CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. G. FEDERICO MANCINI,
PRÉSENTÉES LE 15 NOVEMBRE 1983 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
1. |
Les présentes affaires préjudicielles trouvent leur origine dans l'exportation de devises étrangères au sein du territoire communautaire à des fins de tourisme, de soins médicaux, d'études et de voyages d'affaires. Il s'agit, en substance, d'établir si et comment ces phénomènes sont régis par le droit communautaire. Vous êtes donc appelés à interpréter les dispositions du traité CEE relatives à la libération des paiements courants pour des services qui impliquent le déplacement de l'utilisateur du pays où il réside dans celui où la prestation est exécutée. Les questions sur lesquelles vous aurez à vous prononcer sont d'une importance considérable, notamment en raison de leur nouveauté. En effet, il n'existe pas de précédents dans ce domaine si l'on fait abstraction de quelques affirmations générales contenues dans un arrêt rendu le 23 novembre 1978 (affaire 7/78, Thompson, Recueil 1978, p. 2247) et de l'arrêt rendu le 11 novembre 1981 dans l'affaire 203/80, Casati (Recueil 1981, p. 2595). Ce dernier, cependant, a uniquement trait aux transferts de devises sans contrepartie en excluant qu'ils aient été libérés à la fin de la période de transition et en reconnaissant aux États le pouvoir de les soumettre à des restrictions et à des contrôles. Cela dit, résumons les faits de l'affaire 286/82. Le 20 août 1979, l'Ufficio italiano dei cambi (Office italien des changes, ci-après: UIC) a constaté qu'au cours de l'année 1975, Mme Graziana Luisi avait utilisé à l'étranger des devises pour une contre-valeur d'environ 25 millions de lires. En conséquence, le ministre du Trésor lui a reproché d'avoir enfreint le décret ministériel du 2 mai 1974 (GU delia Republica italiana no 114 du 3. 5. 1974) et lui a infligé une amende de plus de 24 millions de lires. Mme Luisi a alors saisi le tribunal de Gênes en demandant l'annulation du décret infligeant l'amende et en invoquant l'inapplicabilité de la réglementation sur la base de laquelle l'amende lui avait été infligée, pour incompatibilité avec les articles 3, lettre c), 5, 67, 68, 71, 106, paragraphe 3, du traité CEE et avec les deux directives du Conseil qui mettent en oeuvre l'article 67 (11. 5. 1960 et 18. 12. 1962). Par un autre décret du 11 janvier 1982 et sur la base d'une nouvelle constatation de l'UIC (12. 2. 1980), le ministre du Trésor a infligé à la même Mme Luisi une autre amende d'environ 8 millions de lires, toujours en lui reprochant d'avoir utilisé à l'étranger des moyens de paiement pour une contre-valeur d'environ 8 millions et demi de lires. D'où un deuxième recours de Mme Luisi, fondé sur des moyens non différents de ceux du premier et formé devant le même juge. Les deux procédures ont été jointes. Estimant qu'une décision préjudicielle sur l'interprétation des articles 67, 69, 106, paragraphe 3, du traité et des deux directives précitées, s'imposait, le tribunal a sursis à statuer par ordonnance du 12 juillet 1982 et posé à la Cour les questions que nous citerons en même temps que celles de l'affaire Carbone. Nous en venons à cette affaire 26/83. Le 6 septembre 1979, l'UIC a constaté que, au cours de l'année 1975, M. Giuseppe Carbone avait utilisé à l'étranger des dollars américains, des francs suisses et des marks allemands pour une contre-valeur d'environ 14 millions de lires. Par décret du 28 octobre 1981, le ministre du Trésor lui a infligé sur cette base une amende d'environ 13 millions de lires. Comme Mme Luisi, M. Carbone a saisi le tribunal de Gênes d'un recours en soutenant qu'il avait utilisé ces devises pour un voyage touristique en Allemagne et en invoquant l'inapplicabilité du décret ministériel déjà cité du 2 mai 1974 en raison de son incompatibilité avec les articles 3, lettre c), 5, 67, 68, 71, 106, paragraphe 3, du traité CEE: il a donc également conclu à l'annulation du décret infligeant l'amende. Au cours de la procédure, le tribunal a sursis à statuer et saisi la Cour en application de l'article 177 du traité CEE en lui posant les questions que nous résumons ci-après conjointement avec celles de l'affaire Luisi :
Par ordonnance du 8 juin 1983, la Cour a décidé de joindre les deux affaires aux fins de la procédure orale et de l'arrêt, pour cause de connexité au regard de leur objet. |
2. |
Pour mieux comprendre les problèmes que le juge du fond nous soumet, il est utile de donner un aperçu de la réglementation italienne sur l'exportation de devises étrangères par des sujets résidant en Italie. En la matière, la source principale consiste dans le décret-loi no 476 du 6 juin 1956 (GU no 137 du 6. 6. 1956), transformé en loi no 786 du 25 juillet 1956 (GU no 192 du 2. 8. 1956). Examinons-en les points essentiels. L'article 1, dernier alinéa, précise que l'on entend par devises étrangères «les billets d'un État et d'une banque étrangère ayant cours légal ainsi que les titres de crédit et les crédits, ayant cours légal en dehors du territoire de la république, qui sont utilisés comme moyens de paiement entre résidents et non résidents». L'article 10, lettre a), prévoit ensuite que la Banque d'Italie et les entreprises de crédit agréées comme agences de celle-ci peuvent délivrer des billets de banque étrangers aux résidents se rendant à l'étranger «à des fins de tourisme, d'affaires, d'études ou de soins médicaux, dans le respect des dispositions arrêtées par le ministre du commerce extérieur». Aux termes de l'article 13, d'autre part, le même ministre peut autoriser la Banque d'Italie et les agences précitées à autoriser la vente des devises à utiliser au cours des voyages en question (premier alinéa, lettre b)). Le ministre a utilisé ce pouvoir dans un décret du 26 octobre 1967 (GU no 280 du 10. 10. 1967) qui a fixé à un million de lires par voyage la contre-valeur maximale des devises exportables pour des voyages à des fins de tourisme, d'affaires, d'études et de soins médicaux. Le régime ainsi décrit a été rendu plus rigoureux par le décret ministériel précité du 2 mai 1974. Il dispose que l'exportation de devises «effectuée par des résidents à des fins de tourisme, d'affaires, d'études et de soins médicaux» est admise «jusqu'à la limite maximale de la contre-valeur de 500000 lires italiennes par année» (nous soulignons: par année et non plus par voyage); cette disposition a été confirmée par un nouveau décret ministériel du 22 décembre 1975 (GU du 31. 12. 1975, p. 343: article 13, lettre a)). Enfin, l'exportation de devises pour un montant excédant la limite précitée constituait (et constitue toujours) une infraction passible d'une sanction administrative de nature pécuniaire qui pouvait dépasser le quintuple de la valeur des devises exportées (article 15, loi no 786/1956 précitée). Par l'article 1 du décret loi no 31, du 4 mars 1976, transformé en loi no 159, du 30 avril 1976, les infractions les plus graves ont été assorties de sanctions pénales. Depuis lors, la réglementation en matière de change est restée presque inchangée. Parallèlement à la dépréciation de la lire, le maximum annuel a été augmenté: il a été porté en 1981 à 1100000 lires (décret ministériel du 12. 3. 1981, GU no 82 du 24. 3. 1981) et en 1983 à 1600000 lires (circulaire no 1/11 de l'UIC du 9. 5. 1983, GU no 137 du 20. 5. 1982). Ajoutons cependant que, aux termes du décret ministériel précité du 12 mars 1981, l'UIC peut autoriser, cas par cas, un dépassement de ce maximum pour les voyages d'affaires et, pour les voyages à des fins d'études ou de soins médicaux, il peut le faire sans limites (annexe A no 49/a) et 49/b) au décret précité). |
3. |
La défense du gouvernement italien doute d'abord que le litige ait une incidence effective dans le domaine communautaire et, partant, que la Cour soit compétente au titre de l'article 177. Dans le cas Luisi comme dans le cas Carbone — affirme-t-elle — les éléments de fait recueillis devant le juge national démontrent ainsi que deux personnes résidant en Italie ont acheté des devises étrangères pour un certain montant mais n'ont pas prouvé qu'elles les avaient effectivement utilisées en voyageant à l'étranger et qu'elles ne les ont pas, au contraire, conservées ou exportées illégalement à l'aide de tiers. En outre, même en admettant qu'un voyage ait eu lieu, son itinéraire demeure incertain; en d'autres termes, on ne peut affirmer que le déplacement est intervenu sur le territoire de la Communauté et non également, ou uniquement, dans des pays tiers. Cette hypothèse est accréditée par le fait qu'une partie des devises achetées consistait en francs suisses et en dollars américains. Cette exception n'est pas fondée. Comme on le sait, pour exclure la compétence de la Cour, il faudrait démontrer que le litige au principal a une nature fictive; en d'autres termes, qu'il n'existe pas entre ses parties un véritable conflit d'intérêts (voir l'arrêt rendu le 11. 3. 1980 dans l'affaire 104/79, Foglia/Novello, Recueil 1980, p. 745). Or, en l'espèce, Luisi et Carbone demandent au tribunal de Gênes d'établir s'il y a eu exportation de devises, s'il en est résulté une violation de la législation italienne et si cette législation est compatible avec le droit communautaire. Il ne nous appartient pas de vérifier davantage, à moins d'empiéter sur une* compétence qui relève exclusivement du juge national. Mais déjà le cadre des matières sur lesquelles les parties demanderesses et la partie défenderesse discutent nous permet de conclure avec une certitude raisonnable à la réalité du litige qui les oppose. |
4. |
Nous sommes donc en présence de particuliers qui se rendent de leur pays de résidence dans un autre pays communautaire à des fins de tourisme, d'études, de soins médicaux ou d'affaires et, pour faire face aux frais de voyage et de séjour dans leurs lieux de destination, exportent des devises étrangères. Le juge au principal nous demande de qualifier ces exportations du point de vue du droit communautaire et éclaire exactement les termes du dilemme qui se pose à leur égard: elles pourraient, en effet, être considérées soit comme des mouvements de capitaux et, dans ce cas, elles relèveraient du champ d'application des articles 67-73 du traité CEE, soit comme des paiements pour des prestations de services et elles seraient alors régies par les articles 59-66 du même traité. La différence entre les deux alternatives est grande. En effet, à la fin de la période de transition, la circulation des capitaux n'a pas été entièrement et automatiquement libérée; en revanche, cela a été le cas pour la circulation des services. Les dispositions qui la concernent sont donc directement applicables et les particuliers peuvent les invoquer. Tout cela ressort clairement de votre jurisprudence et de la législation communautaire. L'article 67, paragraphe 1 — avez-vous affirmé dans l'arrêt Casati précité — diffère des dispositions concernant les trois libertés déjà réalisées en ce sens que l'obligation de libérer les mouvements des capitaux n'est prévue que «dans la mesure nécessaire au bon fonctionnement du marché commun». L'ampleur de cette limitation — avez-vous ajouté — est variable dans le temps et dépend d'autres facteurs: à savoir, les besoins dudit marché et les risques ou les avantages que la libération peut présenter pour celui-ci, compte tenu du degré d'intégration atteint dans les domaines pour lesquels les mouvements de capitaux ont une importance particulière. Actuellement, sont seules éliminées les restrictions visées aux directives du Conseil du 11 mai 1960 (JO du 12. 7. 1960, p. 921) et du 18 décembre 1962 (JO du 22. 1. 1963, p. 62); et parmi celles-ci ne figurent pas celles concernant les importations et les exportations qui ne sont pas destinées à des initiatives particulières (tels que les investissements, les octrois de crédits et de garanties, le remboursement de crédits liés à des transactions commerciales et à des prestations de services, les opérations sur titres, l'exécution de certains contrats). C'est ce que dispose précisément l'article 4 de la directive du 11 mai 1960 et ce sont celles qu'indique la liste D jointe en annexe à la directive sous la rubrique «importations et exportations matérielles de valeurs» qui — comme le spécifie le point XIII d'une nomenclature également jointe en annexe à cette directive — comprend les mouvements des «moyens de paiement de toutes sortes». Quant aux articles 59 à 66, en revanche, il est clair que, mis en oeuvre ou non, ils sont directement applicables et, partant, aptes à conférer aux particuliers des droits susceptibles d'êtres invoqués en justice. En effet, à des dizaines d'occasions, vous avez déclaré que les restrictions posées par le traité à la libre circulation des marchandises, des personnes et des services sont entièrement supprimées à l'expiration de la période de transition; et cela même lorsque le traité prescrit que leur suppression fait l'objet, au cours de cette période, de directives appropriées. Pour les personnes et les services, il suffira de citer les arrêts rendus le 21 juin 1974 dans l'affaire 2/74, Reyners (Recueil 1974, p. 631); 3 décembre 1974, affaire 33/74, Binsbergen (Recueil 1974, p. 1299); 12 décembre 1974, affaire 36/74, Walrave (Recueil 1974, p. 1405); 8 avril 1976, affaire 48/75, Royer (Recueil 1976, p. 497); 14 juillet 1976, affaire 13/76, Donà (Recueil 1976, p. 1333); 28 avril 1977, affaire 71/76, Thief fry (Recueil 1977, p. 765); 22 septembre 1983, affaire 271/82, Auer (Recueil 1983, p. 2727). |
5. |
De l'avis des gouvernements italien et français, la personne qui se rend d'un pays communautaire à un autre à des fins de tourisme, d'études, de soins médicaux ou d'affaires en emportant des devises étrangères, donne lieu à une exportation matérielle de moyens de paiement; c'est-à-dire que la personne accomplit une opération qui, jusqu'à présent, n'est pas libérée et qui peut donc être réglementée, limitée ou interdite par tout État membre. Les interventions des Etats ne connaissent pratiquement aucun frein, tant il est vrai que dans ce domaine ils ne sont pas non plus tenus au «standstill». L'article 71, premier alinéa, dispose en effet que «les États membres s'efforcent de n'introduire aucune nouvelle restriction ...»; il utilise donc un terme beaucoup moins péremptoire que ceux qui figurent dans les dispositions correspondantes en matière de circulation des marchandises, des personnes et des services. On en déduit — comme la Cour l'a observé dans l'arrêt Casati — qu'il «n'impose pas aux États membres une obligation inconditionnelle» et susceptible d'être invoquée par les particuliers (point 19 des motifs). D'autre part, observe le gouvernement italien, les articles 59 et 60 du traité laissent à penser que l'on ne peut parler de «services» que s'il existe «un rapport spécifique, déterminé ... dans ses éléments essentiels, tels que les sujets, la nature et la durée de la prestation». La prestation, en somme, doit être déterminée; ce qui signifie, à tout le moins, demandée et offerte par des sujets identifiables et clairement établis dans des États différents. «Celle qui est indistinctement offerte dans un État ... à la généralité des usagers» et dont ceux-ci ne peuvent bénéficier que s'ils se rendent au lieu où elle est exécutée, ne constitue pas une prestation de services (voir le mémoire présenté le 28. 1. 1983, dans l'affaire 286/82, p. 17 à 18); ne le sont donc pas non plus les activités médicales, scolaires et touristiques (nous pensons aux hôtels et aux lieux de restauration) dont il est toujours ou presque toujours à exclure qu'elles sont destinées à des clients particuliers. L'avocat général Trabucchi s'est exprimé en termes très semblables dans ses conclusions dans l'affaire 118/75, Watson et Belmann (Recueil 1976, p. 1200 et suiv.): l'article 59 — affirme-t-il — prévoit la libre circulation uniquement à l'égard de catégories déterminées d'opérateurs économiques. Il vise donc les prestataires et non pas également les utilisateurs des services. Nous ne partageons pas ce point de vue: divers arguments nous conduisent à penser que les dispositions relatives à la libre circulation des services s'appliquent au — delà des limites auxquelles il voudrait les réduire. Commençons par le tourisme. Étant qualifiées par le déplacement des destinataires, c'est-à-dire des touristes, il est évident que les prestations de ce secteur sont, pour la défense italienne et M. Trabucchi, étrangères au domaine de la libre circulation des services. Mais a-t-on pensé au revers de la médaille? Un État qui est libre de limiter ou d'interdire à ses résidents l'exportation de devises est également libre de les exclure des services touristiques offerts dans d'autres États membres et, partant, d'intervenir négativement dans l'activité de celui qui offre ces services. Nous nous demandons si un tel résultat, dans la mesure où il est poursuivi par d'autres, convient aux intérêts italiens; et nous doutons, surtout, qu'il résiste à une critique in apkibus. Parmi les valeurs du traité — nous le savons — la libre circulation des services occupe une place de premier plan. L'amputer d'une branche économique aussi importante que l'est le tourisme, revient à en réduire de moitié la portée, donc à lui dénier cette place, donc à nier qu'elle revêt pour le processus d'intégration l'importance que lui a reconnue l'article 3. Il en est de même des prestations médicales ou scolaires. Il n'est pas raisonnable de demander au médecin qui possède des instruments sophistiqués ou opère uniquement dans la clinique dans laquelle il dispose des appareils nécessaires et de collaborateurs expérimentés de se déplacer d'un pays à l'autre ou de demander que l'école se rende là où résident les élèves; or c'est ce que prétend la thèse que nous critiquons pour que ces activités puissent être considérées comme libérées et pour que le champ d'application des articles 59 à 66 ne subisse pas d'autres amputations. Les voyages d'affaires qui, comme l'observe la Commission, constituent une catégorie hétérogène, offrent en revanche moins de certitude. On pourra, tout au plus, dire que certains voyageurs — comme les journalistes, les avocats, etc. — sont assurément des prestataires de services et peuvent invoquer les dispositions du traité. |
6. |
Mais d'autres arguments, tirés des dispositions qui ont mis en oeuvre les articles 59-66, peuvent être ajoutés à celui que nous venons de développer — le gouvernement italien nie en substance la circulation de services économiquement ou socialement cruciaux comme le sont le tourisme, l'assistance médicale et l'enseignement. Nous pensons d'abord au programme général pour la suppression des restrictions à la libre prestation des services, adopté par le Conseil le 18 décembre 1961 (JO du 15. 1. 1962, p. 32), qui cite le tourisme parmi les activités économiques pour lesquelles doit être levée «toute prohibition ou toute gêne aux paiements de la prestation lorsque les échanges de services ne sont limités que par des restrictions aux paiements y afférents» (voir lettre D du titre III). Mais il y a plus. Ce même programme affirme que les restrictions à éliminer sont de deux ordres: celles qui «atteignent les prestataire ... directement» et celles qui «atteignent le prestataire ... par le biais du destinataire ou par celui de la prestation» (voir titre III). Enfin, il touche notre sujet spécifique. Il est ainsi précisé à la lettre D du titre III que «les États membres conservent le droit de vérifier ... la réalité des transferts de moyens financiers et des paiements» et de prendre les mesures indispensables pour faire échec aux infractions à leurs lois «en matière de délivrance de divises aux touristes» ; et le titre V dispose : en vue de «l'élimination effective des restrictions à la libre prestation des services, l'échéancier suivant est adopté ... B ... avant l'expiration de la première étape, élimination des restrictions définies aux paragraphes ... D du titre III. Toutefois, les allocations de devises ... subsisteront éventuellement pendant la période transitoire, mais leur montant sera accru progressivement à partir de l'expiration de la première étape». Une fois écartés, comme aurait dit Dante, «il troppo e il vano», ces dispositions lancent un double message:
Au demeurant, le fait que cette interprétation soit exacte est confirmé a contrario par la directive 340 du Conseil du 31 mai 1963. Son article 3 prévoit en effet que la suppression des prohibitions ou des gênes aux paiements des prestations «s'applique aux services définis par les articles 59 et 60 du traité»; en revanche elle ne s'applique pas «aux allocations de devises aux touristes». Que signifient ces termes? Évidemment, que lesdites allocations (et, partant, l'exportation de devises au sein de la Communauté) entraient, pour le Conseil, dans le cadre de la libre circulation des services; autrement il n'aurait pas été nécessaire de les exclure du cadre des restrictions destinées à disparaître avant l'expiration de la période de transition. Le Conseil a- en somme reconnu, qu'elles seraient levées à la fin de cette période. Deux autres directives du Conseil se situent dans la même ligne: la directive 64/221 du 25 février 1964 (JO 1964, p. 850) pour la coordination des mesures spéciales aux étrangers en matière de déplacement et de séjour justifiés par des raisons d'ordre public, etc., et la directive 73/148 du 21 mai 1973 (JO L 172, 1973, p. 14), relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l'intérieur de la Communauté en matière d'établissement et de prestation de services. L'une et l'autre obligent en effet les États à supprimer les restrictions au déplacement et au séjour «des ressortissants des États membres désireux de se rendre dans un autre État membre» comme «destinataires d'une prestation de services»; ce qui démontre encore que les articles 59-66 visent les destinataires autant que les prestataires. Le touriste paraît donc «protégé dans sa liberté de mouvement par les règles du traité désormais directement applicables». Ce sont les paroles de l'avocat général Trabucchi qui, par ailleurs — nous l'avons déjà vu —, dénie auxdites dispositions la portée résultant des sources de droit secondaire que nous venons d'évoquer.. Nous ne pensons pas que sa thèse résiste aux arguments exposés jusqu'ici. Toutefois, si quelque doute subsistait, une source de droit primaire, tel que le traité d'adhésion de la Grèce, devrait permettre de le dissiper définitivement. Son article 54 permet en effet que, sous certaines conditions et jusqu'au 31 décembre 1985, les restrictions aux transferts de devises des touristes subsistent; et, comme l'observe la Commission, une telle dérogation n'a de sens que si l'on suppose que ces transferts sont effectivement libérés dans les rapports entre les États membres. |
7. |
Nous avons ainsi établi que les prestations touristiques, médicales et scolaires relèvent du champ d'application des articles 59-66 même lorsque, comme c'est en général le cas, elles impliquent le déplacement du destinataire du pays de résidence vers celui où le service est rendu. La suppression à l'expiration de la période de transition des limites posées à la circulation des services devait nécessairement entraîner — parce qu'elle est à la fois une conséquence et une condition de ce déplacement — la liberté des transferts de devises destinées à rémunérer lesdites prestations. Nous en avons également perçu de multiples traces dans une série de dispositions. Le moment est venu de rappeler que l'article 106, paragraphe 1, premier alinéa, du traité a eu pour objet de la mettre en oeuvre. En effet, aux termes de cette disposition, «chaque État membre s'engage à autoriser, dans la monnaie de l'État membre dans lequel réside le créancier ou le bénéficiaire, les paiements afférents aux échanges de marchandises, de services et de capitaux... dans la mesure où la circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes est libérée entre les États membres...» L'avocat général Capotorti lui attribue donc à juste titre une fonction «accessoire» par rapport à la réglementation des titres I et III (conclusions dans l'affaire Casati précitée); et c'est à juste titre également que la Cour a pu lui reconnaître un rôle de premier plan dans la réalisation de cet élément «fondamental pour la réalisation du marché commun» qu'est la «libération des échanges de marchandises, de services et de capitaux» (arrêt Thompson précité, point 22 des motifs). Or, la liberté des mouvements de capitaux est, comme nous le savons, soumise à des restrictions; en revanche, celle des services ne l'est pas, sauf pour les raisons visées à l'article 66. Il en résulte que lorsqu'elle a été pleinement mise en œuvre, la liberté parallèle des transferts de devises pour le paiement des prestations en question (comme de tout autre service) est née ipso iure: en d'autres termes, l'article 106, paragraphe 1, premier alinéa, l'a engendrée de manière automatique. |
8. |
Dans les questions 2 et 3, le juge au principal suppose que le phénomène de l'exportation de devises à des fins de tourisme, d'études et de soins médicaux est régi par l'article 106, paragraphe 3. L'ayant ramené dans le cadre du paragraphe 1, nous pourrions ignorer cette hypothèse qui implique d'ailleurs une réponse négative à la première question; nous l'examinerons cependant parce que l'on attend d'un avocat général une analyse complète. Le tribunal de Gênes se réfère donc tant au premier qu'au deuxième alinéa du paragraphe 3. En ce qui concerne le premier, il souhaite savoir si les résidents d'un État membre se rendant dans un autre État membre à des fins de tourisme, de soins médicaux, d'études ou d'affaires, ont le droit d'exporter des devises sur la base de la clause du «standstill» que ledit alinéa énonce et dans la mesure où ces transferts constituent des transactions invisibles aux termes de l'annexe III du traité. Citons le texte de la disposition: «les États membres s'engagent à ne pas introduire entre eux de nouvelles restrictions aux transferts afférents aux transactions invisibles énumérées à la liste qui fait l'objet de l'annexe III du traité». Ces transferts sont, quant à eux, de trois types: certains sont liés à la circulation des marchandises, des services et des personnes, d'autres concernent la circulation des capitaux, d'autres encore ne peuvent pas être rattachés à ces catégories (ainsi ceux afférents aux frais de représentation, recettes consulaires, pensions alimentaires). Alors que les premiers doivent, pour les raisons exposées ci-dessus, être considérés comme tout à fait libérés et que les seconds le sont dans les limites posées par les directives du 12 juillet 1960 et du 18 décembre 1962, les troisièmes ne peuvent bénéficier que de l'obligation de supprimer progressivement les restrictions prévues par le deuxième alinéa du paragraphe 3. La portée de la disposition étant ainsi définie, nous devons nous interroger sur la valeur que revêt la circonstance que parmi les transferts du premier type figurent ceux afférents aux «voyages d'affaires», au «tourisme», aux «voyages et séjours de caractère personnel, nécessités par des raisons de santé». La réponse est évidente: elle ne revêt aucune valeur dans l'optique de notre affaire. Lesdits transferts sont en effet mentionnés uniquement pour rendre efficace l'obligation de «standstill» en ce qui concerne les paiements correspondants en devises; la période de transition étant achevée et ces mêmes paiements étant libérés en vertu du paragraphe 1, premier alinéa, leur rappel a donc perdu toute importance puisque cette obligation a épuisé sa fonction. |
9. |
Passons au paragraphe 3, deuxième alinéa. Le tribunal de Gênes pose la question de savoir s'il peut être interprété en ce sens que l'exportation de devises pour couvrir des frais de tourisme, de soins médicaux, etc., fait partie, en tant que transfert matériel de moyens de paiements, des mouvements de capitaux non libérés de sorte que les États membres pourraient légalement la limiter ou l'interdire. Nous avons déjà exclu que les transferts de devises destinées à couvrir ces dépenses puissent être assimilés à des mouvements de capitaux. En tout cas, il ne nous semble pas que la disposition à laquelle le juge de renvoi se réfère, se prête à l'interprétation qu'il envisage. Elle prévoit en effet que «la suppression progressive des restrictions existantes est effectuée conformément aux dispositions des articles 63 à 65 inclus, dans la mesure où elle n'est pas régie par les dispositions des paragraphes 1 et 2 ou par le chapitre relatif à la libre circulation des capitaux». Or ce «dans la mesure où» et les mots suivants prouvent que son champ d'application est résiduel et très réduit: puisqu'ils ne concernent pas les prestations relevant de la circulation des marchandises, des services et des capitaux, les transferts frappés des restrictions que la disposition vise à supprimer devront nécessairement s'identifier au troisième groupe des transactions invisibles (afférentes aux frais de représentation, etc.) auquel — et précisément dans ce sens — nous avons fait allusion ci-dessus. Mais, s'il en est ainsi, on ne voit pas quelle lumière le deuxième alinéa peut jeter sur la libération des paiements afférents aux échanges de services. |
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Puisqu'il est donc établi que les transferts de devises pour le paiement des prestations de quibus sont libres, il reste le problème des contrôles que les Etats peuvent exercer sur ceux-ci. Bien que les trois questions n'en parlent pas, les contrôles sont en effet nécessaires. Le gouvernement italien a beaucoup, et à juste titre, insisté sur le risque de voir le touriste, le patient ou l'étudiant utiliser les devises à des fins différentes de celles pour lesquelles ils se les sont procurées, c'est-à-dire qu'ils s'en servent pour constituer des réserves à l'étranger, réalisant ainsi de véritables mouvements de capitaux. Or, nous avons dit à plusieurs reprises que ces mouvements restent soumis à des restrictions. Ajoutons ici que cela procède de raisons logiques. Les dispositions pertinentes du traité (citons encore les conclusions de l'avocat général Capotorti dans l'affaire Casati) «ne peuvent pas être interprétées indépendamment de celles qui ont trait à la politique économique»; et puisque c'est aux Etats membres que l'article 104 attribue la responsabilité d'assurer l'équilibre de leur balance commerciale, il serait incongru de les obliger à libérer inconditionnellement les transferts sans contrepartie. Au demeurant, tout cela est reconnu, surtout en ce qui concerne les frais afférents au tourisme, par le droit communautaire dérivé. Nous avons déjà cité le titre III du programme général du 18 décembre 1961 où il était affirmé que «les États membres conservent le droit de vérifier la nature et la réalité des transferts de moyens financiers et des paiements» pour faire échec «aux infractions à leurs lois» notamment «en matière de délivrance de devises aux touristes». Ön dira que ce sont des paroles écrites en pleine période transitoire. C'est vrai. Mais puisqu'à l'expiration de cette période, la circulation des capitaux n'a été que partiellement libérée, il nous paraît évident qu'elles conservent toute leur valeur. Des contrôles sont, en somme, admis; mais de quel genre et à quel degré? A notre avis, ils devraient d'abord dûment tenir compte du risque différent de fraude dont s'accompagnent les exportations à des fins de tourisme ou de voyages d'affaires, d'une part, de soins médicaux et d'études, d'autre part. Dans le cas du tourisme — l'activité qui se prête le plus à masquer des transferts de capitaux — une solution praticable, parce que efficace et en même temps pas trop inquisitoriale, pourrait se fonder sur la quantité de devises étrangères que les intéressés entendent transférer. A cet égard, nous distinguerions trois niveaux. Au plus bas (ou au-dessous de X) les devises pourraient être achetées et exportées sans aucune vérification. Dans la tranche intermédiaire (entre X et Y), les frais aux fins desquels les devises sont achetées devraient être justifiés aü préalable, à tout le moins dans leurs grandes lignes. Dans la tranche la plus élevée (ou au-dessus de Y), cette justification serait assortie de l'obligation de fournir, ex post, les pièces justificatives des paiements exécutés. Naturellement, les États membres se verraient reconnaître le pouvoir de prévoir des sanctions à l'égard des résidents qui se soustraient à ces mesures; mais, comme vous l'avez rappelé à maintes reprises, dans la mesure où leur importance est proportionnée au but pour lequel elles sont fixées (voir arrêt rendu le 7. 7. 1976 dans l'affaire 118/75, Watson, Recueil 1976, p. 1185; 15. 12. 1976, affaire 41/76, Donckerwolcke, Recueil 1976, p. 1921; 14. 7. 1977, affaire 8/77, Sagulo, Recueil 1977, p. 1495; 30. 11. 1977, affaire 52/77, Cayrol, Recueil 1977, p. 2261). |
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Eu égard aux considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par le tribunal de Gênes dans les ordonnances du 12 juillet et du 22 novembre 1982 rendues dans les affaires opposant Mme Graziana Luisi au ministère du Trésor et M. Giuseppe Carbone au même ministère:
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( 1 ) Traduit de l'italien.