61997C0224

Conclusions de l'avocat général Mischo présentées le 10 décembre 1998. - Erich Ciola contre Land Vorarlberg. - Demande de décision préjudicielle: Verwaltungsgerichtshof - Autriche. - Libre circulation de services - Restriction - Emplacements de mouillage - Limitation pour des propriétaires de bateaux résidant dans un autre Etat membre. - Affaire C-224/97.

Recueil de jurisprudence 1999 page I-02517


Conclusions de l'avocat général


1 Dans la présente affaire, le Verwaltungsgerichtshof (Autriche) nous pose deux questions préjudicielles. Par la première, la juridiction de renvoi vise à obtenir une interprétation des dispositions communautaires relatives à la libre prestation de services au regard d'une interdiction faite à une société autrichienne de donner en location, au-delà d'un contingent déterminé, des mouillages à des propriétaires de bateaux résidant en dehors de l'Autriche. La seconde question concerne le point de savoir si le principe de la primauté du droit communautaire s'applique également à l'égard d'une décision administrative individuelle.

Le cadre du litige au principal

2 Le Landschaftsschutzgesetz (loi sur la protection du paysage) du Land du Vorarlberg prévoit, en son article 4, paragraphe 1, première phrase, que toute modification du paysage est interdite dans la zone des lacs et dans une zone riveraine de 500 mètres de profondeur, calculée sur la base du niveau d'eau moyen.

3 Selon le paragraphe 2 de cette disposition, l'autorité administrative peut accorder des dérogations à la règle du paragraphe 1, lorsqu'il est garanti que de telles modifications ne violent pas les intérêts de la protection des paysages et, notamment, qu'elles ne rendent pas plus difficile la vue sur les lacs, ou lorsque ces modifications sont nécessaires pour des motifs de sécurité publique.

4 La société ABC-Charter Gesellschaft mbH a pris en location certains terrains, situés dans la zone riveraine du Bodensee (lac de Constance), sur lesquels il lui était permis d'établir 200 mouillages pour bateaux.

5 A la suite d'une requête de ladite société, la Bezirkshauptmannschaft Bregenz (autorité administrative de première instance du Land du Vorarlberg) a adressé à celle-ci, le 9 août 1990, un «Bescheid», c'est-à-dire une décision administrative individuelle, dont le point 2 dispose:

«A dater du 1er janvier 1996, 60 bateaux au maximum, dont les propriétaires ont leur résidence à l'étranger, peuvent être abrités dans le port. Jusqu'à cette date, la quote-part de bateaux appartenant à des propriétaires résidant à l'étranger est à réduire de manière continue. La nouvelle attribution de mouillages à des propriétaires de bateaux résidant à l'étranger et la prolongation de contrats de location arrivés à terme avec de tels propriétaires ne sont pas autorisées jusqu'à ce que le contingent étranger maximal fixé soit atteint. Avant le début de chaque saison de navigation, la société doit transmettre spontanément à l'autorité administrative une liste conforme à la vérité des mouillages attribués à des personnes résidant à l'étranger. La présente décision cesse ses effets après le 31 décembre 1999. A cette date, la décision originaire en matière de protection des paysages reprend ses pleins effets.»

6 Par décisions du 10 juillet 1996, l'Unabhängiger Verwaltungssenat du Land du Vorarlberg a reconnu M. Ciola, en sa qualité de gérant de la société ABC-Boots-Charter Gesellschaft mbH et de la société ABC-Bootswerft Gesellschaft mbH, coupable d'avoir «attribué», le 25 janvier 1995 et le 12 mai 1995, des mouillages à deux propriétaires de bateaux ayant leur résidence à l'étranger, à savoir dans la principauté de Liechtenstein et en République fédérale d'Allemagne, alors que le contingent maximal étranger de 60 bateaux dont les propriétaires ont leur résidence à l'étranger était dépassé. Pour chacune de ces deux infractions, une amende de 75 000 ÖS lui a été infligée.

7 M. Ciola n'a donc pas respecté les conditions fixées au point 2 de la décision du 9 août 1990 et a ainsi commis une infraction administrative au sens de l'article 34, paragraphe 1, sous f), du Landschaftsschutzgesetz selon lequel commet une infraction administrative toute personne qui ne respecte pas les mesures qui figurent dans les décisions adoptées en vertu de cette loi.

8 Saisi du recours introduit par M. Ciola contre ces décisions, le Verwaltungsgerichtshof estime que «des questions d'interprétation du droit communautaire au sens de l'article 177 du traité CE se posent pour la solution à apporter à l'affaire» et il a déféré à la Cour les deux questions suivantes:

«1) Les dispositions relatives à la libre prestation de services sont-elles à interpréter en ce sens qu'elles s'opposent à ce qu'un État membre interdise à l'exploitant d'un port de plaisance, sous peine de poursuites pénales, de donner en location des mouillages au-delà d'un contingent déterminé, à des propriétaires de bateaux qui résident dans un autre État membre?

2) Le droit communautaire, notamment les dispositions relatives à la libre prestation de services, combinées avec l'article 5 du traité CE et l'article 2 de l'acte concernant les conditions d'adhésion de la république d'Autriche, de la république de Finlande et du royaume de Suède et les adaptations aux traités sur lesquels l'Union est fondée (JO 1994, C 241, p. 21; JO 1995, L 1, p. 1), confère-t-il au prestataire du service mentionné à la première question, qui réside en Autriche, le droit de faire valoir que l'interdiction édictée, au sens de la première question, par une décision administrative (Bescheid) individuelle et concrète, adoptée en 1990, ne doit pas être appliquée dans les décisions des juridictions et autorités administratives autrichiennes prises après le 1er janvier 1995?»

Quant à la première question

9 Le Verwaltungsgerichtshof vise à savoir si les dispositions du traité CE relatives à la libre prestation de services s'opposent à ce que, dans le cadre d'un contingentement global, le nombre de mouillages pouvant être donnés en location à des propriétaires de bateaux qui résident dans un autre État membre puisse lui-même être limité.

10 Pour les raisons qui ont déjà, en très grande partie, été exposées par la juridiction de renvoi elle-même, cette question doit recevoir une réponse positive.

Quant à l'applicabilité de l'article 59 du traité CE

11 Le Verwaltungsgerichtshof rappelle, à juste titre, que, selon la jurisprudence de la Cour, l'article 59 du traité «concerne non seulement les restrictions établies par l'État du bénéficiaire de la prestation, mais aussi celles établies par l'État du prestataire. Le droit à la libre prestation de services peut être invoqué par une entreprise à l'égard de l'État où elle est établie, dès lors que les services sont fournis à des destinataires établis dans un autre État membre (arrêt du 10 mai 1995, Alpine Investments, C-384/93, Rec. p. I-1141, point 30)».

12 En second lieu, il résulte de l'arrêt Luisi et Carbone (1) - auquel se réfère également la juridiction de renvoi - ainsi que de l'arrêt Cowan (2) «que la liberté de prestation de services inclut la liberté des destinataires de se rendre dans un autre État membre pour y bénéficier d'un service, sans être gênés par des restrictions, et ... que notamment les touristes doivent être considérés comme des destinataires de services».

13 Il me semble, d'ailleurs, qu'en l'espèce nous sommes, en réalité, en présence d'une prestation de services comportant un double élément transfrontalier.

14 D'une part, la société de M. Ciola fournit, à travers un contrat de location transfrontalier, un service à un propriétaire de bateau résidant dans un autre État membre en mettant à sa disposition, pendant toute la durée du contrat, un emplacement pour le mouillage de son bateau. On peut donc dire que ce service «franchit la frontière» tout au long de l'année.

15 D'autre part, le propriétaire franchit lui-même la frontière autrichienne, une ou plusieurs fois par an, pour tirer le profit concret qui découle de ce contrat de location, à savoir le fait de ne pas devoir, chaque fois, remorquer son bateau depuis son lieu de résidence jusqu'au lac de Constance. A ces moments-là, c'est donc aussi le destinataire du service qui franchit la frontière pour bénéficier d'une prestation.

16 La location de mouillages à des propriétaires de bateaux établis dans un autre État constitue, par conséquent, une prestation de services au sens de l'article 59 du traité. Ceci a, d'ailleurs, été admis à l'audience par le Land du Vorarlberg.

Quant à l'admissibilité d'une mesure de ce type

17 Celui-ci conteste, cependant, que la restriction découlant du plafond de 60 places doive être considérée comme discriminatoire.

18 Le Land fait, tout d'abord, observer que c'est à tort que la décision litigieuse a utilisé l'expression «contingent étranger», car la restriction ne se réfère pas à la nationalité des propriétaires de bateaux mais à leur résidence.

19 Il ne s'agirait, cependant, pas non plus d'une discrimination indirecte, car la restriction affecterait également les citoyens autrichiens résidant dans un autre État membre.

20 A cet égard, il y a, cependant, lieu d'observer que la Cour a déjà constaté, notamment dans ses arrêts Schumacker (3) et Clean Car Autoservice (4), «qu'une disposition nationale qui prévoit une distinction fondée sur le critère de la résidence risque de jouer principalement au détriment des ressortissants d'autres États membres. En effet, les non-résidents sont le plus souvent des non-nationaux».

21 Le plafonnement des mouillages pouvant être attribués à des non-résidents constitue, dès lors, une discrimination indirecte interdite par l'article 59 du traité.

22 Lors de l'audience devant la Cour, le Land du Vorarlberg a, cependant, soutenu que la restriction litigieuse était objectivement justifiée par des exigences impératives d'intérêt général. En l'absence de cette restriction les propriétaires de bateaux résidant dans les autres États membres, disposés à payer des loyers plus élevés, seraient, en effet, en mesure de louer la majorité des emplacements de mouillage. Il ne resterait plus suffisamment d'emplacements pour les habitants de la région, et de très fortes pressions s'exerceraient alors sur les autorités du Land afin qu'elles relèvent le plafond global de 200 emplacements. Or, ceci aurait des conséquences négatives sur le paysage et sur la qualité de l'eau du lac de Constance, qui sert de réservoir d'eau potable à plus de 4 millions de personnes.

23 Le fait qu'une mesure telle que celle en cause dans le litige au principal n'est pas indistinctement applicable à toutes les prestations de services, quelle qu'en soit l'origine ou la destination, interdit que l'on s'interroge sur l'existence éventuelle de raisons impérieuses d'intérêt général susceptibles de la justifier (5).

24 Une telle mesure ne peut donc être justifiée que sur la base d'une dérogation expresse du traité lui-même (en l'occurrence l'article 56) ou encore d'un acte d'adhésion.

25 A cet égard, on peut noter que le souci de limiter l'afflux «d'étrangers» a, dans le passé, été pris en considération par le droit communautaire, à savoir en ce qui concerne les résidences secondaires. Toutefois, ceci a toujours fait l'objet d'une disposition dérogatoire expresse.

26 Ainsi, le protocole (n_ 1) sur l'acquisition de biens immobiliers au Danemark prévoit que, «nonobstant les dispositions du traité, le Danemark peut maintenir sa législation en vigueur en matière d'acquisition de résidences secondaires».

27 L'acte concernant les conditions d'adhésion de la république d'Autriche, de la république de Finlande et du royaume de Suède et les adaptations aux traités sur lesquels l'Union est fondée prévoit en son article 70 que, «Nonobstant les obligations prévues par les traités sur lesquels l'Union européenne est fondée, la république d'Autriche peut maintenir sa législation existante concernant les résidences secondaires pendant une période de cinq ans à partir de la date d'adhésion» (6).

28 En l'absence d'une disposition dérogatoire expresse du genre de l'article 70, précité, ou de la possibilité de se prévaloir d'une raison d'ordre public, de sécurité publique ou de santé publique (article 56 du traité), il n'est pas possible d'échapper à l'application de la règle générale dégagée par la Cour, selon laquelle l'article 59 du traité implique non seulement l'élimination de toute discrimination exercée à l'encontre du prestataire ou du destinataire de services en raison de sa nationalité, mais également en raison de la circonstance qu'il est établi dans un État membre autre que celui où la prestation doit être exécutée.

29 La question de savoir si le Land du Vorarlberg pourrait éventuellement dégager un autre critère, qui serait compatible avec le droit communautaire, pour résister à la pression, dont il fait état, en faveur de l'augmentation du plafond global de 200 emplacements de mouillage ne fait pas l'objet de l'ordonnance de renvoi et ne doit, dès lors, pas être examinée dans le cadre des présentes conclusions.

30 En réponse à la première question, il y a, dès lors, lieu de conclure que l'article 59 du traité doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre interdise à l'exploitant d'un port de plaisance, sous peine de poursuites pénales, de donner en location des mouillages au-delà d'un contingent déterminé à des propriétaires de bateaux qui résident dans un autre État membre.

Quant à la seconde question

31 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi vise, en substance, à connaître les conséquences qui découleraient d'une réponse affirmative à la première question dans le cas particulier où «le caractère punissable du comportement reproché au demandeur ne repose pas ... sur la violation d'une norme générale, mais sur le non-respect d'une restriction qui a été imposée à une société dont le demandeur est le gérant, par décisions administratives individuelles et concrètes (Bescheid). Il n'existe pas de règle générale et abstraite selon laquelle la prestation de services offerte par la société ne pourrait être fournie qu'en nombre limité à des destinataires ayant leur résidence dans d'autres États membres».

32 Le Verwaltungsgerichtshof rappelle, à ce propos, que, «depuis l'arrêt Costa/ENEL (7), la Cour de justice défend la thèse que les dispositions de droit interne de quelque nature que ce soit ne peuvent avoir prééminence sur le droit créé par le traité» et que, «dans l'arrêt Simmenthal (8), la Cour a, entre autres, jugé que le juge national chargé d'appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire a l'obligation d'assurer le plein effet de ces normes, en laissant au besoin inappliquée de sa propre autorité toute disposition contraire de la législation nationale».

33 La juridiction a quo nous dit encore que, pour autant qu'elle le sache, «cette conception a été jusqu'à présent toujours appliquée à des situations dans lesquelles l'application de règles générales et abstraites du droit national était concernée. En l'espèce, la décision dépend, toutefois, de la question de savoir si les juridictions et les autorités administratives autrichiennes doivent écarter l'application d'une décision administrative définitive, individuelle et concrète, adoptée en 1990, lorsqu'elles jugent le caractère punissable d'un comportement du demandeur datant de 1995».

34 Le Verwaltungsgerichtshof ajoute que, «si la décision adoptée en 1990 ne devait pas être appliquée pour apprécier la légalité du comportement du demandeur lors des locations faites en 1995 à des personnes qui étaient (entre autres) établies dans un État membre, l'élément constitutif de la contravention administrative ne serait pas réalisé».

35 Pour le gouvernement autrichien, la question est «de savoir si la primauté du droit communautaire doit être affirmée également à l'égard de décisions individuelles et concrètes d'autorités administratives» et il faudrait, dès lors, «déterminer si le droit communautaire peut avoir une influence sur les règles relatives à la force exécutoire des actes administratifs».

36 L'argumentation autrichienne veut nous convaincre qu'il n'y aurait «aucune raison de transposer, sans examen et sans limites, la jurisprudence sur la primauté du droit communautaire, développée dans le contexte de règles générales (lois, règlements), à des actes administratifs individuels et concrets (Bescheide)». A cette fin, la république d'Autriche se fonde, notamment, sur la jurisprudence concernant ce qu'il est convenu d'appeler «l'autonomie procédurale des États membres» (9) et plus particulièrement sur l'arrêt Rewe (10) dont il ressort que, à défaut de mesures harmonisant les modalités procédurales, les droits conférés par le droit communautaire doivent être exercés devant les juridictions nationales selon les modalités déterminées par la règle nationale et qu'il n'en serait autrement que si ces modalités et délais aboutissaient à rendre en pratique impossible l'exercice de droits que les juridictions nationales ont l'obligation de sauvegarder. La Cour en concluait, et le gouvernement autrichien le souligne, que la fixation de délais raisonnables de recours à peine de forclusion n'est pas de nature à rendre impossible l'exercice de ces droits.

37 L'institution de la force exécutoire qui empêche le Verwaltungsgerichtshof d'annuler la décision pour illégalité, nous explique encore le gouvernement autrichien, sert la sécurité juridique et la protection de la confiance légitime des différentes parties en cause et, dès lors, «les principes de la sécurité juridique, de la protection de la confiance légitime et de la protection des droits régulièrement acquis doivent être mis en balance dans le cas concret avec l'intérêt au respect du principe de non-discrimination consacré par les règles communautaires».

38 Pour le gouvernement autrichien, il semble donc s'agir d'un problème de légitimité d'un délai de recours que le requérant au principal aurait laissé écouler, de sorte qu'il ne serait, dès lors, plus en droit de mettre en question la décision de 1990, car celle-ci est maintenant exécutoire.

39 Je ne saurais partager l'analyse de la république d'Autriche quant à la nature des problèmes juridiques que pose cette affaire.

40 Devant le juge national, il ne s'agit, à mon avis, pas d'une demande en annulation pour illégalité, dirigée contre la décision de 1990, qui se serait heurtée à un délai de forclusion dont la compatibilité avec le droit communautaire ferait l'objet de la question préjudicielle mais de la question de savoir si le juge national doit s'abstenir d'appliquer cette décision au cas concret.

41 Je n'arrive pas non plus à déceler, dans l'affaire au principal, un éventuel problème lié à la sécurité juridique, à la protection de la confiance légitime ou des droits régulièrement acquis, tel que l'expose le gouvernement autrichien. En effet, si la juridiction d'appel devait annuler la condamnation de M. Ciola et si la société en cause devait pouvoir, en application de l'article 59 du traité, donner en location des mouillages aussi librement à des propriétaires de bateaux résidant dans un autre État membre qu'aux propriétaires de bateaux résidant en Autriche, cela n'entraîne pas eo ipso la résiliation des contrats en cours avec les propriétaires de bateaux résidant en Autriche. D'autre part, je ne vois pas en quoi cela pourrait violer les droits de tiers ou leur confiance légitime.

42 De toute façon, la force exécutoire des actes administratifs ne semble pas être absolue puisque, nous dit le gouvernement autrichien, «le demandeur au principal avait et a toujours la possibilité de demander à l'autorité compétente, d'après les règles procédurales nationales, une modification de sa décision ou de son dispositif». En effet, une telle procédure serait prévue par l'article 68 du Allgemeines Verwaltungsverfahrensgesetz (loi générale sur la procédure administrative). Le demandeur aurait la possibilité d'invoquer dans cette nouvelle procédure le droit communautaire et, dans la mesure où il n'obtiendrait pas satisfaction, d'exercer des recours.

43 Il n'est, toutefois, pas nécessaire d'entrer dans ces considérations. La seconde question préjudicielle pose, selon moi, comme seul problème juridique celui de savoir si le Verwaltungsgerichtshof doit, en vue d'apprécier la légalité du comportement du requérant au principal, laisser inappliquée une décision incompatible avec le droit communautaire, nonobstant le fait qu'il s'agit d'une mesure administrative individuelle et concrète et non pas d'une norme générale et abstraite.

44 Or, à cet égard, la jurisprudence de notre Cour contient assez d'éléments pour affirmer qu'une réponse positive s'impose également pour cette seconde question.

45 Comme l'a rappelé la juridiction de renvoi elle-même, la Cour avait déjà jugé dans son arrêt Costa, précité, «qu'issu d'une source autonome, le droit du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu'il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même».

46 De même, il ressort, d'une part, de l'arrêt Lück (11) que l'effet direct d'une disposition du traité «exclut l'application de toute mesure d'ordre interne incompatible avec ce texte» et, d'autre part, de l'arrêt Commission/Italie (12) que l'effet direct du droit communautaire entraîne «pour les autorités nationales compétentes prohibition de plein droit d'appliquer une prescription nationale reconnue incompatible avec le traité».

47 Plus clairement encore, la Cour a jugé dans l'affaire du code maritime français (13) que «les dispositions de l'article 48 du traité et du règlement n_ 1612/68 (14) étant directement applicables dans l'ordre juridique de tout État membre et le droit communautaire ayant la primauté sur le droit national, ces dispositions engendrent, dans le chef des intéressés, des droits que les autorités nationales doivent respecter et sauvegarder et que, dès lors, toute disposition contraire du droit interne leur est, de ce fait, devenue inapplicable».

48 Enfin, dans une des affaires Rewe (15), la Cour a jugé qu'«un justiciable ne peut se voir opposer par une autorité nationale des dispositions législatives ou administratives qui ne seraient pas conformes à une obligation inconditionnelle et suffisamment précise de la directive». Or, ce qui vaut pour une obligation inconditionnelle et suffisamment précise d'une directive vaut, évidemment, aussi pour une obligation inconditionnelle et suffisamment précise du droit communautaire primaire, telle que celle de l'article 59 du traité.

49 Il ressort de ces quelques citations extraites d'une jurisprudence constante que le droit communautaire prime toute disposition de l'ordre juridique interne. Il en découle également que le jeu combiné de l'effet direct et de la primauté de l'article 59 du traité oblige le juge national à laisser inappliquées les interdictions contenues dans les dispositions nationales, y compris dans des décisions administratives individuelles, incompatibles avec ledit article.

50 Par ailleurs, dans l'affaire Factortame e.a. (16) la Cour a jugé que «c'est aux juridictions nationales qu'il incombe, par application du principe de coopération énoncé à l'article 5 du traité, d'assurer la protection juridique découlant pour les justiciables de l'effet direct des dispositions du droit communautaire».

51 En outre, il découle de l'arrêt Fratelli Costanzo (17) que, tout comme le juge national, une administration, y compris les autorités décentralisées, a l'obligation d'appliquer les dispositions inconditionnelles et suffisamment précises du droit communautaire et de laisser inappliquées celles du droit national qui n'y sont pas conformes.

52 Pour ce qui est de la république d'Autriche, cette conclusion s'impose en ce qui concerne les faits survenus à partir du 1er janvier 1995, date de son adhésion à l'Union européenne. En effet, l'article 2 de l'acte concernant les conditions d'adhésion de la république d'Autriche, de la république de Finlande et du royaume de Suède et les adaptations aux traités sur lesquels l'Union est fondée (18) dispose:

«Dès l'adhésion, les dispositions des traités originaires et les actes pris, avant l'adhésion, par les institutions lient les nouveaux États membres et sont applicables dans ces États dans les conditions prévues par ces traités et par le présent acte.»

53 Dès lors, on peut dire que l'article 59 du traité, étant directement applicable, est une source immédiate de droits à partir du 1er janvier 1995 pour la société en cause et que, depuis cette date, toute interdiction administrative incompatible avec l'article 59 lui est inopposable.

54 Il convient donc de conclure, en réponse à cette seconde question, que le droit communautaire confère aux prestataires de services le droit de faire valoir qu'une interdiction, telle que celle en cause dans l'espèce au principal, édictée par une décision administrative individuelle et concrète, doit rester inappliquée lorsqu'il y a lieu, pour une autorité administrative ou une juridiction, d'apprécier si peut être sanctionné un comportement postérieur à l'adhésion de la république d'Autriche.

Conclusion

55 Au terme de cette analyse, je vous propose de répondre de la manière suivante aux deux questions du Verwaltungsgerichtshof:

«1) L'article 59 du traité CE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce qu'un État membre interdise à l'exploitant d'un port de plaisance, sous peine de poursuites pénales, de donner en location des mouillages, au-delà d'un contingent déterminé, à des propriétaires de bateaux qui résident dans un autre État membre.

2) Le droit communautaire confère aux prestataires de services le droit de faire valoir qu'une interdiction telle que celle en cause dans le litige au principal, édictée par une décision administrative individuelle et concrète, doit rester inappliquée lorsqu'il y a lieu, pour une autorité administrative ou une juridiction, d'apprécier si peut être sanctionné un comportement postérieur à l'adhésion de la république d'Autriche.»

(1) - Arrêt du 31 janvier 1984 (286/82 et 26/83, Rec. p. 377).

(2) - Arrêt du 2 février 1989 (186/87, Rec. p. 195, point 15).

(3) - Arrêt du 14 février 1995 (C-279/93, Rec. p. I-225).

(4) - Arrêt du 7 mai 1998 (C-350/96, Rec. p. I-2521, point 29).

(5) - Voir, notamment, l'arrêt du 25 juillet 1991, Collectieve Antennevoorziening Gouda (C-288/89, Rec. p. I-4007, points 10 à 13).

(6) - JO 1994, C 241, p. 35.

(7) - Arrêt du 15 juillet 1964 (6/64, Rec. p. 1141).

(8) - Arrêt du 9 mars 1978 (106/77, Rec. p. 629).

(9) - La république d'Autriche cite les arrêts suivants: arrêts du 16 décembre 1976, Rewe (33/76, Rec. p. 1989, point 5), et Comet (45/76, Rec. p. 2043); du 27 février 1980, Just (68/79, Rec. p. 501, point 25); du 9 novembre 1983, San Giorgio (199/82, Rec. p. 3595, point 14); du 25 février 1988, Bianco et Girard (331/85, 376/85 et 378/85, Rec. p. 1099, point 12); du 24 mars 1988, Commission/Italie (104/86, Rec. p. 1799, point 7); du 14 juillet 1988, Jeunehomme et EGI (123/87 et 330/87, Rec. p. 4517, point 17); du 9 juin 1992, Commission/Espagne (C-96/91, Rec. p. I-3789, point 12), et du 19 novembre 1991, Francovich e.a. (C-6/90 et C-9/90, Rec. p. I-5357, point 43).

(10) - Précité note précédente.

(11) - Arrêt du 4 avril 1968 (34/67, Rec. p. 359).

(12) - Arrêt du 13 juillet 1972 (48/71, Rec. p. 529, point 7).

(13) - Arrêt du 4 avril 1974, Commission/France (167/73, Rec. p. 359, point 35).

(14) - Règlement (CEE) n_ 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2).

(15) - Arrêt du 7 juillet 1981 (158/80, Rec. p. 1805, point 43).

(16) - Arrêt du 19 juin 1990 (C-213/89, Rec. p. I-2433, point 19).

(17) - Arrêt du 22 juin 1989 (103/88, Rec. p. 1839, points 30 à 33).

(18) - Précité.