11.12.2020   

FR

Journal officiel de l'Union européenne

C 429/16


Avis du Comité économique et social européen sur «L’état de droit et son incidence sur la croissance économique»

(avis d’initiative)

(2020/C 429/03)

Rapporteur:

Jukka AHTELA

Décision de l’assemblée plénière

20.2.2020

Base juridique

Article 32, paragraphe 2, du règlement intérieur

Compétence

Section «Union économique et monétaire et cohésion économique et sociale»

Adoption en section

20.7.2020

Adoption en session plénière

18.9.2020

Session plénière no

554

Résultat du vote

(pour/contre/abstentions)

215/2/1

1.   Conclusions et recommandations

1.1.

L’état de droit est, depuis quelque temps, soumis à rude épreuve, tant au sein de l’Union européenne qu’à l’extérieur de celle-ci. Cette évolution est préoccupante, car elle est susceptible de porter atteinte au respect des droits fondamentaux, ainsi qu’aux autres valeurs énoncées à l’article 2 du traité sur l’Union européenne (traité UE).

1.2.

L’affaiblissement de l’état de droit a une incidence sur le fonctionnement de la société, sur les droits fondamentaux, sur la société civile, mais aussi sur l’économie. La question est donc de savoir jusqu’où cette forme de recul pourrait entraîner l’Union européenne et le modèle économique et social européen.

1.3.

Pour bien fonctionner, le marché unique doit s’appuyer sur un cadre juridique transparent et stable qui couvre également l’application des règles communes, étant donné que les juridictions nationales doivent pouvoir compter sur le fait que celles des autres États membres sont tout aussi engagées à défendre les valeurs sur lesquelles l’Union européenne est fondée.

1.4.

La séparation des pouvoirs — et en particulier le fait de disposer d’un pouvoir judiciaire indépendant, en capacité d’exercer un contrôle sur les actions de l’exécutif — est essentielle pour l’investissement et la croissance économique.

1.5.

Le CESE invite la Commission européenne à déployer des efforts pour mesurer l’incidence économique de l’état de droit. Cela suppose notamment d’élaborer un système de mesure solide qui tienne expressément compte tant des éléments de fond que des aspects procéduraux de l’état de droit.

1.6.

De nombreux pays disposent de lois qui sont parfaitement compatibles avec l’état de droit, mais dont la mise à exécution est imparfaite. Il importe donc de se concentrer sur la mise en œuvre adéquate des lois.

1.7.

Le CESE se félicite des efforts déployés par la Commission européenne et d’autres institutions afin de mettre au point des outils appropriés pour défendre les valeurs de l’Union européenne et promouvoir une culture de l’état de droit. Toutefois, il estime que l’efficacité des instruments existants, tels que l’article 7 du traité UE, le cadre pour l’état de droit et la procédure d’infraction, le tableau de bord annuel de la justice dans l’Union européenne et le nouveau mécanisme pour l’état de droit, peut encore être améliorée, et qu’ils devraient être complétés par des mesures axées sur l’état de droit mais orientées plus pragmatiquement vers des considérations économiques.

1.8.

Il conviendrait que, dans le cadre du Semestre européen, la Commission souligne avec plus d’empressement la pertinence de l’état de droit comme l’un des éléments essentiels qui sous-tendent une économie compétitive et durable. Le CESE recommande de mettre en place des processus nationaux de suivi, auxquels seraient associés des représentants de la société civile et des partenaires sociaux, et, de manière plus générale, de renforcer la participation des organisations de la société civile et des partenaires sociaux tout au long du processus du Semestre européen.

1.9.

Le processus annuel d’examen de l’état de droit par l’Union européenne devrait être aussi ouvert que possible à la société civile. Les conclusions et les recommandations de la Commission européenne devraient faire l’objet d’un débat public, tant au niveau national qu’au niveau européen, et donner lieu à un suivi sous la forme de mesures spécifiques destinées à contrer les incidents et les tendances négatives, y compris sur le plan économique. Il convient que la société civile, y compris les partenaires sociaux, participe plus étroitement à ce processus, ainsi qu’au suivi. Le CESE a proposé la création d’un forum annuel des organisations de la société civile, qui, fort de la diversité de sa représentation, contribuerait utilement au cycle d’examen.

1.10.

Les organisations de la société civile et les médias jouent un rôle crucial dans les pays où les gouvernements ont tendance à s’écarter de l’état de droit. Ils permettent de maintenir le système d’équilibre des pouvoirs, garantissant que les gouvernements doivent rendre des comptes. Le CESE plaide en faveur d’un soutien financier et technique accru aux organisations qui participent à la défense et à la promotion de l’état de droit et des droits fondamentaux.

1.11.

L’appartenance à l’Union européenne est très précieuse pour tous ses membres, pour autant que le non-respect des règles de base soit sanctionné. S’il n’y a pas de sanctions, la valeur de l’adhésion est réduite pour tous les membres qui respectent les règles.

1.12.

Il semble que, dans de nombreux États membres, le grand public ne soit pas conscient de l’importance capitale que revêt l’état de droit, à la fois en tant que valeur fondamentale et qu’ingrédient vital pour la croissance économique. Par conséquent, le CESE préconise de déployer, de manière permanente, une stratégie de sensibilisation visant à alerter les citoyens de l’Union européenne sur l’importance cruciale de l’état de droit.

2.   Introduction

2.1.

L’état de droit est l’une des valeurs sur lesquelles l’Union européenne est fondée (article 2 du traité UE) et constitue une condition préalable à la réalisation des autres valeurs que l’Union entend promouvoir (1).

2.2.

Toutefois, l’état de droit est, depuis quelque temps, soumis à rude épreuve, tant au sein de l’Union européenne qu’à l’extérieur de celle-ci. Cette évolution est problématique, dès lors qu’elle pourrait se traduire par un respect moindre des autres valeurs visées à l’article 2.

2.3.

Cette pression a une incidence sur le fonctionnement du système juridictionnel et sur la confiance des citoyens envers celui-ci. Elle a des répercussions supplémentaires qui sont ressenties par la société civile, avec la menace de voir le pouvoir judiciaire perdre son rôle de rempart et de gardien des droits fondamentaux.

2.4.

Comme le CESE l’a fait observer dans son avis SOC/598 (2), «[l]e respect de l’état de droit permet également de garantir la sécurité juridique et des conditions de concurrence équitables pour les activités des entreprises, l’innovation, l’investissement, et d’assurer une concurrence loyale sur l’ensemble du marché intérieur dans l’intérêt des consommateurs et des citoyens.»

2.5.

La question est donc de savoir jusqu’où cette forme de recul pourrait entraîner le modèle économique et social européen. L’affaiblissement de l’état de droit pourrait avoir une incidence sur le fonctionnement de la société, sur les droits fondamentaux, sur la société civile et sur l’économie.

2.6.

Si on ne les arrête pas, les menaces pesant sur l’état de droit et la détérioration globale des droits fondamentaux sont susceptibles de saper la confiance mutuelle qui sous-tend le marché intérieur et, partant, la croissance économique de l’Union européenne.

2.7.

Dans sa communication intitulée «Renforcement de l’état de droit au sein de l’Union» (3), la Commission renvoie aux travaux de l’OCDE sur l’importance de l’état de droit pour le développement et le climat général des affaires et des investissements. À cet égard, le CESE a lui aussi souligné la nécessité d’accorder une plus grande attention aux aspects économiques de l’état de droit.

2.8.

Violer l’état de droit nuit à un développement équilibré sur le plan économique et social et conforme aux objectifs de développement durable (ODD), ainsi qu’à la poursuite de l’objectif primordial de l’Union «de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples», comme le pose l’article 3 du traité UE. La promotion de l’état de droit est l’un des objectifs ciblés de l’ODD no 16.

2.9.

Lorsque l’on aborde les carences liées à l’état de droit dans l’Union européenne, leur incidence sur la croissance économique fait l’objet d’une moindre attention. En effet, les recherches existantes portent surtout sur l’impact que le mode de gouvernance des États, et plus largement des pouvoirs publics, a sur la croissance économique, en particulier dans les pays en développement. C’est pourquoi le présent avis se concentre sur l’incidence économique de l’état de droit dans l’Union européenne.

2.10.

Le présent avis a pour objectif de contribuer à ce que les parties prenantes aient conscience qu’en plus de leur valeur intrinsèque, les valeurs européennes consacrées par l’article 2 du traité UE revêtent également une valeur économique.

3.   Définir l’état de droit

3.1.

Au niveau européen, l’état de droit est un principe bien établi, consacré par les traités et fondé sur la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et du Conseil de l’Europe, ainsi que sur les travaux de la Commission de Venise, qui portent sur ce domaine. L’état de droit exige que toutes les autorités publiques agissent dans les limites fixées par la loi, conformément aux valeurs de la démocratie et aux droits fondamentaux, et sous le contrôle de juridictions indépendantes et impartiales (4).

3.2.

Lorsque l’on précise les différents éléments de l’état de droit, les éléments de fond peuvent être séparés des éléments de procédure. Le principe le plus fondamental et le plus central de l’état de droit est l’égalité devant la loi, à savoir la notion selon laquelle la loi traite tout le monde sur un pied d’égalité et se réfère au fond du droit.

3.3.

L’égalité procédurale devant la loi est une condition nécessaire pour atteindre un niveau élevé d’état de droit. Néanmoins, elle n’est pas suffisante, les deux formes d’égalité — celle liée au fond et celle liée à la procédure — étant indispensables. Un certain nombre d’éléments de procédure sont nécessaires pour garantir que la lettre de la loi soit appliquée. La séparation des pouvoirs est essentielle, car elle contribue à garantir que le gouvernement reste lui aussi dans les limites de la loi. Le pouvoir judiciaire ne pourra être en mesure d’exercer un contrôle sur le pouvoir exécutif que si les juges et les procureurs sont indépendants des deux autres pouvoirs.

3.4.

En outre, un certain nombre de normes minimales en matière d’application de la loi doivent être sauvegardées: tout individu doit pouvoir jouir de ses droits fondamentaux, avoir le droit à un procès équitable, etc. Enfin, l’application de la loi doit être impartiale, ce qui signifie que personne n’est soumis à la discrimination et que le pouvoir judiciaire est exempt de corruption (5). Conformément à l’article 2 du traité UE, l’état de droit et la démocratie vont de pair en tant que valeurs fondatrices.

4.   Pourquoi l’état de droit est propice à une croissance économique durable

4.1.

La croissance économique durable est considérée comme l’un des indicateurs les plus importants de la santé d’une économie. Elle est associée à l’accroissement de la richesse d’un pays et de sa population. En outre, une économie de marché ne peut pas fonctionner correctement sans règles et procédures de base, y compris des règles concernant la propriété privée et le transfert volontaire de propriété (c’est-à-dire le droit des contrats). De manière plus générale, une économie de marché ne pourra prospérer que sur la base de règles stables et prévisibles, comme l’illustrent le marché intérieur et l’Union économique et monétaire (UEM), qui sont les moteurs de l’économie européenne.

4.2.

La croissance économique signifie que davantage de biens et de services sont disponibles sur une base par habitant au fil du temps. Le seul moyen d’y parvenir est d’accroître la productivité. Ce qui suppose des investissements tant dans le capital que dans l’éducation de la population (qu’on appelle également «capital humain»). Pour établir un lien entre l’état de droit et la croissance économique, il est donc nécessaire de se demander comment l’état de droit peut influer sur la propension générale à investir.

4.3.

Les investissements, en particulier les investissements à long terme, ne seront réalisés que si les investisseurs potentiels s’attendent à ce que l’environnement d’investissement reste prévisible et favorable pendant de nombreuses années. L’état de droit joue un rôle crucial quant à la capacité d’un gouvernement à offrir un environnement d’une telle stabilité.

4.4.

Un pouvoir exécutif qui n’est pas limité par les deux autres pouvoirs — le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire — pourrait faire de nombreuses promesses à des investisseurs potentiels en ce qui concerne leur liberté de fixer les prix, de ne pas être lourdement imposés (voire pas du tout), de transférer leurs bénéfices vers leur pays d’origine, etc.

4.5.

Toutefois, un gouvernement qui n’est pas soumis à des contrôles n’est pas en mesure de faire des promesses contraignantes, c’est-à-dire de contracter des engagements crédibles. La séparation des pouvoirs — et en particulier le fait de disposer d’un pouvoir judiciaire indépendant, en capacité d’exercer un contrôle sur les actions de l’exécutif et de faire respecter les contrats privés — est essentielle pour l’investissement et la croissance économique.

4.6.

Outre l’indépendance du pouvoir judiciaire, son impartialité est également essentielle. Si les juges peuvent être soudoyés, cela signifie qu’ils ne sont pas impartiaux et que les affaires sont tranchées non pas sur la base des principes de l’état de droit, mais en faveur de la partie qui est en mesure de (et/ou disposée à) payer les pots-de-vin les plus élevés. La corruption est donc incompatible avec l’état de droit.

4.7.

Si les juges exercent une discrimination à l’encontre de certains groupes, la loi n’est pas appliquée dans l’égalité. Toute forme de partialité rendra l’environnement juridique moins certain, ce qui est susceptible d’entraîner non seulement une baisse globale des niveaux d’investissement, mais aussi une diminution du nombre de transactions. Des tribunaux partiaux ralentiront donc la croissance économique.

4.8.

L’accessibilité des tribunaux est un autre facteur clé. S’il faut des années pour parvenir à une décision de justice, cela est susceptible avoir un certain nombre d’effets néfastes sur l’économie: les cocontractants en rupture de contrat pourraient utiliser le tribunal de manière stratégique, s’il est de notoriété publique qu’une décision de justice prendra beaucoup de temps à être rendue. Les retards de justice — qu’il s’agisse du retard dans la prise de décisions ou dans l’application de celles-ci — rendent les contrats moins attrayants, ce qui fait baisser le nombre de transactions et entraîne exactement les mêmes effets que ceux causés par l’absence d’un système judiciaire indépendant, comme décrit ci-avant.

5.   Comment mesurer l’état de droit

5.1.

Pour que l’on puisse s’assurer de l’incidence de l’état de droit sur la croissance économique, il convient tout d’abord qu’elle soit mesurable. Or, il n’est pas facile de la mesurer, car l’état de droit est un concept multidimensionnel qui appelle diverses décisions difficiles en matière de pondération, soit la question de savoir si on doit attribuer le même poids relatif à toutes ses dimensions.

5.2.

Certains des premiers systèmes de mesure de l’état de droit qui ont été mis en place reposaient davantage sur la disponibilité des données que sur des considérations inspirées de la théorie. Bien qu’il existe une corrélation très étroite entre les aspects de fond et les aspects procéduraux de l’état de droit (6), la composante du fond, c’est-à-dire l’égalité devant la loi, ne figure pas dans la plupart des indicateurs les plus connus de l’état de droit. Il serait donc souhaitable que la Commission élabore un système de mesure solide qui tienne expressément compte tant des éléments de fond que des aspects procéduraux de l’état de droit.

5.3.

Une autre question importante concernant la mesure de l’état de droit est celle de savoir si l’on mesure les dispositions de droit ou leur mise en œuvre de fait. De nombreux pays disposent de lois qui sont parfaitement compatibles avec l’état de droit, mais dont la mise à exécution est imparfaite. Il importe donc de se concentrer sur la mise en œuvre des lois.

5.4.

La question de savoir comment utiliser au mieux les mesures disponibles est également importante. D’une part, des mesures agrégées peuvent être utiles pour donner une première impression de ce qui se passe dans un pays donné. D’autre part, si l’on souhaite obtenir des conseils susceptibles de donner lieu à une «action», c’est-à-dire des analyses qui peuvent avoir des implications directes pour les politiques, les mesures agrégées ne sont pas particulièrement utiles.

5.5.

Malgré la difficulté que cela suppose, le CESE recommande à la Commission européenne d’étudier la possibilité de mesurer l’incidence économique de l’état de droit tant dans les États membres que dans les pays candidats, et éventuellement de relier cet exercice au cycle d’examen de l’état de droit.

6.   Que disent les données existantes?

6.1.

Des études comparatives de plusieurs pays analysant les effets de l’état de droit sur la croissance économique ont montré que, en moyenne, les pays qui respectent davantage l’état de droit se développent plus vite que ceux qui le respectent moins (7). Cela ne signifie pas que certains pays qui ne se conforment pas à l’état de droit ne soient pas capables d’atteindre des niveaux élevés de croissance économique. Ces pays sont qualifiés de «cas aberrants» par les économistes. De tels cas sont possibles et se produisent, mais ne se produiront pas avec une fréquence élevée.

6.2.

Pour estimer les effets de l’état de droit sur la croissance économique, il convient également de prendre en considération les niveaux de revenus respectifs. Toutes choses étant égales par ailleurs, les pays bénéficiant déjà d’un niveau élevé de revenu par habitant tendent à avoir plus de difficultés à atteindre des taux de croissance élevés que les pays qui partent d’un niveau inférieur. Il s’agit là d’une indication de ce que l’on appelle l’«effet de convergence».

6.3.

Les mesures agrégées de l’état de droit ne sont pas très utiles pour identifier les canaux de transmission spécifiques à travers lesquels celui-ci pourrait avoir une incidence sur la croissance économique. C’est la raison pour laquelle l’accent est mis, dans cette section de l’avis, sur un nombre limité de composantes essentielles de l’état de droit.

6.4.

Il a déjà été démontré plus haut qu’un pouvoir judiciaire indépendant apparaît essentiel pour garantir que les gouvernements restent dans les limites des contraintes qui leurs sont imposées par la constitution.

6.5.

Si l’on analyse séparément les effets des indicateurs de droit et de fait de l’indépendance judiciaire, il s’avère que les dispositions de droit n’ont aucun effet sur la croissance économique. En revanche, les dispositions de fait sont étroitement corrélées à une croissance économique plus rapide (8). L’amélioration des niveaux de fait de l’indépendance de la justice se traduit par un gain économique: les pays qui y sont parvenus ont reçu un dividende supplémentaire, c’est-à-dire qu’ils ont connu une croissance plus rapide (9).

6.6.

Il a été démontré que l’indépendance de la justice et la responsabilité du corps juridictionnel sont des aspects complémentaires, plutôt que concurrents (10). Un certain nombre de garanties judiciaires, telles que le droit à une assistance juridique, limitent le pouvoir discrétionnaire des juges. En tant que telles, elles peuvent être interprétées comme garantissant la responsabilité du corps juridictionnel. Il est intéressant de noter qu’il a été démontré que certaines de ces garanties sont non seulement propices à la responsabilité du corps juridictionnel et, partant, à l’état de droit, mais aussi à la croissance économique. C’est le cas des mesures concernant la ponctualité des décisions de justice, avec des procédures écrites plutôt que des procédures orales, et du droit à une assistance juridique (11).

6.7.

La corruption n’est pas seulement une infraction pénale, elle est également incompatible avec l’état de droit. Toutefois, mesurer le niveau de corruption n’est pas sans poser de difficultés. Étant donné que le payeur et le bénéficiaire du pot-de-vin n’ont généralement aucune raison de signaler qu’il y a eu corruption, il est impossible de recueillir des données objectives. La majeure partie de la littérature spécialisée s’est fondée jusque-là sur ce que l’on appelle la «perception de la corruption», c’est-à-dire l’évaluation subjective de l’ampleur de la corruption dans un pays donné ou dans un service public donné.

6.8.

Bien qu’il reste difficile de démontrer que la corruption est préjudiciable à la croissance économique, il existe désormais une multitude d’études qui vont dans ce sens. Par exemple, il a été démontré qu’elle réduit l’investissement (12). Elle a également d’autres effets de distorsion: par exemple, elle tendrait à gonfler les budgets militaires (13). Elle affecte également la structure des dépenses publiques en changeant l’ordre des priorités, l’accent étant mis non plus sur des services publics importants, tels que la santé et l’éducation, mais sur des activités moins productives (14). Dans une récente étude publiée par l’OCDE, il est dit en substance qu’il est évident que la corruption a une incidence directe sur le coût d’un projet, tant pour le secteur privé que pour le secteur public. Ses effets indirects les plus notables sont qu’elle porte préjudice aux institutions publiques, en sapant la confiance des citoyens à l’égard de leur gouvernement et, partant, en réduisant les incitations à l’innovation, et qu’elle accroît les inégalités sociales. Mais elle augmente également le coût de l’activité commerciale, en taxant en quelque sorte les activités économiques, coût qui est ensuite répercuté sur les utilisateurs ou les consommateurs finaux des projets (15).

6.9.

Lorsque les procureurs sont à la fois indépendants et responsables, cela est propice à des niveaux élevés d’état de droit parce que les enquêtes pénales sont réalisées indépendamment de la pression politique, de l’identité particulière d’un suspect et d’autres facteurs similaires. Il a été démontré que l’indépendance effective des procureurs est associée à des niveaux de corruption plus faibles (16). Étant donné que la corruption porte préjudice à la croissance, cela peut, par conséquent, être interprété comme une preuve indirecte que l’indépendance des procureurs, en tant que composante de l’état de droit, est propice à la croissance économique.

6.10.

Enfin, examinons l’efficacité de la justice, en gardant à l’esprit le mot souvent cité selon lequel «un retard de justice est un déni de justice». L’une des études les plus intéressantes dans ce domaine porte sur l’Inde (17). Il a été établi une corrélation entre, d’une part, les disparités dans les délais de justice et, d’autre part, les mesures des résultats enregistrés dans les secteurs de l’agriculture, de l’industrie et des services. L’étude montre que les retards de justice ont un effet négatif sur la croissance de la production dans ces trois secteurs de l’économie.

7.   Réponses possibles des politiques

Instruments de l’Union européenne existants

7.1.

Le CESE a demandé que les outils dont dispose l’Union européenne soient renforcés pour contrer le recul en ce qui concerne les valeurs fondamentales de l’Union (18). Il se félicite des efforts déployés par la Commission européenne et d’autres institutions afin de mettre au point des outils appropriés pour défendre les valeurs de l’Union et promouvoir une culture de l’état de droit. Toutefois, il estime que les instruments existants, tels que l’article 7 du traité UE, le cadre pour l’état de droit et la procédure d’infraction, le tableau de bord annuel de la justice dans l’Union européenne et le nouveau mécanisme pour l’état de droit, pourraient encore être améliorés, et qu’ils devraient être complétés par des mesures axées sur l’état de droit mais orientées plus pragmatiquement vers des considérations économiques.

7.2.

Dans le cadre du Semestre européen, la Commission européenne a examiné l’importance que revêt l’état de droit pour l’environnement des entreprises dans ses efforts visant à promouvoir des réformes structurelles propices à la croissance dans des domaines tels que l’efficacité des systèmes de justice et la lutte contre la corruption. À l’heure actuelle, les contributions au tableau de bord de la justice dans l’Union européenne proviennent principalement des acteurs fournissant des services de justice, tels que les ministères de la justice, les associations de magistrats, les conseils de la magistrature, etc. Curieusement, les demandeurs de services judiciaires n’y contribuent pas, alors qu’ils pourraient présenter de précieuses suggestions sur la manière d’améliorer les différents systèmes juridictionnels. Les organisations de la société civile, ainsi que les partenaires sociaux, pourraient jouer un rôle important dans la médiation des informations. Le CESE demande instamment à la Commission de souligner avec plus d’empressement la pertinence de l’état de droit comme l’un des éléments essentiels qui sous-tendent une économie compétitive et durable. Les indicateurs relatifs à l’état de droit devraient être intégrés de manière plus visible et inclure des aspects tels que la sécurité juridique et l’accès aux voies de recours pour les entreprises et les travailleurs. Des efforts devraient être consentis pour améliorer la procédure de suivi en vue de mieux mettre en œuvre les recommandations. Le CESE recommande de mettre en place des processus nationaux de suivi, auxquels seraient associés des représentants de la société civile et des partenaires sociaux, et, de manière plus générale, de renforcer la participation des organisations de la société civile et des partenaires sociaux tout au long du processus du Semestre européen.

7.3.

Il convient que le processus annuel d’examen de l’état de droit de l’Union européenne soit aussi ouvert que possible afin de garantir que les conclusions et les recommandations de la Commission européenne fassent l’objet d’un débat public, tant au niveau national qu’au niveau européen, et donnent lieu à un suivi sous la forme de mesures spécifiques destinées à contrer les incidents et les tendances négatives. La Commission européenne devrait accroître la participation des organisations de la société civile, qui sont souvent les premières victimes lorsque l’état de droit est menacé et peuvent donc faire office, en quelque sorte, d’«alarme incendie» (19). Elle devrait en outre prendre des mesures concernant les représailles que pourraient subir les organisations de la société civile qui participent au processus. Le CESE a proposé la création d’un forum annuel des organisations de la société civile, qui contribuerait au cycle d’examen. Le CESE est prêt à contribuer à ce processus et à assurer une large représentation des organisations de la société civile, y compris celles qui représentent les intérêts socio-économiques, comme les partenaires sociaux.

7.4.

Le CESE a déjà salué la proposition de la Commission qui entend protéger le budget de l’Union en cas de défaillance généralisée de l’état de droit dans les États membres. À cet égard, il a soutenu la proposition selon laquelle l’octroi de fonds de l’Union européenne aux États membres doit être conditionné au respect du principe de l’état de droit, et estime que cette condition pourrait être étendue aux autres principes liés à l’état de droit qui sont inscrits dans les traités de l’Union européenne (20).

Réponses supplémentaires possibles des politiques

7.5.

Étant donné que l’état de droit est une valeur fondamentale de l’Union et qu’en outre, un niveau élevé d’état de droit a des effets positifs sur la croissance économique, il est impératif que l’Union européenne prenne des mesures pour le préserver.

7.6.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu récemment un certain nombre de décisions clés en matière de défense de l’indépendance de la justice. Outre les motifs juridiques invoqués par la Cour, il existe des raisons économiques justifiant l’action des institutions de l’Union. Pour bien fonctionner, le marché unique doit s’appuyer sur un cadre juridique stable et transparent qui couvre également l’application des règles communes, étant donné que les juridictions nationales doivent pouvoir compter sur le fait que celles des autres États membres sont tout aussi engagées à défendre les valeurs sur lesquelles l’Union européenne est fondée.

7.7.

Le concept d’un espace judiciaire européen unique est important pour les entreprises, car il permet d’appliquer dans un État membre donné les décisions de justice prises dans un autre État membre. Pour que ce projet soit un succès, il est essentiel que, à l’intérieur de l’Union européenne, toutes les juridictions soient indépendantes. Si cette condition ne peut plus être garantie, non seulement l’espace judiciaire européen unique restera incomplet, mais il sera en outre condamné au déclin. La Commission doit veiller à ce que le principe de l’indépendance de la justice soit respecté dans tous les États membres afin de faire de l’idée d’un espace judiciaire européen unique et de la libre circulation des décisions de justice une réalité.

7.8.

Chaque État individuel souhaite être crédible et favorable aux investisseurs, en offrant des engagements crédibles aux investisseurs potentiels. L’appartenance à l’Union européenne apporte des avantages évidents à tous les États membres, dans la mesure où elle leur permet, indépendamment de leur histoire économique ou politique, de prendre des engagements plus crédibles. En ce sens, l’appartenance à l’Union européenne peut être très précieuse pour tous ses membres, pour autant que le non-respect des règles de base soit sanctionné. S’il n’y a pas de sanctions, la valeur de l’adhésion est réduite pour tous les membres qui respectent les règles.

7.9.

En d’autres termes, les États membres qui ne se plient pas aux règles créent des externalités négatives pour ceux qui les respectent. En effet, chaque fois qu’un gouvernement d’un État membre ne respecte pas les promesses qu’il a faites en adhérant à l’Union européenne et que ce non-respect n’est pas sanctionné, la crédibilité du droit de l’Union s’en trouve affectée dans tous les États membres. Par conséquent, la valeur associée à l’appartenance à l’Union européenne serait réduite, étant donné qu’elle ne constituerait plus un signal de crédibilité. L’insistance sur le respect des valeurs fondamentales de l’Union européenne est donc pleinement justifiée.

7.10.

De nombreuses décisions intéressent directement tous les citoyens des États membres de l’Union européenne. Si le droit de vote d’États membres dirigés par des autocrates en puissance qui violent systématiquement le principe de l’état de droit n’est pas suspendu, cela signifie que ces personnages seront autorisés à participer à la prise de décisions qui touchent directement tous les citoyens de l’Union européenne. Cette dérive a été qualifiée, à juste titre, d’«autre déficit démocratique» de l’Europe (21).

7.11.

En d’autres termes, les externalités négatives créées par des gouvernements autocratiques potentiels qui s’étendent non seulement au-delà de leurs frontières nationales, mais ont aussi une incidence sur chaque citoyen des États membres de l’Union, justifient également l’intervention de celle-ci. En résumé, les interventions visant à maintenir ou rétablir le respect de l’état de droit sont pleinement justifiées.

7.12.

L’un des moyens de soutenir et de promouvoir l’état de droit est de soutenir les organisations de la société civile et les médias. La capacité des citoyens de créer des associations, de se rencontrer et de s’exprimer librement, ainsi que la liberté des médias, sont des éléments essentiels de l’état de droit dans le cadre des contrôles et des équilibres nécessaires pour obliger les gouvernements à rendre des comptes. Un rétrécissement de l’espace civique influe également sur la capacité des entreprises et des travailleurs à s’établir, à s’associer librement et à innover. Les organisations de la société civile sont également un acteur économique important, contribuant à presque un tiers de l’emploi dans l’Union européenne (22) et fournissant des services fondamentaux pour la croissance économique, notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la protection sociale. Le CESE réitère son appel en faveur d’un soutien actif de l’Union européenne aux partenaires sociaux et aux organisations de la société civile sur son territoire, et notamment de la mise en place d’un fonds de l’Union européenne offrant un soutien financier en cas de différends portant sur des violations de la démocratie, de l’état de droit et des droits fondamentaux, destiné spécifiquement aux organisations de la société civile (23).

7.13.

Il existe de nombreuses raisons de défendre l’état de droit, tant à l’intérieur des États membres qu’au niveau des institutions de l’Union européenne. Il semble que, dans de nombreux États membres, il est nécessaire de mieux informer le grand public de l’importance capitale que revêt l’état de droit, à la fois en tant que valeur fondamentale et qu’ingrédient vital pour la croissance économique. Un moyen indirect de défendre l’état de droit pourrait donc être de sensibiliser l’opinion publique, dans les différents États membres, à l’importance cruciale qu’il revêt. Le CESE a déjà plaidé en faveur d’une campagne de sensibilisation sous la forme d’une stratégie de communication délibérée (24). L’Union européenne doit investir dans des campagnes d’information visant à promouvoir l’état de droit et prendre d’urgence des mesures pour soutenir la liberté des médias.

Bruxelles, le 18 septembre 2020.

Le président du Comité économique et social européen

Luca JAHIER


(1)  Cette position est partagée par la Commission et figure expressément dans son cadre pour l’état de droit (IP/14/237).

(2)  JO C 62 du 15.2.2019, p. 173.

(3)  COM(2019) 343 final.

(4)  La littérature universitaire établit souvent une distinction entre deux variétés de l’état de droit, une version «substantielle» (ou «épaisse», thick), et une version «procédurale» (ou «fine», thin). Voir Møller, J. (2018), «The advantages of a thin view» (Les avantages d’une conception procédurale), in Handbook on the Rule of Law (Manuel sur l’état de droit), Edward Elgar Publishing, p. 21-33, et Bedner, A. (2018), «The promise of a thick view» (Les promesses d’une conception substantielle), également dans Handbook on the Rule of Law, p. 34-47.

(5)  Voir Voigt, S. (2012), «How to measure the rule of law» (Comment mesurer l’état de droit), Kyklos, 65(2), p. 262-284.

(6)  Voir Gutmann, J., & Voigt, S. (2018), «The rule of law: Measurement and deep roots» (L’état de droit: mesure et racines profondes), European Journal of Political Economy, 54, p. 68-82.

(7)  Cette relation de cause à effet est l’un des objets d’étude essentiels d’une sous-discipline appelée «économie institutionnelle». Pour un traitement avancé de la question, voir le manuel d’Acemoglu, D. (2008), «Introduction to Modern Economic Growth» (Introduction à la croissance économique moderne), Princeton University Press; pour les non-spécialistes, voir le manuel de Voigt, S. (2019), «Institutional Economics — An Introduction» (Introduction à l’économie institutionnelle), Cambridge University Press.

(8)  Voir Feld, L. P., & Voigt, S. (2003), «Economic growth and judicial independence: cross-country evidence using a new set of indicators» (Croissance économique et indépendance de la justice: éléments de preuve comparés dans plusieurs pays et basés sur une nouvelle série d’indicateurs), European Journal of Political Economy, 19(3), p. 497-527.

(9)  Voir Voigt, S., Gutmann, J., & Feld, L. P. (2015), «Economic growth and judicial independence, a dozen years on: Cross-country evidence using an updated set of indicators» (Croissance économique et indépendance de la justice, douze ans après: éléments de preuve comparés dans plusieurs pays et basés sur une série d’indicateurs actualisée), European Journal of Political Economy, 38, p. 197-211.

(10)  Voir Voigt, S. (2008), «The economic effects of judicial accountability: cross-country evidence» (Les effets économiques de la responsabilité judiciaire: éléments de preuve comparés dans différents pays), European Journal of Law and Economics, 25(2), p. 95-123.

(11)  Voir Hayo, B., & Voigt, S. (2014), «The relevance of judicial procedure for economic growth» (De l’importance des procédures judiciaires pour la croissance économique), CESifo Economic Studies, 60(3), p. 490-524.

(12)  Voir Mauro, P. (1995), «Corruption and growth» (Corruption et croissance), The quarterly journal of economics, 110(3), p. 681-712.

(13)  Voir Gupta, S., De Mello, L., & Sharan, R. (2001), «Corruption and military spending» (Corruption et dépenses militaires), European journal of political economy, 17(4), p. 749-777.

(14)  Voir Mauro, P. (1998), «Corruption and the composition of government expenditure» (Corruption et structure des dépenses publiques), Journal of Public economics, 69(2), p. 263-279.

(15)  Voir Organisation de coopération et de développement économiques (2015), Consequences of Corruption at the Sector Level and Implications for Economic Growth and Development (Les conséquences de la corruption au niveau sectoriel et les implications qui en découlent pour la croissance et le développement économiques), Paris, éditions de l’OCDE.

(16)  Voir Van Aaken, A., Feld, L. P., & Voigt, S. (2010), «Do independent prosecutors deter political corruption? An empirical evaluation across seventy-eight countries» (L’existence de procureurs indépendants a-t-elle un effet dissuasif sur la corruption politique? Évaluation empirique dans 78 pays), American Law and Economics Review, 12(1), p. 204-244.

(17)  Voir Chemin, Matthieu (2009), «Do judiciaries matter for development? Evidence from India» (Les systèmes judiciaires ont-ils une influence sur le développement? Éléments de preuve provenant d’Inde), Journal of Comparative Economics, 37, p. 230-250.

(18)  JO C 282 du 20.8.2019, p. 39.

(19)  La comparaison entre les patrouilles de police et les alarmes d’incendie appliquée aux activités de veille a été proposée dans l’article suivant: McCubbins, M. D., & Schwartz, T. (1984), «Congressional oversight overlooked: Police patrols versus fire alarms» (La surveillance du Congrès négligée: patrouilles de police contre alarmes incendie), American journal of political science, p. 165-179.

(20)  JO C 440 du 6.12.2018, p. 106.

(21)  Voir Kelemen, R. D. (2017), «Europe’s other democratic deficit: National authoritarianism in Europe’s Democratic Union» (L’autre déficit démocratique de l’Europe: l’autoritarisme national dans l’Union démocratique de l’Europe), Government and opposition, 52(2), p. 211-238.

(22)  Document de travail no 13/2016, «The Size and Scope of the European Third Sector» (La taille et la portée du secteur tertiaire européen), p. 8.

(23)  JO C 62 du 15.2.2019, p. 178.

(24)  JO C 282 du 20.8.2019, p. 39, recommandations formulées au paragraphe 1.11.