CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PRIIT PIKAMÄE

présentées le 29 février 2024 (1)

Affaire C8/23

FH

contre

Conseil national de l’ordre des médecins,

en présence de

Ministre de la Santé et de la Prévention,

Ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique

[demande de décision préjudicielle formée par le Conseil d’État (France)]

« Renvoi préjudiciel – Libre circulation des personnes – Liberté d’établissement – Libre prestation de services – Reconnaissance des qualifications professionnelles – Directive 2005/36/CE – Droit d’exercer la profession de médecin – Régime de reconnaissance automatique – Diplôme de formation en médecine de base décerné par un pays tiers – Diplôme reconnu par l’État membre d’origine – Obtention d’un titre de médecin spécialiste dans l’État membre d’origine – Non-reconnaissance de ce titre par l’État membre d’accueil »






I.      Introduction

1.        La présente demande de décision préjudicielle déférée par le Conseil d’État (France) au titre de l’article 267 TFUE a pour objet l’interprétation de l’article 21 et de l’article 25, paragraphe 4, ainsi que de l’annexe V, points 5.1.1 et 5.1.2, de la directive 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil, du 7 septembre 2005, relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles (2) (ci-après la « directive 2005/36 »). Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant FH au Conseil national de l’ordre des médecins (France) (ci-après le « CNOM ») au sujet du refus de ce dernier d’inscrire FH au tableau de l’ordre.

2.        La présente affaire soulève une question de droit importante et partiellement nouvelle, sous l’empire de la directive 2005/36, concernant la reconnaissance automatique au sein de l’Union européenne d’un diplôme de médecin spécialiste et la répartition entre les États membres de la responsabilité du contrôle de la formation de médecin spécialiste et de l’accès à cette profession, dans le cas où la formation médicale de base a été accomplie hors de l’Union. En particulier, la Cour devra se prononcer sur les effets de la reconnaissance par un État membre d’un diplôme de formation médicale de base obtenu dans un État tiers, ainsi que sur l’obligation éventuelle des autres États membres de reconnaître également ce diplôme.

3.        Dans l’hypothèse où la directive 2005/36 ne devrait pas contenir de dispositions visant les circonstances spécifiques de l’affaire au principal, il appartiendra à la Cour d’indiquer, dans la mesure du possible, des solutions pratiques afin de faciliter la reconnaissance des qualifications professionnelles acquises par une personne dans la situation décrite ci-dessus. Dans ses considérations, la Cour devra tenir compte des objectifs poursuivis par le législateur, à savoir promouvoir la libre prestation de services et la liberté d’établissement à l’intérieur de l’Union, tout en assurant le respect strict de la santé et de la sécurité publiques ainsi que de la protection des consommateurs.

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

4.        Les considérant 6, 19 et 44 de la directive 2005/36 indiquent :

« (6)      La promotion de la prestation de services doit s’accompagner d’un respect strict de la santé et de la sécurité publiques ainsi que de la protection des consommateurs. C’est pourquoi des dispositions spécifiques devraient être envisagées pour les professions réglementées ayant des implications en matière de santé ou de sécurité publiques, qui consistent à fournir des prestations transfrontalières de manière temporaire ou occasionnelle.

[...]

(19)      La libre circulation et la reconnaissance mutuelle des titres de formation de médecin [...] devraient se fonder sur le principe fondamental de la reconnaissance automatique des titres de formation sur la base d’une coordination des conditions minimales de formation. En outre, l’accès dans les États membres [à la profession] de médecin [...] devrait être subordonné à la possession d’un titre de formation déterminé, ce qui donne la garantie que l’intéressé a suivi une formation qui remplit les conditions minimales établies. [...]

[...]

(44)      La présente directive est sans préjudice des mesures nécessaires en vue de garantir un niveau élevé de protection de la santé et des consommateurs. »

5.        L’article 1er, premier alinéa, de cette directive prévoit :

« La présente directive établit les règles selon lesquelles un État membre qui subordonne l’accès à une profession réglementée ou son exercice, sur son territoire, à la possession de qualifications professionnelles déterminées (ci-après dénommé “État membre d’accueil”) reconnaît, pour l’accès à cette profession et son exercice, les qualifications professionnelles acquises dans un ou plusieurs autres États membres [ci-après dénommé(s) “État membre d’origine”] et qui permettent au titulaire desdites qualifications d’y exercer la même profession. »

6.        L’article 2, paragraphe 2, de ladite directive dispose :

« Chaque État membre peut permettre sur son territoire, selon sa réglementation, l’exercice d’une profession réglementée au sens de l’article 3, paragraphe 1, point a), aux ressortissants des États membres titulaires de qualifications professionnelles qui n’ont pas été obtenues dans un État membre. Pour les professions relevant du titre III, chapitre III, cette première reconnaissance se fait dans le respect des conditions minimales de formation visées audit chapitre. »

7.        Selon l’article 3, paragraphes 1 et 3, de la même directive :

« 1.      Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

c)      “titre de formation” : les diplômes, certificats et autres titres délivrés par une autorité d’un État membre désignée en vertu des dispositions législatives, réglementaires ou administratives de cet État membre et sanctionnant une formation professionnelle acquise principalement dans [l’Union]. Lorsque la première phrase n’est pas d’application, un titre visé au paragraphe 3 est assimilé à un titre de formation ;

[...]

3.      Est assimilé à un titre de formation tout titre de formation délivré dans un pays tiers dès lors que son titulaire a, dans la profession concernée, une expérience professionnelle de trois ans sur le territoire de l’État membre qui a reconnu ledit titre conformément à l’article 2, paragraphe 2, et certifiée par celui-ci. »

8.        Aux termes de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2005/36, la reconnaissance des qualifications professionnelles par l’État membre d’accueil permet aux bénéficiaires d’accéder dans cet État membre à la même profession que celle pour laquelle ils sont qualifiés dans l’État membre d’origine et de l’y exercer dans les mêmes conditions que les nationaux.

9.        Sous le chapitre I, intitulé « Régime général de reconnaissance des titres de formation », l’article 10 de cette directive dispose :

« Le présent chapitre s’applique à toutes les professions qui ne sont pas couvertes par les chapitres II et III du présent titre, ainsi que dans les cas qui suivent, où le demandeur, pour un motif spécifique et exceptionnel, ne satisfait pas aux conditions prévues dans ces chapitres :

[...]

d)      sans préjudice de l’article 21, paragraphe 1, et des articles 23 et 27, pour les médecins, infirmiers, praticiens de l’art dentaire, vétérinaires, sages-femmes, pharmaciens et architectes détenant un titre de formation spécialisée, qui doivent avoir suivi la formation conduisant à la possession d’un titre figurant à l’annexe V, points 5.1.1, 5.2.2, 5.3.2, 5.4.2, 5.5.2, 5.6.2 et 5.7.1, et uniquement aux fins de reconnaissance de la spécialisation en question ;

[...]

g)      pour les migrants remplissant les conditions prévues à l’article 3, paragraphe 3. »

10.      Sous le titre « Principe de reconnaissance automatique », l’article 21 de ladite directive prévoit :

« 1.      Chaque État membre reconnaît les titres de formation de médecin, donnant accès aux activités professionnelles de médecin avec formation de base et de médecin spécialiste [...] visés respectivement à l’annexe V, points 5.1.1, 5.1.2 [...], qui sont conformes aux conditions minimales de formation visées respectivement aux articles 24 [et] 25 [...], en leur donnant, en ce qui concerne l’accès aux activités professionnelles et leur exercice, le même effet sur son territoire qu’aux titres de formation qu’il délivre.

Ces titres de formation doivent être délivrés par les organismes compétents des États membres et accompagnés, le cas échéant, des attestations, visées respectivement à l’annexe V, points 5.1.1 [et] 5.1.2 [...]

Les dispositions du premier et du deuxième alinéa s’entendent sans préjudice des droits acquis visés aux articles 23 [et] 27 [...]

[...]

6.      Chaque État membre subordonne l’accès aux activités professionnelles de médecin [...] et leur exercice à la possession d’un titre de formation respectivement visé à l’annexe V, points 5.1.1 [et] 5.1.2 [...], donnant la garantie que l’intéressé a acquis pendant la durée totale de sa formation, le cas échéant, les connaissances et les compétences visées [...] à l’article 24, paragraphe 3 [...] »

11.      L’article 24 de la même directive, qui vise la formation médicale de base, dispose :

« 1.      L’admission à la formation médicale de base suppose la possession d’un diplôme ou certificat donnant accès, pour les études en cause, aux établissements universitaires.

2.      La formation médicale de base comprend au total au moins cinq années d’études, qui peuvent être exprimées en crédits ECTS [(système européen de transfert et d’accumulation de crédits)] équivalents, ou au moins 5 500 heures d’enseignement théorique et pratique dispensées dans une université ou sous la surveillance d’une université.

[...]

3.      La formation médicale de base donne la garantie que l’intéressé a acquis les connaissances et les compétences suivantes [citées aux points a) à d)]. »

12.      Sous le titre « Formation de médecin spécialiste », l’article 25 de la directive 2005/36 prévoit :

« 1.      L’admission à la formation de médecin spécialiste suppose l’accomplissement et la validation d’un programme de formation médicale de base telle que visée à l’article 24, paragraphe 2, au cours duquel ont été acquises des connaissances appropriées en médecine de base.

[...]

4.      Les États membres subordonnent la délivrance d’un titre de formation de médecin spécialiste à la possession d’un des titres de formation de médecin avec formation de base visés à l’annexe V, point 5.1.1.

[...] »

13.      L’article 50, paragraphe 2, de cette directive dispose :

« En cas de doute justifié, l’État membre d’accueil peut exiger des autorités compétentes d’un État membre une confirmation de l’authenticité des attestations et des titres de formation délivrés dans cet autre État membre, ainsi que, le cas échéant, la confirmation du fait que le bénéficiaire remplit, pour les professions visées au chapitre III du présent titre, les conditions minimales de formation visées respectivement aux articles 24, 25, 28, 31, 34, 35, 38, 40, 44 et 46. »

14.      L’annexe V de ladite directive est intitulée « Reconnaissance sur la base de la coordination des conditions minimales de formation ». Sous la rubrique « V.1. Médecin », le point 5.1.1 de cette annexe énonce les « [t]itres de formation médicale de base », à savoir, en ce qui concerne la République fédérale d’Allemagne, les « Zeugnis über die Ärztliche Prüfung » et « Zeugnis über die Ärztliche Staatsprüfung und Zeugnis über die Vorbereitungszeit als Medizinalassistent, soweit diese nach den deutschen Rechtsvorschriften noch für den Abschluss der ärztlichen Ausbildung vorgesehen war. »

15.      Le point 5.1.2 de ladite annexe énonce les « [t]itres de formation de médecin spécialiste » des États membres, à savoir, en ce qui concerne la République fédérale d’Allemagne, la « Fachärztliche Anerkennung ».

B.      Le droit français

16.      Le code de la santé publique, dans sa version applicable au litige au principal, dispose, en son article L. 4111-1 :

« Nul ne peut exercer la profession de médecin, [...] s’il n’est :

1°      Titulaire d’un diplôme, certificat ou autre titre mentionné [à l’article] L. 4131-1 [...] ;

[...]

3°      Inscrit à un tableau de l’ordre des médecins, [...] sous réserve des dispositions des articles L. 4112-6 et L. 4112-7.

[...] »

17.      L’article L. 4111-2 de ce code énonce :

« [...]

II.      L’autorité compétente peut également, après avis d’une commission composée notamment de professionnels, autoriser individuellement à exercer la profession de médecin dans la spécialité concernée [...] les ressortissants d’un État membre de l’Union européenne ou d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen, titulaires de titres de formation délivrés par un État tiers, et reconnus dans un État, membre ou partie, autre que la France, permettant d’y exercer légalement la profession. S’agissant des médecins [...], la reconnaissance porte à la fois sur le titre de base et sur le titre de spécialité.

[...] »

18.      L’article L. 4131-1 dudit code dispose :

« Les titres de formation exigés en application du 1° de l’article L. 4111-1 sont pour l’exercice de la profession de médecin :

1°      Soit le diplôme français d’État de docteur en médecine ;

[...]

2°      Soit, si l’intéressé est ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou partie à l’accord sur l’Espace économique européen :

a)      Les titres de formation de médecin délivrés par l’un de ces États conformément aux obligations communautaires et figurant sur une liste établie par arrêté des ministres chargés de l’enseignement supérieur et de la santé ;

b)      Les titres de formation de médecin délivrés par un État, membre ou partie, conformément aux obligations communautaires, ne figurant pas sur la liste mentionnée au a), s’ils sont accompagnés d’une attestation de cet État certifiant qu’ils sanctionnent une formation conforme à ces obligations et qu’ils sont assimilés, par lui, aux titres de formation figurant sur cette liste ;

[...] »

19.      La liste établie au point 2, sous a), par arrêté du 13 juillet 2009 fixant les listes et les conditions de reconnaissance des titres de formation de médecin et de médecin spécialiste délivrés par les États membres de l’Union européenne ou parties à l’accord sur l’Espace économique européen visées au 2° de l’article L. 4131-1 du code de la santé publique correspond à celle figurant à l’annexe V, points 5.1.1 et 5.1.2, de la directive 2005/36.

III. Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal et la question préjudicielle

20.      FH est un ressortissant franco-allemand titulaire d’un diplôme de docteur d’État en médecine délivré par l’université de Monastir (Tunisie) le 18 septembre 2012.

21.      Par une décision du 6 novembre 2015, les autorités compétentes allemandes ont reconnu ce diplôme comme diplôme de formation médicale de base et ont autorisé FH à exercer la profession de médecin. Par une décision du 1er août 2016, ces autorités ont inscrit FH à l’ordre des médecins du Land de Niedersachsen (Basse-Saxe, Allemagne). Le 28 janvier 2021, FH a obtenu le diplôme de spécialiste en anesthésiologie délivré par l’université de Hanovre (Allemagne).

22.      Le 25 mars 2021, FH a saisi le conseil départemental de Saône-et-Loire de l’ordre des médecins (France) d’une demande d’inscription au tableau de l’ordre sur le fondement de l’article L. 4111-1 du code de la santé publique. Par une décision du 20 mai 2021, ce conseil départemental a refusé de donner suite à cette demande.

23.      Sur recours formé par FH contre la décision de la formation restreinte du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté de l’ordre des médecins (France) ayant à son tour rejeté, par décision du 15 juillet 2021, sa demande d’inscription au tableau de l’ordre, la formation restreinte du CNOM a, par décision du 17 septembre 2021, réitéré le refus d’inscription de FH au tableau de l’ordre.

24.      FH a alors formé un recours contre cette dernière décision, qui est pendant devant le Conseil d’État.

25.      Dans ces conditions, le Conseil d’État a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Un médecin, ressortissant d’un des États membres de l’Union européenne, qui est titulaire d’un titre de formation de médecin spécialiste délivré dans un État membre, visé au point 5.1.2 de l’annexe V de la directive [2005/36], peut-il, avec ce seul titre, se prévaloir, dans un autre État membre, du régime de reconnaissance automatique des titres de formation défini à l’article 21 de cette directive, alors même qu’il est titulaire d’un titre de formation médicale de base délivré par un État tiers qui a seulement été reconnu par l’État membre dans lequel il a obtenu son diplôme de médecin spécialiste et ne figure pas parmi ceux visés au point 5.1.1 de l’annexe V de [ladite] directive et que [l’article 25, paragraphe 4] de [celle-ci] subordonne la délivrance d’un titre de formation de médecin spécialiste à la possession d’un de ces titres de formation de médecin avec formation de base ? »

IV.    La procédure devant la Cour

26.      La décision de renvoi datée du 27 décembre 2022 est parvenue au greffe de la Cour le 12 janvier 2023.

27.      FH, le CNOM, les gouvernements français, italien, néerlandais et polonais, l’Autorité de surveillance AELE (Association européenne de libre-échange), ainsi que la Commission européenne, ont déposé des observations écrites dans le délai imparti par l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.

28.      Lors de l’audience du 11 janvier 2024, les mandataires ad litem de FH et du CNOM, du gouvernement français, de l’Autorité de surveillance AELE, ainsi que de la Commission, ont présenté des observations.

V.      Analyse juridique

A.      Remarques préliminaires

29.      La présente affaire porte sur l’interprétation et l’application de dispositions de la directive 2005/36 définissant les droits et obligations des professionnels aux fins de la reconnaissance des titres de formation obtenus dans l’Union et de l’exercice d’une profession dans un autre État membre. Conformément à l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2005/36, la reconnaissance des qualifications professionnelles par un État membre d’accueil permet aux bénéficiaires d’accéder dans cet État membre « à la même profession que celle pour laquelle ils sont qualifiés dans l’État membre d’origine » et de l’y exercer « dans les mêmes conditions que les nationaux », ainsi que l’a jugé la Cour dans sa jurisprudence (3).

30.      La directive 2005/36 a abrogé et remplacé un ensemble de directives sectorielles et générales régissant la reconnaissance des qualifications professionnelles et établit, en substance, trois régimes alternatifs de reconnaissance de ces qualifications. Tout d’abord, il existe un régime général (chapitre I, articles 10 à 15) qui s’applique à toutes les professions qui ne relèvent pas du champ d’application des deux autres régimes (article 10). Il y a ensuite un régime de reconnaissance basé sur l’expérience professionnelle (chapitre II, articles 16 à 20) qui s’applique à certaines activités visées à l’annexe IV de cette directive.

31.      Enfin, il existe un régime de reconnaissance automatique (chapitre III, articles 21 à 49) qui se caractérise par une harmonisation minimale de la formation. La profession de médecin est l’une des sept professions relevant du champ d’application du régime de reconnaissance automatique, avec les professions d’infirmier, de sage-femme, de praticien de l’art dentaire, de pharmacien, d’architecte et de vétérinaire (4). La reconnaissance automatique exige le respect des conditions minimales de formation visées, selon la profession concernée, aux articles 24 et suivants de ladite directive. La Cour a précisé qu’il est interdit aux États membres de subordonner la reconnaissance à des exigences autres que la présentation d’une preuve de formation appropriée (5).

32.      Par sa demande préjudicielle, la juridiction de renvoi souhaite savoir si un médecin, ressortissant d’un des États membres de l’Union, qui est titulaire d’un titre de formation de médecin spécialiste délivré dans un État membre, peut, avec ce seul titre, se prévaloir, dans un autre État membre, du régime de reconnaissance automatique des titres de formation précité, alors même qu’il est titulaire d’un titre de formation médicale de base délivré par un État tiers qui a seulement été reconnu par l’État membre dans lequel il a obtenu son diplôme de médecin spécialiste.

33.      Comme je l’exposerai dans mon analyse, en m’appuyant sur une exégèse de la directive 2005/36 et sur les méthodes d’interprétation reconnues dans la jurisprudence, cette question appelle une réponse négative, au motif que le régime de reconnaissance automatique ne trouve pas à s’appliquer au cas d’espèce. Cela étant dit, je ne me limiterai pas à répondre à la question posée par la juridiction de renvoi, mais j’expliquerai également quels sont les moyens dont dispose une personne dans la situation décrite ci-dessus afin d’atteindre au mieux son objectif. Une telle approche est conseillée afin d’apporter une réponse utile à la juridiction de renvoi, en conformité avec l’esprit de coopération qui doit animer la procédure de renvoi préjudiciel.

B.      Sur la possibilité pour le requérant au principal de se prévaloir du régime de reconnaissance automatique

1.      Sur le lien indissociable d’une spécialisation en médecine avec une formation de base

34.      Selon une jurisprudence constante, pour l’interprétation des dispositions du droit de l’Union, il importe de tenir compte non seulement des termes de celles-ci, mais également de leur contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elles font partie (6).

35.      L’article 21, paragraphe 1, de la directive 2005/36 prévoit que chaque État membre reconnaît, notamment, les titres de formation de médecin, donnant accès aux activités professionnelles de médecin avec formation de base et de médecin spécialiste, visés respectivement à l’annexe V, points 5.1.1 et 5.1.2, qui sont conformes aux conditions minimales de formation visées respectivement aux articles 24 et 25, en leur donnant, en ce qui concerne l’accès aux activités professionnelles et leur exercice, le même effet sur son territoire qu’aux titres de formation qu’il délivre.

36.      Par conséquent, dès lors que, comme en l’espèce, un ressortissant d’un État membre est titulaire d’un titre de formation de médecin spécialiste visé à cette annexe V, point 5.1.2, celui-ci devrait, en principe, obtenir dans l’État membre d’accueil, sur la base de cet article 21, paragraphe 1, la reconnaissance automatique de ce titre afin d’y exercer la profession de médecin visée par la spécialité concernée. Néanmoins, la question se pose de savoir si le fait que la personne en cause ne possède pas par ailleurs un titre de formation médicale de base délivré dans un État membre fait obstacle à une telle reconnaissance automatique.

37.      À cet égard, il convient de relever que ledit article 21, paragraphe 1, impose comme exigence que les titres de formation de médecin doivent être « conformes aux conditions minimales de formation visées [notamment à l’article] 25 [de ladite directive] ». Il ressort de l’article 25, paragraphe 4, que « [l]es États membres subordonnent la délivrance d’un titre de formation de médecin spécialiste à la possession d’un des titres de formation de médecin avec formation de base visés à l’annexe V, point 5.1.1 ». S’agissant de la République fédérale d’Allemagne, ce point 5.1.1 mentionne deux types de titres allemands de formation médicale de base (7).

38.      L’interprétation littérale de cet article 25, paragraphe 4, semble impliquer que la reconnaissance automatique d’un titre de formation de médecin spécialiste, visé au point 5.1.2 de l’annexe V de cette directive, est indissociablement liée à celle d’un titre de formation médicale de base, visé au point 5.1.1 de cette annexe, et exigerait l’obtention préalable d’un tel titre.

39.      En effet, il convient de relever que les dispositions de l’article 21 de la directive 2005/36 présentent toujours conjointement les titres de formation médicale de base et de médecin spécialiste. En particulier, ces dispositions ne se réfèrent jamais de façon isolée au point 5.1.2 de l’annexe V de cette directive, relatif aux titres de formation de médecin spécialiste, mais s’y réfèrent toujours conjointement au point 5.1.1 de cette annexe, relatif aux titres de formation médicale de base.

40.      Ainsi, ledit article 21, paragraphe 1, évoque dans leur globalité « les titres de formation de médecin », en précisant qu’ils donnent accès aux activités professionnelles de médecin avec formation de base et de médecin spécialiste. En outre, même si ces titres de formation font l’objet de deux points distincts à cette annexe V, ils sont regroupés sous le même intitulé « V.1. Médecin », qui énumère d’abord les titres de formation médicale de base, puis ceux de médecin spécialiste.

41.      Par ailleurs, il ressort de l’intitulé même de l’article 24 de la directive 2005/36 [« Formation médicale de base » (mise en italique par mes soins)] que la formation médicale de base est essentielle pour garantir l’acquisition des connaissances et des compétences minimales nécessaires à l’exercice de la profession de médecin. Conformément au paragraphe 2 de cet article, cette formation de base dure au moins cinq ans, c’est-à-dire plus que la durée minimale de toutes les formations de médecin spécialiste.

42.      Les connaissances et compétences acquises lors de la formation médicale de base, décrites à l’article 24, paragraphe 3, de la directive 2005/36, constituent ainsi un socle qui n’est pas enseigné dans le cadre de la formation médicale spécialisée telle que décrite à l’article 25 de cette directive, et qui pourtant est indispensable à l’exercice des activités professionnelles de médecin spécialiste, quelle que soit la spécialité en question.

43.      Dans le cadre d’une interprétation contextuelle de l’article 21, paragraphe 1, et de l’article 25, paragraphe 4, de la directive 2005/36, il convient d’attirer l’attention sur l’article 21, paragraphe 6, de cette directive qui dispose que « [c]haque État membre subordonne l’accès aux activités professionnelles de médecin [...] et leur exercice à la possession d’un titre de formation respectivement visé à l’annexe V, points 5.1.1 [et] 5.1.2 [...], donnant la garantie que l’intéressé a acquis pendant la durée totale de sa formation, le cas échéant, les connaissances et les compétences visées [...] à l’article 24, paragraphe 3 ». Cette disposition montre clairement que le titre de formation de médecin spécialiste n’est pas, à lui seul, une garantie que l’intéressé a acquis lesdites connaissances et compétences, et que, par conséquent, la reconnaissance automatique de ce titre doit être indissociablement liée à celle d’un titre de formation de base.

44.      Enfin, il importe de rappeler que la reconnaissance automatique ne s’applique que pour les titres de formation médicale énumérés aux points 5.1.1 et 5.1.2 de cette annexe V, lesquels sont considérés par les États membres comme garantissant les conditions minimales de formation. Cela est aussi le cas des titres de formation allemands, énumérés au point 5.1.1, que le requérant ne possède pas. Par conséquent, un titre de formation obtenu dans un État tiers ne saurait faire l’objet d’une reconnaissance automatique, nonobstant le fait qu’un État membre l’ait reconnu unilatéralement sur la base de son droit interne, conformément à l’article 2, paragraphe 2, de la directive 2005/36.

45.      Ce dernier aspect appelle quelques remarques supplémentaires de ma part, d’autant plus que plusieurs États membres qui sont intervenus dans la présente affaire ont exprimé des hésitations en ce qui concerne les conséquences juridiques éventuelles de la reconnaissance par un État membre d’un tel titre de formation obtenu dans un pays tiers.

2.      Sur les conséquences juridiques de la reconnaissance unilatérale par un État membre d’un titre de formation en vertu de l’article 2, paragraphe 2, de la directive 2005/36

46.      Des règles différentes s’appliquent en fonction du lieu où les qualifications professionnelles ont été acquises. Une qualification professionnelle délivrée par un État membre de l’Union, sanctionnant une formation qui s’est déroulée de manière prépondérante dans l’Union, sera reconnue plus facilement qu’un diplôme qui a été délivré par un pays tiers. En effet, l’article 1er de la directive 2005/36 énonce que celle-ci « reconnaît [...] les qualifications professionnelles acquises dans un ou plusieurs autres États membres » (8). L’article 3, paragraphe 1, sous c), de cette directive précise encore que constituent un titre de formation « les diplômes, certificats et autres titres [...] sanctionnant une formation professionnelle acquise principalement dans [l’Union] » (9). Dans le cas d’une qualification professionnelle obtenue dans un pays tiers, le droit de l’Union ne prévoit de reconnaissance que lorsque celle-ci est prononcée dans un État membre de l’Union en application de son droit interne.

47.      En effet, en vertu de l’article 2, paragraphe 2, de la directive 2005/36, chaque État membre « peut permettre sur son territoire, selon sa réglementation, l’exercice d’une profession réglementée au sens de l’article 3, paragraphe 1, point a), aux ressortissants des États membres titulaires de qualifications professionnelles qui n’ont pas été obtenues dans un État membre » (10). Cette disposition autorise les États membres à conclure des accords bilatéraux sur la reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles avec des pays tiers. Ainsi, les États membres sont libres de fixer les conditions d’une telle reconnaissance tant que les conditions minimales de formation exigées pour les professions sectorielles, relevant du titre III, chapitre III, de cette directive, sont respectées. Cependant, le libellé de ladite disposition montre clairement que les effets juridiques d’une telle reconnaissance, sur la base d’une réglementation nationale, sont circonscrits au territoire de l’État membre en question et ne sauraient créer des obligations dans le chef des autres États membres.

48.      Cette interprétation est d’ailleurs confortée par l’arrêt Haim (11), dans lequel la Cour a interprété l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 78/687/CEE du Conseil, du 25 juillet 1978, visant à la coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant les activités du praticien de l’art dentaire (12), qui était libellé de manière similaire aux termes de l’article 2, paragraphe 2, de la directive 2005/36 (13), en ce sens que la reconnaissance par un État membre des titres délivrés par des États tiers, même s’ils ont été reconnus comme équivalents dans un ou plusieurs États membres, n’engage pas les autres États membres. Aux fins de la présente affaire, cela signifie que cet article 2, paragraphe 2, s’oppose à ce que le requérant au principal puisse se prévaloir de la reconnaissance par les autorités allemandes de sa qualification professionnelle obtenue en Tunisie afin d’obliger les autorités françaises à la reconnaître à leur tour, en application du régime de reconnaissance automatique.

49.      Indépendamment de l’applicabilité de cette disposition, il convient de relever le fait que l’article 21, paragraphe 6, de la directive 2005/36 dispose que les connaissances et les compétences propres à une formation médicale de base doivent être « [acquises] pendant la durée totale de [la] formation » (14), ce qui exclut, en principe, toute décision de la part des autorités nationales ayant pour effet d’assimiler une formation acquise dans un pays tiers à une formation acquise dans un État membre. En d’autres termes, cette disposition présuppose un processus d’apprentissage dans le cadre d'un cursus académique. Dès lors, seule une formation de médecin « acquise » dans l’Union saurait fournir les connaissances et les compétences nécessaires aux fins d’une reconnaissance automatique sur le fondement de l’article 21, paragraphe 1, de cette directive.

3.      Sur la possibilité d’une reconnaissance en vertu de l’article 3, paragraphe 3, de la directive 2005/36 d’un titre de formation délivré dans un pays tiers

50.      Toutefois, cela ne signifie pas qu’une personne se trouvant dans la situation du requérant au principal, qui a obtenu un titre de formation au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive 2005/36 dans un pays tiers, soit privée de la possibilité d’exercer sa profession dans un autre État membre. Au contraire, l’article 3, paragraphe 3, de cette directive dispose qu’« [e]st assimilé à un titre de formation tout titre de formation délivré dans un pays tiers dès lors que son titulaire a, dans la profession concernée, une expérience professionnelle de trois ans sur le territoire de l’État membre qui a reconnu ledit titre conformément à l’article 2, paragraphe 2, et certifiée par celui-ci » (15).

51.      La reconnaissance de qualifications professionnelles acquises dans des pays tiers est donc régie par des dispositions assez strictes. Un citoyen de l’Union titulaire de telles qualifications professionnelles ne peut invoquer l’article 3, paragraphe 3, de la directive 2005/36 qu’à deux conditions : premièrement, le diplôme doit avoir été reconnu par un État membre de l’Union en vertu de son droit interne et, deuxièmement, le titulaire de la qualification professionnelle doit avoir obtenu trois ans de pratique professionnelle dans le premier État membre de reconnaissance. Cette dernière condition vise clairement à éviter que des citoyens abusent du système de cette directive ou tentent d’en contourner les règles au moyen de la « reconnaissance de la reconnaissance » (16).

52.      Les modalités de cette « reconnaissance de la reconnaissance » sont toutefois soumises à des règles particulières. Tout d’abord, cette reconnaissance est soumise exclusivement au régime général du titre III, chapitre I, de la directive 2005/36 (17). Tout État membre doit donc reconnaître une qualification d’un pays tiers préalablement reconnue dans l’Union, mais il n’est pas tenu d’accorder de reconnaissance automatique. Cette règle a d’abord pour conséquence d’autoriser le second État membre à s’assurer, au moyen de mesures de compensation, que le titulaire du diplôme du pays tiers atteint non seulement le niveau de formation minimal imposé par cette directive, mais aussi un niveau de formation qui irait au-delà des minima de l’Union, et que l’État en question aurait décidé d’exiger de ses propres nationaux. Ensuite, le second État membre de reconnaissance n’est pas tenu d’offrir le choix entre deux mesures de compensation s’il a identifié des différences substantielles dans les formations. Conformément à l’article 14 de ladite directive, il peut choisir d’imposer le type de mesure de compensation, à savoir soit une épreuve d’aptitude, soit un stage d’adaptation.

53.      Aux fins de l’examen de la question préjudicielle posée par la juridiction de renvoi, il convient de constater que, si les autorités allemandes ont reconnu le titre de formation tunisien du requérant au principal, conformément à l’article 2, paragraphe 2, de la directive 2005/36, il n’en reste pas moins que les positions des parties au principal divergent sur le point de savoir si le requérant au principal a effectivement acquis une expérience professionnelle de trois ans sur le territoire allemand. Pour cette raison, en l’absence d’informations plus précises, il faut partir de la prémisse que le requérant au principal ne satisfait pas à l’une des deux exigences imposées par l’article 3, paragraphe 3, de cette directive.

C.      Sur la possibilité pour le requérant au principal de se prévaloir du régime général de reconnaissance

54.      Se pose ensuite la question de savoir si un citoyen de l’Union, dans la situation décrite dans la question préjudicielle, peut néanmoins se prévaloir du régime général de reconnaissance des titres de formation. Ainsi qu’il ressort de l’article 10 de la directive 2005/36, ce régime revêt un caractère subsidiaire, car il s’applique « à toutes les professions qui ne sont pas couvertes par les chapitres II et III du présent titre, ainsi que dans les cas [...] où le demandeur, pour un motif spécifique et exceptionnel, ne satisfait pas aux conditions prévues dans ces chapitres ».

55.      Cette première condition me semble a priori être remplie dans le cas d’espèce, car la formation de médecin acquise dans un pays tiers n’est pas couverte par les chapitres II et III du titre III de la directive 2005/36 concernant la liberté d’établissement. Plus concrètement, comme je l’ai expliqué dans le cadre de mon analyse, le régime de reconnaissance automatique n’est pas applicable au cas d’espèce, au motif que le requérant au principal ne possède aucun des titres de formation médicale de base visés au point 5.1.1 de l’annexe V de cette directive. En d’autres termes, la reconnaissance par les autorités allemandes du diplôme tunisien du requérant au principal, en vertu de l’article 2, paragraphe 2, de ladite directive, n’a pas pour effet de transformer ce diplôme en l’un des diplômes allemands énumérés à ce point.

56.      Cela étant dit, il convient d’attirer l’attention sur le fait que l’article 10 de la directive 2005/36 présente certaines particularités, étant donné qu’il ne prévoit une application du régime général de reconnaissance des titres de formation que dans des cas « spécifiques et exceptionnels », expressément visés dans cette disposition (18). Il s’agit de la seconde des deux conditions cumulatives. Le cas de figure visé à cet article 10, sous d), pourrait se révéler pertinent dans la présente affaire dans la mesure où celui-ci concerne le médecin qui « [doit] suivre la formation conduisant à la possession d’un titre figurant [au point 5.1.1 de l’annexe V de cette directive] ». Toutefois, il importe de noter que cette disposition contient une précision importante, à savoir que le régime général s’applique « uniquement aux fins de reconnaissance de la spécialisation en question ».

57.      Or, je doute que cette condition soit remplie en l’espèce, car le requérant demande non seulement la reconnaissance de sa spécialisation en tant qu’anesthésiste, obtenue dans un État membre, mais également celle de sa formation médicale de base, acquise dans un pays tiers. Par conséquent, le libellé de cette disposition me semble déjà faire obstacle à son application au cas d’espèce. Par ailleurs, il ne ressort pas des observations du requérant au principal que celui-ci fasse valoir et démontre l’existence d’un motif « spécifique et exceptionnel », au sens de l’article 10 de la directive 2005/36, qui justifie une application du régime général de reconnaissance.

58.      À mon avis, il existe également des considérations fondées sur une interprétation contextuelle qui militent contre une application de l’article 10, sous d), de la directive 2005/36. Ainsi que je l’ai expliqué aux points précédents, cette directive prévoit, à son article 3, paragraphe 3, une procédure spécifique permettant la reconnaissance de qualifications professionnelles de pays tiers, qui exige que l’intéressé exerce la profession concernée pendant au moins trois ans sur le territoire de l’État membre dans lequel il a obtenu une première reconnaissance au titre de l’article 2, paragraphe 2, de ladite directive. Si cette condition est remplie, la reconnaissance de ses qualifications se fera sous le régime général. Face à ce constat, il est difficile de comprendre pourquoi la directive 2005/36 prévoirait une voie parallèle, beaucoup moins contraignante, qui offrirait l’accès au même régime de reconnaissance. Il me semble qu’une application alternative de dudit article 10, sous d), afin de faciliter la reconnaissance de qualifications professionnelles obtenues dans des pays tiers dans une situation comme celle en l’espèce priverait ledit article 3, paragraphe 3, de tout effet utile.

59.      De surcroît, il faut tenir compte du fait que ce même article 10, en tant qu’exception, doit être interprété de manière stricte (19). En effet, il ressort des travaux préparatoires que la proposition initiale de la Commission ne faisait aucune mention ni de la notion de « motif spécifique et exceptionnel », ni de l’article 10, sous a) à g), de la directive 2005/36 (20). Cette notion et ces dispositions ont été ajoutées à l’initiative du Conseil. Il découle de l’exposé des motifs du Conseil qu’il estimait que la proposition initiale de la Commission concernant l’article 10 de cette directive était trop large (21).

60.      Dans ce contexte, il convient d’évoquer l’arrêt Angerer (22), dans lequel la Cour a considéré que l’économie, l’objectif et la genèse de la directive 2005/36 s’opposent à une interprétation large de la notion de « motif spécifique et exceptionnel » (23). Outre le fait que les autres conditions d’application de l’article 10, sous d), de cette directive ne sont évidemment pas remplies en l’espèce, je ne peux que me rallier à la position de la Cour. Je ne vois pas comment cette disposition pourrait être interprétée afin de faire en sorte que son champ d’application couvre les circonstances de l’espèce.

61.      Pour les raisons exposées précédemment, je considère que l’article 10, sous d), de la directive 2005/36 n’a pas vocation à s’appliquer aux circonstances de la présente affaire.

62.      Eu égard aux considérations ci-dessus, il convient de retenir, à ce stade de l’analyse, à titre de conclusion intermédiaire, que ni le régime de reconnaissance automatique, ni le régime général de reconnaissance ne sont applicables au cas d’espèce.

63.      Le fait qu’aucune disposition de la directive 2005/36 ne vise une situation telle que celle décrite par la juridiction de renvoi ouvre, en principe, la possibilité de recourir directement aux dispositions du droit primaire, et plus concrètement, aux articles 45 et 49 TFUE, régissant la libre circulation des travailleurs et le droit d’établissement (24), ce que j’examinerai en détail dans la suite des présentes conclusions.

D.      Sur la possibilité pour le requérant au principal de se prévaloir des libertés fondamentales

64.      Il découle de l’analyse ci-dessus que la directive 2005/36 n’est pas applicable dans le cas où le professionnel ressortissant de l’Union souhaite s’installer dans un autre État membre sans pouvoir faire état des trois années d’expérience professionnelle dans l’État membre qui a reconnu la qualification du pays tiers requises par l’article 3, paragraphe 3, de cette directive (25).

65.      Cela étant dit, il convient de rappeler que la directive 2005/36 n’a pas pour objet de rendre la reconnaissance des qualifications professionnelles plus difficile dans des situations qui ne relèvent pas de son champ d’application, et elle ne peut pas avoir un tel effet (26). En effet, le régime de reconnaissance automatique prévu par cette directive complète les droits garantis par les libertés fondamentales mais ne se substitue pas à une appréciation au titre de ces dispositions. Par conséquent, en dehors du champ d’application de ladite directive (27), y compris lorsque les conditions de la reconnaissance des qualifications professionnelles ne sont pas remplies (28), le professionnel peut invoquer les libertés fondamentales (29).

66.      Ainsi que la Cour l’a jugé dans l’arrêt Vlassopoulou (30), des conditions nationales de qualification, même appliquées sans discrimination tenant à la nationalité, peuvent avoir pour effet d’entraver l’exercice, par les ressortissants des autres États membres de l’Union, de leur droit d’établissement (31), et la jurisprudence ultérieure est parvenue aux mêmes conclusions en ce qui concerne la libre circulation des travailleurs (32). Par conséquent, il incombe à un État membre de l’Union, saisi d’une demande d’autorisation d’exercer une profession dont l’accès est, selon la législation nationale, subordonné à la possession d’un diplôme ou d’une qualification professionnelle, de prendre en considération les diplômes, les certificats, les autres titres ainsi que l’expérience pertinente en procédant à une comparaison entre, d’une part, les compétences attestées par ces titres et cette expérience et, d’autre part, les connaissances et qualifications exigées par les règles nationales (33).

67.      Dans l’arrêt Hocsman (34), la Cour a jugé que les principes de reconnaissance établis dans l’arrêt Vlassopoulou s’appliquent également aux qualifications obtenues dans un pays tiers. Cet arrêt Hocsman concernait un médecin dont le diplôme argentin de médecine de base avait été reconnu comme équivalant au diplôme national dans un État membre, lui permettant ainsi de poursuivre des études de spécialisation dans ce même État et d’y obtenir un diplôme de spécialiste qui aurait été reconnu équivalent en vertu du droit de l’Union si le diplôme de base avait, lui aussi, été délivré dans un État membre. Dans ce contexte, il importe de relever que, dans l’arrêt Haim, évoqué précédemment, la Cour a réitéré la validité des principes développés dans cette jurisprudence, nonobstant le constat que la reconnaissance unilatérale par un État membre des titres délivrés par des pays tiers n’est pas susceptible d’engager les autres États membres de l’Union (35).

68.      La conséquence de cette jurisprudence est que, au moment d’apprécier les connaissances et les qualifications d’un professionnel dans des situations qui ne relèvent pas du champ d’application de la directive 2005/36, l’État membre d’accueil a l’obligation de prendre en compte toute la documentation pertinente concernant les connaissances et les qualifications délivrées par les autres États membres de l’Union (36), notamment la documentation relative à l’équivalence, indépendamment du lieu où la formation a été dispensée, y compris dans les pays tiers, et indépendamment de l’appellation de cette formation dans un autre État membre ou dans un pays tiers, et cet État membre d’accueil est également tenu de prendre en compte toute l’expérience professionnelle pertinente, notamment celle acquise dans le cadre de la formation spécialisée (37).

69.      Si cet examen comparatif aboutit à la constatation que les connaissances et les qualifications correspondent à celles exigées par les dispositions nationales, l’État membre est tenu de reconnaître les qualifications comme remplissant les conditions établies dans ces dispositions (38). Seules des différences objectives peuvent être prises en considération dans le cadre de l’examen comparatif (39). Si les connaissances et les qualifications du demandeur, attestées par le diplôme et l’expérience pertinente, ne sont pas équivalentes, ou si elles ne correspondent que partiellement à celles exigées par l’État membre d’accueil, ce dernier doit préciser la formation qui fait défaut afin de permettre au demandeur de compléter sa formation ou d’en suivre une nouvelle (40). Les mesures de compensation imposées par l’État membre d’accueil ne doivent pas être disproportionnées (41).

70.      Je considère qu’une interprétation différente ne serait pas de nature à faciliter l’exercice effectif des libertés fondamentales garanties par le traité FUE. À cet égard, il convient de rappeler que le droit de l’Union impose l’obligation de motiver les décisions nationales affectant l’exercice d’un droit fondamental conféré par le traité aux particuliers (42). Dès lors, un demandeur, tel que le requérant au principal, doit être en mesure de connaître les raisons sur lesquelles repose le refus, notamment la formation qui lui manque (43).

71.      Il est de jurisprudence constante que le défaut de reconnaissance des connaissances et des qualifications acquises dans un autre État membre de l’Union peut avoir pour effet d’entraver la libre circulation et l’établissement des professionnels, même lorsque les règles nationales sont appliquées sans discrimination tenant à la nationalité (44). L’État membre d’accueil ne peut donc pas faire abstraction des connaissances et des qualifications acquises dans un autre État membre de l’Union. J’estime qu’il doit en être de même du défaut de reconnaissance des connaissances et des qualifications acquises dans un pays tiers reconnues comme équivalentes par un autre État membre, et que l’État membre d’accueil ne peut donc pas faire abstraction de ces qualifications. En particulier, les dispositions nationales adoptées à cet égard ne sauraient constituer une entrave injustifiée à l’exercice effectif des libertés fondamentales garanties par le droit de l’Union (45).

72.      Je considère que, dans une situation telle qu’en l’espèce, dans laquelle une formation de médecin spécialiste reçue par un professionnel citoyen de l’Union remplit, en soi, les conditions de la reconnaissance automatique au titre de la directive 2005/36, et dans laquelle la formation de base reçue dans un pays tiers a été reconnue comme équivalente par un autre État membre, la marge de manœuvre permettant de restreindre les libertés fondamentales de façon justifiée est limitée. Cela est d’autant plus vrai que, en vertu de l’article 2, paragraphe 2, de cette directive, lors de la reconnaissance unilatérale des qualifications professionnelles obtenues dans des pays tiers, les États membres sont tenus de respecter les « conditions minimales de formation » prévues pour la profession de médecin, ce qui exclut, en principe, que la protection de la santé et de la sécurité publiques dans l’Union soit compromise. Vu sous cet angle, je me demande sérieusement s’il ne serait pas juste et approprié de considérer qu’il existe dans de telles circonstances une présomption d’équivalence de la formation de base dans l’État membre d’accueil (46). À cet égard, je tiens à constater qu’aucune des parties intéressées n’a avancé d’arguments convaincants qui remettraient en cause une telle interprétation.

73.      En tout état de cause, l’État membre d’accueil ne saurait invoquer des difficultés pratiques ou administratives pour justifier de ne pas procéder à l’appréciation qu’il est tenu de faire conformément à l’arrêt Vlassopoulou (47). Les libertés fondamentales de libre circulation des travailleurs et de libre établissement doivent être interprétées comme imposant à l’État membre d’accueil de procéder à une appréciation des connaissances et de la formation attestées par les qualifications professionnelles d’un demandeur. Ce faisant, l’État membre d’accueil doit, ainsi que je l’ai exposé dans les présentes conclusions, prendre en compte tous les diplômes, certificats et autres titres ainsi que l’expérience pertinente. Le refus d’effectuer cette appréciation en raison de difficultés pratiques ou administratives constituerait en soi une restriction injustifiée aux libertés susmentionnées.

VI.    Conclusion

74.      À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit à la question préjudicielle posée par le Conseil d’État (France) :

La directive 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil, du 7 septembre 2005, relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles,

doit être interprétée en ce sens que :

les autorités compétentes d’un État membre ne doivent reconnaître, au titre du régime de reconnaissance automatique défini à l’article 21 de cette directive, un titre de formation de médecin spécialiste délivré dans un autre État membre, et qui figure au point 5.1.2 de l’annexe V de ladite directive, que lorsque le médecin titulaire de ce titre justifie également d’un titre de formation médicale de base délivré dans un État membre, et qui figure au point 5.1.1 de l’annexe V de la même directive. Cette interprétation est sans préjudice de la possibilité, en l’absence d’un tel titre de formation médicale de base, de reconnaître un titre de formation de médecin spécialiste sur le fondement du régime général de reconnaissance des titres de formation défini au titre III, chapitre I, de la directive 2005/36 ou, le cas échéant, sur le fondement de l’article 45 ou de l’article 49 TFUE.


1      Langue originale : le français.


2      JO 2005, L 255, p. 22.


3      Voir arrêts du 8 juillet 2021, Lietuvos Respublikos sveikatos apsaugos ministerija (C‑166/20, EU:C:2021:554, point 25), et du 3 mars 2022, Sosiaali- ja terveysalan lupa- ja valvontavirasto (Formation médicale de base) (C‑634/20, EU:C:2022:149, point 34).


4      Von Lewinski, K., Europarecht (Schulze/Janssen/Kadelbach), 4e édition, Baden-Baden, 2020, point 72.


5      Voir arrêt du 30 avril 2014, Ordre des architectes (C‑365/13, EU:C:2014:280, points 21 et 22).


6      Voir arrêts du 2 septembre 2021, LG et MH (Autoblanchiment) (C‑790/19, EU:C:2021:661, point 47), et du 16 mars 2023, Colt Technology Services e.a. (C‑339/21, EU:C:2023:214, point 39).


7      Ainsi que je l’ai indiqué au point 14 des présentes conclusions, il s’agit du « Zeugnis über die Ärztliche Prüfung » et du « Zeugnis über die Ärztliche Staatsprüfung und Zeugnis über die Vorbereitungszeit als Medizinalassistent, soweit diese nach den deutschen Rechtsvorschriften noch für den Abschluss der ärztlichen Ausbildung vorgesehen war ».


8      Mise en italique par mes soins.


9      Mise en italique par mes soins.


10      Mise en italique par mes soins.


11      Arrêt du 9 février 1994 (C‑319/92, EU:C:1994:47, points 20 et 21).


12      JO 1978, L 233, p. 10.


13      L’article 1er, paragraphe 4, de la directive 78/687 énonçait ce qui suit : « La présente directive ne porte en rien préjudice à la possibilité pour les États membres d’accorder sur leur territoire, selon leur réglementation, l’accès aux activités du praticien de l’art dentaire et leur exercice aux titulaires de diplômes, certificats ou autres titres, qui n'ont pas été obtenus dans un État membre. » (Mise en italique par mes soins).


14      Mise en italique par mes soins.


15      Mise en italique par mes soins.


16      Voir, à cet égard, Berthoud, F., « La reconnaissance des qualifications professionnelles », Dossiers de droit européen, nº 30, Genève, 2016, p. 104 et suiv.


17      Voir, en ce sens, Guide de l’utilisateur – Directive 2005/36/CE : tout ce que vous voulez savoir sur la reconnaissance des qualifications professionnelles, p. 25.


18      Voir arrêt de la Cour AELE du 25 mars 2021, Lindberg (E‑3/20, EFTA Court Report 2021, point 60).


19      Voir conclusions de l’avocate générale Kokott dans l’affaire Commission/Royaume-Uni (C‑346/08, EU:C:2009:772, point 15).


20      Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles [COM(2002) 119 final] (JO 2002, C 181 E, p. 183).


21      Position commune (CE) nº 10/2005, du 21 décembre 2004, arrêtée par le Conseil, statuant conformément à la procédure visée à l'article 251 du traité instituant la Communauté européenne, en vue de l’adoption d'une directive du Parlement européen et du Conseil relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles (JO 2005, C 58 E, p. 1 et 119).


22      Arrêt du 16 avril 2015 (C‑477/13, EU:C:2015:239).


23      Arrêt du 16 avril 2015, Angerer (C‑477/13, EU:C:2015:239, points 27 et suiv.).


24      Voir arrêt du 2 mars 2023, A (Enseignant d’école maternelle) (C‑270/21, EU:C:2023:147, point 66).


25      Voir, en ce sens, Guide de l’utilisateur – Directive 2005/36/CE : tout ce que vous voulez savoir sur la reconnaissance des qualifications professionnelles, p. 8, 25 et 28.


26      Voir arrêt du 22 janvier 2002, Dreessen (C‑31/00, EU:C:2002:35, point 26).


27      Voir arrêt du 6 octobre 2015, Brouillard (C‑298/14, EU:C:2015:652, point 46).


28      Voir arrêt du 22 janvier 2002, Dreessen (C‑31/00, EU:C:2002:35, point 31).


29      Voir, en ce sens, Zaglmayer, B., Anerkennung von Gesundheitsberufen in Europa, Vienne, 2016, p. 184 et suiv. ; voir, également, arrêts de la Cour AELE du 25 mars 2021, Lindberg (E‑3/20, EFTA Court Report 2021, points 60 et 61), et Martinez Haugland (E‑4/20, EFTA Court Report 2021, point 83).


30      Arrêt du 7 mai 1991 (C‑340/89, ci-après l’« arrêt Vlassopoulou », EU:C:1991:193).


31      Arrêts Vlassopoulou (point 15), et du 8 mai 2008, Commission/Espagne (C‑39/07, EU:C:2008:265, point 37).


32      Voir arrêt du 6 octobre 2015, Brouillard (C‑298/14, EU:C:2015:652, point 52).


33      Voir arrêt Vlassopoulou (point 16).


34      Arrêt du 14 septembre 2000 (C‑238/98, EU:C:2000:440).


35      Arrêt du 9 février 1994, Haim (C‑319/92, EU:C:1994:47, point 26).


36      Voir arrêt du 6 octobre 2015, Brouillard (C‑298/14, EU:C:2015:652, point 54).


37      Voir, à cet égard, Peeters, M., « Free Movement of Medical Doctors : The New Directive 2005/36/EC on the Recognition of Professional Qualifications », European Journal of Health Law, vol. 12, nº 4, octobre 2005, p. 377 et suiv., qui soutient qu’un État membre ne peut tout simplement refuser de reconnaître un diplôme obtenu dans un pays tiers.


38      Voir arrêts du 6 octobre 2015, Brouillard (C‑298/14, EU:C:2015:652, point 57), et du 3 mars 2022, Sosiaali- ja terveysalan lupa- ja valvontavirasto (Formation médicale de base) (C‑634/20, EU:C:2022:149, point 43).


39      Voir arrêt du 6 octobre 2015, Brouillard (C‑298/14, EU:C:2015:652, point 56).


40      Voir arrêt de la Cour AELE du 25 mars 2021, Lindberg (E‑3/20, EFTA Court Report 2021, point 70).


41      Voir arrêt du 3 mars 2022, Sosiaali- ja terveysalan lupa- ja valvontavirasto (Formation médicale de base) (C‑634/20, EU:C:2022:149, point 45).


42      Voir arrêts du 15 octobre 1987, Heylens e.a. (222/86, EU:C:1987:442, point 17) ; Vlassopoulou (point 22), et du 2 avril 1998, Norbrook Laboratories (C‑127/95, EU:C:1998:151, point 103).


43      Voir arrêt de la Cour AELE du 25 mars 2021, Lindberg (E‑3/20, EFTA Court Report 2021, point 69).


44      Voir arrêt du 6 octobre 2015, Brouillard (C‑298/14, EU:C:2015:652, point 53).


45      Voir arrêt du 6 octobre 2015, Brouillard (C‑298/14, EU:C:2015:652, point 52).


46      Voir, par analogie, arrêt de la Cour AELE du 25 mars 2021, Martinez Haugland (E‑4/20, EFTA Court Report 2021, point 51).


47      Voir, notamment, arrêts du 16 décembre 1986, Commission/Grèce (124/85, EU:C:1986:490, point 12) ; du 12 juillet 1990, Commission/Italie (C‑128/89, EU:C:1990:311, point 22) ; du 27 novembre 2008, Papillon (C‑418/07, EU:C:2008:659, point 54), et du 3 juillet 2019, Delfarma (C‑387/18, EU:C:2019:556, point 30).