CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. GERHARD REISCHL,

PRÉSENTÉES LE 25 MARS 1981 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Mme Maria Salonia est propriétaire gérante à Ragusę d'un commerce au détail d'articles de papeterie, librairie, journaux, parfumerie, mercerie; elle est titulaire, depuis le 23 février 1978, de l'autorisation administrative nécessaire à cet effet.

Le 17, puis le 20 avril 1978, elle s'est adressée à M. Giorgio Poidomani et à Mme Franca Giglio, veuve Bagheri, titulaires de dépôts de distribution de presse et périodiques, situés à Ragusę, pour leur demander d'être approvisionnée en articles de presse. Ces demandes n'ont pas été acceptées. Le 21 septembre 1978, Mme Salonia a saisi la jusûce pour obtenir d'être approvisionnée et indemnisée du préjudice causé par ce qu'elle considérait comme un cas de «concurrence déloyale» au sens de l'article 2598 du Code civil italien.

Pour leur défense, les propriétaires des dépôts de messageries de presse en question ont allégué qu'aucun distributeur n'était tenu de confier des articles de presse même à des revendeurs de profession, étant donné que le régime de distribution des journaux et périodiques faisait l'objet de l'accord national du 23 octobre 1974, passé entre associations représentatives des éditeurs et des marchands de journaux, accord réglementant la distribution des quotidiens et périodiques.

Or, en vertu de l'article 2 de ce texte, «dans les communes dont la population est supérieure à 2500 habitants... les éditeurs ne pourront céder leurs publications, en vue de la vente, qu'à ceux qui sont munis de la carte les autorisant à exercer l'activité de vendeurs de journaux, délivrée par les commissions paritaires interrégionales (à l'époque, par la commission nationale pour la diffusion des quotidiens et périodiques)...».

Selon l'article 4,

«les vendeurs sont tenus:

...

1)

de prélever et de recevoir les publications à mettre en vente exclusivement chez les éditeurs ou leurs distributeurs, toute autre forme de fourniture étant considérée comme abusive...»

Le respect des obligations assumées par les vendeurs est garanti par toute une série de sanctions dont l'application est confiée à la commission paritaire interrégionale (article 11 de l'accord).

Par ailleurs, le règlement relatif au fonctionnement des commissions paritaires interrégionales portant réglementation de la vente des quotidiens et périodiques, établi à cette occasion, prévoit à son article 1:

«Il appartient aux commissions paritaires interrégionales prévues par l'article 12 de l'accord national réglementant la vente:

...

c)

de délivrer au bénéficiaire de la concession du nouveau point de vente autonome la carte de prélèvement des publications chez les éditeurs ou leurs distributeurs;

de délivrer aux titulaires du point de vente autonome l'autorisation de gestion des points de vente subsidiaires institués».

La délivrance de la «carte pour le prélèvement des publications» est notamment subordonnée à un versement en argent, dont les modalités sont précisées à l'article 7 du règlement.

Étant donné que la requérante n'était pas détentrice d'une telle carte et qu'elle n'était pas liée aux éditeurs par un «rapport contractuel de caractère fiduciaire», les propriétaires des dépôts en question, simples mandataires des éditeurs, ne pouvaient, en l'absence d'indication en ce sens des éditeurs, accéder à la demande de l'intéressée. Citant à cet égard une lettre du 26 juillet 1974 de la fédération aux distributeurs de Ragusę, ils en déduisaient que l'action aurait dû être dirigée contre les éditeurs.

Le tribunal civil de Ragusę, devant lequel l'affaire avait été portée en première instance, a estimé, en se basant sur un arrêt de la Cour de cassation italienne n° 2387 du 4 septembre 1962, qu'un tel accord n'est pas illégal du point de vue du droit interne, car il présente le caractère d'un contrat de dépôt de marchandises régi par le principe de l'«autonomie contractuelle». Cependant, ce tribunal n'exclut pas que cet accord puisse tomber sous le coup des articles 85 et 86 du traité et il vous pose, au titre de l'article 177, les questions suivantes:

«1)

Cet accord présente-t-il le caractère d'une entente nationale de protection du marché de la distribution et de la vente de toute espèce de presse, nationale et étrangère; cons-titue-t-il une infraction à l'interdiction des ententes, prévue par l'article 85 du traité, et provoque-t-il une distorsion des conditions de concurrence, eu égard à la réglementation particulière de l'accès au commerce des journaux, aux exigences minimales requises, aux obligations et aux mesures de sanction imposées aux revendeurs?

2)

L'accord cité n'est-il pas incompatible et ne tombe-t-il pas, par conséquent, sous l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité, dans la mesure où il provoque une dicrimination au détriment des revendeurs, malgré l'autorisation régulière de vente de journaux qui leur est accordée par l'autorité administrative compétente, du seul fait que ces revendeurs n'acceptent pas de se munir de la carte les autorisant à exercer l'activité de revente, dont la délivrance est laissée, par la réglementation de l'accord lui-même, au pouvoir discrétionnaire des commissions paritaires interrégionales (et actuellement de la commission nationale pour la diffusion des quotidiens et périodiques)?

3)

Cet accord ne porte-t-il pas atteinte au libre jeu de la concurrence, par lequel s'exprime le choix des consommateurs déterminant le nombre des points de vente de la presse, de la même manière que la réglementation de marché, instituée par l'Association néerlandaise des revendeurs de bicyclettes et d'articles similaires, dont les principes et les limitations sont analogues à ceux de l'accord des quotidiens, et qui a été interdite par la commission executive (décision du 2 décembre 1977, JO L 20 du 25. 1. 1978)?

4)

Les clauses d'interdiction de cession, en vue de la vente, contenues dans l'article 2 de l'accord en question et l'article 1 du règlement pour le fonctionnement des commissions paritaires, peuvent-elles être considérées comme répondant à des critères objectifs permettant d'exclure tout arbitraire ou peuvent-elles être exemptées en vertu de l'article 85, paragraphe 3, même dans le cas où elles ont été insérées en vue de contribuer à une amélioration de la distribution?

5)

Le fait d'exclure des fournitures les revendeurs qui, comme Mme Salonia, ne possèdent pas la carte d'autorisation imposée par cet accord et de retirer à cette catégorie de personnes la possibilité de se procurer d'une autre manière les produits afin de les vendre, exclut-il la possibilité d'appliquer l'exemption prévue par les règlements 19 et 67 et, si cette exemption est accordée, ne présente--t-il pas le caractère d'un cas de révocation du bénéfice?

6)

Le comportement prévu et réglementé dans l'accord en question ne constitue-t-il pas un abus de position dominante?

Voici notre point de vue sur ces questions.

Il faut tout d'abord noter que, par leur formulation concrète, ces questions vont bien au-delà de l'examen et des réponses que permet l'article 177 du traité. De plus, comme nous aurons encore l'occasion de le montrer, la situation de fait ne paraît avoir été que très imparfaitement éclaircie. C'est ainsi que l'Association italienne des éditeurs de journaux, concernée au premier chef, aurait dû être entendue par la juridiction nationale en vue d'établir quels étaient les accords effectivement en vigueur à l'époque en cause. Nous ne pouvons donc que tenter de fournir les éléments de réponse du point de vue du droit communautaire, cette réponse ne pouvant qu'être partielle faute d'une connaissance complète des faits.

1) 

En premier lieu, il faut rappeler que l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, ne frappe que les restrictions de concurrence susceptibles d'affecter les échanges entre États membres.

Selon une jurisprudence constante (Brasserie de Haecht, 12 décembre 1967, Recueil p. 526; Volk, 9 juillet 1969,Recueil, p. 295; Cadillon, 6 mai 1971, Recueil, p. 351), «pour être susceptible d'affecter le commerce entre États membres, l'accord doit, sur la base d'un ensemble d'éléments objectifs de droit ou de fait, permettre d'envisager avec un degré de probabilité suffisant qu'il puisse exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d'échanges entre États membres dans un sens qui pourrait nuire à la réalisation des objectifs d'un marché unique entre États» (attendu n° 5 de l'arrêt Volk).

Encore faut-il que cet accord affecte le commerce entre États membres de façon sensible:«Un accord échappe à la prohibition de l'article 85 lorsqu'il n'affecte le marché que d'une manière. insignifiante, compte tenu de la faible position qu'occupent les intéressés sur le marché des produits en cause» (attendu n° 7 de l'arrêt Volk).

Toutefois, selon votre arrêt Cementhandelaren du 17 octobre 1972 (Recueil, p. 992, attendu n° 29), «une entente s'étendant à l'ensemble du territoire d'un État membre a, par sa nature même, pour effet de consolider des cloisonnements de caractère national, entravant ainsi l'interpénétration économique voulue par le traité et assurant une protection à la production nationale».

2) 

Sur la base de ces critères, la Commission constate, en premier lieu, que les éditeurs italiens ne mettent pas sur le marché la presse étrangère; la réglementation collective en cause, au plan formel du moins, ne monopolise que la distribution et la vente en Italie de la presse nationale; elle n'est donc valable que sur le territoire d'un État membre. Aussi bien, l'accord ne lui a-t-il pas été notifié au titre du règlement n° 17 du Conseil du 6 février 1962.

Tout en affirmant qu'il n'existe aucun accord entre éditeurs italiens et éditeurs étrangers et que ces derniers ne se sont jamais plaints de l'organisation des messageries en Italie, la Commission reconnaît cependant que, souvent, des restrictions de la concurrence de ce type (c'est-à-dire qui produisent leurs effets exclusivement sur le commerce intérieur d'un État membre) ne peuvent pas ne pas avoir un effet, au moins indirect, sur le commerce entre États membres. Si le «marché en cause» doit en l'espèce être compris comme étant celui de la presse étrangère, c'est-à-dire la presse originaire des pays de la Communauté et vendue en Italie, il est tout aussi exact que le système de distribution de la presse italienne par un circuit fermé a des répercussions incontestables sur la distribution de la presse étrangère. En effet, cette presse ne peut être distribuée qu'en utilisant le réseau de distribution existant. Ainsi, bien que l'accord ne vise officiellement que la presse italienne circulant en Italie, il a inévitablement des répercussions sur la distribution et la vente de la presse étrangère dans ce pays.

Pour sa part, le juge national avait lui-même constaté que cette réglementation interprofessionnelle est applicable à la presse nationale comme à la presse éditée dans les autres États membres de la Communauté et qu'elle permet à la Fédération italienne des éditeurs de journaux, en cas d'apparition de nouveaux points de vente «abusifs», d'imposer aux distributeurs l'obligation de n'augmenter en aucun cas les quantités de publications habituellement destinées à la revente.

La Commission parvient ainsi à la conclusion que l'accord en question est un «accord classique d'exclusivité réciproque aux termes duquel des producteurs s'obligent à fournir uniquement quelques groupes d'acheteurs qui, à leur tour, s'obligent à s'approvisionner uniquement auprès des producteurs en question». Ce type d'accord a d'ailleurs eu «l'honneur» de faire l'objet de la première décision d'interdiction prise par la Commission en application de l'article 85 («recommandation» du 24 juillet 1963, Convention faïence).

La Commission examine ensuite si cet accord, qui affecte le commerce entre États membres, le fait de façon sensible. Elle rappelle que, pour concrétiser cette notion, elle a fait savoir aux entreprises à titre indicatif, dans sa communication du 27 mai 1970 concernant les accords d'importance mineure qui ne sont pas visés par les dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du traité (JO C 64 du 2. 6. 1970, p. 1), qu'elle considère elle-même que «l'interdiction prévue à l'article 85 ne concerne pas les accords conclus entre entreprises lorsque les produits concernés par l'accord ne représentent, dans la partie du marché commun où l'accord produit son effet, pas plus de 5 % du volume d'affaires réalisé et lorsque le chiffre d'affaires annuel total réalisé par les entreprises qui participent à l'accord ne dépasse pas 15 millions d'unités de compte ou, s'agissant d'accords entre entreprises commerciales, 20 millions d'unités de compte». A ce texte s'est substituée la communication de la Commission du 19 décembre 1977 (JO C 313 du 29. 12. 1977, p. 3) qui a, entre autres, remplacé ces montants par le chiffre de 50 millions d'unités de compte.

Sur la base des statistiques dont elle disposait au mois de juillet 1980, la Commission suppute que la vente de journaux étrangers ne représente guère plus de 7 % en valeur du chiffre d'affaires de la presse italienne, ce dernier s'élevant à 1109 milliards de LIT pour l'année 1978.

Il nous paraît douteux que les communications précitées de la Commission puissent être purement et simplement appliquées au cas d'espèce, d'autant qu'elle s'avoue incapable de dire si l'accord en question n'affecte le commerce entre États membres que de façon insensible.

La Cour a invité la requérante au principal et la Commission à fournir à l'audience le chiffre des importations en Italie, de 1972 à 1977, des journaux et périodiques provenant des autres États membres, ainsi que le chiffre d'affaires des éditeurs de presse italiens pendant cette période. La Commission a affirmé, en réponse, que, de 1972 à 1978, le chiffre d'affaires des éditeurs italiens et les importations en Italie de journaux et de périodiques en provenance des autres États membres sont restés, en valeur constante, pratiquement stables par rapport aux importations en provenance du reste du monde.

Nous observerons, pour notre part, que ce qu'il faudrait surtout connaître, ce sont les chiffres que pourrait atteindre la diffusion de la presse étrangère en Italie si un tel accord n'existait pas, c'est-à-dire si «l'interpénétration économique voulue par le traité» et si le «marché unique entre États» étaient réalisés dans ce secteur. Or, une telle recherche ne saurait être entreprise que par le juge national.

D'un autre côté, le représentant de Mme Giglio, défenderesse au principal, a répété lors de la procédure orale — comme il l'avait déjà déclaré devant le tribunal national — que l'accord du 23 octobre 1974, liant la Federazione sindacale unitaria giornalai à la Federazione italiana editori giornali avait cessé d'être en vigueur à partir du 31 octobre 1976 en raison de sa dénonciation par les organisations nationales de marchands de journaux et qu'il avait été remplacé, à partir du 15 décembre 1976, par un nouvel accord dont, pas plus que le juge national, nous n'avons le texte. Le représentant de Mme Giglio a encore indiqué 3ue ce dernier accord avait lui-même été énoncé à partir du 31 mars 1977. La Commission a précisé qu'un nouvel accord, conclu le 13 mars 1980, était entré en vigueur le 1er avril suivant entre les organisations représentatives des éditeurs et des marchands de journaux. Nous n'avons pas le texte de cet accord, mais la Commission affirme qu'il ne comporterait plus les clauses restrictives de l'accord de 1974. Mais nous ignorons si l'accord de 1974 ne continuait pas, en fait, d'être appliqué sous forme de pratique concertée, du moins en Sicile, à l'époque des faits de la cause.

Il nous paraît donc que le juge national devrait s'assurer au préalable qu'au moment où Mme Salonia a demandé à être approvisionnée, les titulaires des dépôts auxquels elle s'était adressée pouvaient fonder leur refus sur un accord toujours en vigueur. A supposer 3ue tel fût bien le cas, il lui appartienrait de réexaminer l'affaire sur la base des statistiques qui vous ont à présent été fournies par la Commission.

3. 

Bien que, compte tenu des explications orales de la Commission, ce point ne présente plus guère qu'un intérêt théorique, il nous reste à examiner l'éventualité d'une application de l'article 85, paragraphe 3, et du règlement n° 67/67 de la Commission du 22 mars 1967.

La Commission note que la question de savoir si l'accord litigieux peut bénéficier de l'exemption prévue au paragraphe 3 de l'article 85 ne se pose pas puisqu'il ne lui a jamais été notifié. Formellement, ce point de vue est exact, mais, comme l'accord ne visait — d'un point de vue formel également — que la presse italienne, on peut se demander s'il y avait lieu de le notifier.

La Commission ajoute que «les critères spécifiques de la distribution sélective ne peuvent certainement pas servir d'élément de référence pour la simple revente de journaux et qu'en tout cas l'utilisateur final ne peut certainement pas retirer un avantage quelconque d'une système de ce genre». Ces affirmations nous semblent quelque peu péremptoires et sommaires. Elles passent totalement à côté du problème des stocks et de la reprise des invendus, celle-ci constituant, pour les éditeurs, la contrepartie du contrat de dépôt les liant aux distributeurs.

Pour le cas où l'accord tomberait sous l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, sans pouvoir bénéficier du paragraphe 3, le juge national vous demande enfin quelle serait la portée éventuelle, à l'égard d'un accord de ce type, du règlement de la Commission n° 67/67 prévoyant l'exemption par catégories d'accords d'exclusivité.

Vous avez déjà répondu très précisément à cette question dans votre arrêt Cadillon précité (Recueil, p. 357, attendu n° 15): «Il ressort de l'article 7, paragraphe 2, dudit règlement que de tels accords, au cas où ils tomberaient sous l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, pourraient bénéficier de l'exemption par catégories, malgré l'absence de leur notification à la Commission, pourvu qu'ils répondent aux conditions spécifiques prévues par les articles 1 à 3 du même règlement».

Sur cette base, l'application du règlement n° 67/67 à un accord du type de l'accord en cause nous paraît totalement hors de question. D'une part, l'une des conditions requises pour qu'un accord puisse bénéficier de l'exemption catégorielle prévue par ce règlement et par le règlement du Conseil n° 19/65 est qu'il ait été conclu entre deux entreprises. Or, cette condition n'est manifestement pas réalisée en l'espèce. D'autre part, bien qu'il s'agisse formellement d'un accord auquel ne participent que des entreprises d'un État membre, il affecte le commerce entre les États membres. Il est vrai toutefois que l'agent de cette même Commission a affirmé lors de la procédure orale que cet accord n'a, en aucune manière, sensiblement affecté la distribution de la presse communautaire en Italie.

En résumé, nous concluons à ce que vous disiez pour droit qu'un accord auquel ne participent que des entreprises d'un même État membre et qui concerne la revente de produits à l'intérieur de cet État, est susceptible d'affecter de façon sensible le commerce entre États membres dans la mesure où les courants d'échanges entre les autres territoires du Marché commun et le territoire de l'État membre en question sont susceptibles de se développer autrement qu'ils ne le feraient en l'absence de cet accord et dans un sens qui pourrait nuire à la réalisation d'un marché unique entre les États membres.


( 1 ) Traduit de l'allemand.