62000C0273

Conclusions de l'avocat général Ruiz-Jarabo Colomer présentées le 6 novembre 2001. - Ralf Sieckmann contre Deutsches Patent- und Markenamt. - Demande de décision préjudicielle: Bundespatentgericht - Allemagne. - Marques - Rapprochement des législations - Directive 89/104/CEE - Article 2 - Signes susceptibles de constituer une marque - Signes susceptibles d'une représentation graphique - Signes olfactifs. - Affaire C-273/00.

Recueil de jurisprudence 2002 page I-11737


Conclusions de l'avocat général


1. La demande de décision préjudicielle introduite par le Bundespatentgericht (Allemagne) a pour objet l'interprétation de l'article 2 de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (ci-après la «première directive»).

2. Le Bundespatentgericht demande à la Cour de justice d'interpréter la notion de «signes susceptibles d'une représentation graphique», au sens de l'article 2 de la première directive.

Plus particulièrement, il souhaite savoir si les signes tels que les odeurs qui ne sont pas susceptibles d'une représentation graphique directe et, par conséquent, qui ne sont pas perceptibles à l'oeil mais qui peuvent être représentés par d'autres moyens peuvent constituer des marques. En cas de réponse positive, la juridiction allemande interroge la Cour sur les critères de la représentation graphique requise pour les signes olfactifs.

I - Le cadre juridique

1. Le droit communautaire: la première directive

3. La première directive vise le rapprochement des législations des États membres sur les marques, en vue de supprimer les disparités susceptibles d'entraver la libre circulation des produits et la libre prestation des services ou de fausser les conditions de concurrence dans le marché commun. L'harmonisation qu'elle vise n'est toutefois que partielle, de sorte que l'intervention du législateur communautaire est limitée à des aspects déterminés relatifs aux marques acquises par l'enregistrement .

4. L'article 2 de la première directive dispose que:

«Peuvent constituer des marques tous les signes susceptibles d'une représentation graphique, notamment les mots, y compris les noms de personnes, les dessins, les lettres, les chiffres, la forme du produit ou de son conditionnement, à condition que de tels signes soient propres à distinguer les produits ou les services d'une entreprise de ceux d'autres entreprises.»

5. L'article 3 prévoit quant à lui que:

«Sont refusés à l'enregistrement ou susceptibles d'être déclarés nuls s'ils sont enregistrés:

a) les signes qui ne peuvent constituer une marque;

[...]»

2. La législation allemande

6. Afin de transposer la première directive, le législateur allemand a adopté le Gesetz über den Schutz von Marken und sonstigen Kennezeichnungen (loi allemande sur la protection des marques et autres signes), du 25 octobre 1994 .

7. L'article 3, paragraphe 1, de la loi citée ci-dessus définit les signes qui peuvent constituer une marque de la manière suivante:

«peuvent être protégés sous la forme de marques tous les signes, notamment les mots, y compris les noms de personnes, les dessins, les lettres, les chiffres, les signes auditifs, les représentations tridimensionnelles y compris la forme d'un produit ou de son conditionnement, ainsi que d'autres présentations y compris les couleurs et les combinaisons de couleurs, à condition que de tels signes soient propres à distinguer les produits ou les services d'une entreprise de ceux d'autres entreprises.»

8. L'article 8, paragraphe 1, de la même loi dispose que:

«Seront refusés à l'enregistrement, les signes susceptibles d'être protégés sous la forme de marques au sens de l'article 3 qui ne peuvent faire l'objet d'une représentation graphique.»

II - Les faits du litige au principal et la question préjudicielle

9. M. Sieckmann a déposé une «marque olfactive» au Deutsches Patent- und Markenamt (Office des brevets et des marques, ci-après l'«Office») comme signe distinctif des services visés par les classes 35, 41 et 42 . Cette «marque olfactive» consistait en:

«la substance chimique pure methylcinnamat (méthylester [] d'acide de cannelle), dont la formule chimique est représentée ci-après. Des échantillons de cette marque olfactive sont également disponibles auprès du laboratoire local dont les coordonnées sont indiquées dans les pages jaunes de la Deutsche Telekom AG ou, par exemple, auprès de la société E. Merck à Darmstadt.

C6H5-CH = CHCOOCH3»

10. À titre subsidiaire, dans l'hypothèse où la description ne satisferait pas aux exigences d'enregistrement prévues par l'article 32 de la loi allemande sur les marques, le demandeur a marqué son accord pour une consultation publique de la marque déposée, conformément à l'article 62, paragraphe 1, de ladite loi et à l'article 48, paragraphe 2, de son règlement d'exécution .

11. Le demandeur a en outre déposé un récipient contenant un échantillon de l'odeur et a ajouté que l'arôme était habituellement décrit comme balsamique-fruité avec de légères notes de cannelle.

12. Le bureau des marques de l'Office compétent pour la classe 35 a refusé l'enregistrement pour deux raisons. Tout d'abord parce qu'il s'agissait d'un signe qui ne pouvait constituer une marque ni faire l'objet d'une représentation graphique (articles 3, paragraphe 1, et 8, paragraphe 1, de la loi allemande sur les marques). Ensuite, en raison de l'absence de caractère distinctif (article 8, paragraphe 2, point 1, de la même loi).

13. Contestant cette décision, M. Sieckmann a interjeté appel devant le Bundespatentgericht. Cet organe juridictionnel estime que les odeurs peuvent, d'un point de vue abstrait, constituer un moyen approprié pour distinguer les produits d'une entreprise de ceux d'une autre, mais il exprime des doutes sur la question de savoir si une marque olfactive remplit la condition de la représentation graphique énoncée à l'article 2 de la première directive. La décision à intervenir dans le litige au principal dépendant de l'interprétation de cette exigence, il pose à la Cour de justice des Communautés européennes les questions suivantes:

«1) L'article 2 de la Première directive 89/104/CEE du Conseil du 21 décembre 1988 rapprochant les législations des États membres sur les marques doit-il être interprété en ce sens que les signes susceptibles d'une représentation graphique ne recouvrent de manière abstraite que les signes susceptibles d'être directement représentés sous une forme visible? Ou incluent-ils également les signes tels que les odeurs ou les bruits qui en tant que tels ne sont pas perceptibles à l'oeil mais peuvent être indirectement représentés par d'autres moyens?

2) En cas de réponse positive à la seconde partie de la première question: les critères de la représentation graphique au sens de l'article 2 de la directive sont-ils remplis lorsqu'une odeur est représentée:

a) par une formule chimique

b) par une description (faisant l'objet d'une publication)

c) par le biais du dépôt d'un échantillon ou

d) par une combinaison des succédanés de représentation précités?»

III - Analyse de la question préjudicielle

14. La Cour de justice est saisie d'une question à la fois suggestive et importante. Il s'agit de savoir si une odeur peut être enregistrée en tant que marque et de déterminer les conditions requises pour ce faire.

15. L'étude que je souhaite entreprendre dans les points suivants, en vue de proposer une réponse à la question préjudicielle, doit partir de la notion de marque au moyen de l'analyse de ses fonctions. Je me verrai ensuite obligé d'abandonner le terrain strictement juridique, afin de pénétrer dans un domaine étranger au droit, pour ensuite y revenir avec les moyens qui me permettront de répondre à la question de savoir si une odeur est susceptible de faire l'objet d'un enregistrement en tant que marque et, par conséquent, de jouir du statut que l'ordre juridique communautaire octroie à cette catégorie de propriété intangible.

1. Les fonctions de la marque - Les marques comme instrument de communication

16. La marque est un signe dont le but est de distinguer les produits ou services d'une entreprise de ceux d'une autre. C'est ce que prévoit, de manière très claire, l'article 2 de la première directive .

17. Il y a lieu de distinguer de sorte à ce que le consommateur ou l'utilisateur final puisse choisir en toute liberté parmi les différentes options dont il dispose et, de cette façon, favoriser la libre concurrence sur le marché. La première directive exprime une idée similaire dans le considérant initial de l'exposé des motifs. Ce dernier indique que l'harmonisation poursuivie par la directive s'attache à éliminer les disparités existant entre les législations des différents États membres et qui entravent la libre circulation des produits, la libre prestation des services et, en définitive, la libre concurrence. Le droit des marques «constitue un élément essentiel du système de concurrence non faussé que le traité entend établir et maintenir» et le législateur communautaire a souhaité contribuer à cette tâche, en harmonisant les législations des États membres. Par conséquent, le signe distinctif constitue le moyen et la libre concurrence la finalité .

18. Pour atteindre ce but, un certain chemin doit être parcouru et le procédé utilisé n'est autre que la reconnaissance «au titulaire de la marque d'un ensemble de droits et de facultés [] qui ont pour objet de lui réserver l'usage exclusif du signe distinctif et de le protéger contre les concurrents qui souhaiteraient profiter de sa position et de sa réputation» . C'est ce que la jurisprudence de la Cour a appelé «l'objet spécifique du droit de marque» .

19. La marque a pour but de permettre au consommateur d'identifier les produits et les services quant à leur origine et quant à leur qualité . L'une et l'autre confèrent au bien que le signe représente une image et une réputation: il s'agit de la renommée de la marque . Elle permet, ensuite, d'établir un dialogue entre le producteur et le consommateur. Pour que ce dernier connaisse les produits, le fabricant l'informe et, quelquefois, le convainc . En réalité la marque est une forme de communication .

20. Communiquer c'est faire part à autrui de quelque chose qui nous est propre . Ainsi, tout acte de communication implique un émetteur, un message, un moyen ou un canal par lequel transmettre ledit message et un récepteur capable de le déchiffrer ou de le décoder. Le code selon lequel le message peut être rédigé dépend de la nature du décodeur avec lequel le destinataire reçoit le message, le comprend et l'assimile. L'homo sapiens est donc un récepteur doté de multiples décodeurs .

21. Tout le corps humain est un moyen de réception sensorielle et, par conséquent, la reconnaissance d'un signe par le consommateur peut s'avérer aussi diverse que le nombre de sens dont il dispose .

2. Les signes permettant de distinguer, en particulier, les signes olfactifs

22. Si l'objectif d'une marque est de permettre au consommateur de distinguer, par leur origine, les produits et services qui lui sont offerts, cette fonction peut être assumée par l'un quelconque de ses organes lui permettant d'entrer en communication avec le monde extérieur. Le signe distinctif peut être perçu par la vue, par l'ouïe, par le toucher, par l'odorat ou, même, par le goût . A priori, tout message perceptible par les sens peut constituer une indication pour le consommateur et, en conséquence, peut être un signe susceptible de remplir la fonction de différenciation d'une marque .

23. En principe, rien ne s'opposerait donc à ce que les marques soient constituées par des messages distincts de ceux qui sont perçus par les yeux .

24. Cela dit, bien que tout message pouvant être appréhendé par un quelconque sens constitue un signe susceptible de permettre l'identification des produits d'une entreprise, cette aptitude innée n'est pas toujours la même. La raison en est très simple: la perception que l'être humain a du monde extérieur diffère en fonction du sens, de la fenêtre par laquelle il la reçoit.

25. La neurophysique établit généralement une distinction entre les sens «mécaniques» et «chimiques». Les premiers seraient le toucher, la vue et l'ouïe, tous trois facilement perceptibles puisqu'ils répondent à l'idée de forme («gestalthaft» - «le propre de la forme») et pouvant être décrits de manière relativement objective. La description des seconds, le goût et l'odorat, présente, toutefois, une difficulté majeure en raison de l'absence de règles précises pour définir leur contenu. Dans la culture occidentale, l'odorat et le goût, ainsi que le toucher, sont relégués au second plan. Pour Platon et Aristote, il s'agit de sens qui procurent des plaisirs moins purs et moins élevés que la vue et l'ouïe. Dans l'Europe des lumières, Kant les a présentés comme des sens ingrats et Hegel les considérait comme étant incapables de procurer une véritable connaissance du monde et du moi propre. Freud et Lacan les ont relégués au monde des animaux et ont lié l'évolution de la civilisation au repli de ces sens .

26. Il convient d'être prudent lorsqu'on parle de subjectivité ou d'objectivité des sens. Il n'existe pas d'organes sensoriels objectifs et d'autres qui seraient subjectifs. Dans l'oeuvre citée ci-dessus, Goethe soutient que le sens de la vue et la perception des couleurs sont empreints de relativisme . D'autre part, il est connu que la description d'une oeuvre musicale n'est pas toujours identique ; elle dépend de l'auditeur, de sa sensibilité. En fin de compte, celui qui reçoit un message est un individu avec sa propre expérience et ses capacités de perception individuelles. En réalité, il convient de parler de perception sensorielle de plus grande ou de moindre perfection et, par conséquent, de plus grande ou de moindre rigueur dans la description par le récepteur de ce qu'il perçoit.

27. Il serait difficile à ce niveau de procéder à une description générale des sens pour affirmer que le plus développé est celui de la vue. La capacité de l'oeil d'un être humain à percevoir les couleurs est aussi limitée que celle de son odorat à apprécier les odeurs. En outre, la description d'une couleur peut en fin de compte être aussi imprécise et difficile que celle d'une odeur .

28. Quelle est dès lors la différence? L'oeil permet non seulement de voir la couleur, mais également les formes , tandis que l'odorat ne permet de percevoir que «la couleur de l'odeur», et en aucune manière ses «espèces» . Le sens de la vue permet une plus grande amplitude d'appréhension et, par conséquent, de compréhension. Cela est, d'après moi, la différence essentielle qui existe entre les messages visuels et olfactifs dans leur fonction singularisatrice.

29. En tout état de cause, je pense que la capacité abstraite des signes perceptibles par l'odorat à remplir une fonction représentative est indiscutable. Si l'on souhaite symboliser les produits ou les services d'une provenance déterminée, pour les distinguer de ceux qui ont une origine différente; s'il s'agit d'évoquer une origine concrète, une qualité, la réputation d'une entreprise, il est préférable d'avoir recours à un sens qui, comme celui de l'odorat, possède des qualités évocatrices indéniables, voire même persuasives . M. D. Rivero, écrit dans l'oeuvre citée ci-dessus , que les études sur la perception des odeurs démontrent que la mémoire olfactive est probablement la meilleure dont dispose l'être humain . L'odorat, par sa fonction particulière dans le système nerveux, est intimement lié au système limbique qui intervient dans l'évocation des souvenirs et des émotions . Comme Marcel Proust l'a bien perçu , d'après les dernières découvertes en neurophysiologie, les souvenirs et les émotions vont toujours de pair.

30. Cette propension qu'ont les signes qui se perçoivent par l'odorat à remplir la fonction de différenciation propre aux marques n'est pas que théorique. Certains ordres juridiques ont admis les marques olfactives. L'ordre juridique le plus précurseur a été celui des États-Unis qui, le 19 septembre 1990, a admis l'enregistrement d'un «parfum frais floral qui rappelle les mimosas à fleurs rouges», appliqué à des fils de couture et de broderie . Il convient toutefois d'ajouter deux précisions au sujet de cette marque. En réalité, la marque n'est pas tant l'odeur que le produit parfumé, indépendamment de son parfum .

31. La seconde précision est plus complexe et concerne une caractéristique propre du système américain relatif à l'enregistrement des marques commerciales. À la différence des principes applicables dans l'ordre juridique communautaire et dans les ordres juridiques de la majorité des États membres, pour que des signes déterminés puissent être enregistrés comme marques, il ne suffit pas qu'ils permettent une différenciation, mais il est indispensable que cette caractéristique ait été démontrée dans la pratique au cours d'un usage exclusif et continu pendant un temps déterminé («secondary meaning»). Dans de tels cas, les droits de marque naissent de l'usage et non de l'enregistrement. Le symbole se convertit en marque lorsque la clientèle le considère comme tel .

32. Dans l'ordre juridique de l'Union européenne, l'Office de l'harmonisation dans le marché intérieur a accepté l'enregistrement de l'«odeur d'herbe fraîchement coupée» appliquée à des balles de tennis . Il semble toutefois qu'il s'agit d'une «perle dans le désert», d'une décision isolée destinée à rester sans suite .

33. Au Royaume-Uni , le United Kingdom Trade Mark Registry a accepté deux marques olfactives: l'odeur de rose appliquée à des pneus (marque n° 2001416) et l'odeur de bière appliquée à des ailettes de fléchettes (marque n° 200234). Cependant, ainsi que le gouvernement du Royaume-Uni l'a indiqué dans ses observations écrites , la pratique relative à cette catégorie de marques est en train de changer. En effet, le Registrar a refusé l'enregistrement, par décision du 16 juin 2000, confirmée en appel par arrêt du 19 décembre de la même année, de l'arôme ou de l'essence de cannelle, appliqué à des articles d'ameublement et accessoires (n° 2000169).

34. En France les parfums peuvent faire l'objet de droits d'auteur et au Benelux une marque olfactive a été admise pour des produits cosmétiques.

3. L'impossibilité de «représenter graphiquement» les messages olfactifs

35. Conformément à l'article 2 de la première directive, il n'est pas suffisant pour constituer une marque que les signes «soient propres à distinguer les produits ou les services d'une entreprise de ceux d'autres entreprises», il faut également qu'ils soient susceptibles de «représentation graphique».

36. Cette condition est imposée par le principe de la sécurité juridique. Une marque enregistrée confère un monopole à son titulaire, qui fait un usage exclusif des signes qui la constituent, à l'exclusion de tout autre. La consultation du registre doit permettre de connaître, dans toute la mesure inhérente à la publicité des registres, la nature et la portée des signes, des indications et des symboles enregistrés et c'est à cette fin que l'on exige leur représentation graphique. Si une entreprise s'approprie certains signaux et indications déterminés, afin de distinguer ses produits et ses services de ceux des autres, il convient de connaître avec une précision détaillée les symboles qu'elle fait siens afin que les autres sachent à quoi s'en tenir. C'est donc pour les besoins de la sécurité juridique que l'exigence de la représentation graphique s'ajoute à la fonction distinctive, fonction première et essentielle des marques.

37. Représenter graphiquement est décrire quelque chose en utilisant des symboles susceptibles d'être dessinés. Cela signifie qu'à la vocation originale de différenciation d'un signe quelconque s'ajoute sa capacité à être «couché sur papier» et, par conséquent, à être perceptible visuellement. Puisqu'il s'agit de différencier, cette représentation doit se faire de manière compréhensible, parce que la compréhension est le présupposé du discernement.

38. Dès lors, une représentation graphique quelconque ne suffit pas. Il faut qu'elle remplisse deux conditions. La représentation doit tout d'abord être claire et précise, afin que l'on puisse savoir sans aucun doute possible, ce qui fait l'objet de l'exclusivité. Elle doit en outre être intelligible à ceux qui souhaiteraient consulter le registre, à savoir les autres producteurs et les consommateurs . La capacité de différenciation et de faire l'objet d'une représentation graphique sont deux critères qui poursuivent le même objectif, à savoir que les produits sur le marché puissent être sélectionnés par les acheteurs potentiels en fonction de leur provenance. Les signes qui constituent une marque sont représentés graphiquement afin de protéger et de donner une certaine publicité à leur appropriation par une entreprise qui les a fait siens, dans le but d'individualiser ses produits ainsi que les services qu'elle fournit.

39. Peut-on «dessiner» une odeur? Un signe olfactif peut-il être représenté graphiquement avec précision et clarté pour tous? À mon sens, la réponse est négative. Elle semble l'être également pour M. Sieckmann qui, dans son intervention orale au cours de l'audience publique, a reconnu que les odeurs ne pouvaient être représentées de manière graphique. Pour arriver à cette conclusion, il suffit d'analyser les alternatives proposées par le Bundespatentgericht dans la seconde question.

40. La formule chimique ne représente pas l'odeur d'une substance mais la substance en tant que telle. Seuls les composants chimiques et les proportions précises pour obtenir un produit déterminé feraient l'objet de l'enregistrement, et non le signe olfactif. Une telle représentation souffrirait en outre d'un manque de clarté et de précision pourtant nécessaires. Peu de personnes seraient capables d'interpréter une odeur à partir de la formule chimique représentant le produit dont elle émane c'est-à-dire à partir des éléments qui le composent et les quantités qu'il convient de mélanger afin de l'obtenir . Il y a lieu d'ajouter à ce qui précède qu'un même produit est susceptible d'émettre des signes olfactifs différents en fonction de facteurs aussi aléatoires que sa concentration, la température ambiante ou le support sur lequel il est appliqué .

41. La description d'un signe ou d'un signal par le langage écrit constitue une représentation graphique mais ne remplit pas, par elle-même, les exigences de clarté et de précision requises . Pour les raisons que nous avons exposées ci-dessus, la description d'un dessin présente moins de difficultés que la description d'un morceau musical, d'une couleur ou d'une odeur. La forme qui accompagne le dessin permet une objectivation de ses caractéristiques, ce qui n'est pas le cas de signes qui ne sont pas figuratifs. La description d'une odeur est empreinte de plus de subjectivité et, par conséquent, de relativité, caractéristique ennemie de la précision et de la clarté . L'affaire qui est à l'origine de la présente question préjudicielle constitue une bonne illustration de mon propos. Le demandeur sollicite l'enregistrement d'un arôme «balsamique-fruité avec de légères notes de cannelle». Que signifie balsamique? Que recouvre le caractère fruité? Quelle peut être l'intensité d'une note de cannelle? Cette description ne permettrait pas de connaître le signe olfactif dont le demandeur sollicite l'exclusivité. Même si elle était plus longue, elle ne gagnerait pas en précision et il serait impossible de déterminer, sans que persiste un doute, en quoi consiste l'odeur en question . Il semble évident que la description d'une odeur n'est pas une représentation graphique adéquate au sens de l'article 2 de la première directive .

42. Enfin, le dépôt au registre d'un échantillon du produit chimique dont émane l'odeur n'est pas la «représentation graphique» du signe distinctif. Même si l'on devait admettre la consignation d'un échantillon de la substance qui produit l'odeur, aux difficultés d'enregistrement liées à sa clarté et à sa précision, s'ajouteraient les inconvénients relatifs à sa publication et à l'oeuvre du temps. En raison de la volatilité de ses composants, une odeur se modifie dans le temps, jusqu'à disparaître .

43. Si aucun des succédanés proposés dans la seconde question n'est susceptible de remplir individuellement les exigences propres d'une «représentation graphique», qui permet de déterminer avec clarté et précision le signe ou les signes qui constituent la marque, leur somme pourrait créer une plus grande incertitude encore. L'enregistrement d'une formule chimique, accompagné d'un échantillon et d'une description de l'odeur produite, augmente le nombre de messages qui permettraient de connaître le signe et, par conséquent, le risque d'interprétations différentes, le cas échéant .

44. Je ne prétends aucunement nier que les messages olfactifs peuvent être représentés par écrit. Il existe différents systèmes, mis au point par la science, pour «dessiner» les odeurs , mais, dans l'état actuel des connaissances, tous ces systèmes pâtissent des difficultés exposées précédemment, et souffrent du manque de clarté et de précision nécessaires à l'expression visuelle d'un signe distinctif dont on souhaite se réserver l'exclusivité au moyen d'une marque.

45. Il n'est pas nécessaire d'exclure de manière expresse certains signes de la législation sur les marques. D'aucuns s'excluent d'eux-mêmes du fait qu'ils ne remplissent pas les exigences propres au droit des marques .

46. En résumé, les odeurs, bien qu'elles puissent avoir un caractère distinctif, ne sont pas susceptibles de faire l'objet d'une «représentation graphique» ainsi que l'exige l'article 2 de la première directive. Par conséquent, conformément à la disposition précitée, elles ne peuvent constituer des marques ni, de ce fait, être enregistrées comme telles, en vertu de l'article 3, paragraphe 1, sous a), de la même directive.

IV - Conclusion

47. Compte tenu de ce qui précède, je conclus à ce qu'il plaise à la Cour, de répondre aux questions qui lui ont été déférées par le Bundespatentgericht de la manière suivante:

«1) L'article 2 de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, requiert, pour qu'un signe puisse être enregistré, qu'il présente un caractère distinctif et qu'il soit susceptible de faire l'objet d'une représentation graphique intégrale, claire, précise et compréhensible pour la majorité des fabricants et des consommateurs.

2) À l'heure actuelle, les odeurs ne sont pas susceptibles de faire l'objet d'une représentation graphique adéquate et, conformément à ce que prévoit l'article précité, elles ne peuvent pas constituer des marques.»