente procédure - c'est-à-dire a posteriori - que le législateur communautaire a avoué qu'il entendait effectivement réglementer ces exportations. Je reviendrai, à la fin du présent chapitre, à la question de savoir si un exposé des motifs a posteriori permet de fonder une réglementation. Pour le surplus, mon approche sera comparable à celle que j'ai adoptée pour le chapitre VI, D: je commencerai par un bref aperçu de la législation communautaire existante pour analyser ensuite le pouvoir, vaste selon moi, qu'a le législateur communautaire de légiférer. J'examinerai enfin si celui-ci est demeuré dans les limites de son pouvoir.

1. Les arguments présentés

184. Comme je l'ai dit plus haut, le Parlement et le Conseil ont déclaré au cours de l'audience que la directive vise également à réglementer les exportations. C'est donc à bon droit, selon eux, que l'article 133 CE a été ajouté en tant que base juridique. Ce point de vue est approuvé par la Commission et par un certain nombre des gouvernements qui ont présenté des observations. Il s'en détache un certain nombre d'arguments dont il nous faudra tenir compte dans notre appréciation:

- Le gouvernement du Royaume-Uni juge qu'il était justifié d'utiliser l'article 133 CE comme base juridique puisque les articles 3 et 7 de la directive établissent des principes univoques de politique commerciale commune. L'article 95 CE, quant à lui, n'est qu'une base juridique secondaire en ce qui concerne la production de cigarettes destinées à l'exportation vers des pays tiers.

- Le gouvernement néerlandais se réfère au onzième considérant de l'exposé des motifs dans lequel les auteurs de la directive déclarent que le régime d'exportation fait partie de la politique commerciale commune. Le fait que la directive poursuit en même temps des objectifs qui ne relèvent pas de cette politique commerciale (ou qu'elle ne les poursuive pas directement ou ne permet pas de les atteindre) n'enlève rien à cette situation .

- La Commission estime qu'il est de l'intérêt commercial de l'Union européenne d'appliquer des normes de qualité aux produits d'exportation, car de telles normes permettent d'empêcher l'écoulement en dumping de produits de qualité inférieure sur le marché mondial. L'article 133 CE pourrait déjà servir de base juridique pour cette seule raison.

185. Les principaux griefs qui ont été articulés à propos de l'utilisation de l'article 133 CE comme base juridique sont les suivants:

- Selon les demanderesses, la compétence dont la Communauté jouit dans le domaine de la politique commerciale commune a pour objet principal de garantir que les échanges entre les États membres et les pays tiers n'entraînent pas de perturbations du commerce intracommunautaire.

- Les demanderesses indiquent également que la directive a pour objet de protéger la santé et qu'à ce titre elle ne peut pas être basée sur l'article 133 CE. L'article 133 CE donne à la Communauté une compétence destinée à promouvoir le commerce, et non pas à le restreindre. Le gouvernement grec s'est exprimé dans un sens analogue.

- Dans le prolongement de cette idée, le gouvernement allemand estime que des mesures fondées sur l'article 133 CE doivent avoir pour but d'influer sur les courants commerciaux avec des pays tiers. C'est la libéralisation du commerce qui doit avoir la primauté, et non pas sa limitation. Si l'article 133 CE permet effectivement de prendre des mesures restrictives, ce n'est qu'en tant que parties d'une réglementation visant à la libéralisation.

- Aussi bien le gouvernement allemand que le gouvernement luxembourgeois ont évoqué la protection de la santé publique dans les pays tiers, protection assurée par la directive. Ce faisant, la directive a un effet extraterritorial alors que - en l'absence de normes internationales - ce serait aux pays d'importation eux-mêmes de se prémunir au moyen de règles sanitaires.

2. L'article 133 CE et l'exportation de produits vers des pays tiers: aperçu succinct

186. Il existe des réglementations communautaires fondées sur l'article 133 CE et concernant des produits destinés à l'exportation dans de nombreux domaines et avec des objectifs très variés. Elles sont fréquemment basées sur des accords internationaux. Je songe, par exemple, à la réglementation par laquelle des sanctions ont été infligées à certains pays ainsi qu'aux règlements organisant la lutte contre les exportations de drogues ou de produits de contrefaçon . Il s'agit parfois également d'une réglementation communautaire unilatérale, comme c'est le cas de la directive 98/43 sur les produits du tabac. Le règlement-cadre concernant la réglementation des denrées alimentaires auquel je reviendrai au point 190 plus bas, en est un exemple récent.

187. Des règlements concernant des produits destinés à l'exportation ont d'ailleurs également été pris en dehors du champ d'application de l'article 133 CE. Dans le domaine de l'agriculture, par exemple, la Commission a adopté une décision par laquelle elle a interdit toute exportation de bétail bovin et de viande bovine britanniques par mesure d'urgence dans la lutte contre l'ESB. Cette mesure s'applique également aux exportations à destination de pays tiers, ce qui est singulier puisque les règlements du Conseil sur la base desquels cette décision a été adoptée ne concernent que les échanges intracommunautaires. La Commission a justifié cette mesure en invoquant le risque de réimportation .

188. Je retiendrai trois réglementations qui présentent un intérêt particulier pour l'appréciation de la présente affaire.

189. Les règles de base pour l'application de l'article 133 CE aux exportations ont été établies par le règlement (CEE) n° 2603/69 du Conseil, du 20 décembre 1969, portant établissement d'un régime commun applicable aux exportations . La règle principale, qui est énoncée à l'article 1er, dispose que les exportations ne sont, en principe, soumises à aucune restriction quantitative. L'article 11 donne cependant aux États membres la possibilité d'adopter des restrictions nationales en matière d'exportation lorsqu'il s'agit de protéger un des intérêts qui sont énoncés à l'article 30 CE.

190. L'article 133 CE est la base juridique des normes de fabrication communautaires applicables aux exportations dans le - vaste - règlement-cadre portant réglementation des denrées alimentaires . La protection de la santé et de la sécurité des citoyens de l'Union européenne et des pays tiers est au centre de ce règlement. Les denrées alimentaires destinées à l'exportation vers un pays tiers afin d'y être commercialisées doivent satisfaire aux mêmes normes que celles qui s'appliquent aux denrées alimentaires destinées à la consommation intérieure. Elles ne peuvent présenter aucun danger pour la santé ni, lorsqu'il s'agit d'aliments pour le bétail, pour la sécurité.

191. La directive 92/52/CEE du Conseil, du 18 juin 1992, relative aux préparations pour nourrissons et aux préparations de suite destinées à être exportées vers des pays tiers a elle aussi été adoptée en vue de réglementer les exportations. Cette directive, qui est fondée sur l'article 133 CE, complète des directives plus anciennes contenant des normes de fabrication (identiques) pour l'alimentation des nourrissons et les préparations de suite destinées au marché intérieur . Cette directive a pour objet de protéger la santé des nourrissons dans les pays tiers. Les normes de fabrication qu'elle contient sont conformes à la réglementation communautaire applicable au marché interne et aux normes internationales applicables dans le cadre du Codex Alimentarius .

192. En résumé, le législateur communautaire se fonde sur l'article 133 CE pour imposer des règles applicables aux produits destinés à l'exportation dans le but de réaliser différents objectifs. Il ne le fait certainement pas uniquement dans le cadre de la politique commerciale au sens strict d'une promotion du commerce, mais précisément également pour limiter les exportations de certains produits au nom d'autres objectifs d'intérêt général.

3. Sur la compétence déduite de l'article 133 CE

193. La première question à laquelle il y a lieu de répondre est celle de savoir si l'article 133 CE peut servir de base juridique pour une réglementation qui a pour objet premier de protéger la santé publique. Cette question ne se distingue pas fondamentalement de celle que nous nous étions posée à propos de l'article 95 CE. En d'autres termes, la question est de savoir si l'article 133 CE doit lui aussi être considéré comme instituant une compétence fonctionnelle dont le législateur communautaire a besoin pour pouvoir prendre des mesures ayant une portée externe.

194. Il résulte de la jurisprudence que cette compétence du législateur communautaire peut être interprétée de manière large. Dans son avis 1/78, la Cour a déclaré que l'«on ne saurait [...] imprimer à l'article 113 du traité CEE une interprétation dont l'effet serait de limiter la politique commerciale commune à l'utilisation des instruments destinés à avoir une prise sur les seuls aspects traditionnels du commerce extérieur». Elle a ajouté que «l'énumération, dans l'article 113, des objets de la politique commerciale [...] est conçue comme une énumération non limitative» . S'il est permis de penser qu'«à l'époque où le traité a été élaboré, la libéralisation des échanges a été l'idée dominante», il faut bien constater que d'autres objectifs se sont fait jour progressivement, comme, la problématique du développement .

195. Il résulte de cet avis que l'article 133 CE n'a pas seulement pour objet de permettre de promouvoir le commerce de l'Union européenne avec des pays tiers. Le législateur peut également l'utiliser au service d'autres intérêts publics, par exemple en soumettant le commerce à des conditions qualitatives. La jurisprudence de la Cour confirme ainsi l'interprétation large qu'il convient de donner à la notion de politique commerciale commune, interprétation large que l'on retrouve d'ailleurs dans la pratique législative communautaire.

196. Le règlement n° 2603/69, qui permet aux États membres d'imposer des restrictions à l'exportation lorsqu'il s'agit de protéger les intérêts publics énumérés à l'article 30 CE, démontre bien que le législateur a le pouvoir d'utiliser l'article 133 CE pour la défense d'autres intérêts publics prioritaires. Le fait que le règlement n° 2603/69 donne un tel pouvoir aux États membres implique déjà à lui seul que la promotion de ces intérêts doit également pouvoir faire l'objet d'une intervention communautaire. En effet, l'intervention unilatérale des États membres pourrait compromettre la politique commerciale commune, qui est une compétence exclusive de la Communauté. Le législateur communautaire doit donc pouvoir, dans l'intérêt du commerce, remplacer ces mesures nationales unilatérales par des mesures communautaires. D'autre part, l'intervention communautaire ne peut pas non plus avoir pour conséquence que d'autres intérêts publics soient moins bien protégés. Lorsqu'il s'agit de protéger la santé publique, le législateur est tenu par l'obligation énoncée à l'article 152, paragraphe 1, CE, qui lui impose d'assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine dans la définition et la mise en oeuvre de toutes les politiques et actions de la Communauté. La comparaison avec les échanges intérieurs s'impose ici également. C'est précisément parce que l'article 30 CE offre la possibilité de mettre en place des entraves aux échanges que la Communauté doit pouvoir intervenir - sur la base de l'article 95 CE.

197. En résumé, la compétence que l'article 133 CE donne à la Communauté d'intervenir au plan externe est largement la même que celle que l'article 95 CE lui donne pour ses interventions au plan interne . Il s'agit ici également d'une compétence fonctionnelle.

198. J'observe encore à ce propos que l'article XX de l'accord du GATT prévoit lui aussi des dérogations en faveur de certains intérêts publics tels que la protection de la santé. La promotion du libre échange implique que le commerce doit pouvoir également être soumis à des conditions, qu'il convient de ne pas confondre avec des entraves aux échanges comme les demanderesses semblent le faire.

199. Les gouvernements allemand et luxembourgeois ont évoqué la portée extraterritoriale de la directive en déclarant que les normes applicables aux cigarettes destinées à l'exportation reviennent en substance à protéger la santé publique dans les pays tiers. Je pense, tout comme eux, que c'est aux gouvernements des pays d'importation qu'il incombe - en tout cas au premier chef - d'assurer cette protection. La question se pose cependant de savoir si cela signifie que les exportations ne peuvent plus être soumises à aucune condition.

200. Cette question se situe sur le domaine sensible des mesures de protection extraterritoriale. Les avis sur la licéité de pareilles mesures sont fortement divergents selon le contenu que l'on donne à la notion de politique commerciale. La Cour ne s'est pas encore prononcée expressis verbis sur cette licéité. Même au niveau de l'organisation mondiale du commerce, cette question n'est pas dépourvue de toute ambiguïté, du moins en ce qui concerne les mesures d'exportation .

201. Voici la réponse que je donne à cette question. Les normes applicables aux produits destinés à l'exportation peuvent être classées en trois catégories. La première est celle des normes résultant d'accords internationaux, la deuxième est celle des normes communautaires unilatérales applicables au marché intérieur qui s'appliquent également aux exportations et, enfin, la troisième est la catégorie des normes applicables exclusivement aux exportations.

202. Selon moi, les normes de la première et de la deuxième catégorie sont généralement licites, compte tenu de l'interprétation large de la notion de politique commerciale commune qui résulte aussi bien de la jurisprudence de la Cour que de la pratique législative.

203. En ce qui concerne la première catégorie, rien ne s'oppose en tout cas à des mesures de protection extraterritoriale lorsqu'elles sont fondées sur des standards internationaux. L'article 133 CE est l'instrument qui permet à la Communauté d'exécuter les arrangements amiables internationaux en matière commerciale. C'est ce type de normes internationales non contraignantes qui constitue la base de la réglementation des exportations d'aliments pour nourrissons.

204. Voyons à présent la deuxième catégorie de normes, dans laquelle nous pouvons classer les normes imposées par la directive. Le législateur communautaire peut interdire les exportations de produits de qualité inférieure qui sont interdits sur le marché intérieur également. Il est, en effet, essentiel pour la crédibilité du commerce que de tels produits de moindre qualité ne pénètrent pas sur le marché. La Cour a d'ailleurs reconnu ce motif pour le marché intérieur dans l'arrêt Alpine Investments . Le fait qu'il s'agisse de produits défectueux ou dangereux ou encore - comme c'est le cas en l'espèce - de produits présentant des risques pour la santé n'a pas d'importance à cet égard. En ce sens, je suis d'accord avec l'argument de la Commission que j'ai évoqué au point 184. C'est cette considération qui est la base de l'interdiction d'exporter des denrées alimentaires nuisibles.

205. Concrètement, l'opinion que je viens d'exprimer signifie qu'il n'y a plus lieu de répondre à la question de la licéité des mesures de protection extraterritoriale que pour les mesures unilatérales adoptées par la Communauté (ou par un État membre) qui concernent uniquement les exportations et ne s'appliquent donc pas au marché intérieur également. Eu égard au contenu de la directive, cette question peut être laissée de côté en l'espèce.

4. Les limites de la compétence déduite de l'article 133 CE

206. Dans l'avis 2/00 qu'elle a rendu sur le protocole de Carthagène , la Cour indique que l'interprétation large prônée par le législateur communautaire ne peut pas avoir pour effet qu'un nombre important de dispositions spécifiques du traité concernant - dans ce cas-là - la politique de protection de l'environnement soient vidées d'une grande partie de leur substance dès l'instant qu'il serait établi que l'action communautaire est susceptible d'avoir des implications sur les échanges commerciaux. Ce jugement de la Cour n'est d'ailleurs pertinent que pour les cas dans lesquels il s'impose de choisir une base juridique en raison des différences de procédure . Dans ces cas-là, il convient de voir dans quels domaines une réglementation se situe essentiellement. Un cumul des bases juridiques est cependant fréquemment possible.

207. Cet avis concernait la limite entre la politique commerciale commune et les compétences de la Communauté en matière de protection d'intérêts publics particuliers. Il faut encore définir une autre frontière, à savoir la frontière entre la politique commerciale commune lorsqu'elle concerne les échanges avec des pays tiers.

208. La Cour a dit pour droit que le simple fait qu'une mesure concerne également les importations dans la Communauté n'est pas suffisant pour que l'article 133 CE puisse s'appliquer . Il s'agissait dans cette affaire d'une réglementation uniforme applicable au commerce de certains produits de la viande. La seule raison pour laquelle les importations étaient également concernées était que la mesure en cause ne faisait aucune distinction entre les produits originaires de pays tiers et les produits communautaires. Ce qui vaut pour les importations vaut, selon moi, également pour les exportations. Le simple fait qu'une norme de fabrication en vigueur pour le marché intérieur soit applicable à des produits fabriqués en vue de l'exportation vers des pays tiers n'implique pas automatiquement que l'article 133 CE puisse être utilisé comme base juridique.

209. En revanche, le règlement qui a limité les importations de produits agricoles dans l'Union européenne au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl pouvait bel et bien être fondé sur l'article 133 CE . C'est essentiellement sur l'objectif poursuivi par le règlement que la Cour a basé son jugement. Les règles communautaires devaient garantir la santé du consommateur, préserver l'unicité du marché et prévenir les détournements de trafic sans entraver inutilement les échanges commerciaux entre la Communauté et les pays tiers.

210. Le 15 novembre 1994, la Cour a rendu un avis sur la compétence de la Communauté européenne à conclure l'accord TRIP's . Elle a déclaré que les droits de propriété intellectuelle ne présentent aucun lien spécifique avec le commerce extérieur, mais qu'ils n'en présentent pas davantage avec le marché intérieur. L'article 133 CE n'était donc pas une base juridique idoine dans ce cas-là.

211. Je résume. L'article 133 CE s'inscrit dans une double limite. La première est une limite large: l'article 133 CE peut être utilisé pour la défense d'autres intérêts publics que l'intérêt du commerce international en soi. La compétence qu'il confère ne peut cependant pas entrer en conflit avec des compétences particulières reconnues aux institutions communautaires. La seconde limite est une limite plus étroite. Lorsqu'une réglementation vise principalement à régler le commerce intérieur, l'article 133 CE ne peut pas s'appliquer, même lorsqu'aussi bien des produits importés que des produits exportés sont en cause.

212. Cela étant dit, je considère que les compétences instituées par l'article 95 CE et par l'article 133 CE sont des compétences comparables et complémentaires. Ce que l'article 95 CE est pour le marché intérieur, l'article 133 CE l'est tout autant pour le marché extérieur. L'article 133 CE ne peut servir de base juridique que pour une réglementation qui concerne effectivement le marché extérieur également et dont les conséquences pour ce marché extérieur ne sont pas de simples effets secondaires.

5. La directive

213. Si je prends comme point de départ les motifs que le Parlement et le Conseil ont exposés au cours de l'audience - c'est-à-dire a posteriori -, j'aboutis à la conclusion que l'article 133 CE peut servir de base juridique pour l'effet externe. J'estime que l'objet de la réglementation est déterminant à cet égard. En imposant l'interdiction de production, le législateur communautaire entendait concrètement subordonner effectivement à certaines normes l'exportation de cigarettes vers des pays tiers.

214. Ce jugement est fondé sur les éléments suivants:

- l'article 133 CE institue une compétence fonctionnelle qui peut être utilisée pour imposer des conditions qualitatives à l'exportation de produits;

- l'effet extraterritorial des mesures de protection est justifié par leur contenu, à savoir que seule est interdite l'exportation de cigarettes de qualité inférieure qui ne sont pas autorisées sur le marché intérieur;

- il est en principe possible de cumuler l'article 95 CE et l'article 133 CE en tant que bases juridiques;

- la réglementation vise effectivement le marché extérieur. Les effets externes sont plus que des effets secondaires.

215. Je constate encore à cet égard que la présente directive, qui sortit des effets externes, est comparable à d'autres réglementations en matière de produits qui visent à protéger la santé des citoyens de pays tiers. J'ai cité plus haut le règlement-cadre sur les denrées alimentaires et la réglementation concernant les aliments pour nourrissons .

216. Je me sens néanmoins lié par les motifs que le législateur communautaire a exposés dans le onzième considérant de la directive. En effet, conformément à une jurisprudence constante relative à l'article 253 CE, l'exposé des motifs doit faire apparaître d'une façon claire et non équivoque le raisonnement de l'institution, auteur de l'acte, de manière à permettre aux intéressés de connaître les justifications de la mesure prise et à la Cour d'exercer son contrôle . Cette fonction de l'obligation de motivation étant ce qu'elle est, il n'est pas suffisant de fournir des motifs a posteriori lorsque la Cour est saisie par hasard d'une question. Si le législateur peut effectivement préciser ses motifs au cours d'une procédure devant la Cour, cela ne signifie cependant pas qu'il peut alors fournir une justification entièrement neuve.

217. Comme je l'ai déjà dit au point 86, le fait que la directive s'applique aux exportations a, suivant le onzième considérant de l'exposé des motifs, pour but de garantir que les dispositions applicables au marché intérieur ne soient pas vidées de leur substance. Les effets de la directive sur le commerce extérieur ne sont ainsi rien de plus que des effets secondaires, qui sont une conséquence de la réglementation applicable au marché intérieur. Pour ce seul motif déjà, l'article 133 CE ne peut pas servir de base juridique à la directive.

218. Conformément à l'exposé des motifs, en effet, le but de la réglementation n'est pas d'imposer des restrictions au commerce des cigarettes avec des pays tiers. Elle ne peut donc pas être considérée comme faisant partie de la politique commerciale commune. Le fait qu'elle ait des effets sur le commerce avec des pays tiers est sans incidence à cet égard. Je renvoie sur ce point à la formulation que la Cour a utilisée dans l'arrêt Biotechnologie . En résumé, l'applicabilité de la directive aux cigarettes destinées à l'exportation n'est qu'un but accessoire et subalterne de celle-ci qui ne coïncide pas avec sa raison d'exister.

219. Tout ce qui précède m'amène à la conclusion que l'article 133 CE a été illicitement utilisé comme seconde base juridique de la directive. Les règles de mise en oeuvre pouvaient et devaient également être fondées sur l'article 95 CE.

G - La conséquence juridique d'une utilisation incorrecte de l'article 133 CE

220. La question qu'il faut ensuite se poser est celle de savoir quelles conséquences juridiques ce vice de forme entraîne: entraîne-t-il la nullité de la directive? Je ne crois pas, car, même si l'article 133 CE tombe en tant que base juridique, il en reste une autre suffisante, à savoir l'article 95 CE. L'historique législatif permet lui aussi d'affirmer que l'article 133 a, en quelque sorte, été ajouté en tant que base juridique à titre surabondant. Le fait que cet élément superflu disparaisse ne supprime pas la base juridique initiale.

221. De surcroît, ce vice de forme signifie uniquement que la directive a été incorrectement motivée. Il ne faut pas confondre une inexactitude dans l'exposé des motifs d'une directive avec une inexactitude dans son dispositif. Si une inexactitude dans le dispositif entraîne l'inapplicabilité de la disposition concernée, auquel cas la Cour est tenue d'annuler la directive entièrement ou partiellement, une inexactitude dans l'exposé des motifs a pour seule conséquence que la directive ne peut pas être fondée sur le considérant ou la base juridique concernés. La Cour devra ensuite déterminer si la directive est pourvue d'un exposé des motifs suffisant sans ce considérant ou cette base juridique.

222. J'estime néanmoins que confirmer une directive telle que celle-ci malgré son vice de forme ne doit pas inciter le législateur communautaire à motiver ses actes d'une manière aussi large que possible. En effet, tout exposé des motifs demeure soumis au contrôle de la Cour. Lorsqu'elle examinera l'acte, la Cour partira d'une caractéristique essentielle du droit communautaire, à savoir que le traité confère un certain nombre de compétences au législateur communautaire de manière limitative. Cette attribution est le coeur même de la répartition des compétences entre la Communauté et les États membres. L'exercice correct de ces compétences exige une précision rigoureuse et est soumis au contrôle du juge communautaire. Ce n'est pas pour rien que l'article 7 CE pose en principe du droit communautaire qu'une institution doit agir dans les limites des attributions qui lui ont été conférées.

VII - Examen de la première question: violation éventuelle de principes juridiques

223. À supposer même qu'il faille conclure que c'est la base juridique correcte qui a été retenue, cela ne voudrait pas encore dire que la directive est valide. En effet, il peut exister d'autres motifs d'invalidité, tels qu'une violation de principes juridiques. C'est à ce sujet que le juge de renvoi a interrogé la Cour aux points c à g inclus de sa première question. Je m'attacherai surtout à déceler une éventuelle violation du principe de proportionnalité, car c'est le seul qui soit susceptible de susciter des doutes sérieux quant à la validité de la directive en l'espèce. Quant aux autres principes juridiques évoqués par le juge national, il est évident qu'ils ne sauraient pas - du moins pas isolément - entraîner une telle conséquence juridique. Cela vaut également pour le droit de propriété, sujet que je commenterai plus en détail par ailleurs.

A - Le principe de proportionnalité

224. Je commencerai par examiner la signification du principe de proportionnalité pour la directive dans son ensemble. J'analyserai ensuite plus spécifiquement la proportionnalité des règles applicables aux cigarettes destinées à l'exportation et ce n'est qu'en conclusion que j'analyserai la proportionnalité de l'article 7 de la directive.

1. Généralités

225. Le contrôle du respect du principe de proportionnalité comporte divers éléments en l'espèce. Observons d'emblée que la mission qu'a le législateur communautaire d'assurer une protection adéquate des intérêts publics est incontestée en matière de protection de la santé et qu'en cela il ne se distingue pas du législateur national. Comme la Commission l'a d'ailleurs déclaré au cours de la procédure, le contrôle juridictionnel est limité, le juge pouvant uniquement vérifier si le législateur communautaire n'a pas outrepassé les limites de sa compétence. Une de ces limites est le principe de proportionnalité. Je renvoie aux points 120 et 121 plus haut.

226. Dans les conclusions que j'ai présentées dans l'affaire Hahn , je me suis référé à la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle la santé et la vie des personnes occupe la première place parmi les valeurs et intérêts protégés énumérés à l'article 30 CE. C'est aux États membres qu'en l'absence d'une harmonisation exhaustive, il appartient de décider dans quelle mesure ils souhaitent garantir la protection de la santé et de la vie des personnes. Ils disposent à cet égard d'un large pouvoir d'appréciation, mais doivent tenir compte des exigences de la libre circulation des marchandises. Par exemple, une réglementation ou une pratique nationales ne relèvent pas de la dérogation prévue par l'article 30 CE lorsque la santé publique peut être protégée de manière aussi efficace au moyen de mesures moins restrictives pour les échanges intracommunautaires.

227. Ce caractère particulier de la protection de la santé publique s'exprime également à l'article 152, paragraphe 1, du traité CE, aux termes duquel des exigences en matière de protection de la santé font partie intégrante de la politique menée par la Communauté dans d'autres domaines. La Cour a insisté sur l'importance de cette disposition, notamment à propos de la politique agricole commune .

228. Dans ces mêmes conclusions de l'affaire Hahn, j'ai abordé la question du principe de précaution. Le principe de précaution et le principe de l'action préventive figurent dans le titre du traité CE qui est consacré à l'environnement, mais ils ont été reconnus par la Cour comme des principes pouvant servir de base à des mesures de protection de la santé publique. C'est ainsi que la Cour a admis l'utilisation de ces principes comme base juridique de mesures légales de lutte contre l'ESB .

229. En résumé, la protection de la santé est un intérêt public que le législateur doit pouvoir protéger intégralement. La valeur de cet intérêt public est telle que, lorsqu'il le met en balance avec d'autres intérêts tels que la liberté des opérateurs du marché, le législateur peut lui accorder la priorité. Cela vaut aussi bien pour le législateur national que pour le législateur communautaire dans la mesure où le second s'est substitué au premier dans la protection de la santé publique .

230. C'est dans cette optique que j'envisage la portée du principe de proportionnalité. Celui-ci n'implique pas que deux intérêts doivent être mis en conflit, mais concerne uniquement le choix de la mesure qui a été ou qui est prise en vue de protéger la santé publique. Cette mesure est-elle apte à réaliser cet objectif et n'en existe-t-il pas une autre - moins restrictive - qui permettrait de protéger la santé publique tout aussi bien? Le pouvoir de contrôle du juge européen sur ces questions est limité.

231. Pour moi, il est évident que les obligations que la présente directive impose satisfont à ces critères. Qui plus est, les dispositions en cause me paraissent être les dispositions appropriées par excellence pour contribuer à la réalisation de l'objectif poursuivi, à savoir la protection de la santé publique. Lorsqu'il adopte des mesures visant à limiter le tabagisme (ou ses conséquences), le législateur cherche à respecter un équilibre entre, d'une part, des mesures qui font progresser la cause et dont on peut en tout cas attendre qu'elles soient efficaces et, d'autre part, des mesures qui tiennent compte du fait que le tabagisme ne peut pas non plus être totalement interdit ou du moins, qu'une telle interdiction entraînerait un trafic illégal d'envergure. Le législateur communautaire semble être parvenu à trouver cet équilibre en l'espèce. Il n'existe pas, selon moi, de mesures moins strictes qui permettent de protéger la santé publique aussi efficacement.

2. Sur l'applicabilité aux exportations

232. La Cour doit plus particulièrement examiner la proportionnalité de l'applicabilité de (l'article 3 de) la directive aux cigarettes destinées à l'exportation en dehors de l'Union européenne. J'ai constaté plus haut (aux points 213 et suivants) que l'interdiction que contient cet article vise essentiellement à contrecarrer le commerce illégal des cigarettes dans l'Union européenne. La question qui se pose à présent est celle de savoir si cet objectif n'aurait pas pu être atteint tout aussi bien avec des mesures moins restrictives des échanges. Selon les demanderesses, l'interdiction énoncée à l'article 3 de la directive de produire des cigarettes non conformes aux teneurs maximums qu'il énonce et donc d'exporter de telles cigarettes fabriquées dans la Communauté serait incompatible avec le principe de proportionnalité.

233. La proportionnalité d'une telle mesure n'est pas évidente a priori, car il existe une asymétrie entre, d'une part, son contenu et son effet, et, d'autre part, l'objectif qu'elle poursuit. Tout permet, en effet, de croire que les cigarettes exportées vers des pays tiers le sont normalement en vue d'y être vendues et d'y être consommées, consommation qui, dans la majorité des cas, aura d'ailleurs effectivement lieu dans ces pays. Or, c'est la totalité des exportations qui est soumise à des restrictions dans le but d'empêcher une conséquence accessoire, à savoir le commerce illégal de ces cigarettes dans l'Union européenne elle-même.

234. Les demanderesses et le gouvernement allemand mettent d'emblée en doute le caractère approprié de la mesure. Ils la comparent à l'interdiction d'exportation de boeuf en provenance du Royaume-Uni à la suite de la contamination par l'ESB, interdiction que la Cour a confirmée dans l'arrêt Royaume-Uni/Commission . Selon eux, cette interdiction était parfaitement adaptée à l'objectif poursuivi dans ce cas-là parce que la source du risque sanitaire que la réglementation visait à endiguer se situait au Royaume-Uni alors que, dans la présente affaire, la cause du risque se trouve essentiellement en dehors de l'Union européenne. Le Conseil observe à propos de ce raisonnement que la mesure en cause dans l'affaire ESB était considérablement plus stricte et plus restrictive que celle qui est imposée par la directive sur les produits du tabac. En d'autres termes, le législateur communautaire s'est contenté ici d'une mesure plus limitée parce qu'aucune mesure n'est de nature à éliminer effectivement et totalement le risque sanitaire.

235. Je crois que le critère que les demanderesses et le gouvernement allemand ont utilisé pour apprécier le caractère idoine de la mesure est incorrect. Si l'objectif était d'éradiquer la consommation illégale de cigarettes non conformes aux normes communautaires, la mesure serait évidemment inadaptée puisque l'origine d'une grande partie de ces cigarettes se situe en dehors de l'Union européenne. La mesure a cependant un objectif bien plus limité, à savoir empêcher que les règles du marché intérieur soient vidées de leur substance du fait que des cigarettes produites à l'intérieur de l'Union européenne mais qui ne peuvent pas y être commercialisées parviennent néanmoins sur le marché. Compte tenu de cet objectif restreint, le caractère idoine de la mesure est patent.

236. Il me paraît plus difficile de répondre à la question de savoir s'il existait une mesure moins stricte. Bien qu'elle soit pertinente, la remarque du Conseil ne me paraît pas tout à fait correcte, car la mesure n'a pas une portée limitée. Comme je l'ai dit, elle comporte une interdiction totale d'exporter des cigarettes non conformes aux normes de fabrication. Il faut néanmoins nuancer, et cela me paraît plus important, le poids de cette interdiction, qu'il ne faut pas non plus surestimer: un certain nombre de pays importateurs appliquent eux-mêmes des normes de fabrication comparables ou même plus sévères. Des normes internationales sont d'ailleurs en cours d'élaboration. De surcroît, le fait que l'Union européenne garantisse qu'aucune cigarette de qualité inférieure ne soit mise sur le marché mondial est de nature à augmenter la confiance que les consommateurs des pays tiers placent dans les cigarettes européennes.

237. Il ne fait aucun doute à mes yeux qu'une interdiction de production est nécessaire pour atteindre l'objectif poursuivi par la mesure. Je voudrais rappeler ce que j'ai déjà dit plus haut :

- le risque d'émergence d'un marché illégal, soit parce que des cigarettes fabriquées dans la Communauté sont réimportées, soit parce qu'elles pénètrent immédiatement sur ce marché, est un risque plausible;

- une intervention communautaire est nécessaire pour empêcher cette émergence parce que des mesures nationales unilatérales ne permettraient pas un contrôle efficace;

- des mesures nationales unilatérales entraîneraient de surcroît une perturbation sensible du marché intérieur.

238. Je ne vois pas quelle mesure plus restreinte permettrait de garantir la même protection qu'une interdiction de fabrication. On pourrait, par exemple, songer à une obligation pour le producteur de scinder les courants de production, éventuellement assortie de l'obligation de démontrer plus rigoureusement que les cigarettes ont effectivement été exportées. Mais quelle que soit l'efficacité de pareilles mesures, elles ne pourront jamais complètement empêcher l'apparition d'un circuit illégal parce qu'une partie de celui-ci provient des réimportations. À supposer que des règles communautaires aisément applicables permettent de garantir que toutes - ou pratiquement toutes - les cigarettes destinées à l'exportation soient effectivement exportées, l'attrait d'une réimportation illégale ne ferait qu'augmenter.

3. L'article 7 de la directive

239. Les demanderesses, Japan Tobacco ainsi que le gouvernement grec contestent la proportionnalité des dispositions de l'article 7 de la directive telles qu'elles sont explicitées dans le vingt-septième considérant de l'exposé des motifs. Leur argumentation revient à dire, en premier lieu, que la mesure n'est pas de nature à permettre de protéger la santé et, en second lieu, qu'il existait une autre solution moins contraignante.

240. Leur principal argument concernant l'aptitude de l'article 7 consiste à dire que cet article est incompatible avec les articles 3 et 5 de la directive. Ils prétendent en substance qu'alors même que les articles 3 et 5 contiennent des mesures visant à ce que le fumeur choisisse des cigarettes plus légères, l'article 7 a précisément pour effet de rendre ce choix plus difficile. Japan Tobacco affirme à ce propos que les mentions - appelées parfois descriptives - que l'article 7 interdit doivent permettre de réaliser un objectif utile puisqu'elles fournissent au consommateur des informations sur les teneurs en goudron et en nicotine du produit de tabac concerné. En interdisant l'utilisation des mentions descriptives, l'article 7 prive justement le consommateur d'informations pouvant le guider dans son choix.

241. Ils déduisent de tout ce qui précède que cette mesure n'est pas de nature à assurer la protection de la santé publique. On se contentera de leur rétorquer que les indications interdites par l'article 7 ne contiennent aucune information objective et induisent le fumeur en erreur en lui suggérant qu'un produit du tabac déterminé est moins nocif que d'autres.

242. Le présent débat est compliqué notamment par une controverse sur le point de savoir dans quelle mesure des cigarettes à plus faible teneur en goudron seraient moins nocives que des cigarettes qui en contiendraient davantage. Les arguments et preuves invoqués au cours de la procédure ne sont pas de nature à résoudre cette controverse. D'une part, il me paraît suffisamment établi qu'une cigarette à moindre teneur en goudron est en soi moins nuisible qu'une cigarette dont la teneur en goudron est plus élevée, ce que le législateur communautaire a d'ailleurs retenu comme prémisse. C'est la raison pour laquelle il a abaissé la teneur maximum en goudron à l'article 3 de la directive et insisté, dans le cinquième considérant de l'exposé des motifs, sur le rapport entre cette sévérité accrue et les propriétés cancérigènes du tabac. D'autre part, la Commission notamment a fait observer que les cigarettes à faible teneur en goudron contiennent des concentrations élevées d'autres substances nocives et demeurent donc tout aussi nuisibles. Il ne serait d'ailleurs pas étonnant que le fumeur qui fume des cigarettes à faible teneur en goudron soit enclin à en fumer davantage. Je me permets de citer le vingt-septième considérant de l'exposé des motifs: «les quantités de substances inhalées dépendent non seulement des quantités de certaines substances présentes dans le produit avant sa consommation mais également du comportement tabagique et de l'accoutumance». Bref, il est rien moins que douteux que les fumeurs qui passent d'une variété de cigarettes fortes à une cigarette légère y trouvent toujours un bénéfice considérable en matière de santé.

243. La controverse porte ensuite sur un deuxième aspect: quel effet la mesure est-elle susceptible d'avoir sur la santé publique? Les observations déposées par les différentes parties intervenantes fournissent un bel échantillon des divergences d'opinion qui se sont manifestées à propos de cette question, ce qui ne m'étonne d'ailleurs pas. Il s'agit, en effet, de déterminer dans quelle mesure le consommateur modifiera son comportement à la suite de la disparition d'une mention telle que «light» ou «mild».

244. Ces deux aspects de la controverse déterminent le contexte de cette mesure. Pour pouvoir fournir une réponse satisfaisante à la question de l'aptitude de la mesure à garantir la protection de la santé publique, il me faut examiner de plus près le contenu de la mesure elle-même.

245. En premier lieu, la mesure ne limite pas la possibilité de fournir des informations objectives sur la composition des produits du tabac. En deuxième lieu - et c'est notamment le gouvernement français qui a attiré l'attention sur ce point -, l'article 7 de la directive n'interdit pas toutes les présentations et dénominations de cigarettes qui sont susceptibles de séduire les consommateurs et d'inspirer leur confiance, mais uniquement les mentions qui suggèrent qu'un produit du tabac déterminé est moins nocif que d'autres produits. En d'autres termes, il s'agit d'une interdiction des dénominations suggestives susceptibles de créer la confusion dans l'esprit du consommateur. Ces mentions descriptives peuvent être utilisées pour souligner différentes propriétés des cigarettes, parfois même sans qu'il y ait un lien avec leur teneur en goudron. C'est ainsi que la mention «mild» peut également être utilisée pour désigner une sensation gustative, comme le gouvernement néerlandais l'a fait observer au cours de l'audience. Il ne faut, du reste, pas oublier un second élément de confusion possible, à savoir que même des cigarettes «plus légères» contiennent elles aussi du goudron. Les fumeurs peuvent être induits en erreur parce que l'emballage leur donne l'impression trompeuse qu'il s'agit de produits inoffensifs, ce qui est faux, principalement parce que les cigarettes contiennent encore d'autres substances délétères dont l'utilisation n'est pas réglée par la directive.

246. En résumé, il s'agit d'une disposition qui interdit l'utilisation d'un nombre limité de dénominations courantes susceptibles de créer la confusion dans l'esprit du consommateur vis-à-vis notamment de la nocivité du produit. Une telle disposition me semble globalement être un instrument de protection de la santé publique bien adapté.

247. En effet, compte tenu des doutes sérieux que l'on peut concevoir à propos du bénéfice sanitaire réel engrangé par les consommateurs qui adoptent des cigarettes dont la teneur en goudron est moins élevée, cet instrument n'est certainement pas susceptible d'avoir l'effet escompté. Le législateur communautaire pouvait donc envisager d'interdire l'utilisation des mentions descriptives étant donné que celles-ci contiennent un encouragement implicite à fumer des cigarettes à faible teneur en goudron.

248. Même en admettant que des cigarettes à faible teneur en goudron sont moins nocives pour la santé publique, le législateur communautaire était néanmoins raisonnablement fondé à considérer qu'il fallait s'opposer à l'utilisation de ces mentions descriptives. Il s'agit, en effet, d'euphémismes visant à encourager le consommateur à utiliser ces produits alors même qu'il est établi que des cigarettes à faible teneur en goudron sont elles aussi - fût-ce dans une moindre mesure - dangereuses pour la santé. De surcroît, et ceci est plus important, l'utilisation de ces dénominations n'est aucunement assortie de données objectives telles que la teneur en goudron. En cela également, ces dénominations descriptives se distinguent des indications concernant les teneurs en goudron, en nicotine et en monoxyde de carbone qui doivent obligatoirement figurer sur le paquet conformément à l'article 5, paragraphe 1, de la directive. Alors que les indications de teneur ne font qu'informer le consommateur de manière objective, les mentions descriptives ont, comme nous l'avons dit, valeur d'euphémisme et ne se bornent donc pas à fournir des informations objectives.

249. J'ai évoqué plus haut - et c'était le deuxième aspect de la controverse - l'effet que l'on peut attendre de l'article 7 de la directive, à savoir une modification du comportement des fumeurs. Cet effet est difficile à démontrer. Je crois néanmoins que le législateur communautaire n'est pas obligé de le faire. Lorsqu'il choisit des instruments de protection de la santé publique, il dispose d'un large pouvoir d'appréciation tout en demeurant lié par le principe de précaution. Qui plus est, la mesure s'inscrit dans la politique communautaire qui vise à dissuader les consommateurs de commencer ou de continuer à fumer. Autoriser les fabricants à utiliser des dénominations susceptibles de les encourager à fumer saperait cette politique de dissuasion.

250. En résumé, je considère que l'article 7 est apte à assurer la protection de la santé publique. La question qu'il faut alors se poser est de savoir s'il existe une autre mesure permettant de la protéger aussi bien. On a évoqué la mesure prévue par la réglementation espagnole qui n'autorise l'autorisation de dénominations telles que «light» et «ultralight» que pour des cigarettes ayant une teneur en goudron déterminée, à savoir une teneur extrêmement faible. Le gouvernement grec notamment a fait valoir que l'utilisation de mentions descriptives - comme l'autorise la législation espagnole - ne fait que contribuer à une information directe et objective du consommateur sans porter gravement atteinte aux intérêts économiques des fabricants.

251. Je crois qu'eu égard au pouvoir discrétionnaire dont dispose le législateur communautaire lorsqu'il choisit l'instrument qu'il juge le plus adapté, la Cour ne doit pas examiner en détail si une telle mesure, qui entrave incontestablement moins les échanges commerciaux, permet d'assurer aussi efficacement la protection de la santé publique. Elle doit uniquement examiner si le législateur pouvait raisonnablement estimer que la variante espagnole n'est pas une mesure de protection aussi efficace. Compte tenu de ce que j'ai exposé plus haut à propos de la valeur d'euphémisme des dénominations descriptives, cela me paraît évident. Même si l'utilisation de mentions descriptives était objectivement justifiée lorsqu'elles sont assorties d'indications énonçant des teneurs déterminées en goudron, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit de mentions susceptibles d'encourager le tabagisme.

4. Résumé

252. La directive est conforme au principe de proportionnalité. Cela vaut pour toutes ses parties.

B - Limitation de droits de propriété (intellectuelle)

1. La délimitation

253. Les demanderesses prétendent que les articles 5 et 7 de la directive sont incompatibles avec l'article 295 CE, aux termes duquel le traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres. Il serait en outre incompatible avec le droit de propriété tel qu'il est inscrit dans la convention européenne de sauvegarde des droits et des libertés fondamentales de l'homme et à l'article 20 de l'accord TRIP's .

254. Les demanderesses considèrent, plus particulièrement, qu'en imposant que les avertissements sanitaires occupent un pourcentage minimum de la surface de l'emballage des cigarettes, les articles 5 et 7 portent gravement atteinte à leurs droits de propriété intellectuelle. La directive rendrait ainsi impossible l'exploitation légale de ces droits et diminuerait le «goodwill» acquis par les marques. Japan Tobacco affirme elle aussi que l'interdiction énoncée à l'article 7 empêcherait les fabricants de cigarettes d'exercer les droits qu'ils ont acquis sur un certain nombre de marques déposées. Elle estime que l'article 7 lui interdit d'exercer ses droits de propriété intellectuelle parce qu'elle ne peut plus utiliser la marque Mild Seven en tant que marque commerciale dans la Communauté , ce qui la priverait de l'avantage économique des licences exclusives qu'elle avait obtenues sur cette marque. Au cours de l'audience, elle a encore déclaré que l'article 7 la spolierait de l'un de ses principaux actifs. Le gouvernement grec considère lui aussi que l'interdiction imposée par cet article porte atteinte aux droits de propriété intellectuelle des fabricants de cigarettes.

255. Avant d'examiner le contenu de l'éventuelle violation du droit de propriété (intellectuelle), je voudrais revenir à l'article 295 CE et à l'accord TRIP's qui ont été invoqués à ce propos, mais qui n'ont rien à faire ici.

256. C'est à bon escient que les gouvernements du Royaume-Uni, français et belge déclarent à propos de l'article 295 CE que les dispositions de la directive ne concernent aucunement le régime de la propriété dans les États membres au sens de l'article 295 CE. Elle impose tout au plus une restriction à l'exercice de certains droits de propriété des fabricants de cigarettes. L'article 295 CE ne peut pas être invoqué pour écarter une restriction à l'exercice de droits de propriété qui résulte de l'application de dispositions communautaires .

257. En ce qui concerne l'accord TRIP's, la Cour a itérativement dit pour droit que, de par leur nature et leur finalité, les accords de l'OMC ne font, en principe, pas partie des normes au regard desquelles la Cour contrôle la légalité des actes des institutions communautaires . Si elle reconnaît que ce principe souffre quelques dérogations et cite notamment les «engagements spécifiques» pris dans le cadre de l'OMC, elle a néanmoins constaté dans l'arrêt Dior e.a. que l'accord TRIP's n'est pas de nature à créer pour les particuliers des droits dont ceux-ci peuvent se prévaloir directement devant le juge en vertu du droit communautaire.

258. La Cour a néanmoins reconnu dans l'arrêt Dior e.a. que l'accord TRIP's peut avoir une certaine signification dans la procédure devant le juge national . Je voudrais, à ce propos, renvoyer à l'accord TRIP's lui-même, qui n'interdit pas aux parties signataires de limiter l'utilisation d'une marque pour des raisons impératives d'intérêt public. L'appréciation que le juge national pourrait donner à ce sujet dans l'application de l'accord TRIP's n'ajoute cependant rien à celle qu'il faut donner au titre du traité. En bref, l'accord TRIP's n'a, pour ce seul motif déjà, aucune incidence sur l'appréciation de la légalité d'une intervention dans le droit de propriété.

2. Le droit de propriété en droit communautaire

259. Le droit de propriété n'est pas un droit reconnu en tant que tel par le traité CE ou par le traité sur l'Union européenne. L'article 17 de la charte des droits fondamentaux reconnaît le droit de propriété (et la protection de la propriété intellectuelle). En l'état actuel du droit, j'attache cependant plus d'importance aux dispositions de l'article 6 UE aux termes duquel l'Union européenne respecte les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis pour la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales notamment, en tant que principes généraux du droit communautaire. Un de ces droits fondamentaux est le droit de propriété au sens de l'article 1er du protocole n° 1 de ladite convention.

260. La Cour a d'ailleurs explicitement reconnu à plusieurs reprises la signification du droit de propriété dans l'ordre juridique communautaire . Conformément à sa jurisprudence constante, l'exercice de ce droit de propriété peut cependant être soumis à des restrictions à condition que celles-ci répondent effectivement à des objectifs d'intérêt général relevant de la compétence de la Communauté et ne constituent pas, compte tenu du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable, qui porterait atteinte à la substance même de ces droits .

261. Nul ne conteste en l'espèce que les restrictions apportées au droit de propriété l'ont été au nom d'un intérêt public. Pour savoir s'il s'agit d'une intervention démesurée et intolérable, il faut, selon moi, déterminer en premier lieu si, eu égard à son ampleur, une intervention était légitime en soi. À supposer que ce soit le cas, il faut alors examiner s'il ne s'agit pas néanmoins d'une violation du principe de la sécurité juridique ou, le cas échéant, du principe de la confiance légitime.

262. Commençons par l'ampleur de l'intervention. Dans quelle mesure la jouissance de la propriété est-elle restreinte et dans quelle mesure cette restriction touche-t-elle à l'essence du droit garanti? Sans entrer dans les détails (et sans examiner encore tout de suite l'éventuelle violation du droit à la marque), j'estime que la jouissance de la propriété n'est pas ici particulièrement restreinte ou entamée dans sa substance. La jouissance de la propriété d'une unité de production de cigarettes n'est pas restreinte puisqu'il demeure possible de l'exploiter et d'y fabriquer des cigarettes même après la mise en oeuvre de la directive. Seuls la composition et l'étiquetage de ces cigarettes devront être adaptés. La jouissance de la propriété des produits eux-mêmes n'est pas non plus restreinte: comme c'est souvent le cas avec les normes de fabrication, l'ayant droit devra adapter la composition et l'étiquetage de son produit et il disposera à cet effet d'un délai de transition qui lui permettra d'écouler les stocks existants. Les produits du tabac qu'il fabriquera et commercialisera après l'expiration de ce délai de transition devront être conformes à certaines normes de composition et d'étiquetage. Ces normes n'ont rien à voir avec une restriction du droit de propriété sur des produits.

263. En résumé, eu égard à l'objectif poursuivi, les règles mises en place par la directive sont très éloignées d'une intervention disproportionnée et intolérable dans le droit de propriété. Je n'ai donc aucune raison d'examiner une éventuelle violation du principe de la sécurité juridique ou, le cas échéant, du principe de la confiance légitime.

3. Le droit de propriété intellectuelle

264. Je vais à présent m'intéresser à la propriété intellectuelle, ou plus particulièrement au droit des marques. L'entrée en vigueur de la directive peut entraîner une atteinte considérable à la jouissance du droit à la marque, car l'article 7 de la directive peut rendre impossible désormais l'utilisation de certaines marques. Par ailleurs, la dimension des avertissements de santé imposée par l'article 5 de la directive peut avoir pour effet de diminuer de manière importante le pouvoir distinctif de la marque sur un paquet de cigarettes. Ces deux restrictions diminuent la possibilité pour les fabricants de récupérer les investissements qu'ils ont consentis dans la construction de la marque et entraîner ainsi pour eux un dommage d'envergure.

265. L'exercice du droit à la marque peut lui aussi être soumis à des restrictions au nom de l'intérêt général , mais à la condition qu'elles ne portent pas atteinte à la substance même de ce droit.

266. Je ne vois pas comment les obligations résultant de l'article 5 peuvent être considérées comme une atteinte à la substance du droit à la marque. La marque peut toujours être apposée sur l'emballage comme auparavant et seule une partie de celui-ci - qui n'atteint même pas 50 % de la surface totale - doit être réservée aux avertissements et mises en garde prescrits par l'article 5. De surcroît, le droit à la marque n'est pas, par essence, un droit opposable aux pouvoirs publics de pouvoir utiliser une marque sans les contraintes résultant des dispositions de droit public. Au contraire, le droit à la marque est, en substance, un droit opposable à d'autres particuliers qui porteraient atteinte à l'exploitation de la marque par l'ayant droit. Des dispositions de droit public ne portent atteinte à la substance de ce droit lui-même que lorsqu'elles rendent totalement impossible l'exploitation normale de la marque.

267. Les choses sont plus compliquées en ce qui concerne l'interdiction faite par l'article 7 de la directive. L'article 7 interdit, en effet, d'utiliser certains vocables comme marques pour des produits du tabac, qu'il s'agisse de la marque elle-même, comme la marque Mild Seven commercialisée par Japan Tobacco, ou d'une partie de la marque, comme le mot «light» qui en serait un élément constituant. En ce qui concerne la marque Mild Seven, il faut ajouter, comme Japan Tobacco l'a fait observer également, que la marque ne peut pas être adaptée par suppression du mot «mild». J'observe d'ailleurs que c'est uniquement le mot «mild» qui, en tant que partie de la marque Mild Seven, peut induire le consommateur en erreur. En effet, il est apparu au cours de la procédure que des cigarettes avec des teneurs en goudron très divergentes sont commercialisées sous la marque Mild Seven.

268. Je considère néanmoins que l'article 7 n'est pas incompatible avec le droit de propriété (intellectuelle). Cette conclusion n'est pas fondée sur la solution que j'aurais donnée à la question de savoir si l'exploitation du droit à la marque est entamée dans sa substance en l'espèce, mais bien sur un raisonnement développé à partir du droit à la marque lui-même. Ce droit, en effet, n'est pas un droit intouchable en soi. La réglementation communautaire en matière de droit des marques prévoit elle-même quelques motifs de nullité.

269. Il s'agit plus précisément, en l'espèce, de l'article 3, paragraphe 1, initio et sous g), de la première directive 89/104/CEE sur les marques . Aux termes de cette disposition, l'enregistrement d'une marque susceptible d'induire le public en erreur peut être annulé. Pour ce qui est de la marque communautaire, cette possibilité d'annulation est prévue par l'article 51, initio et sous a), lu en combinaison avec l'article 7, paragraphe 1, initio et sous g) du règlement (CE) n° 40/94 du Conseil, du 20 décembre 1993, sur la marque communautaire .

270. L'article 7 de la directive interdit d'utiliser certaines dénominations ayant une signification suggestive, c'est-à-dire des dénominations susceptibles d'induire le public en erreur. L'article 7 interdit ainsi uniquement d'exercer le droit à la marque dans une situation où ce droit n'est pas intangible en soi.

271. Il ne saurait donc pas s'agir d'une atteinte illégale à la substance du droit dans une telle situation. Je n'ai donc pas de raison de porter un jugement sur l'ampleur de l'intervention pour voir s'il s'agit d'une intervention disproportionnée ou intolérable.

272. Je voudrais encore ajouter que les deux réglementations communautaires sur le droit des marques que j'ai citées prévoient encore un autre motif de nullité qui nous intéresse en l'espèce, à savoir l'atteinte à l'ordre public ou les bonnes moeurs. L'enregistrement d'une marque qui relève de l'interdiction d'utiliser certaines dénominations, interdiction de droit public énoncée à l'article 7 de la directive en vue de protéger la santé, est, selon moi, susceptible d'annulation pour atteinte à l'ordre public.

273. J'ajoute à titre surabondant que je ne suis pas convaincu que, du fait de son ampleur, il s'agisse d'une intervention disproportionnée ou intolérable. À ce sujet, le Conseil s'est référé à l'arrêt Estée Lauder qui concernait un produit cosmétique dans la dénomination duquel intervenait le mot «lifting». La Cour a dit pour droit qu'une réglementation nationale interdisant l'importation et la vente de ce produit cosmétique n'était pas incompatible avec le droit communautaire. Tout comme dans cette affaire, il s'agit ici d'interdire l'utilisation de dénominations spécifiques dotées d'une certaine signification. Lorsque la dénomination est un élément constituant d'une marque, l'atteinte au droit à celle-ci n'est qu'un effet secondaire de la réglementation. C'est pourquoi un tel effet en soi n'est pas suffisant pour rendre la réglementation illégale. Conformément à une jurisprudence constante, il faut encore tenir compte de l'objectif poursuivi, lequel justifierait une intervention assez profonde en l'espèce. Enfin, il me paraît important que la directive prévoie, dans le cas de l'article 7, un délai transitoire qui expire le 30 septembre 2003. Un tel délai donne aux entreprises le loisir d'investir dans de nouvelles marques.

274. L'intervention du législateur communautaire étant légitime, comme nous venons de le constater, il nous faut encore déterminer si elle enfreint éventuellement le principe de la sécurité juridique, et plus particulièrement le principe de la confiance légitime. D'une manière générale, une entreprise doit pouvoir se fier à la législation telle qu'elle est en vigueur au moment où elle adopte une décision commerciale. Comme je l'ai déclaré dans les conclusions que j'ai présentées dans l'affaire Silos , ce principe de la confiance légitime se manifeste sous deux formes susceptibles de protection. Il s'agit, en premier lieu, de la protection contre la violation de droits acquis. Comme je l'ai constaté dans les conclusions susvisées, le droit à la protection de cette confiance légitime là n'est pas absolu. Le principe de la confiance légitime consacre ensuite le droit à la protection des attentes légitimes.

275. Si nous appliquons le principe de la confiance légitime au cas de l'espèce, il nous faudra répondre à la question de savoir dans quelle mesure un fabricant de cigarettes peut, lorsqu'il prend des décisions commerciales, investir sa confiance dans le fait que la législation relative à la composition et à l'étiquetage des cigarettes demeure inchangée.

276. Cette question est en quelque sorte rhétorique. Le fabricant de n'importe quel produit devra tenir compte du fait que les normes qui lui sont applicables ne peuvent pas demeurer indéfiniment les mêmes. De telles normes - techniques - ont, en effet, de par leur nature même, un caractère contingent tant du point de vue chronologique que du point de vue géographique. Cela vaut a fortiori pour les normes applicables aux cigarettes. Les connaissances scientifiques que l'on a acquises à propos de la nocivité du tabac ainsi que la perception du tabagisme par le public ont évolué extrêmement rapidement. Il n'est donc rien moins que logique que la définition des normes évolue suivant le même rythme. L'industrie du tabac le sait d'ailleurs mieux que quiconque.

277. Aucune violation du principe de la sécurité juridique ou du principe de la confiance légitime n'a pas non plus eu lieu au regard du droit des marques. Premièrement, la directive - et plus particulièrement l'interdiction énoncée à l'article 7 - n'est pas tombée du ciel. Les principales mesures qu'elle énonce, et notamment celle qui figure à l'article 7, apparaissaient déjà dans la communication de la Commission du 18 décembre 1996 . Un fabricant averti aurait donc pu modifier sa stratégie en matière de marques et opter pour une marque présentant moins de risque. Deuxièmement, lorsqu'il a choisi une marque suggérant que le produit qu'elle désigne n'est pas nuisible, le fabricant a déjà pris un certain risque, même s'il n'a pas consciemment voulu transmettre un tel message. En effet, conformément au droit communautaire des marques et à la protection qu'il met en place, le droit d'utiliser une marque n'est pas un droit intangible en soi lorsqu'elle est susceptible d'induire le public en erreur. J'ai déjà abordé cet aspect des choses aux points 268 et suivants.

278. Afin d'illustrer mon propos, je voudrais encore revenir à la position défendue par Japan Tobacco, qui semble être l'entreprise à laquelle l'article 7 de la directive cause le plus grand préjudice. Selon ce qu'elle a déclaré à l'audience sans que personne ne lui oppose un contredit, au moment où la directive a été adoptée, la marque Mild Seven n'avait été introduite dans l'Union européenne que depuis très peu de temps, en tout cas largement après la communication de la Commission du 18 décembre 1996. Qui plus est, cette marque ne pouvait être encore achetée que dans un seul État membre. Dans ces circonstances, il est inconcevable qu'elle puisse se prévaloir d'une violation du principe de la sécurité juridique ou du principe de la confiance légitime.

C - Autres principes juridiques

279. Le juge de renvoi cite encore trois autres principes juridiques dont la violation pourrait entraîner l'invalidité de la directive: il s'agit du principe de motivation, du principe de subsidiarité et du principe de compétence.

1. Le principe de motivation

280. Les arguments qui ont été articulés pour démontrer une éventuelle violation de l'obligation de motivation sont de deux natures. Le premier type concerne les éléments de fait et les éléments scientifiques sur lesquels le législateur communautaire a fondé la directive. C'est ainsi, par exemple, que les demanderesses prétendent que toute nouvelle législation doit être basée sur de nouveaux développements, qui, à leur tour, doivent être fondés sur des données scientifiques. Elles font grief à l'exposé des motifs de la directive de ne pas renvoyer à de telles données scientifiques. Le second type d'argument porte sur les motifs qui sont exposés dans le onzième considérant. Le gouvernement grec observe notamment que le législateur renvoie à l'article 133 CE, mais ne précise pas quel aspect de la politique commerciale commune il entend réaliser en interdisant la production destinée à l'exportation. Selon le gouvernement allemand, l'exposé des motifs n'indique pas en quoi la réimportation illégale de produits du tabac fabriqués dans la Communauté est susceptible d'avoir un impact sur la protection de la santé des citoyens de l'Union.

281. Il a été rétorqué à ces arguments que le législateur communautaire n'est pas tenu de motiver chacun des choix particuliers qu'il opère. Il n'est d'ailleurs pas non plus tenu de se référer à des données scientifiques.

282. J'ai déjà évoqué le principe de motivation antérieurement à propos d'un point important, à savoir que, selon moi, ce principe est la raison pour laquelle l'article 133 CE ne peut pas servir de base juridique à la directive. J'ai ainsi répondu à l'argument du gouvernement grec.

283. Les motifs énoncés dans le onzième considérant ont en outre déjà été évoqués de manière plus générale à propos de l'interdiction de production (voir le chapitre VI, D). Les motifs énoncés - fût-ce de manière sommaire - dans ce considérant permettent de justifier cette interdiction de production, car, selon la jurisprudence constante de la Cour, le législateur communautaire n'est pas tenu de préciser tous les éléments sur lesquels il se fonde. C'est ainsi qu'il n'a pas invoqué le risque de distorsions de la concurrence parmi les motifs sur lesquels il a basé la directive. C'est donc à titre surabondant que j'ai développé cette question aux points 161 et suivants.

284. Dans le reste de l'exposé des motifs, le législateur indique en détail les raisons qui l'on amené à adopter la directive. Il n'était pas nécessaire pour lui de se référer à des données scientifiques, d'autant moins qu'il s'agit de mesures de lutte contre le tabagisme. Pour adopter de telles mesures, il peut non seulement tenir compte de données scientifiques, mais également de la sensibilité du corps social.

2. Le principe de subsidiarité

285. La question de la subsidiarité me paraît simple à régler et la Cour peut, comme elle l'a fait dans l'arrêt Biotechnologie , constater qu'il n'y a pas eu violation du principe de subsidiarité en l'espèce sans avoir à s'en expliquer par le menu. Tout d'abord, le principe de subsidiarité est un concept dynamique qui laisse l'espace nécessaire à l'appréciation du législateur européen; ensuite, la nécessité d'une intervention communautaire est motivée de manière circonstanciée et, enfin, la directive s'inscrit dans le droit fil des lignes directrices du protocole sur la subsidiarité . Contrôler le respect du principe de subsidiarité n'a plus guère de signification dès lors que j'ai conclu qu'une intervention du législateur communautaire fondée sur l'article 95 CE était nécessaire. Pour ce qui est de la directive, je renvoie en particulier:

- au point 130 plus haut, où j'ai constaté que la réglementation est basée sur des divergences législatives entre les États membres susceptibles d'entraîner des entraves aux échanges commerciaux, divergences qui existent déjà ou dont la menace se fait concrètement sentir;

- aux points 159 à 163 inclus, où j'ai constaté qu'une interdiction nationale de fabrication ne serait ni effective ni concevable.

3. Détournement de pouvoir

286. J'en arrive enfin au détournement de pouvoir évoqué par le juge de renvoi. Conformément à la jurisprudence de la Cour, un acte n'est entaché d'un détournement de pouvoir que lorsqu'il existe des indications objectives, pertinentes et concordantes permettant de conclure qu'il aurait été adopté, exclusivement ou du moins principalement, en vue d'atteindre d'autres objectifs que les objectifs allégués ou encore pour contourner une procédure spéciale que le traité a mise en place pour faire face aux circonstances dont il s'agit.

287. Cette jurisprudence m'amène à conclure en l'espèce que, dans une affaire telle que celle qui nous occupe aujourd'hui, où la base juridique d'une réglementation communautaire est en cause, il ne faut accorder aucune signification autonome au principe de compétence. Si la Cour constate que le législateur communautaire a retenu la base juridique correcte pour adopter la directive, elle reconnaîtra par voie de conséquence qu'il a fait un usage correct de sa compétence. Il n'y a donc pas eu détournement de pouvoir en l'espèce. Si la Cour constate au contraire qu'il n'a pas utilisé la base juridique idoine, elle annulera la directive. Elle n'aura donc pas de raison d'examiner en même temps si le législateur s'est rendu coupable d'un détournement de pouvoir.

VIII - Examen de la seconde question

A - Les arguments présentés

288. Selon les demanderesses et Japan Tobacco ainsi que les gouvernements grec, irlandais, luxembourgeois, néerlandais et suédois, de même que le Parlement, le Conseil et la Commission, l'article 7 de la directive ne s'applique qu'aux produits du tabac commercialisés à l'intérieur de la Communauté. Les gouvernements du Royaume-Uni, belge, français, italien et finlandais, en revanche, considèrent que l'article 7 vise également les produits du tabac fabriqués dans la Communauté et destinés à l'exportation vers des pays tiers.

289. Les principaux arguments que les premiers ont articulés à l'appui d'une interprétation restreinte sont les suivants:

- Les termes dans lesquels l'article 7 est rédigé n'indiquent pas que celui-ci est destiné à sortir un effet extraterritorial, de sorte que l'interdiction qu'il énonce ne saurait pas davantage avoir un tel effet. Le Conseil reconnaît d'ailleurs à ce propos que l'article 7 ne limite pas explicitement la portée territoriale de l'interdiction.

- Étendre l'interdiction aux produits du tabac destinés à l'exportation n'est pas une mesure de nature à empêcher un ébranlement des dispositions du marché intérieur.

- L'article 7 ne peut pas être dissocié de l'article 5 puisqu'il a pour objectif d'empêcher que les règles d'étiquetage énoncées à l'article 5 soient vidées de leur substance. Cela signifierait que la portée territoriale de l'article 7 est la même que celle de l'article 5. Compte tenu de l'exigence linguistique qu'il comporte, l'article 5 ne peut s'appliquer qu'aux produits du tabac qui se trouvent sur le marché intérieur.

290. Les principaux arguments que le second groupe a articulés en faveur d'une interprétation large sont les suivants:

- Il ne résulte pas des termes de l'article 7, qui interdit d'utiliser à l'avenir certaines dénominations sur l'emballage des produits du tabac, que cette règle ne s'appliquerait qu'aux cigarettes destinées au marché intérieur.

- Le risque réel d'un commerce illégal justifie l'application de l'article 7 aux exportations.

- L'article 7 est le complément nécessaire des articles 3 et 5. Sans lui, les articles 3 et 5 seraient vidés de leur substance. C'est la raison pour laquelle l'article 7 a le même champ d'application que les articles 3 et 5.

- L'article 152, paragraphe 1, CE exige qu'un niveau élevé de protection de la santé humaine soit assuré dans la définition et la mise en oeuvre de toutes les politiques et actions de la Communauté. Cette obligation concerne également la politique commerciale commune. Selon le gouvernement du Royaume-Uni, cela implique que, si le législateur avait voulu excepter les exportations à destination de pays tiers, il l'aurait expressément précisé dans l'article 7.

B - Appréciation

291. Il me paraît d'emblée que le texte de la directive ne fournit aucune solution à la question de savoir si l'article 7 s'applique également aux exportations de cigarettes destinées à l'exportation vers des pays tiers. Le texte n'est pas dépourvu d'ambiguïté, comme l'illustre le fait qu'aussi bien ceux qui prétendent que l'article 7 est pourvu d'un effet externe que ceux qui soutiennent le contraire invoquent le libellé de la directive. Lorsqu'il est confronté à pareil cas, le juge européen dispose de différentes méthodes d'interprétation.

292. C'est, selon moi, la méthode systématique qui offre le plus d'avantages. Elle peut porter sur les deux principales obligations que la directive impose en plus de celle qui figure à l'article 7. Il s'agit des obligations en matière de composition, qui sont énoncées à l'article 3, et des obligations en matière d'étiquetage, qui sont formulées à l'article 5. L'article 3 vise notamment les produits destinés à l'exportation et dispose de la sorte en termes exprès. Le texte de l'article 5, en revanche, est muet sur son domaine d'application. Une lecture attentive de cet article fait néanmoins apparaître qu'il ne peut pas viser également les produits destinés à l'exportation vers des pays tiers. Les avertissements qu'il impose d'apposer sur les paquets de cigarettes doivent, en effet, être rédigés dans une langue officielle d'un État membre. Pareille exigence linguistique, qui est un élément essentiel de l'obligation faite par l'article 5, n'aurait pas de sens si elle s'imposait également aux produits destinés à l'exportation vers des pays tiers.

293. À l'instar de l'article 5, mais contrairement à l'article 3, l'article 7 est également muet sur son champ d'application et il est donc préférable, pour cette simple raison déjà, de l'interpréter d'une manière analogue à l'article 5. À cela s'ajoute le fait que l'article 7 est, par son contenu, plus proche de l'article 5 que de l'article 3. L'article 7 vise, en effet, la désignation des produits du tabac et non pas leur composition. Le fait que les articles 5 et 7 présentent un lien étroit entre eux de par leur contenu me paraît plus important encore. Comme le gouvernement belge l'a d'ailleurs indiqué à l'audience, les articles 5 et 7 peuvent être considérés comme des dispositions complémentaires. L'article 5 impose d'apposer sur l'emballage des données objectives concernant notamment la teneur en goudron et l'article 7 interdit d'y apposer des mentions suggestives susceptibles d'entamer la valeur que le consommateur attache aux mentions objectives imprimées en application de l'article 5. J'estime donc moi aussi que les effets de l'article 5 risqueraient d'être vidés de leur substance si cette disposition n'était pas complétée par l'article 7.

294. En résumé, l'interprétation systématique de la directive entraîne la conclusion que l'article 7 ne s'applique pas aux cigarettes d'exportation.

295. La méthode d'interprétation téléologique n'aboutit pas à un résultat différent. Tout d'abord, l'article 7 impose une obligation assez contraignante à certains opérateurs du marché. En pareil cas, ce n'est pas au juge qu'il appartient, en cas d'ambiguïté de la disposition, d'interpréter le champ d'application de celle-ci d'une manière aussi large que possible. Toute restriction à la liberté des opérateurs doit être fondée sur un choix exprès du législateur.

296. L'article 152, paragraphe 1, CE n'intervient pas à cet égard. Il contient un principe directeur qui doit inspirer l'action de la Communauté, mais il n'est pas une source d'interprétation du droit communautaire en cas de silence du législateur. À cela s'ajoute que, comme il résulte de ma conclusion et contrairement à la position que j'ai signalée au point 290, quatrième tiret, la directive ne concerne pas la politique commerciale commune.

297. La troisième méthode d'interprétation que l'on peut enfin utiliser consiste à s'interroger sur la nature et le contenu de l'article 7 de la directive. Elle aussi m'amène à la conclusion que cet article ne s'applique pas aux produits du tabac destinés à être exportés en dehors de l'Union européenne. L'article 7 concerne la désignation des cigarettes, et donc leur étiquetage. L'étiquetage des cigarettes diffère selon le pays de destination, eu égard notamment aux avertissements que l'article 3 impose d'imprimer sur l'emballage. Étant donné que, contrairement à leur composition, l'étiquetage des cigarettes varie, par sa nature même, en fonction de la destination de celles-ci, je ne vois aucune raison de donner à l'article 7 une interprétation qui ne ferait pas cette distinction. Quant aux arguments déduits du risque d'un commerce illégal, je crois moi aussi qu'élargir l'interdiction de l'article 7 aux produits du tabac destinés à l'exportation n'est pas de nature à empêcher que les dispositions du marché intérieur soient vidées de leur substance. Comme je l'ai déjà dit, l'étiquetage des cigarettes varie, par définition, en fonction du pays de destination.

IX - Conclusion

298. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions de la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division (Administrative Court):

«1) La directive 2001/37/CE du Parlement européen et du Conseil, du 5 juin 2001, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de fabrication, de présentation et de vente des produits du tabac, est conforme au droit.

2) L'article 7 de la directive 2001/37 ne s'applique pas aux produits du tabac qui ne sont pas commercialisés dans la Communauté européenne.»