61991C0185

Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 14 juillet 1993. - Bundesanstalt für den Güterfernverkehr contre Gebrüder Reiff GmbH & Co. KG. - Demande de décision préjudicielle: Landgericht Koblenz - Allemagne. - Transports routiers - Fixation des tarifs - Réglementation étatique. - Affaire C-185/91.

Recueil de jurisprudence 1993 page I-05801
édition spéciale suédoise page I-00419
édition spéciale finnoise page I-00465


Conclusions de l'avocat général


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Monsieur le Président,

1. Le droit communautaire de la concurrence s' oppose-t-il à ce qu' un État membre rende obligatoire, en les homologuant par arrêté ministériel, des tarifs de transport de marchandises par route fixés par des commissions dont les membres sont désignés par l' autorité publique sur proposition des transporteurs?

2. Telle est en substance la question qui vous est soumise dans la présente affaire dont il convient de rappeler la toile de fond.

3. La loi allemande relative aux transports routiers de marchandises (Gueterkraftsverkehrgesetz, ci-après "GueKG") a institué une procédure de fixation des tarifs qui comprend trois étapes:

1) Des commissions tarifaires composées d' experts proposés par des entreprises ou des associations du secteur et nommés par le ministre fédéral des Transports (articles 20 a et 21, paragraphe 2, de la GueKG) fixent les tarifs.

2) Des comités consultatifs, constitués de représentants des affrêteurs, émettent un avis avant chaque réunion des commissions tarifaires au cours de laquelle une décision concernant la fixation des tarifs doit être prise (article 21 a, paragraphe 3, de la GueKG).

3) Les tarifs sont homologués par le ministre fédéral des Transports, agissant en accord avec le ministre fédéral de l' Économie. Ils sont rendus d' application générale et obligatoire par arrêté ministériel (article 20 a, paragraphes 2, 3 et 6, de la GueKG).

4. Les ministres susvisés peuvent se substituer aux commissions tarifaires pour fixer les prix si l' intérêt général l' exige (article 20 a, paragraphe 4, de la GueKG).

5. Les tarifs ainsi fixés (avec leurs minima et leurs maxima) s' imposent aux entreprises (article 22 de la GueKG).

6. Si le prix du transport est inférieur au tarif fixé, l' entreprise de transport doit réclamer la différence. Si elle ne le fait pas, le Bundesanstalt fuer den Gueterfernverkehr (ci-après "le Bundesanstalt"), office fédéral de droit public (1), est subrogé dans ses droits et doit réclamer cette différence, dite "créance de péréquation", à l' entreprise pour le compte de laquelle le transport est effectué (2).

7. Les faits à l' origine de la procédure au principal sont les suivants: dans le cadre d' un contrôle, le Bundesanstalt constate que l' entreprise de transport Neukirch et son client, la société Reiff, fabricant de matériaux de construction, n' ont pas respecté les tarifs applicables.

8. Le 13 juin 1989, le Bundesanstalt réclame à cette dernière, en vertu de son droit de subrogation, la différence entre le prix convenu et le tarif homologué. Ayant refusé de s' exécuter, la société Reiff est assignée en justice.

9. Le Bundesanstalt, débouté de sa demande en paiement par le juge de première instance, fait appel devant le Landgericht de Coblence. La société Reiff soutient que les articles 20 et suivants de la GueKG enfreignent les articles 85, paragraphes 1, et 5, alinéa 2, du traité CEE et que les tarifs fixés sont, par conséquent, nuls de plein droit. Le gouvernement allemand aurait violé l' article 5, alinéa 2, en donnant son aval à un accord de prix prohibé par le droit communautaire et ainsi privé d' effet utile l' article 85 (3).

10. Le Landgericht de Coblence estime que l' établissement des tarifs ne relève pas uniquement de la décision du ministre fédéral des Transports mais aussi des commissions tarifaires qui travaillent de façon indépendante et autonome par rapport à tout organisme public: "en principe, le pouvoir de fixer les tarifs appartient aux commissions tarifaires" (4). Il invite à faire une distinction entre les décisions de droit privé prises par les commissions tarifaires et la procédure réglementaire qui relève du ministre des Transports, et considère que l' article 85 s' applique également aux ententes tarifaires privées qui précèdent une homologation administrative.

11. Le juge a quo vous pose une question préjudicielle dont le texte figure au rapport d' audience (5) et qui tend à déterminer si la procédure de fixation des tarifs applicables en République fédérale d' Allemagne, prévue par les articles 20 et suivants de la GueKG, est ou non compatible avec les dispositions des articles 5, deuxième alinéa, et 85, paragraphes 1 et 2.

12. Rappelons ici que, s' il ne vous appartient pas de vous prononcer, dans le cadre d' une procédure introduite en vertu de l' article 177 du traité, sur la compatibilité de normes de droit interne avec les dispositions de droit communautaire, vous êtes en revanche compétents

"pour fournir à la juridiction nationale tous éléments d' interprétation, relevant du droit communautaire, permettant à cette juridiction de juger de la compatibilité de ces normes avec la réglementation communautaire" (6).

13. Au préalable, il y a lieu de vérifier si les règles de concurrence communautaires s' appliquent aux transports.

14. Le titre IV du traité qui y est relatif ne comprend pas de dispositions spéciales en matière de concurrence. Or, on le sait, lorsque le traité a entendu soustraire certaines activités à l' application des règles de concurrence, il a prévu une dérogation expresse à cet effet (7).

15. Pris en application des articles 75 et 87 du traité, le règlement (CEE) n 1017/68 du Conseil, du 19 juillet 1968, portant application des règles de concurrence aux secteurs des transports par chemin de fer, par route et par voie navigable (8) a appliqué au domaine des transports les principes fondamentaux posés par les articles 85 et 86. C' est ainsi que ses articles 2 et 7 reprennent les interdictions des ententes dans les mêmes termes que les paragraphes 1 et 2 de l' article 85.

16. Dans l' arrêt Asjes (9), vous avez relevé que les objectifs du traité, qui vise, notamment, à ce que la concurrence ne soit pas faussée dans le marché commun, étaient également valables pour le secteur des transports.

17. Il s' ensuit que tant l' article 85 du traité que l' article 2 du règlement précité sont, en principe, applicables aux transports de marchandises par route.

18. Les réglementations nationales, qui ont un effet restrictif sur la concurrence, ne peuvent cependant être mesurées directement et uniquement à l' aune des articles 85 et 86, qui ne visent que les comportements d' entreprises et n' engendrent aucune obligation directe pour les États membres. Aussi bien, en pareil cas, y a-t-il lieu à détour par l' article 5.

19. Ainsi avez-vous jugé que,

"s' il est vrai que ces règles concernent le comportement des entreprises et non pas des mesures législatives ou réglementaires des États membres, ceux-ci sont néanmoins tenus, en vertu de l' article 5, deuxième alinéa, du traité, de ne pas porter préjudice par leur législation nationale à l' application pleine et uniforme du droit communautaire et à l' effet des actes d' exécution de celui-ci, et de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire, susceptibles d' éliminer l' effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises" (10).

20. Pour vérifier si la réglementation sous examen relève de cette construction jurisprudentielle combinant les articles 3, sous f) (11), 5 et 85, il y a lieu, au préalable, d' en préciser le champ d' application matériel. Ce point a d' ailleurs été au centre de la procédure écrite et de la procédure orale, notamment pour cette dernière lors de la réouverture des débats.

21. Pour parvenir à l' objectif qu' il s' est assigné, à savoir "l' établissement d' un marché commun" (article 2), le traité définit certains moyens d' action de la Communauté au nombre desquels "l' établissement d' un régime assurant que la concurrence n' (y) est pas faussée" (article 3, sous f) (12).

22. Vous avez souligné le lien entre les règles de concurrence et l' objectif d' intégration et d' unification du marché: "L' article 85 (...) doit être replacé dans le cadre des dispositions du préambule du traité qui l' éclairent" (13). En termes particulièrement nets, vous constatiez déjà, dans l' arrêt du 13 juillet 1966, Consten et Grundig/Commission (14), que

"le traité dont le préambule et le texte visent à supprimer les barrières entre États et qui, en maintes dispositions, fait montre de sévérité à leur réapparition, ne pouvait permettre aux entreprises de recréer de telles barrières" (15).

23. On a souvent noté (16) que la libre concurrence n' est pas, pour la Communauté, une fin en soi mais l' un des éléments d' une "politique économique d' ensemble, qui comporte des volets de politique industrielle, structurelle et d' intégration (...) menée par une autorité politique qui n' a pas d' objections de principe à l' égard d' interventions dans le mécanisme de marché" (17).

24. On a ainsi pu souligner "la tradition européenne de bienveillance à l' égard de la concentration industrielle et des interventions gouvernementales" (18).

25. Les pouvoirs d' exemption étendus reconnus à la Commission par l' article 85, paragraphe 3, la neutralité du traité à l' égard du régime de la propriété (19) et la large place faite aux interventions gouvernementales relativisent le poids des articles 85 et 86.

26. Comme l' a souligné le gouvernement italien (20), il n' y a pas, en matière de concurrence, de système normatif unitaire imposant les mêmes règles et les mêmes obligations aux entreprises et aux États membres, mais, au contraire, "deux sous-systèmes".

27. En premier lieu, la section première du chapitre I du titre I de la troisième partie du traité CEE édicte "les règles applicables aux entreprises" (21).

28. Votre jurisprudence rappelle avec constance que les articles 85 et 86 "concernent le comportement des entreprises, et non pas des mesures législatives ou réglementaires des États membres" (22). L' application de ces articles suppose la preuve d' un comportement d' entreprises anticoncurrentiel précis, qu' il s' agisse d' une entente ou d' un abus de position dominante, sur un marché identifiable.

29. Le système de contrôle et de sanction mis en place par les articles 87 à 89 du traité et les règlements pris pour leur application est exclusivement conçu pour les entreprises. Le règlement n 17 (23) ne permet d' infliger des amendes qu' aux entreprises. Seules celles-ci sont tenues de procéder à la notification à la Commission si elles souhaitent se prévaloir de l' article 85, paragraphe 3 (article 4 du règlement précité).

30. L' État membre peut être concerné par les interdictions des articles 85 et 86 en tant qu' il est propriétaire d' entreprises ou qu' il dispose d' un certain contrôle sur celles-ci. C' est essentiellement en tant qu' il intervient dans le domaine économique et non simplement en tant qu' autorité réglementaire qu' il doit veiller à ce que les entreprises publiques ne mettent pas en oeuvre, sur la base de leurs prérogatives, des accords ou des pratiques concertées qui violeraient les articles précités (article 90, paragraphe 1).

31. En second lieu, le traité contient diverses dispositions adressées aux États qui concourent également à la réalisation du marché commun. Tant les articles 30, 52 et 59 que les dispositions relatives aux aides d' État, notamment, concourent à la constitution d' un grand marché dans lequel la concurrence ne doit pas être faussée.

32. Le traité ne contient pas, toutefois, de disposition générale interdisant aux États d' édicter une réglementation restreignant la concurrence. Confronté à d' autres objectifs, l' établissement d' un régime de concurrence non faussée peut passer au second plan. Ainsi, les articles 37 et 90, paragraphe 1, reconnaissent le droit pour les États membres d' établir des monopoles nationaux - à savoir la forme extrême de restriction de la concurrence - si bien qu' on ne saurait leur dénier le droit de mettre en oeuvre des restrictions moins radicales.

33. Cette distinction fondamentale repose sur la différence des rôles respectifs, sur le marché, de l' État et des entreprises.

34. L' État détermine sa politique sociale, économique et monétaire. Il prend nécessairement, à ce titre, des mesures restreignant la concurrence: citons, par exemple, la fixation d' un taux d' escompte par la banque centrale qui conduit les établissements bancaires de l' État membre à rapprocher leurs taux d' intérêts ou les réglementations concernant la protection des travailleurs, des consommateurs ou de l' environnement. Ces réglementations sont destinées à servir l' intérêt général.

35. L' entreprise obéit à une tout autre logique: celle du profit et de la sauvegarde d' intérêts privés.

36. Cette distinction est réellement fondatrice du traité.

37. Elle explique que la réglementation nationale qui fixe un prix minimum de vente au détail des carburants n' est pas examinée dans le cadre des articles 85 et 86 relatifs aux restrictions de concurrence, alors qu' un accord sur les prix conclu entre compagnies pétrolières l' est (24). Cette réglementation doit par contre satisfaire au test de l' article 30.

38. Cette distinction explique également que l' accord par lequel tous les supermarchés d' un État membre s' entendraient pour adopter le même jour de fermeture hebdomadaire, de sorte qu' aucune entreprise ne trouverait un avantage concurrentiel à exercer ses activités pendant les sept jours de la semaine, relèverait du champ d' application de l' article 85. En revanche, une réglementation nationale prohibant l' ouverture des commerces le dimanche n' enfreint aucune règle communautaire en matière de concurrence (25).

39. Si l' on ne saurait confondre le comportement d' entreprises d' une part et l' activité réglementaire de l' État de l' autre, on doit cependant constater que l' un et l' autre peuvent se trouver étroitement imbriqués. Il en irait ainsi, par exemple, d' une réglementation entérinant une entente ou, à l' inverse, d' un accord d' entreprises se substituant à une disposition réglementaire.

40. L' État se doit donc de ne pas légitimer un comportement d' entreprises anticoncurrentiel et de ne pas faciliter la violation des articles 85 ou 86 par les opérateurs économiques.

41. L' article 5 prescrit aux États membres de s' abstenir de toute mesure pouvant mettre en péril la réalisation des buts du traité. Il n' en résulte pas qu' ils ne peuvent en aucun cas restreindre la concurrence. L' article 5 leur fait simplement défense d' affaiblir la portée des interdictions formulées par le traité à l' égard des entreprises.

42. C' est ainsi que vous considérez que la combinaison des articles 3, sous f), 5 et 85 s' oppose à une réglementation étatique qui impose un accord entre entreprises ou qui en favorise ou en facilite la conclusion.

43. Dans l' affaire Asjes précitée, le code français de l' aviation civile prévoyait que les propositions de tarifs de transport aérien pouvaient être présentées pour homologation à l' administration soit directement par les compagnies aériennes, soit par l' intermédiaire d' une association professionnelle. De telles propositions ont pu faire l' objet de concertations, voire d' ententes, au sein d' une organisation professionnelle. Ainsi, les dispositions de ce code, alors qu' elles ne faisaient aucune référence à une concertation tarifaire, avaient cependant pour effet de tolérer, voire de faciliter, l' adoption d' ententes et de les entériner.

44. Il en est de même lorsque, par un arrêté d' extension, le ministre de l' Agriculture renforce les effets d' accords conclus au sein du Bureau National Interprofessionnel du Cognac (26). Un arrêté royal belge qui renforce les effets propres d' accords entre agents de voyage et tour-operators est également contraire à ce texte (27).

45. Vous soulignez qu' en donnant forme réglementaire à une mesure purement contractuelle à l' origine et contraire aux règles de la concurrence la réglementation étatique renforce l' effet des accords entre les parties, "en ce sens que la règle acquiert un caractère permanent et ne peut plus être abrogée par la volonté des parties" (28).

46. Vous n' avez pas exclu que d' autres situations puissent être envisagées. Ainsi, dans l' arrêt du 11 juillet 1985, Leclerc/Au blé vert, vous avez évoqué, sans avoir à y répondre, la question de savoir si une législation nationale qui rend inutiles des comportements d' entreprises du type interdit par l' article 85 porte atteinte à l' effet utile de cet article (29).

47. Cette question annonce l' arrêt Van Eycke et la prise en compte de la notion de "delegation of state power test" qu' il pose (30).

48. Relisons, en effet, le commentaire de l' arrêt Leclerc par Monsieur le Professeur Joliet: "La Cour n' a pas condamné toutes les mesures législatives qui, en éliminant le jeu de la concurrence entre les entreprises, rendent la conclusion d' accords superflue. Elle a simplement soulevé une objection de principe à l' égard des mesures législatives par lesquelles un État renonce à jouer le rôle qui est le sien et confère aux entreprises les pouvoirs nécessaires pour mettre en oeuvre leur politique" (31).

49. Depuis les arrêts Van Eycke (32) et Marchandise (33), vous prévoyez une hypothèse nouvelle: prive d' effet utile les règles de concurrence applicables aux entreprises l' État membre qui retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d' intervention en matière économique.

50. Vous faites ainsi application de la notion précitée de "delegation of state power test". Dans l' arrêt Van Eycke, vous considérez qu' une réglementation revêt un caractère étatique lorsque les autorités publiques se sont réservé le pouvoir de fixer elles-mêmes les taux maximaux de rémunération des dépôts d' épargne et n' ont délégué cette responsabilité à aucun opérateur privé. Ce caractère ne saurait être remis en cause par le fait que la réglementation a été adoptée après concertation avec les représentants des associations des établissements de crédit (34). Dans l' arrêt Marchandise, vous avez analysé la réglementation nationale interdisant d' occuper les travailleurs salariés dans les commerces de détail le dimanche après douze heures pour finalement relever qu' aucun de ses éléments n' était de nature à faire douter de son caractère étatique (35). Déjà dans l' arrêt Cullet (36), vous aviez estimé qu' un régime public de prix imposés qui confie la fixation directe des prix à l' autorité publique ne perd pas son caractère étatique, même si, parmi les éléments pris en considération pour la fixation du prix de vente au détail, figurent les prix de reprise fixés par les fournisseurs.

51. Vous opérez donc une distinction entre deux types de réglementations étatiques.

52. D' une part la législation qui, même intervenue après concertation, n' associe pas au processus décisionnel les opérateurs économiques et qui n' a pas pour résultat d' entériner, de favoriser ou de renforcer des accords entre entreprises (qui ne sont que la traduction d' intérêts privés). Une telle législation a incontestablement un caractère étatique et ne saurait encourir de critique au regard des articles 3, sous f), 5, paragraphe 2, 85 et 86 du traité.

53. D' autre part les deux hypothèses - distinguées du cas d' espèce - visées par l' arrêt Van Eycke (37). La première concerne le renforcement par une mesure étatique d' accords entre entreprises préexistants à celle-ci. La seconde est relative à la réglementation qui prévoit et autorise par avance une entente ayant des effets restrictifs sur la concurrence.

54. Cette dernière hypothèse pourrait-elle inclure une réglementation qui délègue à un opérateur économique le pouvoir de déterminer les prix unilatéralement, en dehors de toute entente?

55. L' arrêt Van Eycke repose sur la combinaison des articles 3, sous f), 5 et 85 du traité. Il ne peut, par conséquent, viser que des comportements d' entreprises visés par ce dernier texte et exclut donc des comportements unilatéraux.

56. La ratio de votre jurisprudence est claire. Chaque fois qu' à l' égard du comportement des entreprises en matière de concurrence un État membre intervient en méconnaissance des obligations mises à sa charge par les articles 3, sous f, et 5, deuxième alinéa, son intervention risque de priver les particuliers des droits qu' ils pourraient, le cas échéant, tirer du traité, et les institutions de la Communauté de l' exercice des prérogatives que celui-ci leur confère. La protection des droits individuels des particuliers et l' application des règles de concurrence par la Commission seraient mises en échec si les États pouvaient permettre aux entreprises de faire ce que les articles 85 et 86 leur interdisent: "Les finalités et le système du traité interdisent à tout État de fausser le jeu normal de la concurrence en ouvrant la possibilité à des opérateurs économiques d' y échapper" (38).

57. Sous peine d' être privée de toute cohérence juridique, la construction jurisprudentielle combinant les articles 3, sous f), 5 et 85 suppose l' existence d' un accord d' entreprises. S' il n' y a pas d' entente, l' article 85 n' est-il pas privé de sa substance?

58. Nous l' avons vu, les réglementations étatiques ayant un effet restrictif sur la concurrence sont nombreuses. Doivent-elles, même en l' absence de tout accord et uniquement en raison de leurs effets, être soumises au test des articles 3, sous f), 5 et 85? En l' absence de toute entente identifiable, y a-t-il lieu de spéculer sur le point de savoir si un accord aurait pu, abstraitement, avoir les mêmes effets que la réglementation sous examen?

59. La question de l' application combinée des articles 3, sous f), 5 et 85 aux réglementations étatiques prises en l' absence de tout accord mais ayant un effet restrictif sur la concurrence doit, à n' en pas douter, recevoir une réponse négative.

60. Si toutes les réglementations étatiques restrictives de concurrence étaient, en raison uniquement de leurs effets, déclarées contraires au traité, les articles 30 et 59 auraient-ils encore raison d' être? Les interdictions qu' ils comportent ne se trouveraient-elles pas, en effet, absorbées par l' interdiction plus générale de restreindre la concurrence? Prenons l' exemple de la réglementation nationale qui interdit certaines formes de publicité, telle celle qui est à l' origine de l' arrêt du 18 mai 1993, Yves Rocher (39). Déclarée contraire à l' article 30, cette réglementation n' avait-elle pas un effet restrictif sur la concurrence?

61. Comment appliquer l' article 85 dans des circonstances où l' un de ses éléments essentiels - l' existence d' un comportement d' entreprises - fait défaut? Cela ne nous semble pas possible. L' article 85 est de facto invoqué uniquement parce qu' il apparaît évident que les articles 3, sous f), et 5 ne peuvent, à eux seuls, créer des obligations à la charge des États. Il n' en faut pas moins démontrer l' existence d' une entente.

62. De plus, nous ne pensons pas que le raisonnement que vous avez appliqué aux articles 86 et 90 soit transposable aux articles 3, sous f), 5 et 85.

63. L' article 90, paragraphe 1, interdit aux États membres de mettre, par leur réglementation, les entreprises publiques et celles auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs dans une situation dans laquelle elles ne pourraient pas se placer elles-mêmes par des comportements autonomes sans violer les dispositions de l' article 86 (40).

64. Il n' en résulte pas pour autant que ces États soient liés par la même interdiction s' agissant d' une réglementation applicable à un secteur économique dans lequel opèrent des entreprises privées. Si tel, en effet, était le cas, toute mesure étatique apportant des restrictions aux comportements commerciaux risquerait de tomber sous le coup des articles 3, sous f), 5 et 85.

65. L' article 90 n' est pas l' application aux entreprises publiques d' un principe général d' interdiction des restrictions à la concurrence pesant sur les États membres, auquel, nous l' avons dit, ils ne sont pas soumis. Et l' arrêt RTT/GB -INNO-BM (41), qui ne vise qu' une entreprise titulaire de droits exclusifs, ne saurait, sans être abusivement sollicité, être considéré comme allant dans une telle direction.

66. Enfin, si l' existence d' un comportement d' entreprises est un critère clair permettant d' identifier les réglementations étatiques tombant sous le coup des articles 3, sous f), 5 et 85, qu' en irait-il en l' absence d' un tel comportement? Quel serait le critère permettant de distinguer, parmi les réglementations étatiques ayant le même effet anticoncurrentiel qu' une entente illicite, les interventions de l' État contraires aux articles 3, sous f, 5 et 85 et celles qui, justifiées par un intérêt supérieur, ne seraient pas condamnées par ces articles?

67. Lorsqu' un accord entre entreprises existe, celui-ci peut faire l' objet d' une exemption par la Commission en application de l' article 85, paragraphe 3.

68. Le paragraphe 1 de l' article 85 est inapplicable à des réglementations étatiques. Son paragraphe 3 l' est tout autant. D' ailleurs, comment la condition de l' article 85, paragraphe 3, sous b), pourrait-elle être remplie lorsque la réglementation étatique élimine la concurrence sur la totalité des produits en cause?

69. Faute d' une possibilité d' "exempter" une réglementation, comment la "sauver" au regard des articles 3, sous f, 5 et 85?

70. Certes, l' article 104 du traité, relatif aux compétences des États membres en matière économique, pourrait être invoqué en vue d' immuniser certaines réglementations au regard de ces dispositions (42).

71. Certes, la spécificité d' un produit ou l' absence d' une politique commune sectorielle pourraient, elles aussi, être invoquées en vue de permettre de sortir du champ d' application des règles de concurrence, comme en témoigne l' affaire Leclerc/Au blé vert.

72. Mais on chercherait en vain, s' agissant de réglementations étatiques, des dispositions justificatives jouant en matière de concurrence le rôle conféré aux articles 36 et 56 en matière de libre circulation des marchandises et de libre prestation des services.

73. Il ne nous paraît pas possible qu' en matière de concurrence vous posiez vos propres critères et que, en quelque sorte, la Cour se fasse législateur. Ici encore, nous ne pensons pas, pour le cas où vous estimeriez que l' article 85 pourrait trouver à s' appliquer aux réglementations étatiques en l' absence d' accords d' entreprises, qu' il vous revienne de juger qu' une réglementation fixant les tarifs de transport de marchandises par route puisse toutefois échapper à l' application des articles 5, paragraphe 2, et 85 au nom d' un intérêt supérieur dont vous définiriez le contenu.

74. C' est une raison supplémentaire qui nous fait considérer que, pris ensemble, les articles 3, sous f, 5 et 85 ne peuvent et ne doivent viser que les réglementations étatiques incontestablement liées à un comportement d' entreprises. Seul ce lien permet de prouver que celles-ci ont été adoptées dans le but de soustraire certaines catégories d' opérateurs privés aux règles de concurrence.

75. Il est plus conforme tant à la lettre qu' à l' esprit du traité d' examiner les réglementations étatiques restreignant la concurrence en dehors de tout comportement d' entreprises sous l' angle des articles 30 et 36 ou 56 et 59. La Cour dispose alors de critères clairs pour déterminer si telle ou telle intervention étatique est ou non contraire au droit communautaire (43).

76. Détacher la combinaison des articles 3, sous f), 5 et 85 de tout comportement d' entreprise serait, enfin, à notre avis, source d' insécurité juridique et ouvrirait la voie à des violations non intentionnelles du traité par les États membres. La conformité au droit communautaire des réglementations en matière économique pourrait être systématiquement contestée.

77. Au moment de conclure sur ce point, nous ferons une ultime remarque. Nous ne pensons pas que deux situations juridiques ayant les mêmes effets doivent nécessairement relever du même régime juridique. Ainsi le Tribunal de première instance a-t-il jugé qu' il n' appartient pas à une entreprise en position dominante de prendre de sa propre initiative des mesures destinées à éliminer des produits qu' elle considère, à tort ou à raison, comme dangereux ou à tout le moins d' une qualité inférieure à ses propres produits. Ce comportement est jugé contraire aux règles de concurrence (44). En revanche, une réglementation étatique ayant le même contenu ne tomberait pas sous le coup de ces règles. De la même façon, des accords de prix horizontaux entre entreprises ne pourraient être pris sans violation de l' article 85, tandis qu' une législation instituant un contrôle des prix pour des motifs d' intérêt général ne sera pas nécessairement contraire au droit communautaire (45).

78. Revenons à l' affaire Reiff.

79. La question centrale est, dès lors, la suivante: sommes-nous en présence d' une procédure dont le caractère étatique n' est pas affecté par la concertation organisée avec les représentants du secteur économique concerné ou d' une procédure qui n' est étatique qu' en la forme et par laquelle ces représentants fixent, au moyen d' une entente homologuée par l' autorité publique, les tarifs applicables?

80. En d' autres termes, la procédure sous examen présente-t-elle les caractéristiques d' un accord d' entreprises au sens de l' article 85? Le rôle que joue l' État dans cette procédure permet-il de considérer qu' il s' est dessaisi de ses pouvoirs au bénéfice d' opérateurs privés?

81. On mesure, ici, l' importance pratique de la question qui vous est soumise. Une procédure d' adoption des tarifs, telle celle prévue par la GueKG, associe-t-elle les opérateurs économiques davantage que ne le ferait une simple "concertation" que vous avez considérée comme compatible avec les articles 3, sous f), 5 et 85 dans l' arrêt Van Eycke?

82. Deux éléments pourraient faire penser à l' existence d' une entente: la composition des commissions tarifaires et le fait que peut constituer une entente un accord d' entreprises non exécutoire par lui-même mais soumis à homologation. Il y a donc un réel "risque d' entente" que nous examinerons en une première partie.

83. Une réglementation qui

1) réserve à l' État membre la détermination des critères servant à définir le contenu des décisions des commissions tarifaires et assure le respect de ces critères par un contrôle administratif et juridictionnel,

2) assure la maîtrise de l' État à tous les stades de la procédure,

donne à cet État les moyens de neutraliser un tel risque. Une telle procédure de fixation permet d' exclure la formation d' une entente. Ce sera l' objet de notre deuxième partie.

84. Arrêtons-nous un instant sur le mode de désignation des membres des commissions tarifaires.

85. Dans l' arrêt BNIC/Clair, vous avez jugé que

"(...) l' article 85 doit être interprété comme visant un tel accord, dès lors qu' il a été négocié et conclu par des personnes qui, bien que nommées par l' autorité publique, avaient fait l' objet, à l' exception des deux nommées directement par le ministre, de propositions de désignation par les organisations professionnelles directement concernées et qui, par suite, devaient être regardées, en fait, comme représentant ces organisations lors de la négociation et de la conclusion de cet accord" (46).

86. Vous vous êtes prioritairement attachés à la situation de fait et vous avez considéré que les membres proposés par ces organisations étaient, avant tout, les représentants de celles-ci et, par conséquent - ajoutons-nous -, les défenseurs d' intérêts purement privés d' associations d' entreprises.

87. Aux termes de l' article 21, paragraphe 2, de la GueKG, les membres des commissions tarifaires sont des experts tarifaires provenant des branches de l' industrie du transport à grande distance concernées et choisis par le ministre fédéral des Transports parmi les personnes qui lui sont proposées par des entreprises ou des associations de ce secteur. Le ministre peut toutefois participer aux réunions de la commission ou s' y faire représenter (47).

88. Qu' entend-on ici par "expert tarifaire"? De fait, c' est le Bundesverband Deutscher Fernverkehr (BDF) (48), au sein duquel sont réunies les entreprises de ce secteur, qui propose à la nomination du ministre les membres de la commission. Il n' est pas sans intérêt de noter, à cet égard, qu' entre 1988 et 1991 plusieurs de ces membres exerçaient des fonctions au sein du BDF et que les autres étaient exclusivement des propriétaires, gérants et cadres supérieurs d' entreprises de transport de fret (49). Dans un jugement du 24 janvier 1992 (50), le Bayerisches Oberstes Landesgericht indique qu' "il ne s' agit pas, à vrai dire, d' experts neutres qui, du fait de leurs connaissances particulières sont aptes, par exemple, à exercer la fonction d' expert judiciaire, mais de personnes qui sont proposées au ministre fédéral des Transports par des membres ou groupements de l' industrie des transports de marchandises à longue distance et qui sont considérées comme experts uniquement du fait de leur activité d' opérateur dans le secteur des transports de marchandises à longue distance" (51).

89. Certes, les membres des commissions ne sont pas juridiquement mandataires des entreprises ou associations qui les ont proposés. Encore moins sont-ils tenus par un mandat impératif (52). Sont-ils, pour autant, indépendants de celles-ci?

90. Ici encore, rappelons les termes du même jugement du Bayerisches Oberlandesgericht: "Il ne faut cependant pas (...) surestimer la valeur (de l' article 21, paragraphe 2, de la GueKG) eu égard aux intérêts naturels de chaque membre de cette commission. Par sa nomination à la commission tarifaire par le ministre fédéral des Transports, un groupe d' opérateurs est rassemblé en une unité d' organisation dont la mission est d' élaborer une réglementation de l' évolution du marché dans une branche" (53).

91. La Commission estime (54) que, de par leur composition, les commissions tarifaires sont "prédestinées" à représenter les intérêts de l' industrie du transport des marchandises à longue distance.

92. Ces constatations sont autant d' éléments que le juge a quo prendra en compte pour qualifier la notion d' "expert tarifaire" au sens de sa loi nationale.

93. Enfin, nous l' avons dit, ces membres sont parfois proposés par des organisations elles-mêmes composées d' entreprises.

94. Comme le relevait l' Avocat général Sir Gordon Slynn dans ses conclusions sur l' affaire BNIC/Clair (55),

"l' article 85, paragraphe 1, ne doit pas être interprété de manière restrictive comme se référant uniquement aux 'associations d' entreprises' . Il inclut les 'associations d' associations d' entreprises' . Dans le cas contraire, il serait aisé aux entreprises de se soustraire à l' application des règles de concurrence" (56).

95. Vous avez jugé que relève de l' article 85, paragraphe 1, du traité un accord entre associations d' entreprises dans la mesure où leur activité propre ou celle des entreprises qui y adhèrent tend à produire les effets qu' il vise (57).

96. Passons au caractère nécessaire de l' homologation.

97. Le Bundesanstalt relève que la décision des commissions tarifaires n' a, per se, aucune force obligatoire (58). Nous ne sommes pas non plus en présence d' un accord ayant telle force entre les parties qui l' ont conclu. C' est précisément l' acte étatique d' homologation qui va lui donner force de loi (59).

98. Telle était, au demeurant, la situation dans l' affaire Asjes où la concertation entre entreprises n' avait d' effet obligatoire entre les parties qu' à compter de son homologation (60). De même, dans l' affaire BNIC/Aubert, l' accord concernant les quotas de production n' avait de raison d' être et d' efficacité qu' étendu par décision étatique à toutes les entreprises du secteur concerné (61).

99. Vous n' exigez pas, pour l' application combinée des articles 3, sous f, 5 et 85, la preuve d' une entente "parfaite": une entente conclue sous condition suspensive de l' homologation qui, seule, la rendra obligatoire n' en tombe pas moins sous le coup de ce dernier article. Il serait, en effet, illogique qu' une concertation entre entreprises, rendue contraignante par décision étatique, échappe aux article 3, sous f, 5 et 85 au seul motif qu' elle ne produirait pas d' effet par elle-même.

100. Par définition, l' intérêt d' une réglementation est en l' occurrence de donner un effet général et obligatoire à un accord qui en est dépourvu. Le fait qu' une décision est par elle-même sans effet obligatoire ne suffit donc pas à la faire échapper à la qualification d' entente (62).

101. Loin d' être de simples avis, ces décisions des commissions tarifaires sont contraignantes pour les entreprises et les associations d' entreprises qui en ont proposé les membres, comme pour les autres entreprises du secteur, sous condition suspensive de leur homologation par les ministres compétents.

102. Il en résulte que l' accord conclu au sein de la commission tarifaire est rendu obligatoire et effectif, par l' homologation, à l' égard des entreprises et associations d' entreprises du secteur concerné.

103. Enfin, les dépenses de personnel et de fonctionnement résultant de l' activité des commissions tarifaires et des comités d' affrêteurs ne sont pas à la charge du gouvernement fédéral (63), ce qui laisse à penser que ces organismes disposent d' une certaine indépendance par rapport à ce dernier.

104. Les décisions de ces commissions sont-elles pour autant des décisions d' associations d' entreprises au sens de l' article 85, paragraphe 1, du traité? Le rôle de l' État n' est-il pas, ici, prépondérant au point que la réglementation aurait conservé un caractère étatique, exclusif de l' application des articles 3, sous f), 5 et 85?

105. Nous considérons qu' une telle procédure d' adoption des tarifs donne à l' État les moyens de prévenir le risque d' entente. Tel est d' ailleurs l' un des objectifs d' une réglementation de ce type, dès lors qu' elle permet de priver d' effets toute décision de la commission tarifaire prenant en compte des intérêts privés et qu' elle reconnaît à l' État un pouvoir réel de supervision et de décision.

106. C' est ce dont nous traiterons dans cette deuxième partie.

107. Dès lors que

- l' État garde la maîtrise du contenu des décisions tarifaires en en fixant les critères,

- un contrôle tant administratif que juridictionnel permet d' en vérifier le respect ou d' en sanctionner la violation,

on ne peut considérer qu' il y a délégation par l' autorité publique de la décision au profit d' organismes composés de représentants de la profession.

108. Reprenons ces deux points.

109. Définissant à son article 7, paragraphes 1 et 2, ses objectifs, la GueKG prévoit que "le ministre fédéral doit tendre à ce que, au moyen d' une rémunération conforme aux tendances du marché et une forte concurrence entre les moyens de transport, une répartition des tâches utile économiquement soit possible" (article 7, paragraphe 1). "Le ministre fédéral doit harmoniser entre elles les prestations et les rémunérations des différents moyens de transport" (article 7, paragraphe 2) (64).

110. Il est remarquable qu' en instaurant un système de fourchette de prix en matière de transport de marchandises par route, réduisant donc la concurrence par les prix entre transporteurs, un État a, ici, pour objectif la régulation de la concurrence entre les moyens de transport.

111. Il aménage et déplace les conditions de la concurrence au nom de la sauvegarde des intérêts des transports fluviaux ou du chemin de fer, notamment.

112. Une fixation étatique du prix du transport doit également permettre de prendre en compte les intérêts du secteur agricole, des moyennes entreprises et des régions économiquement faibles ou mal desservies (65).

113. On le voit, si l' État ne laisse pas librement jouer la concurrence sur les prix et intervient sur le marché pour les réglementer, c' est pour sauvegarder des intérêts de politique économique, sociale et d' environnement.

114. Ainsi, des décisions telles que celles prises par les commissions tarifaires ne peuvent être des accords de volontés libres par lesquels les "représentants" des transporteurs d' un secteur déterminé feraient prévaloir leurs intérêts propres sur les intérêts généraux qui sont la raison d' être d' une réglementation de ce type.

115. C' est pourquoi la GueKG impose aux commissions tarifaires le respect d' un certain nombre de critères énoncés à ses articles 7 et 22, paragraphe 1:

- conformité des prix aux tendances du marché,

- adaptation des prix aux exigences de l' intérêt général,

- concordance des prix avec une desserte optimale du territoire,

- mise en rapport des prix et de la situation économique des entreprises de transports intéressées,

- sauvegarde des intérêts des milieux économiques agricoles et des petites et moyennes entreprises,

- prise en compte de la situation des zones économiquement faibles et difficiles d' accès.

116. Il n' y a donc pas place, en principe, dans une procédure de ce type, pour la prévalence d' intérêts privés: une condition constitutive de l' entente fait dès lors défaut. Le système est conçu de telle sorte que la commission soit l' instrument de l' État pour la mise en oeuvre d' objectifs par lui définis.

117. Deux cas de figure peuvent se présenter.

118. Soit les décisions obéissent aux critères posés par la réglementation étatique. Elles doivent alors donner lieu à homologation.

119. Soit elles ne respectent pas ces critères et privilégient la prise en compte d' intérêts privés. Le respect des principes légaux est alors assuré s' il existe un double contrôle, administratif d' une part, juridictionnel d' autre part.

120. La procédure d' homologation a précisément pour but de vérifier que la commission tarifaire a respecté les critères légaux. Le ministre se doit de refuser l' homologation d' une décision qui ne satisferait pas à ces critères. C' est ainsi que plusieurs refus d' homologation concernaient des décisions préjudiciables aux petites entreprises (66).

121. Au-delà de cette possibilité de refus (67), le ministre fédéral des Transports et celui de l' Économie peuvent fixer eux-mêmes les tarifs en se substituant à la commission tarifaire si l' intérêt général l' exige (68).

122. Il reviendra enfin au juge a quo de vérifier l' existence de recours juridictionnels contre l' éventuelle homologation ministérielle d' une décision non conforme aux critères légaux.

123. Si tel est le cas, une procédure de fixation de tarifs telle que celle sous examen permettra, dans toutes les hypothèses, de parvenir à son objectif: la régulation des conditions de concurrence en fonction des critères retenus par l' État membre.

124. Si la commission tarifaire devait s' écarter de ceux-ci, elle encourrait le refus d' homologation. Le ministre doit, en effet, l' opposer si les critères légaux ne sont pas remplis.

125. Enfin, si le ministre devait entériner une décision non conforme aux critères, son homologation pourrait être déférée au juge.

126. Une telle réglementation n' entérine pas un accord entre entreprises qui lui préexiste. Elle ne donne pas force exécutoire à un accord conclu en dehors des autorités administratives. Elle organise, réglemente et impose des tarifs dans le cadre d' une procédure étatique. Il y a donc, sans équivoque, à l' origine de la procédure, une politique active de l' État et non une simple initiative privée.

127. A la différence des affaires Asjes (l' administration homologue un accord de prix préexistant à son intervention) ou BNIC/Aubert (l' administration renforce par un arrêté d' extension les effets d' accords pris en dehors d' elle portant sur des quotas de commercialisation contraires à l' article 85) ou BNIC/Clair (les représentants des deux familles au sein du BNIC avaient la faculté de conclure au sein de cet organisme un accord de prix établi en dehors de toute intervention du commissaire du gouvernement), l' État impose une tarification qu' il a suscitée et dont il a vérifié la conformité aux critères légaux.

128. La concurrence sur les prix est restreinte dans le secteur du transport de marchandises par route du fait de la réglementation elle-même et non à la suite d' une initiative privée. Alors que la demande d' extension de l' accord au sein du BNIC émanait exclusivement des entreprises y représentées, ici, la procédure d' homologation est engagée à la seule initiative de l' État. On quitte une dialectique entre l' État et les entreprises, où le premier prend le relais d' accords conclus par les secondes.

129. Enfin, une procédure de tarification ne saurait perdre son caractère étatique lorsque les autorités sont présentes dès la phase essentielle de négociation et de détermination du tarif. Rappelons que le ministre fédéral des Transports a le droit de participer aux réunions des commissions tarifaires et de leurs comités consultatifs ou de s' y faire représenter. Il peut y déléguer des agents du Bundesanstalt (69). Nous voyons, d' ailleurs, un signe de la présence de l' État dans la détermination des tarifs dans la lettre du 19 avril 1991 par laquelle les ministres fédéraux des Transports et de l' Économie invitaient les commissions tarifaires à introduire une plus grande flexibilité dans les tarifs et à élargir la fourchette des prix vers le haut et vers le bas (70).

130. Il en résulte qu' une réglementation du type de celle sous examen n' apparaît pas contraire aux dispositions combinées des articles 3, sous f), 5 et 85 du traité, ce qui ne saurait, évidemment, préjuger de l' application d' autres dispositions de droit communautaire.

131. Nous vous proposons, par conséquent, conformément à votre jurisprudence constante, de dire pour droit:

Les articles 3, sous f), 5 et 85 du traité CEE ne s' opposent pas à ce que, pour fixer les tarifs de transports de marchandises à longue distance par route, une réglementation nationale donne compétence à des commissions composées de membres nommés par l' autorité publique sur proposition d' entreprises ou d' associations d' entreprises du secteur concerné, dès lors que les décisions de ces commissions doivent obéir à des critères fixés par l' autorité publique, étant précisé que, si ceux-ci n' étaient pas respectés, elles devraient ne pas être homologuées par cette autorité, elles pourraient se voir substituer une décision administrative et, en toute hypothèse, pourraient être soumises à contrôle juridictionnel à travers le recours en justice pouvant être intenté contre la décision d' homologation.

(*) Langue originale: le français.

(1) - Dont la mission légale est d' assurer le respect des tarifs, des conditions de transport et des dispositions relatives aux autorisations (article 54 de la GueKG).

(2) - Article 23, paragraphe 3, de la GueKG.

(3) - Décision du juge a quo, p. 4 de la traduction française.

(4) - Ibidem, p. 7.

(5) - Point III-4.

(6) - Arrêt du 12 juillet 1979, Grosoli (223/78, Rec. p. 2621, 2630).

(7) - Voir arrêt du 30 avril 1986, Ministère public/Asjes, point 40 (209 à 213/84, Rec. p. 1425).

(8) - JO L 175, p. 1.

(9) - Arrêt précité, supra note 7, points 36 et 42. Sur le transport aérien, voir également l' arrêt du 11 avril 1989, Ahmed Saeed Flugreisen e.a./Zentrale zur Bekaempfung unlauteren Wettbewerb, (66/86, Rec. p. 803). Voir également l' arrêt du 4 avril 1974, Commission/France, point 32 (167/73, Rec. p. 359).

(10) - Arrêt du 11 juillet 1985, Leclerc/SARL au blé vert, point 14 (229/83, Rec. p. 1); Jurisprudence constante. Arrêt du 16 novembre 1977, INNO/ATAB, point 31 (13/77, Rec. p. 2115); arrêt du 30 avril 1986, Asjes, précité, point 71; arrêt du 1er octobre 1987, VVR, point 10 (311/85, Rec. p. 3801); arrêt du 3 décembre 1987, BNIC/Aubert, point 23 (136/86, Rec. p. 4789); arrêt du 21 septembre 1989, Van Eycke, point 16 (267/86, Rec. p. 4769).

(11) - On notera que la question préjudicielle ne cite pas cet article.

(12) - Cet article ne prévoit pas une interdiction générale faite aux États membres de restreindre la concurrence (voir en ce sens Marenco, Le traité CEE interdit-il aux États membres de restreindre la concurrence? , CDE 1986, p. 285, et D. Waelbroeck, Application des règles de concurrence du traité de Rome à l' autorité publique , Revue du marché commun, janvier 1987, n 303, p. 25).

(13) - Arrêt du 13 juillet 1966, Italie/Conseil et Commission (32/65, Rec. p. 563, sp. p. 589), arrêt du 7 juin 1983, Pioneer, point 107 (100-103/80, Rec. p. 1825).

(14) - Arrêt 56 et 58/64, Rec. p. 429.

(15) - Ibidem, p. 494.

(16) - Voir, par exemple, G. Wils, La rule of reason en droit de la concurrence de la CEE, CDE, 1990, p. 19, point 16, ou G. Marenco, op. cit., p. 289.

(17) - G. Wils, op. cit., point 16. Voir également l' introduction au quatorzième rapport sur la politique de concurrence, 1985, p. 11: La politique de concurrence a donc pour objectif de permettre au processus concurrentiel de développer ses effets bénéfiques, et de concourir ainsi à la réalisation du marché commun. Ceci ne signifie pas que le marché doive constituer en toutes circonstances le mode de régulation exclusif de l' activité économique: l' évolution spontanée des forces du marché pourrait d' ailleurs dans certains cas réduire ou même supprimer la concurrence. La politique de la concurrence se doit de rechercher un équilibre pour que le libre jeu du marché, assorti d' interventions sélectives lorsqu' elles sont nécessaires, assure la maintien d' une concurrence non faussée , cité par G. Wils, op. cit., p. 37.

(18) - E. Fox, Monopolization and Dominance in the U.S and the E.C. Efficiency, Opportunity and Fairness , Notre Dame Law Review, 1986, p. 982, cité par G. Wils, précité, point 15.

(19) - Voir commentaire de l' article 222 in V. Constantinesco et autres, Commentaire du traité CEE, article par article.

(20) - Réponse aux questions posées par la Cour, p. 2 de la traduction française.

(21) - Souligné par nous.

(22) - Point 10 de l' arrêt du 1er octobre 1987, VVR, précité.

(23) - Premier règlement d' application des articles 85 et 86 du traité (JOCE 204/62 du 21 février 1962).

(24) - Voir arrêt du 29 janvier 1985, Cullet, précité, point 13.

(25) - Voir arrêt du 28 février 1991, Marchandise, précité, point 22.

(26) - Arrêt BNIC/Aubert, précité, point 23.

(27) - Arrêt VVR, précité, point 23.

(28) - Ibidem.

(29) - Arrêt précité, point 16.

(30) - Hoffman, Anti-competitive State Legislation Condemned Under Articles 5, 85 and 86 of the EEC Treaty: How Far Should The Court Go After Van Eycke (1990) 1 ECLR, p. 22.

(31) - Fordham International Law Journal, vol. 12, p. 163, 172.

(32) - Arrêt précité, point 16.

(33) - Arrêt du 28 février 1991 (C-332/89, Rec. p. I-1027).

(34) - Voir arrêt Van Eycke, point 19.

(35) - Point 23.

(36) - Arrêt du 21 janvier 1985, point 17 (231/83, Rec. p. 305).

(37) - Voir point 16.

(38) - Nos conclusions sur l' affaire Leclerc/Au blé vert, précité, point 8 (Rec. p. 11).

(39) - Arrêt C-126/91, non encore publié au Recueil. Il s' agit de l' article 6 de la loi allemande sur la concurrence déloyale.

(40) - Arrêt du 13 décembre 1991, RTT/GB-INNO-BM, point 20 (C-18/88, Rec. p. I-5941).

(41) - Arrêt précité, voir référence note 40.

(42) - Voir les conclusions de Monsieur l' Avocat général Mancini dans l' affaire Van Eycke, spécialement point 3 (Rec. 1988, p. 4784).

(43) - Voir, en ce sens, U. Ehricke, State Intervention and EEC Competition Law opportunities and Limits of the European Court of Justice' s Approach - A Critical Analysis of Four Key-Cases, World Competition, 1990, n 1, p. 79-102.

(44) - Point 118 de l' arrêt du 12 décembre 1991, Hilti (T-30/89, Rec. p. II-1439). Cet arrêt fait l' objet d' un pourvoi pendant devant la Cour.

(45) - Point 30 de l' arrêt du 18 octobre 1979, Buys (5/79, Rec. p. 3203).

(46) - Point 19, souligné par nous.

(47) - Article 21 b (3) de la GueKG, voir infra.

(48) - Fédération allemande du transport de marchandises par route à longue distance.

(49) - Ibidem, annexe 6.

(50) - Qui a posé une question préjudicielle à votre Cour (affaire Wimmer, C-48/92).

(51) - P. 9 de la traduction française.

(52) - Ils ne reçoivent ni mandat ni instruction (article 21, paragraphe 2, quatrième phrase, de la GueKG).

(53) - P. 9 de la traduction française.

(54) - Voir, sur ce point, les observations de la Commission, p. 13. Voir également, en ce sens, Dolfen, Der Verkehr im europaeischen Wettbewerbsrecht, 1991, p. 163, qui fait également remarquer que perdent leur fonction les membres des commissions tarifaires qui n' appartiennent plus à l' association qui les a proposés.

(55) - Arrêt précité.

(56) - Rec. 1985, p. 396.

(57) - Arrêt du 15 mai 1975, Frubo/Commission, point 30 (71/74, Rec. p. 563).

(58) - Voir ses observations, p. 10 de la traduction française.

(59) - Article 20, sous a, paragraphe 6, de la GueKG.

(60) - Voir les remarques de L. Gyselen, State Action and the Effectiveness of the EEC Treaty' s Competition Provisions (1989) CMLR, point 3.2.1.

(61) - L. Gyselen, op. cit., point 3.2.3.

(62) - Voir observations du Bundesanstalt, p. 16 de la traduction française.

(63) - Voir arrêté du 21 novembre 1969 du ministre fédéral des Transports, annexe 2 des observations de la Commission.

(64) - Souligné par nous.

(65) - Article 22, paragraphe 1, de la GueKG.

(66) - Voir les demandes n 1361/64 et n 1434/85 visées à l' annexe 2 des observations du gouvernement allemand.

(67) - Article 20, sous a), paragraphe 3, de la GueKG.

(68) - Article 20, sous a, paragraphe 4, de la GueKG. Les ministres des Transports et de l' Économie peuvent également rapporter, proprio motu, des arrêtés fixant des tarifs si l' intérêt général l' exige (Ibidem).

(69) - Article 21 b (3) de la GueKG.

(70) - Voir annexe 3 des observations de la Commission. Ajoutons que le ministre des Transports fixe toutes les autres conditions déterminantes du contrat de transport (article 20, sous a), paragraphe 5, de la GueKG).