CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

SIR GORDON SLYNN

PRÉSENTÉES LE 4 JUILLET 1984 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Au cours de la procédure engagée devant le tribunal de district à Vérone (Italie) par une firme italienne («Brennero») contre une firme allemande («Wendel»), Brennero a demandé et obtenu une décision qui a été appelée «ordonnance de séquestre».

La Cour a été informée de ce qu'en droit italien, pareille ordonnance peut être rendue soit avant que la procédure soit engagée, soit en cours d'instance si elle est estimée nécessaire à l'exécution du jugement. Elle doit être exécutée dans les 30 jours et prend la forme d'un séquestre des biens du débiteur. Le créancier ne peut en réalité procéder à l'exécution en vendant les biens et en conservant le produit de la vente. Les biens sont sous le contrôle du tribunal qui a rendu l'ordonnance de séquestre. Si le créancier obtient gain de cause, il peut exécuter immédiatement en saisissant les biens. S'il est débouté, l'ordonnance cesse automatiquement de produire ses effets.

L'ordonnance rendue dans la présente affaire concernait les biens mobiliers et immobiliers ainsi que les avoirs en possession de la firme Wendel jusqu'à concurrence de la somme de 700000000 de lires italiennes, à majorer des intérêts. Il n'est pas contesté qu'elle a été rendue à l'issue d'un débat contradictoire et que pour cette raison elle est en principe exécutoire au titre de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (ci-après dénommée «la convention»): nous nous référons à l'article 125/79 Denilauler/Couchet frères (Recueil 1980, p. 1553, attendu 17). Selon le conseil de Brennero, Wendel n'avait ni biens ni avoirs en Italie et il était nécessaire d'exécuter l'ordonnance en Allemagne. A cet effet, le tribunal italien a déclaré en application de l'article 47 de la convention que l'ordonnance était exécutoire en Italie. Conformément à l'article 32 de la convention, Brennero a demandé au président de la quatrième chambre civile du Landgericht à Detmold en République fédérale d'Allemagne, pays où Wendel a son siège, d'ordonner l'exécution de l'ordonnance de séquestre. L'ordonnance d'exequatur a été rendue le 7 juillet 1983 et notifiée à Brennero au titre de l'article 35 de la convention.

L'article 36 dispose que, si l'exécution est autorisée, ce qui était le cas, «la partie contre laquelle l'exécution est demandée peut former un recours contre la décision» (c'est-à-dire la décision autorisant l'exécution) «dans le mois de sa signification». L'article 39 est libellé comme suit: «Pendant le délai du recours prévu à l'article 36 et jusqu'à ce qu'il ait été statué sur celui-ci, il ne peut être procédé qu'à des mesures conservatoires sur les biens de la partie contre laquelle l'exécution est demandée. La décision qui accorde l'exécution emporte l'autorisation de procéder à ces mesures.»

Pour cette raison, l'ordonnance en cause autorisant l'exécution prévoyait une réserve selon laquelle l'exécution devait se limiter à «des mesures conservatoires» jusqu'à la production par Brennero d'une attestation précisant qu'il pouvait être procédé à l'exécution sans aucune restriction. Compte tenu du caractère conservatoire de l'ordonnance rendue par le tribunal italien, il semble que Brennero ne puisse produire semblable attestation tant qu'il n'est pas statué définitivement sur son action contre Wendel.

Le 12 juillet 1983, Wendel a formé un recours au titre de l'article 36 auprès de l'Oberlandesgericht contre l'ordonnance autorisant l'exécution et demandé une ordonnance provisoire pour que l'exécution de l'ordonnance rendue par le tribunal italien soit subordonnée à la constitution par Brennero d'une garantie qui, à la connaissance de la Cour, devait être d'un montant égal à la somme visée par l'ordonnance du tribunal italien.

Wendel a justifié son recours en invoquant l'article 38 de la convention, qui dispose que la juridiction saisie d'un recours contre une ordonnance autorisant l'exécution «peut, à la requête de la partie qui l'a formé, surseoir à statuer si la décision étrangère fait, dans l'État d'origine, l'objet d'un recours ordinaire ou si le délai pour le former n'est pas expiré; dans ce dernier cas, la juridiction peut impartir un délai pour former ce recours. Cette juridiction peut également subordonner l'exécution à la constitution d'une garantie qu'elle détermine». Pour autant qu'on sache, Wendel n'a pas formé de recours contre l'ordonnance de la juridiction italienne; en fait, la Cour a été informée de ce qu'un recours contre cette ordonnance est impossible en droit italien. Elle peut être annulée par le juge du fond et, semble-t-il, remplacée par la décision définitive rendue à l'issue du procès. Wendel n'a pas demandé un sursis à statuer au titre de l'article 38 et l'impossibilité de former un recours en droit italien exclut l'application du premier paragraphe de l'article 38 qui est subordonnée à la formation d'un recours ou tout au moins à la possibilité de former un recours.

Par décision du 15 juillet 1983, l'Oberlandesgericht a subordonné l'exécution de l'ordonnance rendue par la juridiction italienne à la constitution de la garantie demandée par Wendel, soit 1200000 DM. L'ordonnance de renvoi rendue par le Bundesgerichtshof devant laquelle Brennero a formé un recours sur un point de droit précise qu'il s'agissait d'une ordonnance provisoire. L'Oberlandesgericht n'avait pas statué sur le recours de Wendel au moment où l'ordonnance de renvoi a été rendue. Brennero a estimé qu'elle ne pouvait constituer la garantie demandée, compte tenu du délai nécessaire pour transférer les fonds en cause à partir de l'Italie. Elle a donc formé un recours auprès du Bundesgerichtshof contre la décision de l'Oberlandesgericht sous forme d'une Rechtsbeschwerde. Dans l'ordonnance de renvoi, il est précisé qu'en droit allemand Brennero n'a pas de recours contre la décision de l'Oberlandesgericht. Néanmoins l'article 37 de la convention précise qu'une décision rendue sur le recours formé contre la décision autorisant l'exécution ne peut faire l'objet en République fédérale d'Allemagne que d'une «Rechtsbeschwerde».

Deux questions sont déférées, nonobstant leur connexité. La première est la suivante:

«L'Oberlandesgericht saisi, en République fédérale d'Allemagne, du recours formé par le débiteur contre l'autorisation d'exécution accordée en application des articles 36 et 37 de la convention ne peut-il, en vertu de l'article 38, deuxième alinéa, de la convention, subordonner l'exécution à la constitution d'une garantie qu'en intégrant cette mesure dans sa décision définitive sur le recours ou également en ordonnant cette mesure à titre provisoire durant la procédure de recours?»

Les dispositions des articles 31 et suivants de la convention prévoient qu'une décision étrangère ne peut être révisée quant au fond que dans l'État où elle a été rendue et non dans celui où elle doit être mise à exécution. Le rôle des juridictions de celui-ci est restreint dans cette mesure. Les articles 38 et 39 ont une incidence sur les possibilités d'exécution directe de la décision dans deux cas précis. Dans le premier cas, si la décision dont l'exécution est demandée n'est pas définitive en ce sens qu'elle reste encore normalement susceptible de recours, la juridiction de l'État où la décision doit être exécutée peut surseoir à statuer en vertu de l'article 38; elle dispose d'un pouvoir d'appréciation. Dans le deuxième cas, en cas de recours formé contre une décision accordant l'exécution (ou si le délai pour former ce recours n'est pas encore expiré), cette juridiction ne peut prendre que des mesures conservatoires; elle ne dispose ni du pouvoir d'appréciation ni de l'autorité requise pour prendre des décisions d'une plus grande portée. Nous sommes en désaccord avec l'avocat de Wendel selon lequel l'article 38 s'applique aux décisions qui ne sont pas passées en force de chose jugée, et l'article 39 aux décisions passées en force de chose jugée, et selon laquelle l'article 38 prévaut sur l'article 39. A notre avis l'article 39 est applicable, que la décision dont l'application est demandée soit ou non définitive.

Par «mesures conservatoires», l'article 39 de la convention vise les modalités de réparation prévues par la loi de l'État de l'excquatur de la décision afin d'empêcher le débiteur dont les biens peuvent être saisis à la suite de cette décision de soustraire ses biens à la saisie-exécution (vous voudrez bien vous référer au rapport Jenard à la page 52). Par «mesures d'exécution» (measures of enforcement) auxquelles il ne peut être procédé selon l'article 39, il faut donc entendre toutes autres mesures d'exécution, consistant habituellement dans la mise sous séquestre des biens du débiteur pouvant être saisis à la demande du créancier en vertu de la décision.

La présente affaire ne concerne pas une décision exécutée sous forme d'une mise sous séquestre. Cette décision vise tout au plus à placer les biens du débiteur pouvant être saisi sous le contrôle de la juridiction ayant rendu l'ordonnance. Elle ne permet pas au créancier titulaire d'un titre exécutoire de saisir ces biens. Il s'ensuit qu'elle ne pourrait être régulièrement exécutée dans un autre État contractant en vertu d'une ordonnance d'exécution permettant au créancier titulaire d'un titre exécutoire de saisir les biens. Elle ne pourrait être exécutée que par la voie des mesures conservatoires appropriées prévues par la loi de l'État de l'exequatur pour mettre à exécution ce qui est une mesure de caractère conservatoire dans la décision initiale. L'objectif de l'article 39 est «d'assurer, au stade de l'exequatur, un équilibre entre les droits et intérêts des parties, afin d'éviter qu'elles soient, l'une comme l'autre, exposées à quelque préjudice par le jeu des règles de procédure» (rapport Jenard à la page 52). Cet équilibre peut être préservé et non menacé du fait de l'adoption de mesures conservatoires. Ainsi l'article 39 n'exclut pas des mesures conservatoires qui ont le même effet qu'une ordonnance relative à des mesures conservatoires figurant dans la décision dont l'exécution est demandée pour la simple raison qu'elles mettent en vigueur cette ordonnance. Il ne s'agit pas ici de mesures du genre de celles qui sont interdites par l'article 39.

Alors que l'article 39 vise le délai de recours dans l'État où l'exécution est demandée ou la période expirant au moment où il est statué sur ce recours, l'article 38 vise le délai de recours dans l'État où la décision a été prise ou, implicitement, la période expirant au moment où il est statué sur le recours. Dans ce dernier cas, il nous semble qu'il peut être sursis à statuer avant les débats portant sur le recours dans l'État où l'exécution est demandée ou au moment de ces débats dans cet État. La question de savoir s'il doit ou non être sursis à statuer au titre de l'article 38 et à quel stade peut dépendre de la question de savoir si des mesures conservatoires sont nécessaires au titre de l'article 39; quoi qu'il en soit, il ne nous paraît pas qu'un sursis à statuer en application de l'article 38 fasse obstacle à ce que la juridiction ordonne des mesures conservatoires en vertu de l'article 39.

Après avoir conféré le pouvoir de surseoir à statuer, l'article 38 dispose en son deuxième alinéa que la juridiction peut «également» subordonner l'exécution à la constitution d'une garantie qu'elle détermine. Il est étrange que cet alinéa fasse suite sous cette forme à la disposition prévoyant la possibilité d'un sursis à statuer, car il nous semble évident que l'objectif n'est pas qu'une juridiction, qui surseoit à statuer, subordonne simultanément l'exécution future (qui à ce stade n'a pas été ordonnée) à la constitution d'une garantie. D'autre part, il nous paraît tout aussi évident que la constitution d'une garantie ne doit pas être considérée comme un élément ou comme le corollaire des mesures conservatoires accordées en vertu de l'article 39. Des mesures conservatoires ont pour seul effet de bloquer les avoirs dans l'État de l'exequatur; elle n'équivalent pas à l'exécution. Il n'est nullement prévu que des mesures conservatoires peuvent être subordonnées à la constitution d'une garantie. «L'exécution» consiste dans la mise en œuvre de la décision initiale. Ce n'est qu'au moment où la juridiction connaissant du recours décide qu'il peut être procédé à l'exécution qu'elle dispose de l'autorité voulue pour ordonner la constitution d'une garantie. Une décision à ce sujet n'est prise qu'au moment de statuer définitivement sur le recours; ce n'est qu'au moment où il est statué de manière définitive sur le recours que la constitution d'une garantie peut être prescrite. Il s'agit de protéger le débiteur par une mesure prise subsidiairement au sursis à statuer de manière à lui donner, au cas où une voie de recours lui serait ouverte dans l'État où la décision est rendue, un moyen de réparation si ses avoirs lui ont été enlevés et s'ils ont été utilisés ou dispersés.

La constitution d'une garantie ne peut être ordonnée, de même qu'il ne peut être sursis à statuer, que si un recours a été formé ou si le délai de recours n'est pas encore expiré dans l'État où la décision a été rendue.

Dans le cas de décisions constituant des mesures conservatoires, la question s'est posée de savoir si l'exécution peut jamais être subordonnée à la constitution d'une garantie même dans le cadre de la décision définitive sur le recours. La réponse à cette question est négative. Bien qu'elle ne figure pas expressément dans l'ordonnance de renvoi, la question est pertinente pour la présente espèce et il nous semble souhaitable d'examiner les moyens invoqués à ce sujet. A notre avis, au niveau de l'interprétation, une décision portant sur des mesures conservatoires ne sort pas du cadre des attributions des juridictions de l'Etat de l'exequatur lorsqu'elles statuent définitivement sur le recours. Elle n'est pas exclue expressément et nous ne croyons pas que pareille décision doive être considérée comme nécessairement exclue implicitement. Au contraire, il est évident qu'une ordonnance ayant pour effet de bloquer des avoirs à la demande d'un créancier peut causer un préjudice au débiteur, même si ces avoirs ne peuvent ni être utilisés ni dissipés. Si le tribunal qui a pris la décision initiale a examiné et rejeté une demande de constitution de garantie, les principes régissant la convention sembleraient indiquer que normalement la juridiction appelée à statuer sur l'exécution ne doit pas examiner cette décision en l'absence d'une modification des circonstances. Il est cependant en son pouvoir de le faire. A fortiori si les circonstances sont modifiées, elle peut ordonner la constitution d'une garantie en cas de formation d'un recours même si la constitution de garantie a été refusée. Néanmoins ces considérations restent applicables, que la décision mise à exécution ordonne des mesures conservatoires ou non. En conséquence pour autant que la juridiction de l'État où la décision doit être mise à exécution tienne compte en exerçant son pouvoir d'appréciation du fait que le tribunal qui a rendu la décision a refusé la constitution d'une garantie, nous contestons que la constitution d'une garantie ne puisse être ordonnée si la décision ne prévoit que des mesures conservatoires.

La deuxième question déférée est la suivante:

«La Rechtsbeschwerde formée devant le Bundesgerichtshof contre l'ordonnance imposant la constitution d'une garantie, que l'Oberlandesgericht a prise à titre provisoire durant la procédure de recours en se référant à l'article 38, deuxième alinéa, de la convention, est-elle recevable par application directe ou analogique de l'article 37, deuxième alinéa, de la convention?»

L'article 37 prévoit un autre recours contre la décision «rendue sur le recours» formé contre la décision autorisant l'exécution. Il n'est pas expressément fait état de mesures de caractère provisoire ordonnées par la juridiction au titre de l'article 37 dans l'attente de «la décision rendue sur le recours». Wendel, le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne et la Commission en concluent que, par «décision rendue sur le recours», il faut entendre la décision par laquelle il est statué en dernière instance sur le recours et qu'il est impossible de former un recours contre une décision de caractère provisoire.

Si, comme tel est, à notre avis, le cas, les auteurs de la convention ont entendu empêcher qu'une décision de caractère provisoire autorisant l'exécution sous réserve de la constitution d'une garantie soit prise avant l'issue de la procédure de recours, en donnant un caractère décisif à l'article 39, les termes de l'article 37: «décision rendue sur le recours» doivent être interprétés à partir de la prémisse que la seule décision «rendue sur le recours» est la décision réglant définitivement la question du recours et non une mesure provisoire de cet ordre. L'article 37 ne s'applique donc pas si semblable mesure provisoire est prise. Il en résulte que la situation doit être réglée par les voies de réparation ordinaires ouvertes dans le cadre du droit interne de l'État de l'exequatur pour des affaires dans lesquelles une juridiction entend prendre une ordonnance de caractère provisoire bien qu'elle soit incompétente pour le faire, que ce soit dans le cadre d'un recours, si la possibilité d'un recours existe, ou à la suite d'une demande adressée à la juridiction qui a rendu la décision originaire, s'il n'existe pas de droit de recours.

L'absence de disposition dans la convention concernant semblable recours vient selon nous à l'appui de la réponse à la première question concluant à l'absence de compétence au titre de la convention pour rendre l'ordonnance de caractère provisoire susvisée.

Pour les raisons ci-dessus nous sommes d'avis qu'il faut répondre aux questions déférées dans le sens suivant:

1.

L'Oberlandesgericht de la République fédérale d'Allemagne auprès duquel un recours a été formé contre la décision autorisant l'exécution par un débiteur en application des articles 36 et 37 de la convention ne peut prendre une décision au titre du deuxième alinéa de l'article 38 de la convention subordonnant l'exécution à la constitution d'une garantie à titre de mesure provisoire au cours de l'instance relative au recours.

2.

Le deuxième alinéa de l'article 37 de la convention ne s'applique pas aux ordonnances de caractère provisoire de cet ordre qui sont censées devoir être rendues au cours de l'instance de recours en application du deuxième alinéa de l'article 38; en pareil cas, les parties sont en droit d'utiliser les voies de recours dont elles disposent normalement devant la juridiction nationale au cas où une ordonnance de caractère provisoire est rendue par une juridiction incompétente à cet égard.

La question des frais exposés par les parties au procès devant le Bundesgerichtshof doit être réglée par cette juridiction et aucune décision ne devrait être rendue en ce qui concerne les frais des gouvernements allemand et italien et de la Commission.


( 1 ) Traduit de l'anglais.