CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN RICHARD DE LA TOUR

présentées le 7 décembre 2023 ( 1 )

Affaire C‑706/22

Konzernbetriebsrat der O SE & Co. KG

en présence de

Vorstand der O Holding SE

[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesarbeitsgericht (Cour fédérale du travail, Allemagne)]

« Renvoi préjudiciel – Société européenne – Règlement (CE) no 2157/2001 – Article 12, paragraphe 2 – Implication des travailleurs – Subordination de l’immatriculation de la société européenne à la mise en œuvre préalable de la procédure de négociation sur l’implication des travailleurs visée par la directive 2001/86/CE – Société européenne constituée et immatriculée sans travailleurs étant devenue la société mère de filiales employant des travailleurs – Non-obligation d’ouvrir a posteriori la procédure de négociation – Interdiction de l’utilisation abusive d’une société européenne aux fins de priver les travailleurs de droits en matière d’implication »

I. Introduction

1.

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 12, paragraphe 2, du règlement (CE) no 2157/2001 du Conseil, du 8 octobre 2001, relatif au statut de la société européenne (SE) ( 2 ), lu conjointement avec les articles 3 à 7 de la directive 2001/86/CE du Conseil, du 8 octobre 2001, complétant le statut de la Société européenne pour ce qui concerne l’implication des travailleurs ( 3 ).

2.

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant le Konzernbetriebsrat der O SE & Co. KG (comité d’entreprise de la société O SE & Co. KG, ci-après le « comité d’entreprise du groupe O KG ») au Vorstand der O Holding SE (directoire d’O Holding SE), au sujet d’une demande de création d’un groupe spécial de négociation (ci-après un « GSN ») aux fins de l’engagement a posteriori de la procédure de négociation sur l’implication des travailleurs visée aux articles 3 à 7 de la directive 2001/86.

3.

La directive 2001/86 est le fruit de plus de 30 années de négociations, puisque le premier projet de réglementation portant sur la création d’une société européenne (SE), au moyen d’un règlement, a été proposé par la Commission européenne en 1970 ( 4 ). Les négociations ont longtemps achoppé sur deux points : la structure dualiste ou moniste de la société et l’implication des travailleurs ( 5 ), cette implication étant définie comme l’information, la consultation, la participation et tout autre mécanisme par lequel les représentants des travailleurs peuvent exercer une influence sur les décisions à prendre au sein de l’entreprise ( 6 ).

4.

Le projet de réglementation portant sur la création d’une SE a été scindé en deux propositions de la Commission présentées le 25 août 1989 : l’une, de règlement portant statut de la SE ( 7 ), et l’autre, de directive complétant le statut de la SE pour ce qui concerne la place des travailleurs ( 8 ). Dans la proposition de règlement a été prévue la possibilité de constitution d’une SE holding pour certaines sociétés par actions relevant du droit d’au moins deux États membres ou ayant depuis au moins deux ans une société filiale relevant du droit d’un autre État membre ( 9 ).

5.

Plus tard dans le cours des négociations, le principe « avant-après » ( 10 ), présenté comme la prise en compte, au sein de la nouvelle SE, des droits d’implication existant dans les sociétés participant à la constitution de la SE, a permis de faire émerger les bases d’un compromis en 1998 ( 11 ). Cette proposition centrale a conduit au compromis, accepté à l’unanimité à la suite du changement de base juridique pour la directive 2001/86.

6.

Or, il est apparu très rapidement que la majorité des SE créées dans certains États membres étaient des SE sans travailleurs et qui avaient pu être immatriculées sans avoir engagé préalablement les négociations avec le GSN prévues par l’article 12, paragraphe 2, du règlement no 2157/2001.

7.

Mais, dès lors qu’un nombre important de SE sans travailleurs ont été immatriculées sans négociations préalables sur l’implication des travailleurs ( 12 ), la question se pose de savoir s’il convient de permettre ou d’imposer de telles négociations a posteriori et de définir le délai pendant lequel ces négociations pourraient être entamées après l’immatriculation de la SE.

8.

Dans les présentes conclusions, je proposerai à la Cour de dire pour droit que la directive 2001/86 n’impose pas l’ouverture de négociations a posteriori, mais qu’elle le permet en cas d’abus.

II. Le cadre juridique

A.   Le droit de l’Union

1. Le règlement no 2157/2001

9.

Les considérants 1 et 21 du règlement no 2157/2001 énoncent :

« (1)

L’achèvement du marché intérieur et l’amélioration de la situation économique et sociale qu’il entraîne dans l’ensemble de [l’Union européenne] impliquent, outre l’élimination des entraves aux échanges, une adaptation des structures de production à la dimension de [l’Union]. À cette fin, il est indispensable que les entreprises dont l’activité n’est pas limitée à la satisfaction de besoins purement locaux puissent concevoir et entreprendre la réorganisation de leurs activités au niveau [de l’Union].

[...]

(21)

La directive [2001/86] vise à assurer aux travailleurs un droit d’implication en ce qui concerne les questions et décisions affectant la vie de la SE. Les autres questions relevant du droit social et du droit du travail, notamment le droit à l’information et à la consultation des travailleurs tel qu’il est organisé dans les États membres, sont régies par les dispositions nationales applicables, dans les mêmes conditions, aux sociétés anonymes. »

10.

L’article 1er, paragraphes 1 et 4, de ce règlement dispose :

« 1.   Une société peut être constituée sur le territoire de [l’Union] sous la forme d’une [SE] dans les conditions et selon les modalités prévues par le présent règlement.

[...]

4.   L’implication des travailleurs dans une SE est régie par les dispositions de la directive [2001/86]. »

11.

L’article 2, paragraphe 2, sous a), dudit règlement prévoit :

« Les sociétés anonymes et les sociétés à responsabilité limitée qui figurent à l’annexe II, constituées selon le droit d’un État membre et ayant leur siège statutaire et leur administration centrale dans [l’Union], peuvent promouvoir la constitution d’une SE holding si deux d’entre elles au moins :

a)

relèvent du droit d’États membres différents [...] »

12.

L’article 8, paragraphes 1, 14 et 16, du règlement no 2157/2001 se lit comme suit :

« 1.   Le siège statutaire de la SE peut être transféré dans un autre État membre [...] Ce transfert ne donne lieu ni à dissolution ni à création d’une personne morale nouvelle.

[...]

14.   La législation d’un État membre peut prévoir, en ce qui concerne les SE immatriculées dans celui-ci, qu’un transfert du siège statutaire, dont résulterait un changement du droit applicable, ne prend pas effet si, dans le délai de deux mois [...], une autorité compétente de cet État s’y oppose [...]

[...]

16.   Une SE qui a transféré son siège statutaire dans un autre État membre est considérée, aux fins de tout litige survenant avant le transfert [...], comme ayant son siège statutaire dans l’État membre où la SE était immatriculée avant le transfert, même si une action est intentée contre la SE après le transfert. »

13.

Aux termes de l’article 9, paragraphe 1, sous c), de ce règlement :

« La SE est régie :

[...]

c)

pour les matières non réglées par le présent règlement ou, lorsqu’une matière l’est partiellement, pour les aspects non couverts par le présent règlement par :

[...]

ii)

les dispositions de loi des États membres qui s’appliqueraient à une société anonyme constituée selon le droit de l’État membre dans lequel la SE a son siège statutaire ;

[...] »

14.

L’article 12, paragraphes 1 et 2, dudit règlement dispose :

« 1.   Toute SE est immatriculée dans l’État membre de son siège statutaire dans un registre désigné par la législation de cet État membre [...]

2.   Une SE ne peut être immatriculée que si un accord sur les modalités relatives à l’implication des travailleurs au sens de l’article 4 de la directive [2001/86] a été conclu, ou si une décision au titre de l’article 3, paragraphe 6, de [cette] directive a été prise, ou encore si la période prévue à l’article 5 de ladite directive pour mener les négociations est arrivée à expiration sans qu’un accord n’ait été conclu. »

2. La directive 2001/86

15.

Les considérants 3, 7 et 18 de la directive 2001/86 énoncent :

« (3)

Afin de promouvoir les objectifs sociaux de [l’Union], il y a lieu d’arrêter des dispositions spéciales, notamment en ce qui concerne l’implication des travailleurs, visant à garantir que la création d’une SE n’entraîne pas la disparition ou l’affaiblissement du régime d’implication des travailleurs, existant dans les sociétés participant à la création d’une SE. Cet objectif devrait être poursuivi par la création, dans ce domaine, d’une réglementation complétant les dispositions du règlement [no 2157/2001].

[...]

(7)

Lorsque des droits de participation existent à l’intérieur d’une ou de plusieurs sociétés constituant une SE, ces droits devraient être préservés par voie de transfert à la SE dès sa constitution, à moins que les parties n’en décident autrement.

[...]

(18)

La garantie des droits acquis des travailleurs en matière d’implication dans les décisions prises par l’entreprise est un principe fondamental et l’objectif déclaré de la présente directive. Les droits des travailleurs existant avant la constitution des SE devraient être à la base de l’aménagement de leurs droits en matière d’implication dans la SE (principe “avant-après”). Cette manière de voir devrait s’appliquer en conséquence non seulement à la constitution initiale d’une SE mais aussi aux modifications structurelles introduites dans une SE existante ainsi qu’aux sociétés concernées par les processus de modifications structurelles. »

16.

Aux termes de l’article 1er de cette directive :

« 1.   La présente directive régit l’implication des travailleurs dans les affaires des [SE], visées au règlement [no 2157/2001].

2.   À cet effet, des modalités relatives à l’implication des travailleurs sont arrêtées dans chaque SE conformément à la procédure de négociation visée aux articles 3 à 6 ou, dans les circonstances prévues à l’article 7, conformément à l’annexe. »

17.

L’article 2, sous b) et g), de ladite directive définit les sociétés participantes comme « les sociétés participant directement à la constitution d’une SE » et le GSN comme « le groupe constitué conformément à l’article 3 afin de négocier avec l’organe compétent des sociétés participantes la fixation de modalités relatives à l’implication des travailleurs au sein de la SE ».

18.

L’article 3 de la directive 2001/86, intitulé « Création d’un [GSN] », dispose, à ses paragraphes 1, 2 et 6 :

« 1.   Lorsque les organes de direction ou d’administration des sociétés participantes établissent le projet de constitution d’une SE, ils prennent, dès que possible après la publication du projet de fusion ou de constitution d’une société holding ou après l’adoption d’un projet de constitution d’une filiale ou de transformation en une SE, les mesures nécessaires, y compris la communication d’informations concernant l’identité des sociétés participantes, des filiales ou des établissements, ainsi que le nombre de leurs travailleurs, pour engager des négociations avec les représentants des travailleurs des sociétés sur les modalités relatives à l’implication des travailleurs dans la SE.

2.   À cet effet, un [GSN] représentant les travailleurs des sociétés participantes ou des filiales ou établissements concernés est créé [...]

[...]

6.   Le [GSN] peut décider [...] de ne pas entamer des négociations ou de clore des négociations déjà entamées, et de se fonder sur la réglementation relative à l’information et à la consultation des travailleurs qui est en vigueur dans les États membres où la SE emploie des travailleurs. Une telle décision met fin à la procédure destinée à conclure l’accord visé à l’article 4. Lorsqu’une telle décision a été prise, aucune des dispositions de l’annexe n’est applicable.

[...]

Le [GSN] est reconvoqué à la demande écrite d’au moins 10 % des travailleurs de la SE, de ses filiales et établissements, ou de leurs représentants, au plus tôt deux ans après la date de la décision visée ci-dessus, à moins que les parties ne conviennent de rouvrir les négociations plus rapidement. Si le [GSN] décide de rouvrir les négociations avec la direction mais que ces négociations ne débouchent pas sur un accord, aucune des dispositions de l’annexe n’est applicable. »

19.

L’article 7 de cette directive, intitulé « Dispositions de référence », prévoit, à ses paragraphes 1 et 2 :

« 1.   Afin de réaliser l’objectif visé à l’article 1er, les États membres fixent [...] les dispositions de référence sur l’implication des travailleurs, qui doivent satisfaire aux dispositions de l’annexe.

Les dispositions de référence prévues par la législation de l’État membre dans lequel le siège de la SE sera situé sont applicables à compter de la date d’immatriculation de la SE :

a)

lorsque les parties en conviennent ainsi, ou

b)

lorsque [...] aucun accord n’a été conclu et :

que l’organe compétent de chacune des sociétés participantes décide d’accepter l’application des dispositions de référence relatives à la SE et de poursuivre ainsi l’immatriculation de la SE, et

que le [GSN] n’a pas pris la décision prévue à l’article 3, paragraphe 6.

2.   En outre, les dispositions de référence fixées par la législation nationale de l’État membre d’immatriculation conformément à la partie 3 de l’annexe ne s’appliquent que :

[...]

c)

dans le cas d’une SE constituée par la création d’une société holding ou la constitution d’une filiale :

si, avant l’immatriculation de la SE, une ou plusieurs formes de participation s’appliquaient dans une ou plusieurs des sociétés participantes en couvrant au moins 50 % du nombre total des travailleurs employés dans l’ensemble des sociétés participantes ; ou

si, avant l’immatriculation de la SE, une ou plusieurs formes de participation s’appliquaient dans une ou plusieurs des sociétés participantes en couvrant moins de 50 % du nombre total des travailleurs employés dans l’ensemble des sociétés participantes et si le [GSN] en décide ainsi.

S’il y avait plus d’une forme de participation au sein des différentes sociétés participantes, le [GSN] décide laquelle de ces formes doit être instaurée dans la SE. Les États membres peuvent fixer des règles qui sont applicables en l’absence de décision en la matière pour une SE immatriculée sur leur territoire. Le [GSN] informe les organes compétents des sociétés participantes des décisions prises au titre du présent paragraphe. »

20.

Aux termes de l’article 11 de ladite directive, intitulé « Détournement de procédure » :

« Les États membres prennent les mesures appropriées, dans le respect du droit [de l’Union], pour éviter l’utilisation abusive d’une SE aux fins de priver les travailleurs de droits en matière d’implication des travailleurs ou refuser ces droits. »

21.

L’article 12, paragraphe 2, de la même directive prévoit :

« Les États membres prévoient des mesures appropriées en cas de non-respect de la présente directive ; en particulier, ils veillent à ce qu’il existe des procédures administratives ou judiciaires qui permettent d’obtenir l’exécution des obligations résultant de la présente directive. »

B.   Le droit allemand

22.

La directive 2001/86 a été transposée en droit allemand par le Gesetz über die Beteiligung der Arbeitnehmer in einer Europäischen Gesellschaft (loi sur l’implication des travailleurs dans une société européenne) ( 13 ), du 22 décembre 2004.

23.

L’article 18 de cette loi, intitulé « Reprise des négociations », prévoit, à son paragraphe 3 :

« S’il est prévu des modifications structurelles de la SE, susceptibles de réduire les droits d’implication des travailleurs, des négociations sur les droits d’implication des travailleurs de la SE ont lieu à l’initiative de la direction ou du comité d’entreprise de la SE. En lieu et place du [GSN] devant être nouvellement créé, les négociations avec la direction de la SE peuvent être menées d’un commun accord par le comité d’entreprise de la SE conjointement avec les représentants des travailleurs concernés par la modification structurelle envisagée, qui n’étaient jusque-là pas représentés par le comité d’entreprise de la SE. Si aucun accord n’est trouvé lors de ces négociations, les articles 22 à 33 sur le comité d’entreprise de la SE par l’effet de la loi et les articles 34 à 38 sur la cogestion par l’effet de la loi s’appliquent. »

24.

L’article 43 de ladite loi dispose :

« Une SE ne doit pas être utilisée abusivement aux fins de retirer ou de dénier aux travailleurs des droits d’implication. Il y a présomption d’abus si, sans mise en œuvre d’une procédure au titre de l’article 18, paragraphe 3, des modifications structurelles ayant pour effet de retirer ou de dénier aux travailleurs des droits d’implication ont lieu au cours de l’année suivant la constitution de la SE. »

III. Les faits du litige au principal et les questions préjudicielles

25.

Le 28 mars 2013, la société O Holding SE, constituée, conformément à l’article 2, paragraphe 2, du règlement no 2157/2001, par les sociétés O Ltd et O GmbH, deux sociétés sans travailleurs, n’ayant pas de filiales avec des travailleurs et établies respectivement au Royaume-Uni et en Allemagne, a été immatriculée au registre pour l’Angleterre et le Pays de Galles, sans que les négociations sur l’implication des travailleurs, prévues aux articles 3 à 7 de la directive 2001/86, aient eu lieu.

26.

Le lendemain, le 29 mars 2013, O Holding SE est devenue l’actionnaire unique de la société O Holding GmbH, société ayant son siège social à Hambourg (Allemagne) et disposant d’un conseil de surveillance composé, pour un tiers, de représentants des travailleurs. O Holding SE ayant décidé, le 14 juin 2013, la transformation de cette société en société en commandite simple, nommée O KG, son changement de forme a été inscrit au registre le 2 septembre 2013 et, à compter de cette date, la cogestion au sein du conseil de surveillance n’a plus été applicable.

27.

Si O KG emploie environ 816 travailleurs et dispose de filiales dans plusieurs États membres employant environ 2200 travailleurs au total, ses associées (O Holding SE, associée commanditaire, et la société O Management SE, associée répondant à titre personnel, immatriculée à Hambourg, dont l’actionnaire unique est O Holding SE) n’emploient aucun travailleur.

28.

O Holding SE a transféré son siège social à Hambourg avec effet au 4 octobre 2017.

29.

Le comité d’entreprise du groupe O KG, estimant que la direction d’O Holding SE devait mettre en œuvre un GSN a posteriori puisqu’elle disposait de filiales, au sens de l’article 2, sous c), de la directive 2001/86, employant des travailleurs dans plusieurs États membres, a introduit une procédure contentieuse en matière de droit du travail. La direction d’O Holding SE s’est opposée à cette demande.

30.

À la suite du rejet de la demande du comité d’entreprise du groupe O KG par l’Arbeitsgericht Hamburg (tribunal du travail de Hambourg, Allemagne), confirmé par le Landesarbeitsgericht Hamburg (tribunal supérieur du travail de Hambourg, Allemagne), le Bundesarbeitsgericht (Cour fédérale du travail, Allemagne), la juridiction de renvoi, en a été saisi.

31.

Afin de résoudre ce litige, cette juridiction sollicite une interprétation de l’article 12, paragraphe 2, du règlement no 2157/2001, lu en combinaison avec les articles 3 à 7 de la directive 2001/86. Elle relève que, certes, ces dispositions ne prévoient pas expressément que la procédure de négociation sur l’implication des travailleurs doit, si elle n’a pas été menée au préalable, être mise en œuvre a posteriori. Elle considère, toutefois, que ce règlement et cette directive partent du principe, ainsi que cela ressort, notamment, des considérants 1 et 2 dudit règlement, que les sociétés participantes ou leurs filiales exercent une activité économique impliquant l’emploi de travailleurs, de sorte que, dès la constitution et avant l’immatriculation de la SE, il est possible d’engager une telle procédure de négociation. Par conséquent, ladite juridiction se demande si, dans le cas de l’immatriculation d’une SE dont aucune des sociétés participantes ou des filiales de celles-ci n’emploie des travailleurs, l’objectif poursuivi par les articles 3 à 7 de ladite directive pourrait exiger la mise en œuvre a posteriori de la procédure de négociation sur l’implication des travailleurs lorsque la SE devient une entreprise exerçant le contrôle de filiales employant des travailleurs dans plusieurs États membres.

32.

Dans ce contexte, la juridiction de renvoi estime qu’une telle obligation pourrait s’imposer à tout le moins au regard de l’article 11 de la directive 2001/86 si, comme c’est le cas de l’affaire au principal, il existe un lien temporel étroit entre l’immatriculation de la SE et l’acquisition de filiales, dès lors que cette circonstance pourrait amener à supposer qu’il s’agit d’un montage abusif visant à retirer ou à dénier aux travailleurs leurs droits d’implication.

33.

Si une obligation de mettre en œuvre a posteriori la procédure de négociation sur l’implication des travailleurs existait, se poseraient les questions de savoir si elle est soumise à une limitation temporelle et si sa mise en œuvre est régie par le droit de l’État membre dans lequel la SE a actuellement son siège ou celui de l’État membre dans lequel elle a été immatriculée pour la première fois, compte tenu du fait que, en l’occurrence, ce dernier État s’est retiré de l’Union après le transfert du siège de la SE en Allemagne.

34.

Dans ces conditions, le Bundesarbeitsgericht (Cour fédérale du travail) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

L’article 12, paragraphe 2, du règlement [no 2157/2001], lu conjointement avec les articles 3 à 7 de la directive [2001/86], doit-il être interprété en ce sens que, lors de la constitution d’une [SE holding] par des sociétés participantes qui n’emploient pas de travailleurs et ne disposent pas de filiales employant des travailleurs ainsi que lors de l’immatriculation de cette société au registre d’un État membre (“SE sans travailleurs”) sans qu’une procédure de négociation sur l’implication des travailleurs dans la SE ait été menée au préalable conformément à cette directive, cette procédure de négociation doit être mise en œuvre a posteriori si la SE devient une entreprise exerçant le contrôle de filiales employant des travailleurs dans plusieurs États membres [...] ?

2)

Si la Cour devait répondre par l’affirmative à la première question, dans un tel cas de figure, la mise en œuvre a posteriori de la procédure de négociation peut-elle et doit-elle être réalisée sans limitation temporelle ?

3)

Si la Cour devait répondre par l’affirmative à la deuxième question, l’article 6 de la directive [2001/86] s’oppose-t-il, aux fins d’une mise en œuvre a posteriori de la procédure de négociation, à l’application du droit de l’État membre dans lequel la SE a actuellement son siège lorsque la “SE sans travailleurs” a été immatriculée au registre dans un autre État membre sans qu’une telle procédure ait été mise en œuvre au préalable et qu’elle est devenue, avant même le transfert de son siège, une entreprise exerçant le contrôle de filiales employant des travailleurs dans plusieurs États membres [...] ?

4)

Si la Cour devait répondre par l’affirmative à la troisième question, cela vaut-il également lorsque l’État dans lequel cette “SE sans travailleurs” a été immatriculée pour la première fois s’est retiré de l’Union [...] après la date de transfert du siège de cette société et que la législation de cet État ne contient plus de dispositions relatives à la mise en œuvre d’une procédure de négociation sur l’implication des travailleurs dans la SE ? »

35.

Des observations écrites ont été déposées par le gouvernement allemand et par la Commission.

36.

Lors de l’audience qui s’est tenue le 28 septembre 2023, le comité d’entreprise du groupe O KG, le directoire d’O Holding SE, les gouvernements allemand et luxembourgeois ainsi que la Commission ont présenté leurs observations orales et ont répondu aux questions pour réponse orale adressées par la Cour.

IV. Analyse

37.

La constitution de la SE est régie par quelques grands principes.

38.

En premier lieu, elle ne peut résulter que de quatre modes de constitution : par fusion, par constitution d’une SE holding, par constitution d’une SE filiale, par transformation d’une société anonyme en SE ( 14 ).

39.

En deuxième lieu, la SE est régie par :

les dispositions du règlement no 2157/2001 ;

les dispositions de ses statuts, lorsque ce règlement l’autorise expressément, ou,

pour les matières non réglées (partiellement ou entièrement) par ledit règlement, les dispositions de droit national prises en application de mesures de droit de l’Union visant spécifiquement la SE, par celles applicables aux sociétés anonymes de l’État membre d’immatriculation de la SE et par les dispositions statutaires de la SE dans les mêmes conditions que pour les sociétés anonymes de l’État membre d’immatriculation de la SE ( 15 ).

40.

En troisième lieu, l’immatriculation de la SE ne peut être réalisée que si un accord sur les modalités relatives à l’implication des travailleurs au sens de l’article 4 de la directive 2001/86 a été conclu, si le GSN a décidé de se fonder sur la réglementation en vigueur dans les États membres où la SE emploie des travailleurs, ou si, à l’expiration du délai de négociation prévu par l’article 5 de la directive 2001/86, aucun accord n’a été conclu ( 16 ).

41.

Concernant la participation des travailleurs, définie comme l’influence qu’a l’organe représentant les travailleurs et/ou les représentants des travailleurs sur les affaires d’une société ( 17 ), il s’agissait de l’un des points cruciaux des négociations sur le projet de réglementation portant sur la création d’une SE qui bloquaient l’issue de ces dernières, comme rappelé précédemment ( 18 ). Associé au principe de respect du haut niveau de protection des droits d’implication existant, le principe « avant-après » a été déterminant et a permis à ces négociations d’aboutir. Ce principe a été accepté tant par les tenants de la protection de la participation, puisqu’il permettait de maintenir un niveau élevé de participation des travailleurs, que par les États membres ne connaissant pas ce système qui y ont vu un moyen d’attirer des sièges sociaux chez eux ( 19 ).

42.

Toutefois, le principe « avant-après » ne porte que sur les sociétés participantes et permet de protéger les droits à l’implication existant dans ces sociétés ( 20 ).

43.

Par sa première question, la juridiction de renvoi interroge, en substance, la Cour sur le point de savoir si des négociations sur les modalités d’implication des travailleurs peuvent être ouvertes a posteriori, c’est-à-dire après l’immatriculation de la SE holding créée par des sociétés n’employant pas de travailleurs au moment de cette immatriculation.

44.

Il convient, à titre liminaire, de rappeler que, contrairement à ce que laisse penser la rédaction de cette question préjudicielle, le fait que la SE holding dispose ou non de filiales employant des travailleurs est sans incidence sur le déclenchement de l’obligation de constituer un GSN et d’ouvrir des négociations ab initio sur l’implication des travailleurs. En effet, seules les sociétés participant directement à la constitution de la SE sont visées par l’article 2, sous b), et l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/86 et, en conséquence, seuls les droits des travailleurs en matière d’implication acquis au sein de ces sociétés sont pris en compte. En revanche, au moment de la composition du GSN ( 21 ) et de l’élaboration de l’accord ( 22 ), sont pris en compte les filiales et établissements concernés ( 23 ).

45.

Alors que, en vertu de l’article 12, paragraphe 2, du règlement no 2157/2001, l’immatriculation d’une SE est conditionnée à des négociations au sein du GSN, il existe, en pratique, des hypothèses dans lesquelles une telle immatriculation a lieu sans création d’un GSN ni négociations sur les modalités d’implication des travailleurs parce que celles-ci sont impossibles.

46.

C’est le cas de la constitution d’une SE sous forme de holding lorsque les sociétés promouvant cette création n’emploient pas de travailleurs. La même hypothèse se retrouve en cas de constitution d’une filiale sous forme de SE par des sociétés n’employant pas de travailleurs ( 24 ). Dans ces hypothèses, en l’absence de travailleurs dans les sociétés participantes, le GSN ne peut être créé selon les modalités prévues par la directive 2001/86.

47.

La question de la possibilité d’immatriculer une SE ne respectant pas l’article 12, paragraphe 2, du règlement no 2157/2001 a été posée aux juridictions allemandes. En se fondant sur une lecture téléologique de cette disposition, l’Oberlandesgericht Düsseldorf (tribunal régional supérieur de Düsseldorf, Allemagne) ( 25 ) a accepté l’immatriculation d’une telle SE, malgré l’opposition des syndicats ( 26 ).

48.

Des SE immatriculées sans négociations ab initio sur l’implication des travailleurs ont vu le jour dans divers États membres (notamment en Allemagne et en République tchèque où elles sont nombreuses ( 27 )).

49.

Cette acceptation, contraire à la lettre de l’article 12, paragraphe 2, du règlement no 2157/2001, a été justifiée, selon le gouvernement allemand, par une interprétation téléologique de cette disposition afin de permettre l’exercice des libertés économiques sur le marché unique qui n’implique pas nécessairement l’emploi de ses propres travailleurs. De plus, il a été reconnu non seulement que, en l’absence de travailleurs dans les sociétés participantes, un GSN ne pouvait pas être créé, mais également qu’il n’y avait pas de droits existants des travailleurs à protéger et que, en conséquence, le principe « avant-après » ne pouvait pas s’appliquer. Imposer de telles négociations serait revenu à interdire la constitution de SE dans ces hypothèses. La Commission, dans ses observations, a expliqué que cette immatriculation sans négociations préalables pouvait se fonder sur les règles du règlement no 2157/2001 énonçant que, pour les matières non couvertes par ce règlement, le droit national applicable aux sociétés anonymes dans l’État membre s’appliquait et que, en conséquence, si ce droit national permettait la constitution de sociétés anonymes sans travailleurs, cela devait être permis pour la SE ( 28 ).

50.

Ainsi, il n’est pas contesté que l’immatriculation de SE sans travailleurs est possible dans l’hypothèse qui est soumise à la Cour ( 29 ).

51.

Dès lors, émerge la question de la possibilité d’ouverture de négociations sur l’implication des travailleurs a posteriori.

52.

La directive 2001/86 prévoit que ces négociations après l’immatriculation ne peuvent avoir lieu, en vertu de son article 3, paragraphe 6, quatrième alinéa, qu’à la demande écrite d’au moins 10 % des salariés de la SE, de ses filiales et établissements, ou de leurs représentants, et au plus tôt deux ans après la date de la décision du GSN de ne pas entamer ou de clore les négociations préalables, sauf meilleur accord des parties sur la date de renégociation. Il apparaît ainsi clairement que les négociations a posteriori ne peuvent avoir lieu que si un GSN a été constitué ab initio et qu’il s’agit à proprement parler d’une renégociation. Dans l’annexe de cette directive sont également prévues des négociations quatre ans après l’institution de l’organe de représentation en cas d’application des dispositions de référence ( 30 ).

53.

Le considérant 18 de la directive 2001/86 énonce, d’une part, que les droits des travailleurs existant avant la constitution des SE devraient être à la base de l’aménagement de leurs droits en matière d’implication dans la SE (principe « avant-après ») et, d’autre part, que cette manière de voir devrait s’appliquer en conséquence non seulement à la constitution initiale d’une SE, mais aussi aux modifications structurelles introduites dans une SE existante ainsi qu’aux sociétés concernées par les processus de modifications structurelles. Ce considérant ne suffit donc pas à fonder un droit à des négociations sur l’implication des travailleurs a posteriori si un GSN n’a pas été constitué ab initio.

54.

En effet, contrairement à ce qu’affirment les gouvernements allemand et luxembourgeois, cette impossibilité d’ouvrir des négociations a posteriori ne résulte pas d’un oubli lors de l’élaboration de la directive 2001/86, mais d’un vrai choix du législateur de l’Union résultant du compromis sur le principe « avant-après ».

55.

Plusieurs éléments peuvent être relevés en ce sens. En premier lieu, le rapport Davignon, qui a servi de base aux dernières négociations du règlement no 2157/2001 et de la directive 2001/86, a clairement préconisé des négociations sur l’implication des travailleurs avant l’immatriculation dans un souci de prévisibilité pour les actionnaires et les travailleurs, ainsi que de stabilité de la vie de la SE ( 31 ). En second lieu, le Parlement européen avait proposé un considérant 7 bis prévoyant explicitement des négociations a posteriori qui a été écarté ( 32 ) au profit de la rédaction beaucoup plus vague du considérant 18 de la directive 2001/86.

56.

Ce choix du législateur de l’Union est apparu également lors de l’élaboration du statut de la société coopérative européenne et dans la directive 2003/72/CE ( 33 ) sur l’implication des travailleurs dans une telle société, puisque sont explicitement prévues des négociations sur l’implication des travailleurs a posteriori en cas de franchissement du seuil de 50 travailleurs dans au moins deux États membres ( 34 ). Ainsi, dans cette hypothèse, la négociation entre États membres a-t-elle permis de créer une obligation de négociations a posteriori, certes liée au passage d’un seuil, mais cela n’a pas été prévu dans la réglementation applicable à la SE.

57.

En outre, la difficulté liée aux SE sans travailleurs a été relevée dès 2003 par le groupe d’experts SE ( 35 ), mais également par le groupe d’experts indépendants mandatés par la Commission en vue du réexamen de la directive 2001/86 prévu par l’article 15 de cette directive ( 36 ).

58.

Ainsi, c’est en parfaite connaissance de cette difficulté que la Commission a élaboré et rédigé ses rapport et communication relatifs à l’application du règlement no 2157/2001 et au réexamen de la directive 2001/86. Dans le premier, après avoir évoqué la question de l’activation des SE dormantes ( 37 ), la Commission indique que « [t]oute modification envisagée du statut de la SE pour remédier aux problèmes pratiques recensés par plusieurs parties concernées devra prendre en considération le fait que le statut de la SE est le résultat d’un compromis délicat obtenu au terme de longues négociations. La Commission a entamé une réflexion sur d’éventuelles modifications du statut de la SE, en vue de formuler, le cas échéant, des propositions en 2012 » ( 38 ). Dans la seconde, après avoir reconnu également l’absence de dispositions dans la directive 2001/86 concernant l’hypothèse des SE créées sans travailleurs ( 39 ), la Commission a reconnu qu’elle avait identifié des difficultés, mais que, l’adoption du règlement no 2157/2001 et de la directive 2001/86 résultant d’un compromis délicat à l’issue de négociations ayant duré 30 ans, elle examinerait le bien-fondé d’une révision de ceux-ci en même temps, à l’occasion du réexamen en 2009 de ce règlement ( 40 ).

59.

De plus, la question a été approfondie, avec un recul plus important par rapport à la date de transposition de la directive 2001/86, dans un ouvrage consacré aux dix ans d’application de la SE ( 41 ).

60.

Aux termes d’une résolution de 2021, le Parlement a demandé à la Commission d’apporter les améliorations nécessaires aux cadres régissant les SE et les sociétés coopératives européennes, ainsi que, en s’appuyant sur une évaluation qu’elle aura réalisée en temps opportun, au train de mesures sur le droit des sociétés, et de les modifier afin d’introduire des règles européennes minimales régissant la participation et la représentation des salariés au sein des conseils de surveillance ( 42 ).

61.

Malgré le constat, depuis 2003 et jusqu’en 2021, des difficultés relatives à la création et à la vie d’une SE, notamment celle liée à la constitution de SE, sans mise en place d’un GSN, la Commission n’a jamais proposé de modifications du règlement no 2157/2001 ou de la directive 2001/86 pour y remédier. Non seulement la Commission n’a jamais fait de proposition de modifications en ce sens, mais ses autres propositions de textes en droit des sociétés ayant un impact en matière de participation ou d’implication des travailleurs au sein de la structure et de rôle des syndicats lors de l’élaboration du projet n’ont pas abouti (projet de société privée européenne à responsabilité limitée présenté en 2008 et retiré en 2014, projet de société unipersonnelle à responsabilité limitée présenté en 2014 et retiré en 2018 ( 43 )).

62.

À ce stade de la réflexion, il me semble donc acquis que l’absence de règle sur les négociations sur l’implication des travailleurs a posteriori dans l’hypothèse d’une SE constituée sans GSN résulte d’un choix conscient du législateur de l’Union, même si cette absence peut être analysée comme une lacune par les tenants du système de l’implication, notamment en termes de participation, des travailleurs.

63.

Dans ce contexte, le considérant 18 de la directive 2001/86 doit donc être compris comme se rapportant aux hypothèses de modifications structurelles dans une SE constituée avec un GSN : cela est d’autant plus logique que sa rédaction fait référence à « [c]ette manière de voir », c’est-à-dire au principe « avant-après », énoncé à la phrase précédente, qui implique l’existence de droits à protéger dans un état antérieur. Ainsi, ce considérant est destiné à éclairer, en réalité, le principe de priorité donnée aux négociations en la matière, illustré par le fait que l’accord initial sur l’implication des travailleurs doit fixer la date d’entrée en vigueur de l’accord, sa durée, les cas dans lesquels l’accord devrait être renégocié et la procédure à suivre pour sa renégociation ( 44 ).

64.

C’est de cette façon que l’ont compris également les experts nationaux et conseillers en affaires sociales du groupe d’experts SE (ayant participé aux négociations de la directive 2001/86 et chargés d’élaborer un rapport destiné à faciliter sa transposition), puisqu’ils indiquent que, outre les références de cette directive traitant implicitement et partiellement de la question ( 45 ), les règles de ladite directive ont été conçues pour s’appliquer seulement immédiatement avant et au moment où la SE est constituée et qu’il peut donc y avoir un besoin pour les parties concernées d’appliquer les règles de la même directive, qui sont conçues principalement pour protéger les systèmes de participation des travailleurs, d’une manière dynamique, et ce pas seulement au moment où la SE est établie. Ils ajoutent que l’expérience de l’application de la directive 94/45/CE ( 46 ) montre que la résolution de ces difficultés se fait pour l’essentiel par la voie conventionnelle. Ils concluent que, la directive 2001/86 n’allant pas plus loin, la problématique des changements intervenus en dehors des cas d’abus semble s’épuiser dans une simple référence détaillée d’hypothèses de changements structurels ultérieurs dans les dispositions nationales de transposition de l’article 4, paragraphe 2, de cette directive sur le contenu de l’accord afin d’alerter les parties sur la réalité de ces changements ( 47 ).

65.

Ainsi, le groupe d’experts SE n’envisage pas d’autre marge de manœuvre des États membres sur ce sujet.

66.

En revanche, ces experts ont clairement indiqué que les négociations sur l’implication des travailleurs a posteriori pouvaient être une sanction efficace en cas d’utilisation abusive de la SE pour priver des travailleurs de leurs droits à participation et que cette sanction aurait même l’avantage d’être une réponse uniforme possible au sein des États membres ( 48 ). En effet, l’article 11 de la directive 2001/86 énonce que les États membres prennent les mesures appropriées, dans le respect du droit de l’Union, pour éviter l’utilisation abusive d’une SE aux fins de priver les travailleurs de droits en matière d’implication ou refuser ces droits.

67.

Lesdits experts ont illustré leurs propos par des exemples de situations pouvant être abusives non seulement en cas de constitution d’une SE sans participation par le biais de filiales sans participation, cette SE prenant par la suite le contrôle de l’ensemble des filiales soumises ou non à un régime de participation, mais également en cas de constitution d’une SE par transformation dans un État membre ne prévoyant pas de régime de participation suivie d’un transfert de siège dans un État membre prévoyant un tel régime, ou encore en cas de constitution d’une SE avant que les seuils déclenchant l’application du régime de participation soient atteints ( 49 ).

68.

Le point commun de ces exemples est la constitution de SE sans négociations préalables sur l’implication des travailleurs au sein d’un GSN, puisque ces SE sont constituées à partir de sociétés non soumises à la participation. Ainsi, il est manifeste que le groupe d’experts SE, d’une part, avait en tête des hypothèses de constitution de SE sans négociations préalables et sans application par défaut des dispositions de référence et, d’autre part, n’envisageait pas de négociations légales a posteriori en cas de changements structurels, mais seulement en cas d’abus.

69.

Ce groupe d’experts, poursuivant sa réflexion, a proposé une rédaction pour le choix en droit national d’une disposition anti-abus ( 50 ) fondée sur l’idée que des négociations devraient avoir lieu dans les hypothèses citées au point 67 des présentes conclusions, une fois l’abus prouvé selon les règles générales, une présomption simple d’abus pouvant être aménagée si les changements intervenaient dans un bref délai (par exemple un an) après l’immatriculation de la SE ( 51 ). Il a précisé que la solution idéale serait d’avoir une disposition prévoyant une renégociation dans ces hypothèses avec, en cas d’échec, l’application des dispositions de référence pour la participation contenues dans l’annexe de la directive 2001/86 ( 52 ). Pour cela, les articles 3 à 7 de cette directive devraient s’appliquer mutatis mutandis et les références au moment de l’immatriculation de la SE devraient être remplacées par des références au moment où les négociations échouent ( 53 ).

70.

En tout état de cause, sous réserve de l’appréciation du juge national, le simple transfert de siège social ou l’application d’une disposition du droit national permettant de supprimer la participation des travailleurs dans une filiale d’une SE, filiale qui reste régie par ce droit national, ne peuvent être à eux seuls constitutifs d’un abus sous peine de remettre en cause l’effectivité du règlement no 2157/2001 et de la directive 2001/86.

71.

Pour conclure, le résultat des négociations de ce règlement et de cette directive peut sembler lacunaire, mais, en réalité, l’application du principe « avant-après » au moment de l’immatriculation de la SE a été voulue par les États membres et, en conséquence, une extension des droits à l’implication des travailleurs par la jurisprudence ne me semble pas possible, car cela remettrait en cause les équilibres chèrement acquis par ces négociations. En effet, si elles étaient étendues au-delà des cas d’abus, des négociations sur l’implication des travailleurs a posteriori porteraient atteinte à la stabilité dans le fonctionnement de la société qui est également recherchée par la réglementation ( 54 ), puisqu’elles pourraient avoir lieu dans les cas de transformation en SE avant le franchissement des seuils déclenchant, en droit national, la participation ou à chaque fois que le périmètre des travailleurs serait modifié en raison de cession ou d’acquisition de filiales.

72.

Au regard de l’ensemble de ces raisons, je propose à la Cour de répondre à la première question préjudicielle que l’article 12, paragraphe 2, du règlement no 2157/2001, lu conjointement avec les articles 3 à 7 de la directive 2001/86, doit être interprété en ce sens que, après l’immatriculation d’une SE holding constituée par des sociétés participantes n’employant pas de travailleurs, sans que des négociations sur l’implication des travailleurs aient été menées au préalable, il n’impose pas l’ouverture de telles négociations au seul motif que cette SE holding devient une entreprise exerçant le contrôle de filiales employant des travailleurs dans un ou plusieurs États membres.

73.

Au vu de cette réponse, il ne me paraît pas nécessaire que la Cour réponde aux autres questions préjudicielles.

V. Conclusion

74.

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le Bundesarbeitsgericht (Cour fédérale du travail, Allemagne) de la manière suivante :

L’article 12, paragraphe 2, du règlement (CE) no 2157/2001 du Conseil, du 8 octobre 2001, relatif au statut de la société européenne (SE), lu conjointement avec les articles 3 à 7 de la directive 2001/86/CE du Conseil, du 8 octobre 2001, complétant le statut de la Société européenne pour ce qui concerne l’implication des travailleurs,

doit être interprété en ce sens que :

après l’immatriculation d’une société européenne (SE) holding constituée par des sociétés participantes n’employant pas de travailleurs, sans que des négociations sur l’implication des travailleurs aient été menées au préalable, il n’impose pas l’ouverture de telles négociations au seul motif que cette SE holding devient une entreprise exerçant le contrôle de filiales employant des travailleurs dans un ou plusieurs États membres.


( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) JO 2001, L 294, p. 1.

( 3 ) JO 2001, L 294, p. 22.

( 4 ) Voir considérant 9 du règlement no 2157/2001.

( 5 ) Voir rapport final du groupe d’experts « Systèmes européens d’implication des salariés » de mai 1997 (Rapport Davignon) (C4-0455/97), point 9 : « Malgré les efforts déployés pour rapprocher les positions des uns et des autres (d’un côté, “pas de société européenne sans participation”, d’un autre côté, “non à l’exportation des modèles nationaux de participation”), une situation de blocage s’est installée. »

( 6 ) Voir article 2, sous h), de la directive 2001/86.

( 7 ) Voir proposition de règlement (CEE) du Conseil portant statut de la société européenne [COM(89) 268 final – SYN 218].

( 8 ) Voir proposition de directive du Conseil complétant le statut de la société européenne pour ce qui concerne la place des travailleurs [COM(89) 268 final – SYN 219].

( 9 ) Voir article 2, paragraphe 1, de cette proposition de règlement, devenu article 2, paragraphe 2, du règlement no 2157/2001.

( 10 ) Voir considérant 18 de la directive 2001/86.

( 11 ) Voir projet de procès-verbal de la 2102e session du Conseil (Travail et Affaires sociales), tenue à Luxembourg, le 4 juin 1998 (8717/98), disponible à l’adresse Internet suivante : https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-8717-1998-INIT/fr/pdf, p. 8.

( 12 ) En 2017, il y avait 450 SE ayant une activité effective et employant plus de 5 travailleurs parmi les 2695 SE immatriculées, sachant que, pour un certain nombre de SE immatriculées, les données ne sont pas accessibles [voir document de travail de Waddington, J., et Conchon, A., intitulé « Is Europeanised board-level employee representation specific ? The case of European Companies (SEs) », The European Trade Union Institute, Bruxelles, 2017, p. 7].

( 13 ) BGBl. 2004 I, p. 3675.

( 14 ) Voir article 2 du règlement no 2157/2001.

( 15 ) Voir article 9, paragraphe 1, du règlement no 2157/2001.

( 16 ) Voir article 12, paragraphe 2, du règlement no 2157/2001.

( 17 ) Voir article 2, sous k), de la directive 2001/86.

( 18 ) Voir point 3 des présentes conclusions.

( 19 ) Voir Sick, S., « Worker participation in SEs – a workable, albeit imperfect compromise », dans Cremers, J., Stollt, M., et Vitols, S., A decade of experience with the European Company, The European Trade Union Institute, Bruxelles, 2013, p. 93 à 106, en particulier p. 96 et 97.

( 20 ) Voir considérants 3, 7 et 18 de la directive 2001/86.

( 21 ) Voir article 3, paragraphe 2, de la directive 2001/86.

( 22 ) Voir article 4, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/86.

( 23 ) Voir document de travail no 6 du groupe d’experts composé par des experts nationaux et les attachés sociaux créé par la Commission en tant que forum de discussion sur les modalités de transposition de la directive 2001/86 dans les législations nationales (ci-après le « groupe d’experts SE »), du 2 octobre 2002, intitulé « Définition de “sociétés participantes” – Article 2, paragraphe b) », p. 30 et 31.

( 24 ) Voir Stollt, M., et Kelemen, M., « A big hit or a flop ? A decade of facts and figures on the European Company (SE) », dans Cremers, J., Stollt, M., et Vitols, S., A decade of experience with the European Company, op. cit., p. 25 à 47, en particulier p. 45 et 46.

( 25 ) Voir arrêt I-3 Wx 248/08, du 30 mars 2009.

( 26 ) Voir Köstler, R., « SEs in Germany », dans Cremers, J., Stollt, M., et Vitols, S., A decade of experience with the European Company, op. cit., p. 123 à 131, en particulier p. 128 et 129.

( 27 ) Voir Stollt, M., et Wolters, E., Implication des travailleurs dans la Société européenne (SE) – Guide pour les acteurs de terrain, The European Trade Union Institute, Bruxelles, 2013, p. 93.

( 28 ) Voir article 9, paragraphe 1, sous c), ii), du règlement no 2157/2001.

( 29 ) Ce serait également le cas pour la constitution d’une SE filiale par des sociétés participantes sans travailleurs.

( 30 ) Voir annexe, partie 1, sous g), de la directive 2001/86.

( 31 ) Voir rapport Davignon, points 50 et 69, ainsi que document de travail no 19 du groupe d’experts SE, du 23 juin 2003, intitulé « Détournement de procédure – Article 11 » (ci-après le « document de travail no 19 du groupe d’experts SE »), p. 125 et 126.

( 32 ) Voir rapport du Parlement européen du 21 juin 2001 sur le projet de directive du Conseil complétant le statut de la société européenne en ce qui concerne l’implication des travailleurs (A5-0231/2001), p. 7.

( 33 ) Directive du Conseil du 22 juillet 2003 complétant le statut de la société coopérative européenne pour ce qui concerne l’implication des travailleurs (JO 2003, L 207, p. 25).

( 34 ) Voir article 8, paragraphe 3, de la directive 2003/72.

( 35 ) Voir document de travail no 19 du groupe d’experts SE, p. 124.

( 36 ) Voir Valdès Dal-Ré, F., Studies on the implementation of Labour Law Directives in the enlarged European Union, Directive 2001/86/EC supplementing the European Company with regard to the involvement of employees, Synthesis report, p. 101 et 102.

( 37 ) Voir rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil du 17 novembre 2010 concernant l’application du règlement (CE) no 2157/2001 du Conseil du 8 octobre 2001 relatif au statut de la société européenne (SE) [COM(2010) 676 final], p. 9.

( 38 ) Voir rapport cité à la note en bas de page 37 des présentes conclusions, p. 11.

( 39 ) Voir communication de la Commission du 30 septembre 2008 relative au réexamen de la directive 2001/86/CE du Conseil du 8 octobre 2001 complétant le statut de la Société européenne pour ce qui concerne l’implication des travailleurs [COM(2008) 591 final], p. 7.

( 40 ) Voir communication citée à la note en bas de page 39 des présentes conclusions, p. 9.

( 41 ) Voir Cremers, J., Stollt, M., et Vitols, S., A decade of experience with the European Company, op. cit., en particulier chapitres 1, 4 et 6 (voir, respectivement, notes en bas de page 24, 19 et 26 des présentes conclusions).

( 42 ) Voir résolution du Parlement européen du 16 décembre 2021 sur la démocratie au travail : un cadre européen pour les droits de participation des travailleurs et la révision de la directive sur le comité d’entreprise européen [2021/2005(INI)], points 6 et 10.

( 43 ) Voir fiche thématique sur l’Union européenne du Parlement européen, intitulée « Le droit des sociétés », disponible à l’adresse Internet suivante : https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/35/le-droit-des-societes.

( 44 ) Voir article 4, paragraphe 2, sous h), de la directive 2001/86.

( 45 ) Voir article 4, paragraphe 2, sous h), et annexe, partie 1, sous g), de la directive 2001/86.

( 46 ) Directive du Conseil du 22 septembre 1994 concernant l’institution d’un comité d’entreprise européen ou d’une procédure dans les entreprises de dimension communautaire et les groupes d’entreprises de dimension communautaire en vue d’informer et de consulter les travailleurs (JO 1994, L 254, p. 64).

( 47 ) Voir document de travail no 17 du groupe d’experts SE, du 23 juin 2003, intitulé « Contenu de l’accord – Article 4 », p. 113 et 114.

( 48 ) Voir document de travail no 19 du groupe d’experts SE, p. 124 à 126.

( 49 ) Voir document de travail no 19 du groupe d’experts SE, p. 124.

( 50 ) Voir document de travail no 19 du groupe d’experts SE, p. 126 et 127.

( 51 ) Voir document de travail no 19 du groupe d’experts SE, p. 125.

( 52 ) Voir annexe, partie 3, de la directive 2001/86.

( 53 ) Voir document de travail no 19 du groupe d’experts SE, p. 127.

( 54 ) Voir rapport Davignon, point 50, cité dans le document de travail no 19 du groupe d’experts SE, p. 126.