CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAEL B. ELMER

présentées le 21 février 1995 ( *1 )

Introduction

1.

Selon l'article 5, point 5, de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, une personne domiciliée sur le territoire d'un État contractant peut être attraite dans un autre État contractant dans des affaires concernant l'exploitation d'une succursale, d'une agence ou de tout autre établissement devant le tribunal du lieu de leur situation.

La question sur laquelle la Cour est appelée à statuer dans la présente affaire préjudicielle, qui émane de la Cour de cassation, à Paris, est de savoir si la demanderesse ne peut invoquer cette règle de compétence spéciale que dans les cas où le litige a trait à un engagement devant être exécuté dans l'État où la succursale, l'agence ou tout autre établissement est situé.

Une telle limitation géographique ne ressort pas des termes de la disposition. Une observation contenue dans l'arrêt de la Cour du 22 novembre 1978 dans l'affaire Somafer ( 1 ), peut cependant être entendue dans le sens de l'existence d'une telle limitation au regard de son application.

Les faits

2.

La société anonyme française Campenon Bernard s'était vu confier en 1985, par le ministère des travaux publics du Koweït, la construction d'une autoroute reliant le port de Koweït City à la frontière irakienne. Les aciers à béton qui devaient être utilisés pour armer le béton devaient, selon le cahier des charges du maître de l'ouvrage, répondre à une norme technique américaine, dite ASTIVI A 615.

Campenon Bernard a commandé les aciers auprès de la société française Fercometal, laquelle a passé commande, en soustraitance, à une société espagnole.

En vue de vérifier la conformité des aciers avec le cahier des charges du maître de l'ouvrage, Campenon Bernard s'est adressé au bureau parisien de la Lloyd's Register of Shipping (ci-après « Lloyd's Register »; suivant contrat daté du 3 décembre 1985, transmis à Campenon Bernard par lettre du 9 décembre 1985, ce bureau s'est chargé de vérifier la conformité des aciers avec la norme prescrite. D'après le contrat, ce contrôle devait être effectué auprès du sous-traitant espagnol par la succursale espagnole de Lloyd's Register et le versement devait être effectué en pesetas.

Après la délivrance, les 17 et 24 janvier 1986, par le bureau espagnol de Lloyd's Register, des certificats de conformité des aciers aux normes techniques, Campenon Bernard a acquitté la totalité du prix contractuel à Fercometal et fait transférer les aciers au Koweït.

Le maître de l'ouvrage au Koweït a cependant refusé les aciers pour non- conformité à la norme requise.

Campenon Bernard a alors assigné en dommages et intérêts Lloyd's Register par l'intermédiaire du bureau français de Lloyd's, devant le tribunal de commerce de Paris.

3.

Devant le tribunal de commerce de Paris et, ultérieurement, devant la cour d'appel de Paris, Lloyd's Register a conclu à l'irrecevabilité de la demande, au motif que l'article 5, point 5, de la convention de Bruxelles ne donne pas compétence aux juridictions françaises pour examiner l'affaire. Dans le cadre de l'examen du pourvoi formé par Lloyd's Register contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris du 5 juin 1991, la Cour de cassation a, par la suite, saisi la Cour de justice de la question préjudicielle suivante:

« Compte tenu des dispositions de l'article 5, alinéa 1 er, de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, la notion de ‘contestation relative à l'exploitation d'une succursale ...’ visée à l'article 5, alinéa 5, de la même convention suppose-telle nécessairement que les engagements litigieux pris par la succursale, au nom de la maison mère, doivent être exécutés dans l'État contractant où la succursale est établie? »

Le droit communautaire

4.

La règle générale d'attribution de compétence se trouve à l'article 2, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles, qui dispose comme suit:

« Sous réserve des dispositions de la présente Convention, les personnes domiciliées sur le territoire d'un État contractant sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État. »

5.

L'article 5, qui se trouve à la section 2 du titre II de la convention, intitulée « compétences spéciales », énumère un certain nombre de règles particulières en matière de détermination de la juridiction compétente, auxquelles le demandeur a, le cas échéant, la faculté de recourir, à titre alternatif:

«Article 5:

Le défendeur domicilié sur le territoire d'un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant:

1)

en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l'obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée;

...

2)

...

3)

en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit.

4)

...

5)

s'il s'agit d'une contestation relative à l'exploitation d'une succursale, d'une agence ou de tout autre établissement, devant le tribunal du lieu de leur situation;

6)

...

7)

... »

6.

Dans son arrêt de renvoi, la Cour de cassation se réfère à l'arrêt Somafer, précité. Dans cet arrêt, la Cour a déclaré que

« ... si l'article 5 prévoit des attributions de compétences spéciales dont le choix dépend d'une option du demandeur, c'est à raison de l'existence, dans certaines hypothèses bien déterminées, d'un lien de rattachement particulièrement étroit entre une contestation et la juridiction qui peut être appelée à en connaître, en vue de l'organisation utile du procès;

... compte tenu de la circonstance qu'une multiplication des chefs de compétence pour un même litige n'est pas de nature à favoriser la sécurité juridique et l'efficacité de la protection juridictionnelle sur l'ensemble des territoires formant la Communauté, il est conforme à l'objectif de la convention d'éviter une interprétation extensive et multiforme des exceptions à la règle générale de compétence énoncée à l'article 2... » (point 7),

et

« La portée et les limites de la faculté réservée au demandeur par l'article 5, chiffre 5, sont fonction de l'appréciation des facteurs qui, soit dans les relations entre une maison mère et ses succursales, agences ou autres établissements, soit dans les relations entre une de ces dernières entités et des tiers, font apparaître le lien de rattachement spécial, justifiant, en dérogation à l'article 2, l'option accordée audit demandeur... » (point 8).

En outre, la Cour a déclaré que:

« ... ce lien de rattachement spécial concerne, en premier lieu, les signes matériels qui permettent aisément de reconnaître l'existence de la succursale, de l'agence ou de l'établissement et, en second lieu, le rapport qu'il y a entre l'entité ainsi localisée et l'objet du litige dirigé contre la maison mère, établie dans un autre État contractant » (point 11).

Dans le cadre de l'affaire actuellement pendante, c'est la définition donnée par la Cour de la notion d'«exploitation» d'une succursale, agence ou autre établissement, qui suscite une attention particulière. A cet égard, l'arrêt Somafer énonce ce qui suit:

« ... cette notion d'exploitation comprend, d'une part, les litiges portant sur les droits et obligations contractuels ou non contractuels relatifs à la gestion proprement dite de l'agence, de la succursale ou de l'établissement eux-mêmes, tels que ceux relatifs à la location de l'immeuble où ces entités seraient établies ou à l'engagement sur place du personnel qui y travaille;

que, d'autre part, elle comprend également ceux relatifs aux engagements pris par le centre d'opérations ci-dessus décrit au nom de la maison mère et qui doivent être exécutés dans l'État contractant où ce centre d'opérations est établi, ainsi que les litiges relatifs aux obligations non contractuelles qui trouveraient leur origine dans les activités que la succursale, l'agence ou tout autre établissement, au sens ci-dessus déterminé, a assumé[es] au lieu où il est établi pour compte de la maison mère... » (point 13, passages soulignés par nous).

7.

L'attendu de la Cour selon lequel la notion d'exploitation s'étend également aux engagements pris par la succursale, l'agence ou tout autre établissement au nom de la maison mère a suscité, en ce qui concerne l'ajout « qui doivent être exécutés dans l'État contractant où ce centre d'opérations est établi », des commentaires critiques tant dans la doctrine ( 2 ) que dans les conclusions de l'avocat général Sir Gordon Slynn dans l'affaire Schotte ( 3 ).

La procédure devant la Cour

8.

Dans les observations écrites présentées devant la Cour, tant Campenon Bernard, le Royaume-Uni et le gouvernement hellénique que la Commission se sont joints à cette critique.

L'on souligne dans ces observations que le libellé de l'article 5, point 5, ne contient aucune limitation géographique du terme « exploitation », qui est une notion purement économique.

Si l'article 5, point 5, ne devait s'appliquer qu'aux litiges portant sur des engagements devant être exécutés dans l'État où la succursale, l'agence ou tout autre établissement a son siège, l'importance pratique autonome de cette disposition serait de surcroît extrêmement réduite. Selon l'article 5, point 1, le tribunal du lieu d'exécution est déjà compétent en matière contractuelle et, selon l'article 5, point 3, c'est le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit qui est compétent dans les affaires en responsabilité extracontractuelle. Avec une telle limitation, l'article 5, point 5, serait en réalité réduit à couvrir des hypothèses où le défendeur aurait le choix entre des ressorts judiciaires situés à l'intérieur d'un État contractant donné, ce qui ne saurait correspondre à la finalité de cette disposition.

En outre, la disposition de l'article 5, point 5, vise à protéger les intérêts du tiers qui passe contrat avec une succursale ou agence de la société mère, et l'intérêt de ce tiers est le même, quel que soit le lieu d'exécution du contrat.

Enfin, le Royaume-Uni signale l'identité des termes figurant aux articles 8, deuxième alinéa (affaires d'assurance), et 13, deuxième alinéa (certaines affaires de consommateurs) de la convention par rapport à la disposition litigieuse de l'article 5, point 5. Ces dispositions doivent donc, selon le Royaume-Uni, être interprétées de façon uniforme ( 4 ). L'effet pratique des articles 8, deuxième alinéa, et 13, deuxième alinéa, serait toutefois considérablement réduit si ces dispositions devaient être interprétées en tenant compte de la portée restrictive conférée à l'article 5, point 5, par l'arrêt Somafer.

9.

Le gouvernement français se garde, dans ses observations, d'interpréter les conditions définies dans l'arrêt Somafer de façon absolument littérale. Se référant plus particulièrement à la décision ultérieure de la Cour dans l'affaire Schotte ( 5 ), ce gouvernement prône une solution suivant laquelle il convient d'exiger un lien réel entre le litige et l'État du for, de sorte que l'un au moins des éléments soit exécuté dans cet État.

10.

Lloyd's Register a, dans ses observations, invité la Cour à maintenir intégralement la limitation géographique de l'article 5, point 5 dont il est fait état dans l'arrêt Somafer et a, à cet égard, fait, entre autres, observer que cette disposition tire son origine de considérations pratiques d'ordre procédural, visant à la résolution des différends, pour ainsi dire, sur place. Dans ses conclusions dans l'affaire-Blanckaert & Willems ( 6 ), l'avocat général-M. Reischl interprète d'ailleurs l'arrêt Somafer comme suit:

« ... D'autre part, l'arrêt précité permet d'en déduire que pour l'article 5, n° 5, de la convention d'exécution, certaines restrictions de l'indépendance d'un représentant et certaines possibilités d'influence de la maison mère ne suffisent pas. Dans le cas d'une agence, il doit plutôt s'agir en quelque sorte d'une partie d'entreprise décentralisée, qui a pour l'essentiel des compétences commerciales similaires à celles de la maison mère, mais limitées naturellement au territoire de l'Etat membre où elle se trouve. Cela est exigé, à notre avis, par les formules citées tout à l'heure, et spécialement par l'expression ‘centre d'opérations commerciales’» (passage souligné par nous).

De l'avis de Lloyd's Register, cette exigence afférente au lieu d'exécution n'a pas eu pour effet de restreindre, d'une façon qui soit incompatible avec le libellé de celle-ci, la portée de cette disposition.

Prise de position

11.

Selon une jurisprudence constante, les règles spéciales de compétence de la convention — qui constituent des exceptions à la règle générale visée à l'article 2, premier alinéa, déterminant la compétence du for du domicile du défendeur — doivent être interprétées restrictivement ( 7 ).

12.

On peut, à première vue, avoir quelques doutes quant à l'importance susceptible d'être attribuée aux attendus de l'arrêt Somafer concernant la notion d'exploitation.

Premièrement, la formulation du point 13 contient une indication sur ce qui participe de la notion d'exploitation, mais ne contient en revanche aucune indication sur ce que cette notion ne recouvre pas; voir les expressions « cette notion d'exploitation comprend, d'une part... » et « d'autre part elle comprend également... ». La Cour n'avait d'ailleurs aucune raison de prendre position sur l'opportunité d'assortir l'article 5, point 5, d'une limitation géographique. Le litige soumis à l'appréciation du tribunal de renvoi avait en effet trait à une situation relevant — même si l'on admettait la validité d'une telle limitation — en tout état de cause, de cette disposition. En outre, à en juger par les observations présentées par les parties, telles qu'elles ont été rapportées, la question d'une limitation géographique n'a même pas été examinée.

L'on doit ensuite souligner que l'attendu de la Cour suivant lequel « la notion d'exploitation comprend également [les litiges] relatifs aux engagements pris par le centre d'opérations ci-dessus décrit au nom de la maison mère et qui doivent être exécutés dans l'État contractant où le centre d'opérations est établi » a le caractère d'un obiter dictum. Tel n'était en effet pas l'objet du litige soumis à l'attention de la Cour; il s'agissait, au contraire, d'un litige « relatif aux obligations non contractuelles qui trouveraient leur origine dans les activités que la succursale, l'agence ou tout établissement au sens ci-dessus déterminé, a assumées au lieu où il est établi pour le compte de la maison mère ».

On peut renvoyer au point 2 de l'arrêt, aux termes duquel l'affaire avait trait à la question de savoir si la juridiction allemande était compétente

« ... pour prendre connaissance d'une action dirigée par une entreprise allemande contre une entreprise française dont le siège social est en territoire français, mais qui possède sur le territoire de la République fédérale d'Allemagne un bureau ou point de contact désigné sur son papier à lettres comme ‘Vertretung für Deutschland’, et visant au remboursement de frais engagés par l'entreprise allemande, en vue de mettre les conduites de gaz lui appartenant à l'abri de dommages éventuels qui pourraient être provoqués par des travaux de démolition que l'entreprise française exécutait à proximité pour le compte du Land de Sarre ».

Il paraît dès lors logique d'admettre qu'à travers cette remarque la Cour n'a pas statué sur la question de l'application de l'article 5, point 5, dans un cas d'espèce tel que celui présentement en cause.

13.

On peut développer le même genre de considérations à propos de l'affaire Blanckaert & Willems ( 8 ). Cette affaire avait trait à la compétence d'une juridiction allemande pour apprécier un litige concernant la représentation de la défenderesse pour la zone Rhein-Ruhr/Eifel/Süd-Westfalen. La remarque de l'avocat général M. Reischl ( 9 ) selon laquelle l'activité commerciale doit naturellement être limitée au territoire de l'État membre contractant, se situait dès lors dans un contexte où il n'était pas nécessaire d'évaluer les conséquences qui découleraient d'une thèse contraire.

14.

Dans son arrêt du 9 décembre 1987 dans l'affaire Schotte ( 10 ), la Cour ne se prononce pas sur la question — précédemment examinée, ainsi que ci-dessus mentionnée ( 11 ), par l'avocat général Sir Gordon Slynn — de savoir si une limitation géographique devrait s'appliquer à l'article 5, point 5. Aucune question préjudicielle n'avait été déférée à cet égard, mais le dossier de l'affaire faisait clairement apparaître que les vaporisateurs à pompe, en cause dans cette affaire, ne devaient pas être livrés dans l'État contractant où la succursale, agence ou autre établissement était situé (l'Allemagne), mais dans l'État contractant où la société mère de la défenderesse était établie (la France).

Dans cet arrêt, la Cour a constaté que l'article 5, point 5, pouvait s'appliquer à une situation dans laquelle « deux sociétés portent le même nom et disposent d'une direction commune et où l'une d'entre elles, tout en n'étant pas une succursale ou agence dépourvue d'autonomie de l'autre, conclut néanmoins des affaires pour le compte de l'autre, et agit ainsi en tant que son prolongement dans les relations commerciales » (point 13).

L'arrêt souligne en outre que la société allemande « n'est pas seulement intervenue dans la négociation et dans l'établissement du lien contractuel, mais qu'elle s'est également occupée, au stade de l'exécution du contrat, de la bonne fin des livraisons convenues, et du paiement des factures » (point 14).

Le litige avait trait à l'« exécution de certaines commandes portant sur la livraison, ... à la société française, de vaporisateurs à pompe... ».

La Cour indique ainsi expressément qu'il s'agissait de fournitures destinées à une entreprise située en France, sans mentionner la question d'une limitation géographique à l'application de l'article 5, point 5, dans un cas où cette limitation aurait éventuellement pu entraîner un résultat opposé ( 12 ).

15.

Certes, nous ne pouvons pas souscrire à l'opinion du Royaume-Uni ( 13 ) lorsque celui-ci estime que l'identité des termes de l'article 5, point 5, d'une part, et de l'article 8, deuxième alinéa et de l'article 13, deuxième alinéa, d'autre part, amène nécessairement à ne retenir qu'une seule et même interprétation ( 14 ). A notre avis, cet argument est considérablement affaibli par la finalité spécifique des deux dernières dispositions citées, qui est de protéger respectivement le preneur d'assurance (article 8, deuxième alinéa) et le consommateur (article 13, deuxième alinéa), lesquels sont, par définition, les parties faibles dans les rapports contractuels considérés. A cela s'ajoute la différence substantielle liée au fait que l'article 5, point 5, s'applique lorsque le défendeur a son domicile sur le territoire d'un État contractant, alors que les articles 8, deuxième alinéa, et 13, deuxième alinéa, visent expressément des situations dans lesquelles l'assureur ou la partie qui contracte avec le consommateur ne sont pas domiciliés sur le territoire de l'État contractant. Nous reconnaissons, certes, que les deux dernières dispositions citées sont difficilement applicables si elles sont assorties d'une limitation géographique telle que celle présentement litigieuse; mais on ne saurait pour autant directement en déduire que cette limitation ne peut pas être maintenue en ce qui concerne l'article 5, point 5.

16.

Il convient en revanche d'accorder une importance décisive au fait que l'article 5, point 5, serait pour ainsi dire dépourvu de portée autonome s'il ne devait s'appliquer qu'à des litiges relatifs à des engagements devant être exécutés dans l'État contractant où se situe la succursale, l'agence ou tout autre établissement. En effet, le tribunal du lieu d'exécution est d'ores et déjà compétent en matière contractuelle selon l'article 5, point 1, et le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit est d'ores et déjà compétent en matière de responsabilité extracontractuelle sur la base de l'article 5, point 3. Ainsi que le soulignent Campenon Bernard, le Royaume-Uni, le gouvernement hellénique ainsi que la Commission, l'article 5, point 5, serait en réalité réduit à ne s'appliquer qu'en cas d'option entre plusieurs ressorts judiciaires à l'intérieur de l'État contractant considéré.

17.

Si on devait inférer — de manière générale — de la notion économique d'« exploitation » contenue à l'article 5, point 5, une limitation d'ordre géographique, de sérieuses difficultés d'interprétation et, partant, une insécurité juridique, seraient également susceptibles d'en résulter. L'application de cette disposition est-elle par exemple exclue dans l'hypothèse où un élément — un seul — du contrat doit être exécuté en dehors du territoire de l'État contractant? La proposition du gouvernement français, selon laquelle on doit pouvoir exiger qu'au minimum l'un des éléments du contrat soit réalisé à l'intérieur de l'État contractant, soulève la même difficulté, même si c'est à rebours. Peut-on par exemple exiger que cet élément du contrat soit substantiel? Le cocontractant pourrait-il être en mesure de se soustraire à la justice en faisant exécuter, en dehors de l'État contractant, certaines parties de l'obligation qu'il a contractée, par exemple, en commettant un sous-traitant, et importe-t-il à cet égard qu'il y ait un accord sur le recours à un éventuel sous-traitant (précisé dans l'accord) dans le cadre de l'exécution de l'engagement? Et ce critère n'engendrerait-il pas, le cas échéant, des différences selon qu'il s'agit d'une livraison de marchandises ou d'une fourniture de services?

Loin de clarifier la situation, une limitation géographique telle que celle présentement litigieuse susciterait une série de problèmes et serait source d'insécurité juridique.

18.

En outre, l'article 5, point 5, vise deux objectifs:

d'une part, il tend à faciliter l'action en justice du demandeur au cas où existe « un centre d'opérations qui se manifeste d'une façon durable vers l'extérieur comme le prolongement d'une maison mère, pourvu d'une direction et matériellement équipé de façon à pouvoir négocier des affaires avec des tiers, de telle façon que ceux-ci, tout en sachant qu'un lien de droit éventuel s'établira avec la maison mère dont le siège est à l'étranger, sont dispensés de s'adresser directement à celle-ci et peuvent conclure des affaires au centre d'opérations qui en constitue le prolongement » (arrêt Somafer, point 12);

d'autre part, comme indiqué dans les observations du Royaume-Uni, il tend à rapprocher la situation qui vient d'être décrite de l'hypothèse de départ définie à l'article 2, premier alinéa, de la convention, sur l'attribution de juridiction au tribunal du domicile du défendeur. En effet, pour des représentations telles que celles énumérées à l'article 5, point 5 — personnes dépourvues de la personnalité morale — une telle fixation de la juridiction compétente au domicile des intéressés fait, par définition, défaut.

Il y a donc lieu, à notre sens, d'interpréter l'article 5, point 5, conformément à son libellé clair, qui ne contient aucune limitation géographique.

Conclusions

19.

Eu égard aux considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre à la question posée, comme suit:

« La notion de ‘contestation relative à l'exploitation d'une succursale, d'une agence ou de tout autre établissement ...’ visée à l'article 5, point 5 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, ne suppose pas que les engagements litigieux pris par la succursale, au nom de la maison mère, doivent être exécutés dans l'État contractant où la succursale est établie. »


( *1 ) Langue originale: le danois.

( 1 ) 33/78, Rec. p. 2183.

( 2 ) Voir Gothot et Holleaux: La convention de Bruxelles, 1985, p. 56. Dicey and Morris: On the Conflict of Laws, London 1987, p. 348. Voir en outre: Tebbens, H.: Competence judiciaire et exécution des jugements en Europe, Butterworths, 1993, p. 99.

( 3 ) Arrêt du 9 décembre 1987, (218/86, Rec. p. 4905).

( 4 ) Voir en outre les conclusions de l'avocat général M. Darmon dans l'affaire Shearson Lehman Hutton, arrêt du 19 janvier 1993 (C-89/91, Rec. p. I-139).

( 5 ) Voir note 3.

( 6 ) Arrêt du 18 mars 1981 (139/80, Rec. p. 819).

( 7 ) Voir, par exempte, arrêt du 27 septembre 1988, Kalfelis (189/87, Rec. p. 5565, point 19); arrêt du 17 juin 1992, Handte (C-26/91, Rec. p. I-3967, point 14).

( 8 ) Voir note 6.

( 9 ) Voir conclusions de l'avocat général, p. 835 et 836.

( 10 ) Voir note 3.

( 11 ) Voir point 7 des présentes conclusions.

( 12 ) Dans l'arrêt du 6 octobre 1976, De Bloos (14/76, Rec. p. 1497), l'article 5, point 5, n'a pas trouvé à s'appliquer, pour d'autres raisons, et la question n'a dès lors pas été évoquée.

( 13 ) Voir point 8 des présentes conclusions.

( 14 ) Ces dispositions sont libellées comme suit:

Article 8, deuxième alinéa: « Lorsque l'assureur n'est pas domicilié sur le territoire d'un État contractant, mais possède une succursale, une agence ou tout autre établissement dans un État contractant, il est considéré pour les contestations relatives à leur exploitation comme ayant son domicile sur le territoire de cet Etat. »

Article 13, deuxième alinéa: « Lorsque le cocontractant du consommateur n'est pas domicilié sur le territoire d'un État contractant, mais possède une succursale, une agence ou tout autre établissement dans un État contractant, il est considéré pour les contesutions relatives à leur exploitation comme ayant son domicile sur le territoire de cet État. »