ORDONNANCE DE LA COUR (dixième chambre)
17 janvier 2023 (*)
« Renvoi préjudiciel – Article 53, paragraphe 2, et article 94 du règlement de procédure de la Cour – Exigence d’indication des raisons justifiant la nécessité d’une réponse par la Cour – Absence de précisions suffisantes – Irrecevabilité manifeste »
Dans l’affaire C‑410/22,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Sąd Okręgowy Wydział Cywilny w Słupsku (tribunal régional, division civile, de Słupsk, Pologne), par décision du 17 septembre 2021, parvenue à la Cour le 20 juin 2022, dans la procédure
KL, représenté légalement par IJ et GE,
NP, représentée légalement par IJ et GE,
RS,
UP,
VT,
XZ,
YU,
Powszechna Kasa Oszczędności Bank Polski S.A.
contre
Skarb Państwa – Sąd Okręgowy w Koszalinie, Sąd Rejonowy w Szczecinku,
Komornik Sądowy przy Sądzie Rejonowym w Szczecinku Krzysztof Robert Wisłocki,
Powszechna Kasa Oszczędności Bank Polski S.A.,
CP,
SQ,
en présence de:
Rzecznik Praw Obywatelskich,
LA COUR (dixième chambre),
composée de M. D. Gratsias, président de chambre, MM. I. Jarukaitis (rapporteur) et Z. Csehi, juges,
avocat général : M. A. Collins,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de statuer par voie d’ordonnance motivée, conformément à l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour,
rend la présente
Ordonnance
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre de litiges opposant KL et NP, représentés légalement par IJ et GE, RS, UP, VT, XZ, YU et Powszechna Kasa Oszczędności Bank Polski S.A. à Skarb Państwa – Sąd Okręgowy w Koszalinie, Sąd Rejonowy w Szczecinku, à Komornik Sądowy przy Sądzie Rejonowym w Szczecinku Krzysztof Robert Wisłocki, à Powszechna Kasa Oszczędności Bank Polski S.A., à CP, à SQ et au Rzecznik Praw Obywatelskich.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 L’article 94 du règlement de procédure de la Cour dispose :
« Outre le texte des questions posées à la Cour à titre préjudiciel, la demande de décision préjudicielle contient :
a) un exposé sommaire de l’objet du litige ainsi que des faits pertinents, tels qu’ils ont été constatés par la juridiction de renvoi ou, à tout le moins, un exposé des données factuelles sur lesquelles les questions sont fondées ;
b) la teneur des dispositions nationales susceptibles de s’appliquer en l’espèce et, le cas échéant, la jurisprudence nationale pertinente ;
c) l’exposé des raisons qui ont conduit la juridiction de renvoi à s’interroger sur l’interprétation ou la validité de certaines dispositions du droit de l’Union, ainsi que le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige au principal. »
Le droit national
4 L’article 3271, paragraphe 1, de l’ustawa – Kodeks postępowania cywilnego (loi portant introduction du code de procédure civile) du 17 novembre 1964 (Dz. U. de 2021, position 1805), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après le « code de procédure civile »), énonce :
« Les motifs d’un arrêt doivent contenir :
1) la base factuelle de la décision, y compris l’exposé des faits que la juridiction a considérés comme établis, les preuves sur lesquelles elle s’est fondée et les raisons pour lesquelles elle n’a pas retenu la fiabilité et la force probante d’autres preuves ;
2) l’explication de la base juridique de l’arrêt en citant les dispositions légales. »
5 L’article 386 du code de procédure civile dispose :
« 1. Lorsque l’appel est accueilli, la juridiction de deuxième instance réforme le jugement attaqué et statue sur le fond.
2. Lorsque la procédure est jugée nulle, la juridiction de deuxième instance annule le jugement attaqué ainsi que la procédure, dans la mesure où elle est affectée par la nullité, et renvoie l’affaire devant la juridiction de première instance.
3. Lorsque le recours est rejeté ou qu’il existe des motifs de non-lieu, la juridiction de deuxième instance annule le jugement et rejette le recours ou déclare le non‑lieu.
4. Outre les cas prévus aux paragraphes 2 et 3, la juridiction de deuxième instance ne peut annuler le jugement attaqué et renvoyer l’affaire qu’en cas d’absence d’appréciation de l’affaire sur le fond par la juridiction de première instance ou si, pour se prononcer, il y a lieu de procéder à l’administration intégrale de preuves.
[...]
6. Le raisonnement juridique exposé dans les motifs de l’arrêt de la juridiction de deuxième instance lie tant la juridiction à laquelle l’affaire est renvoyée que la juridiction de deuxième instance au stade d’un réexamen de l’affaire. Cela ne concerne toutefois pas les cas dans lesquels intervient un changement de la situation juridique ou factuelle, ou dans lesquels, après que la juridiction de deuxième instance a rendu son arrêt, le Sąd Najwyższy [(Cour suprême, Pologne)], dans une résolution tranchant la question juridique, a retenu une appréciation juridique différente. »
Les litiges au principal et les questions préjudicielles
6 Il ressort de la décision de renvoi que plusieurs jugements rendus en première instance par le Sąd Okręgowy Wydział Cywilny w Słupsku (tribunal régional, division civile, de Słupsk, Pologne), qui est la juridiction de renvoi, ont été annulés par la cour d’appel compétente en raison du non-respect des exigences visées à l’article 3271, paragraphe 1, du code de procédure civile, relatives au contenu des motifs d’un jugement. En particulier, la cour d’appel a considéré que les motifs de ces jugements présentaient des irrégularités tellement graves qu’elles rendaient impossible le contrôle desdits jugements par la juridiction supérieure.
7 Les affaires au principal lui ayant été renvoyées conformément à l’article 386, paragraphe 4, du code de procédure civile, la juridiction de renvoi relève que, selon cette disposition, la juridiction de deuxième instance peut annuler le jugement de première instance et renvoyer l’affaire uniquement « en cas d’absence d’appréciation de l’affaire sur le fond par la juridiction de première instance ou si, pour se prononcer, il y a lieu de procéder à l’administration intégrale de preuves ».
8 Elle souligne que, par le passé, la tendance des juridictions polonaises de deuxième instance était de retenir une interprétation très large de ladite disposition, de sorte que l’annulation du jugement attaqué et le renvoi de l’affaire devant la juridiction de première instance étaient devenus la règle, et l’examen de l’affaire au fond par la juridiction de deuxième instance l’exception. Pour cette raison, le législateur polonais aurait modifié le code de procédure civile et instauré un contrôle, par le Sąd Najwyższy (Cour suprême), des décisions de deuxième instance renvoyant les jugements aux juridictions de première instance.
9 Toutefois, malgré cette réforme du code de procédure civile, les juridictions polonaises de deuxième instance considéraient qu’il leur était encore possible de renvoyer les affaires aux juridictions de première instance lorsque le contenu des motifs du jugement attaqué ne permettait pas de reconstituer les éléments factuels et juridiques fondant le raisonnement de la juridiction de première instance.
10 Dès lors, la juridiction de renvoi s’interroge sur le point de savoir si cette pratique est compatible avec les normes de l’administration de la justice dans l’Union européenne.
11 Dans ces conditions, le Sąd Okręgowy Wydział Cywilny w Słupsku (tribunal régional, division civile, de Słupsk) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 47 de la [Charte], lu en combinaison avec l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, s’oppose-t-il à une interprétation de l’article 386, paragraphe 4, du code de procédure civile en vertu de laquelle cette disposition permet à une juridiction de deuxième instance d’annuler un jugement en ce qu’elle considère que les motifs de ce dernier rendent impossible son contrôle ?
2) Quelles sont les conséquences de cette interprétation et, en particulier, la juridiction de première instance est-elle, en pareil cas, liée par l’arrêt de la juridiction de deuxième instance, ou bien la primauté de l’article 47 de la Charte permet-elle d’écarter l’application de l’article 386, paragraphe 6, du code de procédure civile ? »
Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle
12 En vertu de l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure, lorsqu’une demande de décision préjudicielle est manifestement irrecevable, la Cour, l’avocat général entendu, peut à tout moment décider de statuer par voie d’ordonnance motivée, sans poursuivre la procédure.
13 Il y a lieu de faire application de cette disposition dans la présente affaire.
14 Selon une jurisprudence constante de la Cour, la procédure instituée à l’article 267 TFUE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher (arrêt du 26 mars 2020, Miasto Łowicz et Prokurator Generalny, C‑558/18 et C‑563/18, EU:C:2020:234, point 44 ainsi que jurisprudence citée).
15 Dès lors que la décision de renvoi sert de fondement à cette procédure, la juridiction nationale est tenue d’expliciter, dans la décision de renvoi elle-même, le cadre factuel et réglementaire du litige au principal et de fournir les explications nécessaires sur les raisons du choix des dispositions du droit de l’Union dont elle demande l’interprétation ainsi que sur le lien qu’elle établit entre ces dispositions et la législation nationale applicable au litige qui lui est soumis [voir, en ce sens, arrêt du 4 juin 2020, C.F. (Contrôle fiscal), C‑430/19, EU:C:2020:429, point 23 et jurisprudence citée].
16 À cet égard, il importe de souligner également que les informations contenues dans les décisions de renvoi doivent permettre, d’une part, à la Cour d’apporter des réponses utiles aux questions posées par la juridiction nationale et, d’autre part, aux gouvernements des États membres ainsi qu’aux autres intéressés d’exercer le droit qui leur est conféré par l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne de présenter des observations. Il incombe à la Cour de veiller à ce que ce droit soit sauvegardé, compte tenu du fait que, en vertu de cette disposition, seules les décisions de renvoi sont notifiées aux intéressés (voir, en ce sens, arrêt du 2 septembre 2021, Irish Ferries, C‑570/19, EU:C:2021:664, point 134 et jurisprudence citée).
17 Ces exigences cumulatives concernant le contenu d’une décision de renvoi figurent de manière explicite à l’article 94 du règlement de procédure, dont la juridiction de renvoi est censée, dans le cadre de la coopération instaurée à l’article 267 TFUE, avoir connaissance et qu’elle est tenue de respecter scrupuleusement (ordonnance du 3 juillet 2014, Talasca, C‑19/14, EU:C:2014:2049, point 21, ainsi que arrêt du 9 septembre 2021, Toplofikatsia Sofia e.a., C‑208/20 et C‑256/20, EU:C:2021:719, point 20 ainsi que jurisprudence citée). Elles sont, en outre, rappelées aux points 13, 15 et 16 des recommandations de la Cour de justice de l’Union européenne à l’attention des juridictions nationales, relatives à l’introduction de procédures préjudicielles (JO 2019, C 380, p. 1).
18 En l’occurrence, la décision de renvoi ne répond manifestement pas aux exigences posées à l’article 94, sous c), du règlement de procédure.
19 En effet, par ses deux questions préjudicielles, la juridiction de renvoi demande, en substance, d’une part, si l’article 19 TUE et l’article 47 de la Charte doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une interprétation du code de procédure civile selon laquelle une juridiction de deuxième instance peut annuler un jugement d’une juridiction de première instance et lui renvoyer l’affaire lorsqu’elle estime que les motifs de ce jugement rendent son contrôle impossible et, d’autre part, si la juridiction de première instance à laquelle l’affaire est renvoyée est liée par la décision de la juridiction de deuxième instance ou si l’article 47 de la Charte permet à la juridiction de première instance de s’écarter du raisonnement juridique contenu dans cette décision.
20 Toutefois, ce n’est que dans la présentation du cadre juridique et dans l’énoncé de ses questions préjudicielles que la juridiction de renvoi se réfère, en se bornant à les viser, à l’article 19 TUE et à l’article 47 de la Charte. Si, dans la motivation de sa demande de renvoi préjudiciel, elle expose le contenu de la législation nationale applicable aux litiges au principal ainsi que son évolution, y compris à la lumière de la jurisprudence et de la doctrine polonaises, elle ne précise pas pour autant le lien qu’elle établit entre cette législation et l’article 19 TUE ou l’article 47 de la Charte.
21 Dans ces conditions, il y a lieu de constater que la juridiction de renvoi n’a pas exposé avec un niveau de clarté et de précision suffisant les raisons qui l’ont conduite à s’interroger sur l’interprétation de l’article 19 TUE et de l’article 47 de la Charte ni le lien qui existerait entre ces dispositions et la législation nationale applicable aux litiges au principal, de telle sorte que la Cour ne peut pas apprécier dans quelle mesure une réponse aux questions posées est nécessaire pour permettre à cette juridiction de rendre sa décision.
22 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la présente demande de décision préjudicielle est, en application de l’article 53, paragraphe 2, du règlement de procédure, manifestement irrecevable.
23 Il convient cependant de rappeler que la juridiction de renvoi conserve la faculté de soumettre une nouvelle demande de décision préjudicielle en fournissant à la Cour l’ensemble des éléments permettant à celle-ci de statuer (voir, en ce sens, arrêt du 11 septembre 2019, Călin, C‑676/17, EU:C:2019:700, point 41 et jurisprudence citée).
Sur les dépens
24 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs, la Cour (dixième chambre) ordonne :
La demande de décision préjudicielle introduite par le Sąd Okręgowy Wydział Cywilny w Słupsku (tribunal régional de Słupsk, Pologne), par décision du 17 septembre 2021, est manifestement irrecevable.
Signatures
* Langue de procédure : le polonais.