CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. GERHARD REISCHL,

PRÉSENTÉES LE 8 MAI 1974 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Le présent recours vise à obtenir l'annulation de décisions du Conseil portant nomination de deux fonctionnaires à des emplois d'administrateur. Ce recours a été introduit par trois requérantes; celui de deux d'entre elles, les requérantes nos 2 et 3, ne pose aucun problème particulier de recevabilité: elles sont fonctionnaires du Conseil et font valoir un intérêt juridique à l'annulation de nominations qui portaient atteinte à leur situation personnelle. En revanche, la requérante no 1 est l'Union syndicale, syndicat groupant des fonctionnaires et autres agents des institutions et organismes européens dont le siège est à Bruxelles.

Le fait qu'un syndicat se soit porté partie en l'espèce a amené le Conseil à soulever une exception d'irrecevabilité par mémoire du 27 novembre 1973, et à demander à la Cour de statuer sur ce point sans engager le débat au fond, en vertu de l'article 91, paragraphe 4, du règlement de procédure.

Par ordonnance du 13 février 1974, la première chambre a décidé, par application de l'article 95, paragraphe 2, du règlement de procédure, de renvoyer l'affaire devant la Cour siégeant en séance plénière. La Cour a décidé de statuer sur l'exception sans engager le débat au fond et sans procéder à des mesures d'instruction préalable.

Les parties ont été entendues à l'audience du 21 mars 1974 et l'affaire est en état.

I — Portée de l'exception

Il convient tout d'abord d'examiner la portée de l'exception d'irrecevabilité soulevée par le Conseil. En effet, celui-ci ne vous demande pas seulement de déclarer le recours irrecevable, en tant qu'introduit par l'Union syndicale, dont la capacité d'agir en justice dans une affaire de ce genre peut, comme nous le verrons, être douteuse, mais il attaque également le recours introduit par les deux fonctionnaires, pour autant que celles-ci entendent participer à la requête en qualité de responsables ou membres de l'Union syndicale. Sur ce point, l'exception ne nous paraît guère sérieuse. En effet, les deux requérantes ont expressément déclaré qu'elles ont introduit et poursuivent leur recours en leur nom propre, à titre personnel et pour la défense de leurs intérêts propres. Elles sont peut-être membres ou même responsables de l'Union syndicale ou d'une association quelconque, cela n'a aucune importance ici; mais le fait est qu'elles auraient pu participer au concours destiné à combler la vacance des postes litigieux … si ce concours avait eu lieu. L'intérêt légitime de ces deux fonctionnaires à intenter un recours et leur capacité pour ester en justice conformément à l'article 91 du statut ne sont pas douteux, puisqu'elles ont introduit des réclamations en vertu de l'article 90 dudit statut.

II — Discussion de l'exception

1.

Il convient d'examiner tout d'abord ce qu'est l'Union syndicale et ce qu'elle représente d'après le statut des fonctionnaires des Communautés européennes.

L'Union syndicale est un syndicat de fonctionnaires et autres agents des institutions et organismes des Communautés européennes installés à Bruxelles. Ses status ont été adoptés par une assemblée générale de ses membres et sont entrés en vigueur le 25 janvier 1973. Elle est actuellement gérée et représentée par un comité exécutif élu le 29 janvier 1973. Ce syndicat est affilié à l'Internationale des services publics (ISP) dont le siège est à Londres et associé, par cet intermédiaire, à la Confédération européenne des syndicats libres (CESL) et à la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) ayant leur siège à Bruxelles. Selon ses statuts (article II — paragraphe 1, les «buts essentiels» du syndicat sont :

«—

de servir et de défendre les intérêts économiques, sociaux, professionnels et moraux de ses adhérents et de l'ensemble du personnel.

de participer aux objectifs et principes de l'ISP, de la CESL et de la CISL dans le sens d'une solidarité de fait avec le monde du travail européen et international».

Ces buts essentiels sont exposés en détail dans l'article II, paragraphe 2, des statuts et se traduisent par la détermination de défendre l'indépendance, la permanence et la qualité de la fonction publique européenne, de coopérer à son organisation et de tout mettre en œuvre pour que les structures et les conditions de travail soient adaptées aux exigences d'une administration multinationale moderne et humaine.

Il y a lieu d'examiner ensuite la situation des syndicats en droit communautaire.

L'article 24bis, inséré dans le statut par le règlement modificatif no 1473/72 du Conseil, du 30 juin 1972, déclare que :

«Les fonctionnaires jouissent du droit d'association; ils peuvent notamment être membres d'organisations syndicales ou professionnelles de fonctionnaires européens».

L'autorité statutaire admet donc l'affiliation des fonctionnaires et autres agents des institutions communautaires à des organisations syndicales comme conséquence du droit fondamental de la liberté d'association. Par là même, elle reconnaît expressément l'existence des syndicats et des organisations professionnelles ainsi que leur activité et l'exercice de leur mission spécifique. Ce serait tenir en échec cette reconnaissance que de permettre à l'autorité statutaire de refuser toute compétence de représentation à des organismes dont elle admet ainsi l'existence. Il reste seulement à déterminer les limites dans lesquelles ils peuvent exercer cette compétence.

Le Conseil croit pouvoir prouver, qu'en sa qualité d'autorité statutaire, il a tracé cette limite dans le domaine en question. En effet, il s'est opposé à un additif proposé par l'Assemblée à l'article 24bis que nous venons de citer et selon lequel, lorsqu'un litige oppose devant la Cour de justice la Communauté à l'une des personnes visées au statut, l'organisation syndicale ou professionnelle à laquelle appartient cette personne peut intervenir dans le litige «si l'intérêt général du personnel justifie cette intervention». Selon le Conseil, l'autorité statutaire ayant explicitement rejeté la proposition formelle et concrète de donner au syndicat des possibilités accrues d'ester en justice, il faut en conclure que celui-ci ne peut pas se porter partie devant la Cour.

Cela nous paraît une interprétation pour le moins hardie. L'attitude du Conseil nous semble plutôt découler de la conception que cette institution se fait du principe de la séparation des pouvoirs. Selon cette conception, c'est au juge, en tant que gardien de l'ordre juridique, qu'il faut laisser le soin de tirer de l'existence reconnue des syndicats, les suites que la logique juridique impose. C'est à lui qu'il appartient de déterminer l'étendue de la capacité juridique comme d'apprécier la pertinence des faits.

Les syndicats ont acquis droit de cite dans la vie juridique de la Communauté; en conséquence, par le biais de règles juridiques qui ont reconnu, dans divers domaines, le droit d'association et son exercice effectif, ils sont titulaires de droits et d'obligations. Il incombe à la Cour de juger si de tels droits ou obligations existent effectivement en l'espèce.

2.

Dans la présente affaire, il faut décider si les syndicats sont habilités à «ester en justice». A cet égard, il convient de distinguer soigneusement le droit d'intervention du droit de recours direct.

Il nous semble parfaitement possible que des syndicats puissent intervenir dans un litige soumis à la Cour. Alors que l'article 34 du statut de la Cour CECA dit que toutes les personnes physiques et morales justifiant d'un intérêt à la solution d'un litige soumis à la Cour peuvent intervenir à ce litige, l'article 37 du statut de la Cour CEE et l'article 38 du statut de la Cour CEEA, après avoir mentionné spécialement les États membres et les institutions de la Communauté dont le droit d'intervention semble absolu, disposent que le même droit appartient à toute autre personne justifiant d'un intérêt à la solution d'un litige soumis à la Cour, à l'exclusion toutefois des litiges entre États membres, entre institutions de la Communauté, ou entre États membres, d'une part, et institutions de la Communauté, d'autre part. Sans aucun doute, ces articles s'appliquent également aux litiges concernant les fonctionnaires, qui sont mentionnés dans les traités eux-mêmes (art. 179 du traité CEE et article 152 du traité CEEA) puis dans le statut, en tant que règlement particulier d'application, dont l'article 91, paragraphe 5, fixe les modalités. Le point de savoir si ces dispositions confèrent le droit d'intervention aux syndicats également nous semble en partie tranché par votre jurisprudence antérieure. Vous avez tout d'abord confirmé le droit d'intervention des associations (ordonnance du 24 octobre 1962, Confédération nationale des producteurs de fruits et légumes et 3 autres requérantes contre le Conseil de la CEE, Recueil 1962, p. 940) en vous fondant sur le fait que l'expression «toute personne» était «conçue de façon aussi large que possible». Cela ne veut pas dire que l'intervention est ouverte à toute entité, quelle qu'elle soit, vous avez au contraire très justement précisé (par l'ordonnance du 14 novembre 1963 rendue dans l'affaire 15-63, Claude Lassalle contre Parlement européen, Recueil 1964, p. 100) que les auteurs des traités n'ont pas «voulu élargir les possibilités d'intervention au point d'admettre celle d'entités dépourvues de la personnalité juridique, ou encore des éléments qui en constituent la base». Votre ordonnance poursuit ainsi: «ces éléments comportent notamment une autonomie et une responsabilité, même restreinte». Un syndicat comme l'Union syndicale telle que nous vous l'avons décrite plus haut, remplit ces conditions. Dans notre cas, son intervention aurait donc été tout-à-fait possible.

L'Union syndicale a toutefois préféré une autre voie: elle a introduit un recours direct.

Nous devons dès lors examiner si et dans quelles conditions le recours direct d'un syndicat est recevable.

Le droit comparé nous permet de fournir un aperçu succinct mais précis des solutions données à ce problème dans les États membres dont la fonction publique est organisée selon des règles plus ou moins comparables au statut des fonctionnaires de nos Communautés.

Commençons par les solutions les plus restrictives pour en arriver aux plus libérales. Partout semble avoir prévalu la thèse de la capacité des syndicats à ester en justice. A propos du droit d'action, on parle, selon les pays envisagés, d'étendre la capacité, de qualité pour agir, de droit ou d'intérêt à agir … etc… Tenons-nous en à la pratique et examinons les résultats: aux Pays-Bas, les syndicats n'auraient certainement pas le droit d'agir dans un cas comme celui-ci. En république fédérale d'Allemagne, la loi détermine expressément le droit des syndicats d'agir en justice dans des cas précis limitativement énumérés. Dans la plupart des États, l'intérêt invoqué doit être collectif et non individuel. Ainsi, en Grande-Bretagne, en particulier, un syndicat dispose du droit d'agir en justice en tant que partie à un contrat entre employeur et employés, que ce contrat soit prévu par la loi ou qu'il résulte de négociations entre parties.

D'une manière générale, le syndicat n'est souvent admis à ester en justice que pour défendre les seuls intérêts de l'«association» formée par ses membres; ainsi en est-il en Italie, au Luxembourg, en Irlande et au Danemark. C'est en France que le recours semble le plus largement ouvert; dans ce pays, un syndicat peut attaquer une mesure individuelle, non pas, certes, quand elle n'intéresse directement qu'un seul individu, mais quand elle lèse l'ensemble de ses membres qui avaient vocation à bénéficier d'une mesure refusée (CE 12 juin 1959 — Syndicat chrétien du ministère de l'industrie et du commerce, Lebon, p. 360, — Concl. H. Mayras —). En Belgique, enfin, depuis 1967 (CE 12 juillet 1967, Jur. du CE p. 71), une décision, fût-elle individuelle, peut léser les intérêts collectifs du syndicat si elle est de nature à se répercuter de manière certaine, quoique uniquement future, sur plusieurs membres du groupe représenté par le syndicat.

On voit que ce n'est qu'en Belgique — où la jurisprudence citée a fait l'objet de très vives critiques — que le recours de l'Union syndicale aurait eu une faible chance d'être déclaré recevable. Partout ailleurs, l'étendue du droit d'action des syndicats trouve sa limite dans le fait que la personnalité juridique qui leur est reconnue est exclusivement fonctionnelle et ne s'étend pas au-delà de ce qui est utile pour atteindre les buts que le législateur et les tribunaux s'accordent à reconnaître comme normaux pour un syndicat. Le droit d'action reflète donc partout la conception que l'on se fait du syndicat, de sa représentativité et de son rôle dans la vie sociale. On peut en conclure que la Communauté européenne ignore l'action populaire des syndicats en matière de représentation des travailleurs, mais qu'il existe cependant une ligne générale selon laquelle les syndicats ne peuvent agir en justice que contre les atteintes portées aux intérêts en vue desquels et pour la défense desquels ils sont constitués.

Si nous transposons ces données dans le cas d'espèce, nous devons conclure que l'Union syndicale, dont la représentativité n'est pas contestée, a introduit un recours visant à obtenir l'annulation de mesures indivuduelles. Si elle invoque une violation du statut, c'est pour assumer l'intérêt individuel de deux personnes qui ont agi pour leur part et dont le recours est recevable. Où est alors l'intérêt collectif? Dans la dénonciation de faits dont la répétition constituerait une violation généralisée du statut? Mais un tel intérêt est purement hypothétique; jusqu'à preuve du contraire, il n'est ni né, ni actuel. Il en serait tout autant si, par exemple, le Conseil avait décidé unilatéralement de modifier la procédure des nominations, de manière générale, par dérogation au statut. On pourrait alors se demander si l'Union syndicale pourrait représenter et défendre un intérêt collectif. Mais c'est une hypothèse d'école.

Enfin, nous vous invitons encore à considérer que la recevabilité de recours que les syndicats introduisent au lieu et place de leurs membres, dans le but de défendre des intérêts individuels, pourrait porter atteinte à la liberté dont le fonctionnaire doit jouir pour décider s'il veut entreprendre une action quelconque contre la décision de l'administration. Une telle solution nous semblerait incompatible avec le libre arbitre de la personne.

Il reste encore à discuter une possibilité évoquée brièvement au cours de la procédure orale: peut-on considérer le recours de l'Union syndicale comme un simple recours «joint» à ceux des deux requérantes, MmesMassa et Kortner, et, dans ce cas, montrer moins d'exigences quant à ses conditions de recevabilité? Non, Messieurs, car les traités, les statuts de la Cour et notre règlement de procédure ne prévoient pas cette possibilité et ce serait innover dangereusement que de créer de manière prétorienne une situation dont nous ne pouvons pas mesurer les conséquences avec exactitude. D'ailleurs, à cette fin, les syndicats disposent de l'intervention, dans les conditions que nous avons définies.

A la suite de ces observations, nous concluons à ce que la Cour :

1.

déclare recevables les recours des dames Massa et Kortner et réserve les dépens ;

2.

déclare irrecevable le recours de l'Union syndicale et condamne celle-ci à ses propres dépens.


( 1 ) Traduit de l'allemand.