ARRÊT DE LA COUR (septième chambre)
5 octobre 2023 ( *1 )
« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs – Directive 98/59/CE – Article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, sous b), et article 6 – Procédure d’information et de consultation des travailleurs en cas de projet de licenciement collectif – Absence de désignation de représentants des travailleurs – Réglementation nationale permettant à un employeur de ne pas individuellement informer et consulter les travailleurs concernés »
Dans l’affaire C‑496/22,
ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest, Roumanie), par décision du 22 juin 2022, parvenue à la Cour le 22 juillet 2022, dans la procédure
EI
contre
SC Brink’s Cash Solutions SRL,
LA COUR (septième chambre),
composée de Mme M. L. Arastey Sahún, présidente de chambre, MM. F. Biltgen (rapporteur) et J. Passer, juges,
avocat général : M. P. Pikamäe,
greffier : M. A. Calot Escobar,
vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 24 mai 2023,
considérant les observations présentées :
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pour EI, par Me V. Stănilă, avocat, |
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pour SC Brink’s Cash Solutions SRL, par Mes S. Şusnea et R. Zahanagiu, avocaţi, |
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pour le gouvernement roumain, par Mmes M. Chicu, E. Gane et O.-C. Ichim, en qualité d’agents, |
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pour le gouvernement allemand, par M. J. Möller et Mme A. Hoesch, en qualité d’agents, |
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pour le gouvernement hellénique, par M. V. Baroutas et Mme M. Tassopoulou, en qualité d’agents, |
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pour la Commission européenne, par Mme C. Gheorghiu, MM. C. Hödlmayr et B.-R. Killmann, en qualité d’agents, |
vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,
rend le présent
Arrêt
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La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, sous b), et de l’article 6 de la directive 98/59/CE du Conseil, du 20 juillet 1998, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs (JO 1998, L 225, p. 16), telle que modifiée par la directive (UE) 2015/1794 du Parlement européen et du Conseil, du 6 octobre 2015 (JO 2015, L 263, p. 1) (ci-après la « directive 98/59 »). |
2 |
Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant EI à son ancien employeur, SC Brink’s Cash Solutions SRL, au sujet de son licenciement. |
Le cadre juridique
La directive 98/59
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Selon les considérants 2, 6 et 12 de la directive 98/59 :
[...]
[...]
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L’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, sous b), de cette directive énonce : « Aux fins de l’application de la présente directive : [...]
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5 |
L’article 2 de ladite directive, qui fait partie de la section II de celle-ci, intitulée « Information et consultation », dispose : « 1. Lorsqu’un employeur envisage d’effectuer des licenciements collectifs, il est tenu de procéder, en temps utile, à des consultations avec les représentants des travailleurs en vue d’aboutir à un accord. 2. Les consultations portent au moins sur les possibilités d’éviter ou de réduire les licenciements collectifs ainsi que sur les possibilités d’en atténuer les conséquences par le recours à des mesures sociales d’accompagnement visant notamment l’aide au reclassement ou à la reconversion des travailleurs licenciés. [...] 3. Afin de permettre aux représentants des travailleurs de formuler des propositions constructives, l’employeur est tenu, en temps utile au cours des consultations :
[...] » |
6 |
L’article 3 de la même directive, qui figure dans la section III de celle-ci, intitulée « Procédure de licenciement collectif », prévoit, à son paragraphe 1 : « L’employeur est tenu de notifier par écrit tout projet de licenciement collectif à l’autorité publique compétente. [...] La notification doit contenir tous renseignements utiles concernant le projet de licenciement collectif et les consultations des représentants des travailleurs prévues à l’article 2, notamment les motifs de licenciement, le nombre des travailleurs à licencier, le nombre des travailleurs habituellement employés et la période au cours de laquelle il est envisagé d’effectuer les licenciements. » |
7 |
L’article 6 de la directive 98/59 dispose : « Les États membres veillent à ce que les représentants des travailleurs et/ou les travailleurs disposent de procédures administratives et/ou juridictionnelles aux fins de faire respecter les obligations prévues par la présente directive. » |
Le droit roumain
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La directive 98/59 a été transposée dans l’ordre juridique roumain par la Legea nr. 53/2003 privind Codul muncii (loi no 53/2003, portant code du travail), du 24 janvier 2003 (Monitorul Oficial al României, partie I, no 72 du 5 février 2003), dans sa version republiée qui est applicable au litige au principal (Monitorul Oficial al României, partie I, no 345 du 18 mai 2011) (ci-après le « code du travail »). |
9 |
L’article 69 du code du travail énonce : « (1) Lorsque l’employeur envisage d’effectuer des licenciements collectifs, il est tenu, en temps utile et en vue d’aboutir à un accord, dans les conditions prévues par la loi, de procéder à des consultations avec le syndicat ou, le cas échéant, avec les représentants des salariés, portant au moins sur :
(2) Au cours des consultations visées au paragraphe 1, afin de permettre au syndicat ou aux représentants des salariés de formuler des propositions en temps utile, l’employeur est tenu de leur fournir toutes les informations pertinentes et de leur notifier par écrit les éléments suivants :
(3) Les critères prévus au paragraphe 2, sous d), s’appliquent aux fins de départager les salariés après l’évaluation de la réalisation des objectifs de performance. [...] » |
10 |
L’article 70 de ce code dispose : « L’employeur est tenu de communiquer une copie de la notification visée à l’article 69, paragraphe 2, à l’inspection territoriale du travail et à l’agence territoriale pour l’emploi à la même date que celle à laquelle il l’a communiquée au syndicat ou, le cas échéant, aux représentants des salariés. » |
11 |
Aux termes de l’article 71, paragraphe 1, dudit code : « Le syndicat ou, le cas échéant, les représentants des salariés peuvent proposer à l’employeur des mesures visant à éviter les licenciements ou à réduire le nombre de salariés licenciés, dans un délai de dix jours calendaires à compter de la date de réception de la notification. » |
12 |
L’article 221 du même code est libellé comme suit : « (1) Au niveau des employeurs employant plus de 20 salariés et dépourvus d’organisations syndicales représentatives constituées conformément à la loi, les intérêts des salariés peuvent être promus et défendus par leurs représentants, élus et spécialement mandatés à cette fin. (2) Les représentants des salariés sont élus dans le cadre d’une assemblée générale des salariés, avec le vote d’au moins la moitié du nombre total de salariés. (3) Les représentants des salariés ne peuvent exercer des activités qui, conformément à la loi, relèvent exclusivement des syndicats. » |
13 |
L’article 222 du code du travail énonce : « (1) Les représentants des salariés sont élus parmi les salariés ayant pleine capacité d’exercice. (2) Le nombre de représentants élus des salariés est fixé d’un commun accord avec l’employeur, en fonction du nombre de salariés qu’il emploie. (3) La durée du mandat des représentants des salariés ne peut excéder deux ans. » |
Le litige au principal et les questions préjudicielles
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Le 14 août 2014, le requérant au principal a conclu un contrat de travail avec la défenderesse au principal en tant qu’agent de transport de fonds. |
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Dans le contexte de la pandémie causée par le coronavirus SARS–CoV–2 et de l’instauration de l’état d’urgence en Roumanie entre le 16 mars et le 15 mai 2020, la défenderesse au principal a connu une baisse considérable de son activité au niveau national, qui s’est répercutée sur ses bénéfices. Dans ce contexte particulier, elle a décidé de restructurer son entreprise et a engagé une procédure de licenciement collectif, visant à supprimer 128 postes au niveau national. Les 12, 13 et 15 mai 2020, elle a notifié son intention d’engager cette procédure de licenciement aux autorités concernées, à savoir l’Agenția Municipală pentru Ocuparea Forței de Muncă București (agence territoriale pour l’emploi de la municipalité de Bucarest, Roumanie), l’Inspecția Muncii (inspection du travail, Roumanie) et l’Inspectoratul Teritorial de Muncă al Municipiului București (inspection territoriale du travail de la municipalité de Bucarest, Roumanie). Cette notification indiquait expressément que les licenciements des travailleurs concernés auraient lieu entre le 19 mai et le 2 juillet 2020. Dès lors que le mandat des représentants des travailleurs précédemment désignés avait expiré le 23 avril 2020 sans que de nouveaux représentants aient été élus, ladite notification n’a pas été transmise à ces représentants. La même notification n’a pas davantage été communiquée individuellement à chaque travailleur visé par ladite procédure de licenciement. |
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Le requérant au principal, qui fait partie des 128 travailleurs licenciés, a introduit un recours contre la décision relative à son licenciement, lequel a été rejeté en première instance. Il a interjeté un appel devant la juridiction de renvoi, faisant valoir que la défenderesse au principal avait l’obligation impérative d’informer et de consulter les travailleurs individuellement (ci-après l’« étape d’information et de consultation des travailleurs »), même en l’absence d’un syndicat ou de représentants désignés pour défendre leurs intérêts. Dans une situation particulière telle que celle en cause au principal, il aurait incombé à la défenderesse au principal d’informer les travailleurs concernés de la nécessité de désigner de nouveaux représentants aux fins de la même procédure de licenciement. |
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La défenderesse au principal, pour sa part, fait valoir que, en raison de l’absence de renouvellement des mandats des représentants des travailleurs, elle s’est retrouvée dans une situation atypique d’absence de partenaire social. En effet, l’absence de coordination des salariés aurait rendu impossible la désignation de représentants dûment mandatés durant la procédure de licenciement collectif. L’information et la consultation des représentants des travailleurs n’auraient partant pu avoir lieu et, dans la mesure où la législation nationale concernée prévoit que cette procédure doit être menée avec le syndicat et/ou les représentants des salariés et non pas avec les salariés pris individuellement, elle aurait été dispensée de procéder individuellement à l’information et à la consultation des travailleurs. |
18 |
La juridiction de renvoi relève que d’autres travailleurs ont contesté la légalité de la procédure de licenciement collectif engagée par la défenderesse au principal devant les juridictions roumaines, lesquelles ont estimé que les décisions de licenciement étaient conformes à la loi. La juridiction de renvoi considère que l’article 2, paragraphe 3, de la directive 98/59, lu à la lumière des considérants 2, 6 et 12 de celle-ci, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation nationale qui, à défaut d’un mécanisme national obligatoire de désignation de représentants des travailleurs, viderait de son contenu, dans un cas de figure comme celui en cause au principal, l’obligation d’information et de consultation des travailleurs. Selon elle, l’interprétation de l’article 2, paragraphe 3, de la directive 98/59, lu en combinaison avec l’article 6 de cette directive, fait apparaître que l’étape d’information et de consultation des travailleurs, même en l’absence de représentants des travailleurs, est obligatoire dans le cadre d’une procédure de licenciement collectif, et ce nonobstant le fait qu’elle ne modifierait en rien le plan de restructuration envisagé par l’employeur. |
19 |
La juridiction de renvoi relève toutefois que d’autres juridictions nationales d’appel, ayant eu à connaître de l’interprétation et de l’application de ces dispositions de la directive 98/59, sont parvenues à la conclusion inverse en se fondant sur une interprétation littérale de cette directive, selon laquelle les représentants des travailleurs sont les seuls bénéficiaires de l’obligation d’information et de consultation. Ainsi, selon ces juridictions, en l’absence de représentants des travailleurs, un employeur ne serait pas tenu de respecter l’étape d’information et de consultation des travailleurs. |
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Dans ces conditions, la Curtea de Apel Bucureşti (cour d’appel de Bucarest, Roumanie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
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Sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle
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La défenderesse au principal conteste la recevabilité de la demande de décision préjudicielle au motif que les questions posées par la juridiction de renvoi concernent en réalité l’interprétation et l’application du droit national. En effet, d’abord, la juridiction de renvoi statuerait sur l’absence, dans le droit national, d’une obligation légale de consultation et d’information pesant sur les employeurs dans l’hypothèse où les salariés n’ont pas désigné de représentants et elle ferait état des divergences d’interprétation existant dans la jurisprudence nationale à cet égard. Ensuite, la juridiction de renvoi viserait à faire constater la transposition incorrecte de la directive 98/59 dans le droit roumain. Or, une telle constatation ne saurait intervenir dans le cadre d’une procédure préjudicielle, mais devrait faire l’objet d’un recours en manquement. Enfin, conformément à la jurisprudence de la Cour, une directive ne saurait, par elle-même, créer d’obligations à l’égard d’un particulier et ne pourrait donc être invoquée en tant que telle à l’encontre de ce dernier. |
22 |
À cet égard, il importe de rappeler que, selon une jurisprudence constante de la Cour, dans le cadre de la coopération entre cette dernière et les juridictions nationales instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer [arrêt du 29 juin 2023, International Protection Appeals Tribunal e.a. (Attentat au Pakistan), C‑756/21, EU:C:2023:523, point 35 ainsi que jurisprudence citée]. |
23 |
Ainsi, les questions relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par le juge national dans le cadre réglementaire et factuel qu’il définit sous sa propre responsabilité, et dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude, bénéficient d’une présomption de pertinence. Le rejet par la Cour d’une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées [arrêt du 29 juin 2023, International Protection Appeals Tribunal e.a. (Attentat au Pakistan), C‑756/21, EU:C:2023:523, point 36 ainsi que jurisprudence citée]. |
24 |
En l’occurrence, il ne ressort pas de manière manifeste du dossier dont dispose la Cour que la situation en cause au principal correspond à l’une de ces hypothèses. En effet, il est constant que le requérant au principal a été licencié dans le cadre d’une procédure de licenciement collectif et que les dispositions nationales en cause au principal visent à assurer la transposition dans le droit roumain des dispositions de la directive 98/59 dont l’interprétation est sollicitée. |
25 |
En outre, force est de constater, d’une part, que la juridiction de renvoi identifie à suffisance les dispositions du droit de l’Union dont l’interprétation lui paraît nécessaire et les dispositions du code du travail qui pourraient éventuellement être incompatibles avec ces dispositions du droit de l’Union. D’autre part, les éléments figurant dans la demande de décision préjudicielle permettent de comprendre les questions posées par la juridiction de renvoi et le contexte dans lequel celles-ci ont été posées. |
26 |
La demande de décision préjudicielle est donc conforme aux exigences découlant de la jurisprudence de la Cour et rappelées au point 22 du présent arrêt. |
27 |
S’agissant de l’argument selon lequel une directive ne saurait, par elle-même, créer d’obligations à l’égard d’un particulier et ne pourrait donc être invoquée, en tant que telle, à l’encontre de ce dernier, il convient de rappeler que, s’il est certes vrai que la Cour a itérativement jugé que même une disposition claire, précise et inconditionnelle d’une directive visant à conférer des droits ou à imposer des obligations aux particuliers ne saurait trouver application en tant que telle dans le cadre d’un litige qui oppose exclusivement des particuliers (arrêt du 7 août 2018, Smith, C‑122/17, EU:C:2018:631, point 43 et jurisprudence citée) et qu’une directive ne peut être invoquée dans un litige entre particuliers afin d’écarter la réglementation d’un État membre contraire à cette directive (arrêt du 7 août 2018, Smith, C‑122/17, EU:C:2018:631, point 44), il n’en découle pas pour autant qu’une demande de décision préjudicielle concernant l’interprétation d’une directive soulevée dans le cadre d’un litige opposant des particuliers est irrecevable. |
28 |
En effet, l’interprétation d’une directive dans le cadre d’un tel litige peut être nécessaire afin de permettre à une juridiction nationale, appelée à appliquer son droit national, d’interpréter ce droit, dans toute la mesure possible, à la lumière du texte ainsi que de la finalité de cette directive pour atteindre le résultat fixé par celle-ci et de se conformer ainsi à l’article 288, troisième alinéa, TFUE (voir, notamment, arrêts du 5 octobre 2004, Pfeiffer e.a., C‑397/01 à C‑403/01, EU:C:2004:584, points 113 et 114 ; du 19 avril 2016, DI, C‑441/14, EU:C:2016:278, point 31, et du 7 août 2018, Smith, C‑122/17, EU:C:2018:631, point 39). |
29 |
Par conséquent, la demande de décision préjudicielle est recevable. |
Sur les questions préjudicielles
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Ainsi qu’il ressort du point 18 du présent arrêt, les interrogations de la juridiction de renvoi ne se limitent pas à l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, sous b), et de l’article 6 de la directive 98/59, mais couvrent également celle de l’article 2, paragraphe 3, de cette directive. Il y a dès lors lieu de comprendre les deux questions préjudicielles posées, qu’il convient d’examiner ensemble, comme visant, en substance, à savoir si l’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, sous b), l’article 2, paragraphe 3, et l’article 6 de la directive 98/59 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale qui ne prévoit pas d’obligation pour un employeur de consulter individuellement les travailleurs concernés par un projet de licenciement collectif, lorsque ces travailleurs n’ont pas désigné de représentants des travailleurs, et qui n’oblige pas lesdits travailleurs à procéder à une telle désignation. |
31 |
À cet égard, il convient de rappeler qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’objectif principal de la directive 98/59 consiste à faire précéder les licenciements collectifs d’une consultation des représentants des travailleurs concernés et de l’information de l’autorité publique compétente (arrêt du 17 mars 2021, Consulmarketing, C‑652/19, EU:C:2021:208, point 40 et jurisprudence citée). |
32 |
La Cour a en outre itérativement jugé que le droit d’information et de consultation prévu par la directive 98/59 est destiné aux représentants des travailleurs, et non pas aux travailleurs pris individuellement (arrêt du 16 juillet 2009, Mono Car Styling, C‑12/08, EU:C:2009:466, point 38). Elle a ajouté que l’article 2, paragraphe 3, de cette directive confère aux travailleurs concernés une protection collective et non individuelle (arrêt du 13 juillet 2023, G GmbH, C‑134/22, EU:C:2023:567, point 37). |
33 |
Il ressort également de l’article 3 de la directive 98/59, qui prévoit l’obligation de notification à l’autorité publique compétente de tout projet de licenciement collectif avec tous les renseignements utiles concernant celui-ci et les consultations des représentants des travailleurs, que seuls les représentants des travailleurs doivent recevoir une copie de la notification en question et que ces derniers peuvent adresser leurs observations éventuelles à cette autorité publique, une telle possibilité n’étant pas accordée aux travailleurs pris individuellement. |
34 |
Force est dès lors de constater que les dispositions de la directive 98/59 ne prévoient pas d’obligation pour un employeur de procéder à l’information et à la consultation individuelle des travailleurs concernés par un projet de licenciement collectif. |
35 |
Cette constatation est corroborée par la genèse de la directive 98/59, qui a, en effet, procédé à la refonte de la directive 75/129/CEE du Conseil, du 17 février 1975, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs (JO 1975, L 48, p. 29). Or, il ressort des travaux préparatoires de la directive 98/59 qu’il était envisagé d’introduire une disposition selon laquelle, en l’absence de représentants de travailleurs dans les établissements employant normalement moins de 50 travailleurs, les employeurs étaient tenus de fournir en temps utile aux travailleurs concernés par le projet de licenciement collectif des informations identiques à celles devant être fournies aux représentants des travailleurs. Toutefois, cette disposition n’a pas été adoptée. |
36 |
Ladite constatation est conforme à l’objectif visé à l’article 2 de la directive 98/59, à savoir obliger les employeurs envisageant d’effectuer des licenciements collectifs de procéder à des consultations avec les représentants de travailleurs portant sur les possibilités d’éviter ou de réduire l’ampleur de ces licenciements collectifs ou d’en atténuer les conséquences. En effet, l’information de chacun des travailleurs concernés pris individuellement ou une consultation avec chacun d’entre eux n’est manifestement pas de nature à assurer que cet objectif soit atteint, étant donné que, d’une part, les intérêts des travailleurs pris individuellement risquent de ne pas correspondre aux intérêts des travailleurs pris dans leur ensemble et, d’autre part, les travailleurs pris individuellement n’ont pas de légitimité pour intervenir au nom des travailleurs dans leur ensemble. Partant, contrairement à ce que le gouvernement hellénique a fait valoir lors de l’audience, l’information de chaque travailleur pris individuellement ne saurait être regardée comme étant une obligation minimale prévue par la directive 98/59. |
37 |
Partant, dès lors que les dispositions de la directive 98/59 ne prévoient pas une obligation pour un employeur de procéder à l’information et à la consultation individuelle des travailleurs concernés par un projet de licenciement collectif, ces dispositions doivent être interprétées en ce sens qu’elles ne s’opposent pas à une législation nationale qui, en cas d’absence de représentants des travailleurs, n’oblige pas un employeur à informer et à consulter individuellement chaque travailleur concerné par un tel projet. |
38 |
Cela étant, il convient encore de rappeler qu’une législation nationale qui permet de faire obstacle à la protection garantie, de manière inconditionnelle, aux travailleurs par une directive est contraire au droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 8 juin 1994, Commission/Royaume-Uni, C‑383/92, EU:C:1994:234, point 21 et jurisprudence citée). |
39 |
S’agissant de la directive 75/129, remplacée par la directive 98/59, qui reprend, à ses articles 1er, 2 et 3, en substance, les articles 1er, 2 et 3 de la directive 75/129, la Cour a jugé que, s’il est vrai que la directive 75/129 ne comporte aucune disposition destinée à régler l’hypothèse où il n’existe, en vertu du droit national, pas de représentants des travailleurs dans une entreprise envisageant de procéder à des licenciements collectifs, il n’en demeure pas moins que ses dispositions font obligation aux États membres de prendre toutes les mesures nécessaires pour que les travailleurs soient informés, consultés et puissent intervenir par l’intermédiaire de représentants en cas de licenciements collectifs (arrêt du 8 juin 1994, Commission/Royaume-Uni, C‑383/92, EU:C:1994:234, point 23). |
40 |
La Cour a ajouté que le caractère limité de l’harmonisation partielle assurée par la directive 75/129 en ce qui concerne les règles de protection des travailleurs en cas de licenciements collectifs, notamment par le renvoi, opéré à l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de celle-ci, aux représentants des travailleurs « prévus par la législation ou la pratique des États membres », ne saurait priver d’effet utile les dispositions de cette directive et ne fait pas obstacle à ce que les États membres soient obligés de prendre toutes les mesures utiles pour que des représentants des travailleurs soient désignés en vue de satisfaire aux obligations prévues aux articles 2 et 3 de ladite directive (voir, en ce sens, arrêt du 8 juin 1994, Commission/Royaume-Uni, C‑383/92, EU:C:1994:234, point 25). |
41 |
Ne répond manifestement pas à ces exigences une législation nationale qui permettrait à un employeur de contourner ou de mettre en échec la protection des droits garantis aux travailleurs par la directive 98/59, notamment, en s’opposant à l’existence ou à la reconnaissance d’une représentation de travailleurs dans son entreprise (voir, en ce sens, arrêt du 8 juin 1994, Commission/Royaume-Uni, C‑383/92, EU:C:1994:234, points 26 et 27). |
42 |
En l’occurrence, d’une part, au vu des informations figurant dans le dossier dont dispose la Cour, il apparaît que la législation nationale en cause au principal, en particulier le code du travail, accorde aux travailleurs le droit de désigner des représentants et que, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 8 juin 1994, Commission/Royaume-Uni (C‑383/92, EU:C:1994:234), selon cette législation, un employeur ne peut s’opposer à l’existence d’une représentation des travailleurs. |
43 |
D’autre part, ainsi qu’il ressort de la demande de décision préjudicielle, la législation nationale en cause au principal ne prévoit pas une obligation pour les travailleurs de procéder à la désignation de représentants. Or, même si la directive 98/59, qui n’a pas pour objectif d’harmoniser les modalités et les procédures de désignation de la représentation des travailleurs dans les États membres, ne prescrit pas une telle obligation à la charge des travailleurs, il appartient aux États membres d’assurer l’effet utile des dispositions de cette directive. Ainsi, il incombe à ces derniers d’adopter toutes les mesures utiles pour que des représentants des travailleurs soient désignés et de s’assurer que les travailleurs ne se retrouvent pas dans une situation dans laquelle, pour des motifs indépendants de leur volonté, ils sont empêchés de désigner ces représentants. |
44 |
Il appartiendra à la juridiction de renvoi, seule compétente pour interpréter le droit national, d’apprécier si les dispositions nationales en cause au principal sont suffisantes à cet égard. En l’occurrence, elle devra plus particulièrement examiner si les dispositions du droit roumain régissant la désignation des représentants des travailleurs et limitant la durée du mandat de ceux-ci à deux ans sont, en cas d’impossibilité pratique, non imputable aux travailleurs, de procéder à une désignation de nouveaux représentants, susceptibles d’être interprétées en ce sens qu’elles garantissent le plein effet des dispositions des articles 2 et 3 de la directive 98/59. |
45 |
À cet égard, il convient d’ajouter, d’une part, que, contrairement à ce que la juridiction de renvoi semble sous-entendre, l’article 6 de la directive 98/59, en vertu duquel les États membres doivent veiller à ce que les représentants des travailleurs et/ou les travailleurs disposent de procédures administratives et/ou juridictionnelles aux fins de faire respecter les obligations prévues par cette directive, est dépourvu de pertinence en l’occurrence. En effet, cet article 6 n’impose pas aux États membres de mesure déterminée en cas de violation des obligations fixées par ladite directive, mais laisse la liberté à ces derniers de choisir parmi les différentes solutions propres à réaliser l’objectif poursuivi par la même directive, en fonction des différentes situations qui peuvent se présenter, étant précisé que ces mesures doivent toutefois assurer une protection juridictionnelle effective et efficace en vertu de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et avoir un effet dissuasif réel (voir, en ce sens, ordonnance du 4 juin 2020, Balga, C‑32/20, EU:C:2020:441, point 33, et arrêt du 17 mars 2021, Consulmarketing, C‑652/19, EU:C:2021:208, point 43). |
46 |
D’autre part, à supposer que la juridiction de renvoi arrive à la conclusion que la législation nationale en cause au principal n’est pas susceptible d’être interprétée de manière conforme à la directive 98/59 et eu égard au fait que le litige au principal oppose exclusivement des particuliers, il appartiendra à cette juridiction, le cas échéant, de tenir compte de la jurisprudence de la Cour permettant à la partie lésée par la non-conformité du droit national au droit de l’Union d’obtenir de l’État membre en cause réparation du dommage subi (voir, en ce sens, arrêt du 7 août 2018, Smith, C‑122/17, EU:C:2018:631, point 56 et jurisprudence citée). |
47 |
Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que l’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, sous b), l’article 2, paragraphe 3, et l’article 6 de la directive 98/59 doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui ne prévoit pas d’obligation pour un employeur de consulter individuellement les travailleurs concernés par un projet de licenciement collectif, lorsque ces travailleurs n’ont pas désigné de représentants des travailleurs, et qui n’oblige pas lesdits travailleurs à procéder à une telle désignation, à condition que cette réglementation permette, dans des circonstances indépendantes de la volonté des mêmes travailleurs, de garantir le plein effet de ces dispositions de cette directive. |
Sur les dépens
48 |
La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement. |
Par ces motifs, la Cour (septième chambre) dit pour droit : |
L’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, sous b), l’article 2, paragraphe 3, et l’article 6 de la directive 98/59/CE du Conseil, du 20 juillet 1998, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs, telle que modifiée par la directive (UE) 2015/1794 du Parlement européen et du Conseil, du 6 octobre 2015, |
doivent être interprétés en ce sens que : |
ils ne s’opposent pas à une réglementation nationale qui ne prévoit pas d’obligation pour un employeur de consulter individuellement les travailleurs concernés par un projet de licenciement collectif, lorsque ces travailleurs n’ont pas désigné de représentants des travailleurs, et qui n’oblige pas lesdits travailleurs à procéder à une telle désignation, à condition que cette réglementation permette, dans des circonstances indépendantes de la volonté des mêmes travailleurs, de garantir le plein effet de ces dispositions de la directive 98/59, telle que modifiée. |
Signatures |
( *1 ) Langue de procédure : le roumain.