61997C0001

Conclusions de l'avocat général Fennelly présentées le 28 mai 1998. - Mehmet Birden contre Stadtgemeinde Bremen. - Demande de décision préjudicielle: Verwaltungsgericht der Freien Hansestadt Bremen - Allemagne. - Accord d'association CEE-Turquie - Libre circulation des travailleurs - Article 6, paragraphe 1, de la décision nº 1/80 du conseil d'association - Champ d'application - Ressortissant turc bénéficiant d'un contrat de travail à durée déterminée dans le cadre d'un programme financé par les pouvoirs publics et ayant pour objet de permettre à des personnes dépendant de l'aide sociale de s'intégrer au marché du travail. - Affaire C-1/97.

Recueil de jurisprudence 1998 page I-07747


Conclusions de l'avocat général


1 Un travailleur turc qui est employé et perçoit une rémunération normale dans le cadre d'un régime spécial de travail d'appoint d'utilité publique, subventionné par des fonds publics et destiné à permettre à l'intéressé d'être couvert par la sécurité sociale et d'améliorer ses chances de trouver un autre emploi, appartient-il au marché régulier de l'emploi de l'État membre finançant le régime? Telle est en substance la question posée à titre préjudiciel par le Verwaltungsgericht der Freien Hansestadt Bremen. Cette affaire appelle, en particulier, un renvoi au récent arrêt rendu par la Cour dans l'affaire Günaydin (1).

2 Les parties contractantes (les États membres et la Communauté) de l'accord d'association avec la république de Turquie (2) doivent s'inspirer des articles 48, 49 et 50 du traité établissant la Communauté européenne «pour réaliser graduellement la libre circulation entre elles» (3). Cela ne signifie évidemment pas que les ressortissants turcs ont le droit de circuler librement dans la Communauté, mais seulement qu'ils peuvent bénéficier de certains droits dans l'État membre d'accueil (4).

3 Le troisième considérant de la décision n_ 1/80 du conseil d'association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l'association (5) (ci-après la «décision»), stipule qu'il est nécessaire «dans le domaine social ... [d']améliorer le régime dont bénéficient les travailleurs et les membres de leur famille par rapport au régime institué par la décision n_ 2/76 du conseil d'association» (6). La section 1 du chapitre II de la décision traite de l'emploi et de la libre circulation des travailleurs. Dans cette section, l'article 6 de la décision dispose, pour ce qui nous intéresse ici, ce qui suit:

«1. Sous réserve des dispositions de l'article 7 relatif au libre accès à l'emploi des membres de sa famille, le travailleur turc, appartenant au marché régulier de l'emploi d'un État membre [(7)]:

- a droit, dans cet État membre, après un an d'emploi régulier [(8)], au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur, s'il dispose d'un emploi;

- a le droit, dans cet État membre, après trois ans d'emploi régulier et sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté, de répondre dans la même profession auprès d'un employeur de son choix à une autre offre, faite à des conditions normales, enregistrée auprès des services de l'emploi de cet État membre;

- bénéficie, dans cet État membre, après quatre ans d'emploi régulier, du libre accès à toute activité salariée de son choix.

2. Les congés annuels et les absences pour cause de maternité, d'accident de travail ou de maladie de courte durée sont assimilés aux périodes d'emploi régulier. Les périodes de chômage involontaire, dûment constatées par les autorités compétentes, et les absences pour cause de maladie de longue durée, sans être assimilées à des périodes d'emploi régulier, ne portent pas atteinte aux droits acquis en vertu de la période d'emploi antérieure.

...»

4 Parmi les autres dispositions de cette section de la décision, l'article 8, paragraphe 1, stipule que lorsque les autorités d'un État membre autorisent l'appel à des travailleurs non ressortissants de la Communauté pour répondre à une offre d'emploi qui ne peut être satisfaite «par l'appel à la main-d'oeuvre disponible sur le marché de l'emploi des États membres», elles s'efforcent d'accorder une priorité aux travailleurs turcs pour y répondre. L'article 8, paragraphe 2, dispose que:

«Les services de l'emploi d'un État membre s'efforcent de pourvoir les emplois vacants qu'ils ont enregistrés et qui n'ont pas pu être occupés par de la main-d'oeuvre communautaire appartenant au marché régulier de cet État membre, par des travailleurs turcs en situation de chômage régulier et qui résident régulièrement sur le territoire dudit État membre.»

Il est également fait référence dans les articles 7 et 10 de la décision aux travailleurs turcs appartenant au marché régulier de l'emploi d'un État membre, en ce qui concerne respectivement le droit à l'emploi des membres de la famille et le principe de non-discrimination, tandis que l'article 11 accorde des droits équivalents aux ressortissants des États membres appartenant au marché régulier de l'emploi en Turquie.

5 L'article 1er, paragraphe 1, de la Bundessozialhilfegesetz (loi fédérale en matière d'aide sociale, ci-après la «BSHG») définit l'aide sociale comme l'octroi de moyens d'existence (Lebensunterhalt) et l'aide apportée aux personnes se trouvant dans des situations particulières. Son objectif est, selon le paragraphe 2, de permettre à son bénéficiaire de mener une vie compatible avec la dignité humaine. L'article 19 de la BSHG prévoit, pour ce qui nous intéresse, ce qui suit:

«1) Des opportunités destinées aux demandeurs d'aide, et notamment aux jeunes personnes qui ne trouvent pas d'emploi, devront être créées. Certains coûts pourront également être pris en charge aux fins de la création ou du maintien d'opportunités d'emploi. Les opportunités d'emploi doivent en règle générale être temporaires et propres à permettre une meilleure intégration du demandeur d'aide dans la vie active.

2) Au cas où l'opportunité de travailler à titre accessoire à des tâches d'intérêt général est offerte au demandeur d'aide, il peut lui être versé soit la rémunération habituelle, soit une rémunération équitable de ses efforts en sus de l'octroi de moyens d'existence; n'est considéré comme travail accessoire que le travail qui en d'autres circonstances ne serait pas effectué, ou le serait dans une moindre mesure, ou à un moment différent. Dans ces cas particuliers, il peut être fait abstraction de la condition relative au caractère accessoire du travail lorsque l'activité en cause favorise l'intégration dans la vie active du bénéficiaire de la mesure ou que la situation personnelle ou familiale particulière de ce dernier l'impose.

3) En cas d'octroi de moyens d'existence en application du paragraphe 2, il n'y a pas de formation d'une relation de travail au sens du droit du travail, ni d'une situation d'activité au sens de l'assurance légale maladie ou vieillesse. Les dispositions relatives à la protection de l'emploi sont toutefois applicables.»

L'article 25 de la BSHG, dans la version applicable jusqu'au 1er août 1996, dénie le droit à l'obtention de moyens d'existence à toute personne qui refuse de prendre un emploi raisonnable ou d'accepter une activité raisonnable.

6 M. Mehmet Birden (ci-après le «demandeur») est un ressortissant turc. Il est arrivé en Allemagne en 1990 et, en janvier 1992, il a épousé une ressortissante allemande. De ce fait, il a obtenu un permis de séjour, valable jusqu'au 29 juin 1995 ainsi qu'un permis de travail sans condition ni limite. N'ayant pas trouvé de travail, il a fini par vivre de l'aide sociale. Le 3 janvier 1994, il a été engagé, par contrat d'un an, comme homme à tout faire semi-qualifié par le Kulturzentrum (centre culturel) Lagerhaus Bremen-Ostertor e.V. Ce contrat a été prolongé jusqu'à la fin de l'année 1995 par un autre contrat conclu le 2 janvier 1995. Le demandeur devait travailler 38,5 heures par semaine. Sa rémunération, correspondant à celle d'une catégorie de travailleurs particulière (catégorie 2a, échelon 1), avait été fixée conformément au Manteltarifvertrag für Arbeiter der Länder (convention collective des Länder). L'impôt sur le revenu, le supplément de solidarité et les cotisations aux caisses d'assurance maladie, de vieillesse et de chômage étaient déduits de sa rémunération, qui était de 2 155,70 DM net par mois. Le demandeur n'a reçu aucune aide sociale durant la période couverte par les contrats.

7 Les contrats en question ont été conclus et financés par les services sociaux de la ville hanséatique libre de Brême (Freie Hansestadt Bremen), dans le cadre d'un programme intitulé «Werkstatt Bremen» (atelier de Brême). Conformément à l'article 19, paragraphe 2, de la BSHG, ce programme vise à fournir du travail pour une période de deux ans au maximum aux bénéficiaires de l'aide sociale n'ayant pas le droit aux allocations versées par le Bundesanstalt für Arbeit (Office fédéral de l'emploi) afin de les aider à entrer ou à rentrer sur le marché de l'emploi. Le paiement de cotisations de sécurité sociale permet ensuite aux bénéficiaires de ce programme de percevoir des allocations de chômage ou une aide à l'emploi au titre de l'Arbeitsförderungsgesetz (loi sur la promotion de l'emploi). Le Werkstatt Bremen peut financer jusqu'à 100 % des frais engagés par les employeurs. Il semble que les emplois puissent aussi être cofinancés par le Werkstatt Bremen et les employeurs (9). Les employeurs sont normalement des organes publics ou d'intérêt public, bien que ces derniers puissent, semble-t-il, être constitués d'associations de particuliers (10).

8 Le mariage de M. Birden a été dissous le 10 juin 1995. La demande qu'il a adressée le 14 juin 1995 aux autorités en matière d'immigration de la défenderesse au principal, la Stadtgemeinde Bremen (la commune de Brême, ci-après la «défenderesse»), en vue de voir son permis de séjour prolongé au-delà du 29 juin de cette année a été rejetée par décision du 15 août 1995, en raison de son divorce. Les dispositions nationales ne lui donnent aucun droit à rester en Allemagne (11). La défenderesse a estimé que l'article 6, paragraphe 1, de la décision n'était pas applicable au demandeur parce qu'il n'appartenait pas au marché régulier de l'emploi. Au début de 1996, le centre culturel lui a offert un autre contrat de travail à durée indéterminée, à raison de 12 heures par semaine, en dehors du régime du Werkstatt Bremen. M. Birden n'a pas pu conclure ce contrat parce qu'il ne possédait pas de permis de séjour. Son recours administratif a été rejeté le 28 mars 1996 pour les mêmes motifs que sa demande initiale.

9 Le 9 avril 1996, le demandeur a entamé la présente procédure devant le Verwaltungsgericht der Freien Hansestadt Bremen (ci-après la «juridiction nationale»), demandant l'annulation des décisions du 15 août 1995 et du 28 mars 1996 ainsi que la prolongation de la validité de son permis de séjour sur la base de l'article 6, paragraphe 1, de la décision. La défenderesse faisait valoir que les contrats de travail à durée déterminée au titre de l'article 19 de la BSHG ne peuvent profiter qu'aux bénéficiaires de l'aide sociale n'ayant pas droit à des allocations de chômage et sans véritables qualifications. Ces postes ne sont donc pas comparables à ceux du marché régulier de l'emploi.

10 La juridiction nationale considère que l'époque pertinente pour apprécier les droits du demandeur se situe quelque part au cours de l'été 1995 (14 juin, 29 juin ou 15 août); en tout état de cause, elle ne juge pas pertinente l'offre d'un emploi devant commencer en 1996. Elle a sursis à statuer et a saisi la Cour à titre préjudiciel, en application de l'article 177 du traité CE, de la question suivante:

«Un travailleur turc appartient-il au marché régulier de l'emploi d'un État membre au sens de l'article 6, paragraphe 1, de la décision n_ 1/80 du conseil d'association CEE-Turquie relative au développement de l'association, lorsqu'il exerce une activité particulièrement soutenue par des fonds publics de cet État membre, assujettie aux cotisations de l'assurance sociale obligatoire, propre à assurer son entrée ou son retour dans la vie active, et à laquelle, en raison de l'objectif de promotion au niveau national y rattaché, seul un groupe limité de personnes a accès (article 19, paragraphe 2, de la Bundessozialhilfegesetz, loi fédérale relative à l'aide sociale)?»

11 Des observations écrites et orales ont été formulées par le demandeur, la République fédérale d'Allemagne, la République hellénique et la Commission des Communautés européennes. La République française a aussi déposé des observations écrites.

12 Le demandeur réitère l'argument qu'il a avancé devant la juridiction nationale, à savoir qu'une personne appartient au marché de l'emploi d'un État membre aux fins de l'article 6, paragraphe 1, de la décision dès lors qu'elle participe légalement à la vie économique en exerçant une activité en contrepartie d'un salaire, soumis aux déductions applicables à tous les travailleurs. Pour qu'une telle participation au marché de l'emploi soit «régulière», il suffit que l'emploi ne soit ni illégal ni fictif. Il est sans pertinence que l'emploi soit financé par des fonds publics pour faciliter l'intégration sur le marché de l'emploi d'un nombre limité de bénéficiaires de l'aide sociale.

13 Le gouvernement français prétend que l'emploi du demandeur est de nature accessoire et non commerciale, puisqu'il est consacré à des tâches d'intérêt général qui sont financées par des fonds publics à des fins sociales, de sorte qu'il ne constitue pas une participation au marché régulier de l'emploi. Il renvoie à l'arrêt Bozkurt dans lequel la Cour a déclaré que le caractère régulier d'un emploi doit «s'apprécier au regard de la législation de l'État membre d'accueil régissant les conditions dans lesquelles le ressortissant turc a été admis sur le territoire de cet État afin d'y exercer un emploi» (12) et ajoute que l'article 19, paragraphe 3, de la BSHG indique que, en droit allemand, il n'y a pas formation d'une relation de travail au sens du droit du travail ni de l'assurance maladie ou vieillesse (13). Des programmes équivalents relèvent en France de manière plus adéquate de la formation professionnelle, bien qu'ils se situent dans le cadre d'un contrat de travail.

14 Le gouvernement allemand allègue que les régimes sociaux d'emploi destinés à contribuer à l'intégration d'une catégorie limitée de personnes sur le marché du travail ne confèrent pas le statut de travailleur en droit communautaire (14). Toutefois, la véritable question n'est pas de savoir si le demandeur est un travailleur, mais de déterminer s'il appartient au marché régulier de l'emploi. L'article 6, paragraphe 1, de la décision devrait être interprété comme se référant au marché général de l'emploi, auquel tous les travailleurs peuvent prendre part sans restriction. Sans qu'il importe que le statut du demandeur en droit du travail allemand et la tentative de créer des emplois dans le cadre du programme correspondent le plus possible à un emploi «normal», son emploi était essentiellement de nature sociale et «artificielle». Selon l'arrêt Bozkurt, la position du travailleur turc doit être appréciée à la lumière du droit national qui régit ses conditions d'emploi et sa situation sur le marché de l'emploi, aux fins de l'article 6, paragraphe 1, doit être stable et non précaire (15). Ce critère n'est pas rempli par un contrat de travail temporaire. Par ailleurs, les tâches confiées au demandeur dans le cadre de son emploi étaient purement marginales, ne répondaient pas à une demande du marché et n'auraient pas été accomplies sans cela, raison pour laquelle le salaire devait être payé sur des fonds publics. Son employeur n'était pas en concurrence avec d'autres opérateurs du marché, étant donné qu'il est interdit de développer un marché parallèle au marché général.

15 Le gouvernement hellénique fait valoir qu'il est nécessaire d'examiner, dans chaque cas, si l'État membre d'accueil avait dès l'origine l'intention d'intégrer le travailleur turc sur son marché du travail (16). L'emploi au titre de la BSHG n'était pas destiné à permettre l'entrée directe du demandeur sur le marché allemand de l'emploi, mais plutôt à faire en sorte qu'il ne dépende pas de l'aide sociale et à l'intégrer par la suite au marché régulier de l'emploi. Le gouvernement hellénique a également allégué à l'audience que le travail du demandeur n'avait pas de valeur économique véritable, qu'il était précaire et non stable parce qu'il était purement temporaire, et qu'il ne remplissait pas le critère mentionné par la Cour dans l'arrêt Günaydin (17) distinguant une relation normale d'emploi d'un programme de formation financé par des fonds publics.

16 La Commission propose trois critères pour appliquer l'article 6, paragraphe 1, de la décision. L'un d'entre eux fait l'objet de la question déférée et la Commission ne pense pas que le demandeur le remplisse. En ce qui concerne le premier critère, c'est-à-dire la question de savoir si le demandeur est un travailleur, la Commission invoque, dans la plus large mesure possible, une analogie avec l'article 48 du traité (18) et une interprétation restrictive de l'arrêt Bettray, en raison des circonstances spéciales de cette affaire (un toxicomane bénéficiant d'un régime d'emploi spécialement destiné aux personnes incapables d'avoir un emploi normal). Le demandeur remplissait les conditions normales de l'article 48 de subordination et de rémunération par un employeur et son travail avait une certaine valeur sans être purement marginal.

17 Le troisième critère, à savoir la condition contenue dans les tirets de l'article 6, paragraphe 1, voulant qu'un ressortissant turc ait un emploi régulier pour l'une des trois périodes spécifiées, est également rempli en l'espèce.

18 Toutefois, le deuxième critère, selon lequel le travailleur doit appartenir, aux termes de la clause principale de l'article 6, paragraphe 1, au marché régulier de l'emploi, n'est pas rempli d'après la Commission. Cela ne peut pas signifier que l'appartenance au marché de l'emploi doit simplement être légale, la condition d'un emploi régulier régissant déjà ce point. Il faut donc comprendre ce critère comme se référant à une activité économique réelle, plutôt qu'une activité artificielle qui est entièrement financée par des fonds publics à des fins sociales et qui n'est pas exposée à la concurrence. La Commission souligne que cette condition ne figurait pas dans la décision n_ 2/76 ni dans des accords d'association plus récents avec les pays d'Europe centrale et d'Europe de l'Est, qui d'ailleurs créent des droits plus limités de libre circulation pour les travailleurs que ne le font l'accord et la décision.

Analyse

19 Il est utile de retracer tout d'abord l'approche générale adoptée par la Cour dans l'interprétation et l'application de l'article 6 de la décision. Elle a soutenu avec constance que l'article 6, paragraphe 1, de la décision a un effet direct dans les États membres et que les ressortissants turcs qui remplissent ses conditions peuvent donc invoquer directement les droits que leur confèrent les différents tirets de cette disposition (19).

20 A la lumière de l'affirmation figurant dans le troisième considérant de la décision, selon laquelle celle-ci vise à améliorer le régime dont bénéficient les travailleurs et les membres de leur famille dans le domaine social, les dispositions de la section 1 du chapitre II de la décision, dont l'article 6 fait partie, constituent une étape supplémentaire vers la réalisation de la libre circulation des travailleurs en s'inspirant des articles 48, 49 et 50 du traité. La Cour a donc considéré qu'il est essentiel que les principes contenus dans ces articles soient interprétés, dans la mesure du possible, de manière à être étendus aux travailleurs turcs bénéficiant des droits reconnus par la décision (20). Toutefois, la décision n'empiète pas sur la compétence laissée aux États membres de réglementer à la fois l'entrée sur leur territoire des ressortissants turcs et les conditions de leur premier emploi, mais règle uniquement, en son article 6, la situation des travailleurs turcs déjà régulièrement intégrés au marché du travail de l'État membre d'accueil (21).

21 Passons maintenant aux conditions à remplir par un ressortissant turc pour pouvoir bénéficier de l'article 6, paragraphe 1, de la décision. A la simple lecture du texte, elles sont au nombre de trois; ce sont pour l'essentiel celles proposées par la Commission (22). D'abord, le ressortissant turc doit être un «travailleur». En second lieu, il doit «appartenir au marché régulier de l'emploi d'un État membre» (versions française, allemande et italienne) ou en traduisant librement le texte anglais il doit «être dûment enregistré comme faisant partie de la main-d'oeuvre d'un État membre» ou, si l'on se réfère aux versions danoise et néerlandaise, du marché légal de l'emploi. En troisième lieu, il doit avoir eu un emploi régulier pour l'une des trois périodes possibles, chacune donnant droit à certains droits d'accès à un futur emploi. Dans la présente affaire, le demandeur revendique un an d'emploi régulier, ce qui lui donnerait droit au renouvellement de son permis de travail pour le même employeur, sous réserve que la deuxième condition litigieuse soit remplie.

22 Ces trois critères distincts ont tous un certain lien avec le travail ou l'emploi. Il n'est donc pas surprenant qu'en pratique la Cour ait parfois vérifié simultanément l'existence de plusieurs de ces conditions ou ait interprété l'une à la lumière d'une autre. Ainsi, dans l'arrêt Sevince, la Cour a déclaré que la régularité de l'emploi «suppose une situation stable et non précaire sur le marché de l'emploi» (23), ce qui semble reprendre, en partie, le deuxième critère (24). La Cour a probablement abordé la question sous l'angle de l'emploi régulier parce qu'il était nécessaire de déterminer si des périodes d'emploi à une époque où la situation du travailleur sur le marché de l'emploi n'était pas stable et était précaire pouvaient être prises en compte pour pouvoir bénéficier des droits conférés par l'article 6, paragraphe 1. La condition relative à une situation stable et non précaire n'est pas remplie si le droit de séjour du ressortissant turc est simplement provisoire, en attendant une décision définitive sur le refus initial d'un permis de séjour (25) ou si son permis de séjour a été obtenu par fraude (26).

23 Les motifs pour lesquels la Cour décide qu'un ressortissant turc est un travailleur seront, en l'absence de circonstances spéciales, souvent suffisants pour que les deuxième et troisième conditions soient aussi remplies. Ainsi, dans les affaires Günaydin et Ertanir, il n'était pas contesté que les ressortissants turcs en question étaient des travailleurs, mais la Cour a employé un critère très semblable à celui utilisé pour définir un travailleur au sens de l'article 48 du traité, développé dans des affaires comme Lawrie-Blum (27) et Le Manoir (28), pour aborder la deuxième condition de l'article 6, paragraphe 1, à savoir l'appartenance au marché régulier de l'emploi d'un État membre. La Cour a déclaré qu'il convient «de déterminer si le travailleur se trouve engagé dans les liens d'une relation de travail qui comporte l'exercice, au profit d'une autre personne et sous la direction de celle-ci, d'une activité économique réelle et effective en contrepartie de laquelle il perçoit une rémunération» (29).

24 Néanmoins, chacun des critères de l'article 6, paragraphe 1, de la décision a, à notre avis, des caractéristiques distinctes dont nous allons maintenant essayer de dessiner les contours généraux avant d'aborder les circonstances particulières du cas d'espèce. De manière générale, le critère employé dans le cadre de l'article 48 du traité devrait servir à déterminer si un ressortissant turc est un travailleur. Cette solution est conforme à l'exigence selon laquelle, en application de l'article 12 de l'accord, la décision doit être interprétée, dans la mesure du possible, à la lumière des dispositions du traité sur la libre circulation des travailleurs. Cela implique bien sûr de déterminer l'effet des cas relevant de l'article 48 comme l'affaire Bettray (30) dans le contexte de la décision.

25 L'affaire Bettray concernait un toxicomane bénéficiant d'un régime d'emploi au titre de la loi néerlandaise sur l'emploi social destiné aux personnes «qui, pour une durée indéterminée, ne sont pas en mesure, en raison de circonstances qui tiennent à leur état, de travailler dans des conditions normales» (31). La Cour a dit pour droit que «ni la productivité plus ou moins élevée, ni l'origine des ressources pour la rémunération ne peuvent avoir de conséquences quelconques quant à la reconnaissance ou non d'une personne comme travailleur» (32). Toutefois, dès lors que des entreprises ou des associations ont été créées uniquement pour avoir des activités constituant «un moyen de rééducation ou de réintégration des personnes» concernées et que le travail est «conçu selon les possibilités physiques et mentales de chacun» dans le but de permettre de maintenir, rétablir ou promouvoir leur aptitude au travail, sans que ces personnes aient été «sélectionnées en fonction de leur capacité à exercer une certaine activité», on ne saurait affirmer qu'il s'agit d'une activité économique réelle et effective (33). Comme le critère de l'appartenance au marché de l'emploi dans l'affaire Günaydin est en de nombreux points identique à la définition d'un travailleur en droit communautaire, et que dans cette affaire la Cour a défini le critère par référence à la formation professionnelle et aux programmes d'intégration sur le marché de l'emploi, il est plus approprié d'examiner l'application concrète du principe énoncé dans l'arrêt Bettray dans le cadre de notre discussion de la première affaire à propos du deuxième critère.

26 Si l'on examine brièvement le troisième critère concernant l'emploi régulier, et sous réserve que la deuxième condition, qui est cruciale en l'espèce, soit remplie, celui-ci semble requérir, en outre, simplement que l'emploi pour l'une des périodes spécifiées n'ait pas été illégal, dans le sens où il ne doit pas avoir été pénalement répréhensible, contraire aux conditions de délivrance d'un permis de séjour ou autrement illégal (34). Rien n'incite à penser que le demandeur ne remplit pas cette condition.

27 Le litige s'est en l'espèce focalisé sur le deuxième critère figurant dans l'article 6, paragraphe 1, de la décision, à savoir celui de l'appartenance du travailleur au marché (régulier ou légal) de l'emploi d'un État membre (ou le fait qu'il soit dûment inscrit comme appartenant au marché de l'emploi de cet État) (35). Certains des éléments requis pour remplir cette condition ont déjà été identifiés par la jurisprudence. Bien sûr il incombera toujours à la juridiction nationale de déterminer, à la lumière de la jurisprudence de la Cour, et de l'interprétation fournie dans tout arrêt préjudiciel, si un cas d'espèce satisfait ce critère. Il faut d'abord déterminer si le rapport juridique de travail de la personne concernée peut être localisé sur le territoire d'un État membre ou s'il présente un rattachement suffisamment étroit avec ce territoire (36). Comme nous l'avons vu, la situation du travailleur sur le marché de l'emploi doit aussi être stable et non précaire, en particulier en ce qui concerne l'autorisation de séjour dans l'État membre en question avant l'acquisition de droits de séjour liés aux droits tirés de l'article 6, paragraphe 1 (37). Aucune de ces conditions ne soulève de problème en l'espèce. Le caractère temporaire du contrat du demandeur ne devrait pas être compris, à notre avis, comme indiquant que sa situation sur le marché du travail était précaire ou pas stable. Tel que développé dans la jurisprudence, ce critère se rapporte à la situation du travailleur sur le marché de l'emploi en général, due, notamment, à des difficultés concernant l'autorisation de séjour, plutôt qu'à la nature d'un contrat de travail particulier.

28 Il a été allégué, principalement à la lumière d'une des interprétations possibles des versions française et allemande de l'article 6, paragraphe 1, de la décision, que la condition selon laquelle les travailleurs doivent appartenir au marché «régulier» (38) de l'emploi doit être interprétée comme se référant à un marché de l'emploi supposé «normal» ou «général» plutôt qu'à un marché «artificiel»; et, en particulier, que le caractère normal d'un travail donné doit être déterminé en recherchant s'il est financé par des fonds publics, s'il a des objectifs essentiellement sociaux tels que l'intégration de travailleurs sur le marché, si les tâches en question sont marginales ou accessoires, accomplies dans l'intérêt général, et ne seraient normalement pas accomplies dans le cadre de l'application des principes du libre jeu de l'offre et de la demande, si l'emploi est soustrait à la concurrence normale entre entreprises et entre travailleurs, s'il n'a simplement qu'un caractère temporaire.

29 Dans son examen de cette condition dans le cadre de l'affaire Günaydin (39), la Cour a appliqué certaines de ces caractéristiques détaillées, que nous aborderons plus loin, en parlant de l'existence d'une «relation de travail normale». Comme on le verra, nous ne pensons pas qu'une relation de travail normale équivaille automatiquement à ce que l'on affirme être le marché normal de l'emploi. Toutefois, il est important de déterminer pourquoi ce critère a été élaboré. A la lumière de l'économie de la décision et de la jurisprudence, l'élément essentiel de la condition d'«appartenance au marché régulier [ou légal] de l'emploi» est, à notre avis, que le travailleur en question soit employé ou disponible pour un emploi et qu'il ait accompli les formalités requises par le droit national (40).

30 L'obligation pour le travailleur turc de se conformer à ces formalités reflète la condition expresse d'enregistrement dans la version anglaise de l'article 6, paragraphe 1, et fournit aussi une autre interprétation convaincante du terme «régulier» qui figure dans certaines autres versions linguistiques. Une interprétation de l'article 6, paragraphe 1, de la décision à la lumière de l'article 8 montre que la condition de l'enregistrement fait partie d'un système général de supervision et de coordination des offres et des demandes d'emploi. L'impression est renforcée par la référence dans le second tiret de l'article 6, paragraphe 1, au droit du travailleur turc après trois ans d'emploi régulier et sous réserve de la préférence communautaire, de répondre à certaines offres «enregistrées auprès des services de l'emploi de cet État membre». L'application de la règle posée par l'article 10 de non-discrimination en ce qui concerne la rémunération et les autres conditions de travail est également facilitée par l'enregistrement des travailleurs turcs. L'article 6, paragraphe 2, de la décision suppose qu'un travailleur turc involontairement au chômage, dont les périodes de chômage sont «dûment constatées par les autorités compétentes», continue, du moins pendant un temps, à appartenir dûment au marché régulier de l'emploi d'un État membre (ou à y être inscrit), puisque cette disposition préserve les droits acquis au cours de la période antérieure. Une interprétation du terme «régulier» de la version française comme se rapportant à l'accomplissement des formalités requises par la législation est confortée par l'utilisation du même terme pour le troisième critère, à savoir «emploi régulier», rendu dans la version anglaise par «legal employment». La version française de l'article 8 de la décision fait aussi référence au «chômage régulier». Quelle que soit la distinction que l'on puisse faire entre des personnes occupant un emploi «régulier» sur le marché libre et celles ayant un autre emploi, aucune distinction de ce type ne peut s'appliquer aux personnes au chômage. Par ailleurs, les références au marché légal de l'emploi dans les versions danoise et néerlandaise de l'article 6, paragraphe 1, de la décision impliquent que cette condition concerne le respect des exigences formelles légales plutôt que celui des «lois» du marché.

31 Cette approche se retrouve également dans la jurisprudence de la Cour. Dans l'arrêt Bozkurt, la Cour a déclaré que l'article 6, paragraphe 2, de la décision «suppose nécessairement l'aptitude à une telle continuation [du droit à l'emploi]» (41) et qu'«en cas d'incapacité de travail durable [comme dans cette affaire], le travailleur ne serait plus du tout disponible sur le marché du travail et il n'y aurait aucun intérêt objectivement justifié à lui garantir un droit d'accès au marché du travail et un droit de séjour accessoire» (42). L'article 6 de la décision «ne vise pas la situation d'un ressortissant turc ayant définitivement quitté le marché du travail d'un État membre» (43) pour raison d'incapacité totale et permanente de travail, ou pour d'autres motifs tels que la retraite.

32 Dans l'arrêt Tetik, la Cour a déclaré qu'un travailleur turc qui, après quatre ans d'emploi, abandonne de son plein gré son travail pour chercher une autre activité dans le même État membre «ne saurait automatiquement être considéré comme ayant quitté définitivement le marché du travail de cet État, à condition, cependant, qu'il y continue à appartenir au marché régulier de l'emploi, au sens de l'article 6, paragraphe 1, initio» (44). La Cour poursuivait en disant:

«Or, dans une situation telle que celle de l'espèce au principal où le travailleur turc ne parvient pas à nouer une nouvelle relation de travail immédiatement après avoir abandonné son emploi antérieur, cette condition ne continue, en principe, à être remplie que dans la mesure où l'intéressé, qui se retrouve sans emploi, accomplit toutes les formalités éventuellement requises dans l'État membre concerné, par exemple en s'y inscrivant comme demandeur d'emploi et en restant à la disposition des services de l'emploi de cet État pendant le délai y requis.

Cette exigence permet, par ailleurs, de garantir que, pendant le délai raisonnable qui doit lui être reconnu pour lui permettre de s'engager dans une nouvelle relation de travail, le ressortissant turc n'abuse pas de son droit de séjour dans l'État membre en cause, mais recherche effectivement un nouvel emploi» (45).

33 Il résulte de cette jurisprudence, et d'une interprétation de l'article 6, paragraphe 1, dans son cadre législatif, que l'obligation pour les travailleurs turcs d'être dûment enregistrés comme appartenant au marché de l'emploi d'un État membre comporte des éléments de forme et des éléments de fond. Le travailleur doit respecter toutes les formalités pour être enregistré comme ayant un emploi ou (pendant une période raisonnable) étant au chômage, et il doit être disponible pour un emploi et effectuer des recherches s'il n'est pas effectivement employé.

34 Cela nous amène à examiner l'affaire Günaydin. Dans son arrêt, la Cour a défini des critères qui sont, en partie, apparemment plus pertinents dans le contexte factuel très différent de la présente espèce que par rapport au résultat finalement atteint dans cette affaire. M. Günaydin, un travailleur turc, s'était vu refuser un permis de séjour permanent alors qu'il avait été autorisé à entrer en Allemagne pour y faire des études, et ensuite à y rester uniquement pour y acquérir une formation et de l'expérience dans l'usine d'une société allemande. Durant ses quatre années d'emploi, il est devenu un membre précieux du personnel, un employé impossible à remplacer.

35 L'avocat général M. Elmer a proposé de distinguer entre, d'une part, l'emploi et, d'autre part, la formation de nature théorique ou didactique, les personnes dans ce dernier cas n'étant pas considérées comme appartenant au marché de l'emploi (46). La notion d'appartenance au marché régulier de l'emploi d'un État membre devait, à son avis, être assez large pour inclure un travail comportant des éléments de formation. L'avocat général M. Elmer proposait qu'un emploi rémunéré ne se situe en dehors de ce concept que lorsqu'il s'agit d'un emploi pratique entrant dans le cadre d'un cycle de formation proprement dit (47). Tout indiquait, pensait-il, que M. Günaydin occupait un emploi dans des conditions ordinaires, et ne recevait, par exemple, pas une formation d'apprenti, puisqu'il avait été recruté aux conditions générales du marché du travail, percevait un salaire normal, ne recevait pas d'aide à la formation de l'État allemand, et avait été recruté pour un certain nombre d'années (48).

36 Nous avons déjà observé que, dans l'arrêt Günaydin, la Cour a appliqué, pour déterminer si un travailleur appartient au marché de l'emploi d'un État membre, le critère de savoir «si le travailleur se trouve engagé dans les liens d'une relation de travail qui comporte l'exercice, au profit d'une autre personne et sous la direction de celle-ci, d'une activité économique réelle et effective en contrepartie de laquelle il perçoit une rémunération» (49). C'est dans le contexte d'une distinction entre formation professionnelle (50) et appartenance au marché de l'emploi d'un travailleur turc que la Cour a déclaré:

«Il n'en reste pas moins que, au cas où le travailleur turc, au terme de sa formation professionnelle, occupe un emploi salarié aux seules fins de s'initier et de se préparer à une fonction dirigeante dans une filiale de l'entreprise qui l'emploie, il doit être considéré comme engagé dans les liens d'une relation de travail normale lorsque, dans l'exercice des activités économiques qu'il accomplit de façon réelle et effective au profit et sous la direction de son employeur, il bénéficie des mêmes conditions de travail et de rémunération que celles auxquelles peuvent prétendre les travailleurs qui exercent, au sein de l'entreprise en cause, des activités économiques identiques ou semblables et que, dès lors, sa situation ne se distingue pas objectivement de celle de ces derniers travailleurs» (51).

37 En d'autres termes, le simple fait que l'emploi soit seulement destiné à rendre le travailleur apte à travailler ailleurs dans l'entreprise ne le prive pas de la nature de «relation de travail». L'approche de la Cour restreint clairement, néanmoins, la simple application de la définition de droit communautaire du travailleur au second critère de l'article 6, paragraphe 1, de la décision, dans la mesure où le niveau de salaire et les conditions de travail sont considérés comme un élément pertinent pour évaluer l'existence d'une relation d'emploi. La pertinence du niveau de salaire a expressément été niée par la Cour, dans le contexte de l'article 48, dans l'arrêt Lawrie-Blum (52). Cette divergence s'explique par le fait que, contrairement à sa position dans cette affaire, la Cour, dans l'affaire Günaydin, a apparemment considéré une activité, qui permettrait à la personne concernée d'être considérée comme un travailleur dans le contexte communautaire, comme ne rentrant pas dans la notion d'appartenance au marché régulier (ou légal) de l'emploi au sens de l'article 6, paragraphe 1, de la décision dès lors qu'elle était accomplie dans le cadre d'une «formation professionnelle spécifique» (53).

38 Il conviendrait aussi de noter que la conception de la Cour d'une «relation de travail normale» dans l'arrêt Günaydin n'est en rien liée à la valeur économique réelle du travail en question, sinon dans la mesure où le salaire perçu en est le reflet. Elle ne cherche pas à distinguer entre des tâches qui sont accomplies dans le cadre du libre jeu de l'offre et de la demande et celles qui ont un intérêt général. L'approche suggérée par la Commission et les États membres qui ont déposé des observations, en allant au-delà de l'existence d'une activité économique et d'un lien de subordination avec un employeur particulier en contrepartie d'une rémunération, ce qui peut être vérifié dans chaque cas, pour rechercher si cette relation s'exerce dans des conditions de libre concurrence sur le marché supposé normal de l'emploi, serait en pratique impossible à mettre en oeuvre. Ce serait ignorer le fait que, outre les activités publiques et de bienfaisance en tant que telles, de nombreuses activités économiques apparemment tournées vers le marché dépendent de subventions ou de contrats publics, de la fourniture publique d'une infrastructure, de la mise à disposition publique d'une main-d'oeuvre qualifiée, et ainsi de suite, de sorte que des conditions «normales» de marché, au sens large, ne sont pas faciles à identifier dans le contexte d'un cas d'espèce. En tout état de cause, l'approche préconisée ne nous semble pas refléter les versions danoise, anglaise et néerlandaise de la décision.

39 La Cour poursuivait dans l'arrêt Günaydin:

«A cet égard, il appartient à la juridiction nationale de vérifier si cette condition est remplie et, en particulier, si le travailleur n'a pas été recruté sur la base d'une réglementation nationale dérogatoire au droit commun et visant spécifiquement à son insertion dans la vie professionnelle, et s'il perçoit en contrepartie de ses prestations une rémunération dont le montant atteint le niveau de la rémunération qui est habituellement versée, par l'employeur concerné ou dans la branche en cause, aux personnes exerçant des activités économiques identiques ou comparables et qui n'est pas financée de façon prépondérante par des fonds publics dans le cadre d'un programme spécifique d'intégration de l'intéressé dans la vie active» (54).

40 La référence à la réglementation nationale dérogatoire semble accorder une certaine signification au statut d'un emploi en droit national du travail (55). Plus précisément, la référence à une réglementation nationale «visant spécifiquement à son insertion dans la vie professionnelle» et, plus spécialement, à la rémunération «qui n'est pas financée de façon prépondérante par des fonds publics dans le cadre d'un programme spécifique d'intégration de l'intéressé dans la vie active» semble hors contexte dans les circonstances de l'affaire Günaydin. Rien n'indiquait que M. Günaydin était employé au titre d'une telle législation ou d'un tel programme.

41 La Cour a déclaré dans le dispositif de son arrêt dans l'affaire Günaydin que l'article 6, paragraphe 1, de la décision «doit être interprété en ce sens qu'un ressortissant turc, qui a légalement occupé dans un État membre, pendant une période ininterrompue de plus de trois années, une activité économique réelle et effective au service d'un seul et même employeur et dont la situation professionnelle ne se distingue pas objectivement de celle des autres salariés occupés par le même employeur ou dans la branche en cause et exerçant des fonctions identiques ou comparables, appartient au marché régulier de l'emploi de cet État et exerce un emploi régulier, au sens de cette disposition».

42 L'élément clef du critère proposé dans l'arrêt Günaydin est donc que la relation de travail en cause doit couvrir «une activité économique réelle et effective», c'est-à-dire le même critère que celui utilisé par la Cour dans l'arrêt Bettray. Son application dans cette affaire excluait que des personnes incapables de manière permanente de travailler dans des conditions normales, et qui étaient employées au titre de la loi sur l'emploi social, puissent être considérées comme des travailleurs aux fins du droit communautaire. Dans cette affaire, comme en l'espèce, le régime d'emploi était financé à partir de fonds publics (bien que la Cour ait déclaré dans l'affaire Bettray que cela n'était normalement pas pertinent).

43 Il appartient à la juridiction nationale de vérifier si le travail accompli par le demandeur au centre culturel constitue une «activité économique réelle et effective», compte tenu des questions tendant à déterminer si le travail visait essentiellement à l'intégration de l'intéressé, comme dans l'affaire Bettray, et s'il constituait simplement une forme de «formation professionnelle spécifique». Aucun des éléments mentionnés par la Cour au point 34 de son arrêt Günaydin ne devrait être décisif à lui seul, pas plus qu'il n'y a lieu de les considérer nécessairement comme exhaustifs. Ainsi, s'il est vrai que le financement public est un élément important, la juridiction nationale devrait aussi examiner si l'employeur tire un véritable profit du travail effectué et, comme la Cour l'a indiqué dans l'arrêt Günaydin, si le salaire et les conditions, y compris les déductions de cotisations sociales et autres, sont identiques ou comparables à celles de personnes travaillant dans la même branche. Le cercle restreint dont proviennent les participants au régime du Werkstatt Bremen n'est, à notre avis, pas pertinent si les caractéristiques objectives des liens de travail dans lesquels ils se trouvent engagés sont analogues à celles des activités d'autres travailleurs (56). Il est important, selon nous, que le demandeur percevait un salaire déterminé conformément à une convention collective du secteur public et que son salaire était soumis à des déductions pour l'impôt sur le revenu, le supplément de solidarité et les cotisations d'assurance maladie, de retraite et de chômage. En outre, le demandeur semblait avoir le statut d'employé en droit national du travail - la dérogation au droit national prévue en la matière par l'article 19, paragraphe 3, de la BSHG ne s'applique, semble-t-il, qu'aux personnes percevant une aide destinée à assurer leur subsistance.

44 Nous ne pensons pas qu'il faille accorder une importance décisive au fait que le travail sous ce régime est accessoire, c'est-à-dire que le travail ne serait pas accompli sans ce régime, car cela, comme nous l'avons dit, ouvre la voie à l'appréciation d'une relation de travail individuelle par rapport à la capacité d'un emploi à résister à la libre concurrence, solution qui n'est pas étayée par le texte ou l'économie de la décision ni par la jurisprudence. On ne saurait affirmer qu'un homme à tout faire ou un gardien ne font pas en principe un travail utile et précieux. De même, bien que le fait qu'un régime d'emploi ait pour objectif l'intégration des participants sur le marché du travail puisse faire qu'un travailleur ne soit pas encore disponible pour un emploi ou capable d'avoir une activité réelle et effective, ou participe simplement à une forme de formation professionnelle spécifique, l'objectif de réhabilitation et d'intégration serait, à notre avis, uniquement décisif dans un contexte factuel proche de celui de l'affaire Bettray.

45 Le cas d'espèce diffère en de nombreux points du type de programme de réhabilitation en cause dans l'affaire Bettray. Bien que le demandeur manque de qualifications formelles, rien ne laisse croire qu'il est à jamais incapable de travailler, que son employeur n'a été créé que pour employer des personnes dans sa situation, ou que son emploi au centre culturel a été imaginé plus par référence à ses aptitudes qu'aux besoins du centre. Si le régime dont il dépendait a un programme de protection des personnes couvertes et ne se traduit que par le paiement d'une aide sociale, sa propre participation faisait partie d'un programme d'expérience de travail plus général, à un salaire normal, dans l'optique de la recherche d'un emploi immédiatement après son achèvement. Le fait que le centre culturel ait offert un emploi similaire au demandeur après la fin du régime du Werkstatt Bremen est aussi pertinent, même si, apparemment, le centre n'a initialement pas pu l'engager à plein temps en dehors du cadre de ce régime.

46 S'agissant de déterminer si l'emploi du demandeur doit être considéré simplement comme une forme spécifique de formation professionnelle avec un élément pratique, il convient de noter qu'il accomplissait des tâches qui semblaient avoir une valeur économique pour son employeur. Il ne semble pas y avoir eu un élément formel de formation professionnelle de type didactique ou théorique (57). Il semble que ce soit à travers l'expérience de l'emploi occupé que l'on vise à atteindre l'objectif d'intégration de l'intéressé dans le marché de l'emploi. Par ailleurs, le gouvernement allemand a déclaré que les activités exercées sous le régime du Werkstatt Bremen, dans le cadre fourni par l'article 19 de la BSHG, devaient ressembler autant que possible à des conditions ordinaires de travail, de sorte qu'il se peut qu'il n'y ait pas eu de différence apparente entre la situation du demandeur et celle des autres travailleurs.

47 En bref, nous répondrions à la question posée par la juridiction nationale en ce sens qu'un travailleur turc, comme le demandeur, qui était légalement employé comme homme à tout faire dans un régime créé en application de l'article 19 de la BSHG financé de façon prépondérante par des fonds publics, devrait être considéré comme appartenant au marché régulier de l'emploi de l'État membre en question si son travail constituait une activité économique réelle et effective, que son employeur en tirait un véritable profit comparable à celui fourni par d'autres employés exerçant des tâches similaires ou comparables, et si la rémunération et les autres conditions étaient comparables à celles d'autres travailleurs employés par le même employeur ou dans la même branche.

Conclusion

48 En conséquence, nous proposons à la Cour de répondre comme suit à la question posée par le Verwaltungsgericht der Freien Hansestadt Bremen:

«Un travailleur turc qui est légalement employé sous un régime institué en vue d'améliorer l'intégration des participants dans la vie active et financé de façon prépondérante par des fonds publics devrait être considéré comme appartenant au marché régulier de l'emploi de l'État membre en question aux fins de l'article 6, paragraphe 1, de la décision n_ 1/80 du conseil d'association CEE-Turquie, du 19 septembre 1980, relative au développement de l'association, si son travail constitue une activité économique réelle et effective, que son employeur en tire un véritable profit qui soit comparable à celui fourni par d'autres employés exerçant des tâches similaires ou comparables, et si la rémunération et les autres conditions sont comparables à celles d'autres travailleurs employés par le même employeur ou dans la même branche.»

(1) - Arrêt du 30 septembre 1997 (C-36/96, Rec. p. I-5143).

(2) - Article 12 de l'accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, signé à Ankara le 12 septembre 1963 par la république de Turquie, d'une part, et les États membres de la CEE et la Communauté, d'autre part, et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par la décision 64/732/CEE, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685) (ci-après l'«accord»).

(3) - Le conseil d'association a été institué par l'article 6 de l'accord; l'article 22, paragraphe 1, lui confère le pouvoir de prendre des décisions dans les cas prévus par l'accord. L'article 12 de l'accord est complété par l'article 36 du protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970, conclu par le règlement (CEE) n_ 2760/72, du 19 décembre 1972 (JO L 293, p. 1), qui prévoit de réaliser graduellement la libre circulation des travailleurs entre les États membres de la Communauté et la Turquie et déclare que «le conseil d'association décidera des modalités nécessaires à cet effet».

(4) - Arrêt Günaydin, loc. cit., point 22.

(5) - Conseil des Communautés européennes, «Accord d'association CEE-Turquie et protocoles et autres textes de base» (Office des publications officielles des Communautés européennes, Bruxelles & Luxembourg, 1992), p. 327.

(6) - L'avocat général M. Elmer a observé dans l'arrêt du 6 juin 1995, Bozkurt (C-434/93, Rec. p. I-1475, point 9 de ses conclusions) que les différences entre la décision n_ 2/76 et la décision sont «surtout rédactionnelles», les dispositions de cette dernière étant «formulées de manière plus claire».

(7) - En danois: «med tilknytning til det lovlige arbedjdsmarked i en bestemt medlemsstat»; dans la version allemande: «der dem regulären Arbeitsmarkt eines Mitgliedstaats angehört». Dans la version anglaise: «duly registered as belonging to the labour force of a Member State»; en italien: «inserito nel regolare mercato del lavoro di uno Stato membro»; en néerlandais: «die tot de legale arbeidsmarkt van een Lid-Staat behoort». La décision n'a pas encore été publiée dans les autres langues officielles de la Communauté.

(8) - En danois: «lovlig beskæftigelse»; en allemand: «ordnungsgemäße Beschäftigung»; en anglais: «legal employment»; en italien: «regolare impiego»; en néerlandais: «legale arbeid».

(9) - Déclaration de l'agent de l'Allemagne à l'audience.

(10) - Ibidem.

(11) - L'Ausländergesetz (loi sur les étrangers) et l'Arbeitsaufenthaltsverordnung (règlement en matière de séjour lié à l'emploi).

(12) - Loc. cit., point 27.

(13) - A la lecture des observations du gouvernement allemand, il semble que cette affirmation soit fondée sur une mauvaise interprétation de la BSHG, étant donné que ce statut n'est refusé que si le bénéficiaire du régime d'emploi a continué à percevoir l'aide sociale pendant cette période, ce qui n'est pas le cas en l'espèce.

(14) - Arrêt du 31 mai 1989, Bettray (344/87, Rec. p. 1621, points 17 à 19).

(15) - Points 26 et 27 des motifs.

(16) - Il s'appuie sur le fait que les États membres peuvent déterminer les conditions auxquelles des ressortissants turcs pénètrent sur leur marché du travail: voir arrêt du 16 décembre 1992, Kus (C-237/91, Rec. p. I-6781, point 25).

(17) - Loc. cit., points 33 et 34.

(18) - Arrêts Bozkurt, précité, point 20, et du 23 janvier 1997, Tetik (C-171/95, Rec. p. I-329, point 28).

(19) - Arrêts du 20 septembre 1990, Sevince (C-192/89, Rec. p. I-3461, point 26); du 5 octobre 1994, Eroglu (C-355/93, Rec. p. I-5113, point 11); Günaydin, précité, point 24, et du 30 septembre 1997, Ertanir (C-98/96, Rec. p. I-5179, point 24).

(20) - Arrêts Bozkurt, précité, points 14, 19 et 20; Tetik, précité, point 20; Günaydin, précité, points 20 et 21, et Ertanir, précité, points 20 et 21.

(21) - Arrêts Kus, précité, point 25; Günaydin, précité, point 23, et Ertanir, précité, point 23.

(22) - Voir aussi les conclusions de l'avocat général M. Darmon sous l'arrêt Eroglu, précité, point 19.

(23) - Arrêt précité, point 30; repris dans l'arrêt Bozkurt, précité, point 26.

(24) - Dans un autre exemple, l'avocat général M. Darmon semble avoir amalgamé la deuxième et la troisième condition (conclusions sous l'arrêt Eroglu, précité, point 41) lorsqu'il dit que l'important, pour déterminer si un travailleur appartient au marché régulier de l'emploi, «est que le travailleur soit `en règle' vis-à-vis des lois de l'État membre d'accueil», semblant ainsi faire référence à la version allemande de l'article 6, paragraphe 1, qui parle d'emploi légal («ordnungsgemäße Beschäftigung», mis en italique par nos soins dans les deux cas).

(25) - Ibidem, point 31.

(26) - Arrêt du 5 juin 1997, Kol (C-285/95, Rec. p. I-3069).

(27) - Arrêt du 3 juillet 1986 (66/85, Rec. p. 2121).

(28) - Arrêt du 21 novembre 1991 (C-27/91, Rec. p. I-5531, point 7).

(29) - Arrêt Günaydin, précité, point 31; voir aussi arrêt Ertanir, précité, point 43. Voir également conclusions de l'avocat général M. Darmon sous l'arrêt Eroglu, précité, point 30, dans lesquelles il utilise le même critère pour décider si un ressortissant turc est un travailleur.

(30) - Précitée.

(31) - Ibidem, point 5.

(32) - Ibidem, point 15.

(33) - Ibidem, points 17 et 19.

(34) - Voir conclusions de l'avocat général M. Elmer sous l'arrêt Bozkurt, précité, point 21, et sous l'arrêt Günaydin, précité, point 24.

(35) - A différents endroits du texte original anglais de ces conclusions, lorsqu'il est question d'être dûment inscrit au marché de l'emploi d'un État membre, nous ajoutons entre parenthèses (en apposition au mot marché) les termes régulier ou légal pour attirer l'attention sur les nuances des différentes versions linguistiques de la décision.

(36) - Arrêts Bozkurt, précité, points 22 et 23; Günaydin, précité, point 29, et Ertanir, précité, point 39.

(37) - Arrêt Sevince, précité, point 30.

(38) - Ce qualificatif est également utilisé dans la version italienne de la décision.

(39) - Arrêt précité, point 33.

(40) - Voir le passage cité ci-après de l'arrêt Tetik, précité, point 32 des conclusions.

(41) - Arrêt précité, point 38.

(42) - Ibidem, point 36, à interpréter à la lumière du point 37 dans lequel la Cour approuve l'argument invoqué par la République fédérale d'Allemagne.

(43) - Ibidem, point 39.

(44) - Arrêt précité, point 40.

(45) - Ibidem, points 41 et 42; voir aussi point 46.

(46) - Loc. cit., points 17 et 18 des conclusions.

(47) - Ibidem, point 22.

(48) - Ibidem, point 23.

(49) - Ibidem, point 31. Il est clair que cela ne vise pas à être une définition exhaustive de la condition d'appartenance au marché régulier de l'emploi, dans la mesure où il peut suffire, dans un cas particulier, à un travailleur turc d'être à la recherche d'un tel emploi bien qu'étant temporairement au chômage.

(50) - Voir la première phrase du point 33, de même que l'affirmation du point 32 selon laquelle rien n'empêche un État membre de limiter le droit des ressortissants turcs d'entrer et de séjourner sur son territoire pour suivre une formation professionnelle spécifique, notamment dans le cadre d'un contrat d'apprentissage.

(51) - Ibidem, point 33.

(52) - Arrêt précité, point 21. La stagiaire dans l'affaire Le Manoir, précitée, a été considérée comme un travailleur bien qu'elle ne perçoive pas le salaire minimal.

(53) - Arrêt Günaydin, précité, point 32.

(54) - Ibidem, point 34.

(55) - La référence dans la version anglaise de l'arrêt à un emploi «sur la base d'une réglementation nationale dérogatoire au droit communautaire» semble être le fruit d'une erreur de traduction du texte original allemand qui se référait à une personne employée «aufgrund einer nationalen Sonderregelung» termes rendus en français par «sur la base d'une réglementation nationale dérogatoire au droit commun».

(56) - Arrêt Ertanir, précité, points 42 à 44.

(57) - Voir les conclusions de l'avocat général M. Elmer sous l'arrêt Günaydin, précité, point 18.