CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MACIEJ SZPUNAR

présentées le 8 décembre 2022 ( 1 )

Affaire C‑583/22 PPU

MV

en présence de

Generalbundesanwalt beim Bundesgerichtshof

[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne)]

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière pénale – Décision-cadre 2008/675/JAI – Article 3 – Condamnations pénales dans plusieurs États membres – Détermination d’une peine globale – Inclusion de la condamnation prononcée dans un autre État – Dépassement de la peine globale maximale prévue par la loi nationale »

I. Introduction

1.

La présente affaire offre à la Cour l’opportunité d’interpréter pour la première fois l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675/JAI ( 2 ), qui porte sur la question délicate de la possible confusion de peines ( 3 ) en cas de concours réel d’infractions ( 4 ) commises dans plusieurs États membres.

II. Le cadre juridique

A.   La décision-cadre 2008/675

2.

Les considérants 1, 5, 7, 8, 9 et 14 de la décision-cadre 2008/675 énoncent :

« (1)

L’Union européenne s’est donné pour objectif de maintenir et de développer un espace de liberté, de sécurité et de justice. Cet objectif suppose que les informations relatives aux décisions de condamnations prononcées dans les États membres puissent être prises en compte en dehors de l’État membre de condamnation, tant pour prévenir de nouvelles infractions qu’à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale.

[...]

(5)

Il y a lieu d’affirmer le principe selon lequel une condamnation prononcée dans un État membre doit se voir attacher dans les autres États membres des effets équivalents à ceux qui sont attachés aux condamnations prononcées par leurs propres tribunaux conformément au droit national, qu’il s’agisse d’effets de fait ou d’effets de droit procédural ou matériel selon le droit national. Toutefois, la présente décision‑cadre ne vise pas à harmoniser les conséquences attachées par les différentes législations nationales à l’existence de condamnations antérieures et l’obligation de prendre en compte les condamnations antérieures prononcées dans d’autres États membres n’existe que dans la mesure où les condamnations nationales antérieures sont prises en compte en vertu du droit national.

[...]

(7)

Les effets attachés aux condamnations prononcées dans d’autres États membres devraient être équivalents à ceux qui sont attachés aux décisions nationales, qu’il s’agisse de la phase préalable au procès pénal, du procès pénal lui-même, ou de la phase d’exécution de la condamnation.

(8)

Lorsque, au cours de la procédure pénale dans un État membre, des informations sont disponibles concernant une condamnation antérieure dans un autre État membre, il convient d’éviter dans la mesure du possible que la personne concernée soit traitée de manière moins favorable que si la condamnation antérieure avait été une condamnation nationale.

(9)

Il convient d’interpréter l’article 3, paragraphe 5, au vu du considérant 8, entre autres, dans le sens où, si la juridiction nationale, tenant compte, dans la nouvelle procédure pénale, d’une condamnation antérieure prononcée dans un autre État membre, estime qu’en infligeant une sanction d’un certain degré, dans les limites du droit national, elle ferait preuve d’une sévérité disproportionnée à l’encontre du délinquant, eu égard à ses circonstances, et si la finalité de la peine peut être atteinte par une sanction d’un degré moindre, cette juridiction peut réduire le degré de la peine en conséquence, à condition que cela eût été possible dans des affaires strictement nationales.

[...]

(14)

Influer sur une décision ou son exécution est une notion qui couvre, entre autres, les situations où, en vertu du droit interne du deuxième État membre, la peine infligée dans une décision antérieure doit être absorbée par une autre peine ou incluse dans une autre peine, laquelle doit alors être effectivement exécutée, pour autant que la première condamnation n’ait pas encore été exécutée ou que son exécution n’ait pas été transférée dans le deuxième État membre. »

3.

L’article 1er, paragraphe 1, de cette décision-cadre dispose :

« La présente décision‑cadre a pour objet de déterminer les conditions dans lesquelles, à l’occasion d’une procédure pénale engagée dans un État membre à l’encontre d’une personne, les condamnations antérieures prononcées à l’égard de cette même personne dans un autre État membre pour des faits différents sont prises en compte. »

4.

Aux termes de l’article 2 de ladite décision-cadre, « on entend par “condamnation”, toute décision définitive d’une juridiction pénale établissant la culpabilité d’une personne pour une infraction pénale ».

5.

L’article 3 de la même décision-cadre, intitulé « Prise en compte, à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale, d’une condamnation prononcée dans un autre État membre », prévoit :

« 1.   Tout État membre fait en sorte que, à l’occasion d’une procédure pénale engagée contre une personne, des condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre contre cette même personne pour des faits différents, pour lesquelles des informations ont été obtenues en vertu des instruments applicables en matière d’entraide judiciaire ou d’échange d’informations extraites des casiers judiciaires, soient prises en compte dans la mesure où des condamnations nationales antérieures le sont et où les effets juridiques attachés à ces condamnations sont équivalents à ceux qui sont attachés aux condamnations nationales antérieures conformément au droit interne.

2.   Le paragraphe 1 s’applique lors de la phase qui précède le procès pénal, lors du procès pénal lui-même et lors de l’exécution de la condamnation, notamment en ce qui concerne les règles de procédure applicables, y compris celles qui concernent la détention provisoire, la qualification de l’infraction, le type et le niveau de la peine encourue, ou encore les règles régissant l’exécution de la décision.

3.   La prise en compte de condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre, prévue au paragraphe 1, n’a pour effet ni d’influer sur ces condamnations antérieures ou toute décision relative à leur exécution dans l’État membre où se déroule la nouvelle procédure, ni de les révoquer, ni de les réexaminer.

[...]

5.   Si l’infraction à l’origine de la nouvelle procédure a été commise avant que la condamnation antérieure ne soit prononcée ou entièrement exécutée, les paragraphes 1 et 2 n’ont pas pour effet d’obliger les États membres à appliquer leurs règles nationales en matière de prononcé des peines, lorsque l’application de ces règles à des condamnations prononcées à l’étranger aurait pour conséquence de limiter le pouvoir qu’a le juge d’imposer une peine dans le cadre de la nouvelle procédure.

Toutefois, les États membres veillent à ce que leurs tribunaux puissent, dans de tels cas, tenir compte d’une autre manière des condamnations antérieures prononcées dans d’autres États membres. »

B.   Le droit allemand

6.

Les dispositions régissant la confusion des peines figurent aux articles 53 à 55 du Strafgesetzbuch (code pénal allemand, ci-après le « StGB »).

7.

L’article 53, paragraphe 1, du StGB, qui vise le concours réel d’infractions, dispose :

« En cas de pluralité d’infractions jugées simultanément, la confusion des différentes peines privatives de liberté ou amendes encourues est ordonnée. »

8.

L’article 54 du StGB, qui porte sur la confusion des peines, prévoit, à ses paragraphes 1 et 2 :

« 1.   Lorsqu’une des peines est la réclusion à perpétuité, la confusion est ordonnée avec la réclusion à perpétuité. Dans tous les autres cas, la confusion est ordonnée en majorant la peine maximale encourue et lorsque les peines sont de nature différente, en majorant la peine la plus sévère par sa nature. La personne de l’auteur et chacune des infractions sont considérées à cet égard globalement.

2.   La peine globale ne peut pas atteindre le total des peines individuelles. Elle ne peut pas dépasser quinze ans pour les peines privatives de liberté de durée déterminée et sept cent vingt jours amendes pour les amendes. »

9.

L’article 55, paragraphe 1, du StGB, qui vise la confusion des peines a posteriori, dispose :

« Les articles 53 et 54 s’appliqueront également lorsqu’une personne déjà condamnée définitivement à une peine qui n’est ni purgée, ni prescrite, ni remise est condamnée pour une autre infraction commise avant la première condamnation. La condamnation antérieure s’entend du jugement rendu dans la procédure antérieure dans laquelle la matérialité des faits constatés a pu être vérifiée en dernier lieu. »

III. Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

10.

Le requérant au principal est un ressortissant français.

11.

Entre le mois d’août 2002 et le mois de septembre 2003, le requérant au principal a commis en France diverses infractions pénales. Le 10 octobre 2003, il a enlevé une étudiante sur un campus universitaire en Allemagne et l’a violée.

12.

Le 20 octobre 2003, le requérant au principal a été arrêté aux Pays-Bas en vertu d’un mandat d’arrêt émis par les autorités françaises et placé sous écrou extraditionnel pendant près de sept mois, puis transféré en France le 17 mai 2004, où il a été incarcéré.

13.

Le 30 septembre 2004, le requérant au principal a été condamné par le tribunal de grande instance de Gueret (France) à une peine privative de liberté de deux ans.

14.

Le 29 février 2008, la cour d’assises du Loir-et-Cher à Blois (France) a infligé au prévenu une peine privative de liberté de quinze années. Cette peine a absorbé les condamnations ultérieures, d’une part, du 16 mai 2008 par la cour d’assises de Loire‑Atlantique à Nantes (France) à une peine privative de liberté de six ans et, d’autre part, du 23 avril 2012 par la cour d’appel de Grenoble (France) à une peine privative de liberté d’un an et six mois.

15.

Le 24 janvier 2013, la cour d’assises du Maine-et-Loire à Angers (France) a condamné le requérant au principal à une nouvelle peine privative de liberté de sept ans.

16.

Ces cinq condamnations portaient toutes sur les faits commis par le requérant au principal entre septembre 2002 et septembre 2003. Les peines privatives de liberté ont été exécutées à concurrence de dix-sept ans et neuf mois, de sorte que le requérant au principal est resté incarcéré en France sans interruption jusqu’au 23 juillet 2021, date à laquelle il a été remis aux autorités allemandes.

17.

Depuis cette date, le requérant au principal est en détention provisoire en Allemagne en vertu d’un mandat d’arrêt émis par l’Amtsgericht Freiburg im Breisgau (tribunal de district de Fribourg‑en‑Brisgau, Allemagne).

18.

Le 21 février 2022, le Landgericht Freiburg im Breisgau (tribunal régional de Fribourg-en-Brisgau, Allemagne) a jugé le requérant au principal pour les faits commis le 10 octobre 2003 en Allemagne et l’a condamné à une peine privative de liberté de six ans pour viol aggravé. Cette juridiction a considéré que la peine véritablement proportionnée aux faits commis était une privation de liberté de sept ans. Néanmoins, faute de pouvoir confondre cette peine a posteriori avec les cinq peines prononcées par les juridictions françaises, ladite juridiction l’a réduite d’un an à titre compensatoire.

19.

Le requérant au principal a introduit un pourvoi en Revision contre ce jugement devant le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne).

20.

En premier lieu, la juridiction de renvoi souligne que la possibilité de prononcer une peine privative de liberté à l’encontre du requérant au principal, pour l’infraction de viol aggravé qui fait l’objet de la procédure au principal, dépend de l’interprétation du principe de l’assimilation des condamnations pénales prononcées dans d’autres États membres, mis en œuvre à l’article 3, paragraphe 1, de la décision‑cadre 2008/675, lu conjointement avec l’article 3, paragraphe 5, premier alinéa, de celle-ci.

21.

Elle précise que, si les condamnations prononcées par les juridictions françaises étaient assimilées à des condamnations allemandes, il y aurait lieu d’ordonner la confusion des peines a posteriori, en application de l’article 55, paragraphe 1, du StGB, entre les peines prononcées par ces juridictions françaises et la peine prononcée pour viol aggravé dans la procédure au principal, ce viol ayant été commis avant le prononcé des condamnations en France.

22.

Dans cette hypothèse, il faudrait également tenir compte du plafond de quinze ans de privation de liberté établi à l’article 54, paragraphe 2, seconde phrase, du StGB. La juridiction de renvoi relève que ce plafond a déjà été atteint avec la condamnation à quinze ans de privation de liberté prononcée le 29 février 2008 par la cour d’assises du Loir‑et-Cher à Blois. Elle souligne que, par conséquent, en cas de confusion des peines, si une peine individuelle pouvait être prononcée contre le requérant au principal pour le viol qui fait l’objet de la procédure au principal, la peine globale resterait toutefois, par effet dudit plafond, de quinze ans de privation de liberté et aucune peine ne pourrait plus être exécutée contre celui-ci.

23.

La juridiction de renvoi relève que, en vertu de sa jurisprudence constante, la confusion avec des peines étrangères ne peut pas être ordonnée en tant que telle pour des raisons de droit international public, en ce qu’elle empiéterait sur la force de chose jugée de la condamnation étrangère et la souveraineté de l’État étranger.

24.

Étant donné cette impossibilité, l’article 3, paragraphe 1, de la décision‑cadre 2008/675 imposerait aux États membres de faire en sorte que, à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale engagée contre une personne, les condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre contre celle-ci pour des faits différents soient prises en compte, dans la mesure où les condamnations nationales antérieures le sont en vertu du droit national. L’idée serait d’éviter que la personne concernée soit traitée de manière moins favorable que si la condamnation pénale antérieure en cause avait été une condamnation nationale.

25.

La juridiction de renvoi s’interroge toutefois sur la portée de l’article 3, paragraphe 5, premier alinéa, de la décision‑cadre 2008/675, en vertu duquel les États membres ne sont pas tenus, si l’infraction à l’origine de la nouvelle procédure a été commise avant que la condamnation antérieure ne soit prononcée ou entièrement exécutée, d’appliquer leurs règles nationales en matière de prononcé des peines, lorsque l’application de ces règles à des condamnations prononcées à l’étranger aurait pour conséquence de limiter le pouvoir qu’a le juge d’imposer une peine dans le cadre de la nouvelle procédure.

26.

Ainsi, selon la juridiction de renvoi, une peine ne pourrait être prononcée, pour les faits qui font l’objet de la procédure au principal, que si l’article 3, paragraphe 5, premier alinéa, de la décision‑cadre 2008/675 devait être interprété en ce sens que le principe d’égalité énoncé à l’article 3, paragraphe 1, de cette décision‑cadre est inapplicable lorsque l’addition de la peine prononcée dans un autre État membre entraîne un dépassement du plafond de quinze ans de privation de liberté établi à l’article 54, paragraphe 2, seconde phrase, du StGB. Une telle interprétation serait cependant en contradiction avec le principe de l’égalité de traitement des condamnations prononcées dans les autres États membres, en ce qu’elle autoriserait un dépassement de ce plafond pour ce qui concerne ces dernières peines.

27.

En second lieu, au cas où l’article 3, paragraphe 5, premier alinéa, de la décision‑cadre 2008/675 doit effectivement être interprété en ce sens que le principe d’égalité énoncé à l’article 3, paragraphe 1, de cette décision‑cadre est inapplicable dans les circonstances de la procédure au principal, la juridiction de renvoi s’interroge sur l’interprétation de l’article 3, paragraphe 5, second alinéa, de ladite décision‑cadre.

28.

Cette juridiction se demande, plus précisément, si la prise en compte de la peine prononcée dans un autre État membre, prévue au titre de cette dernière disposition, doit se faire de façon à ce que le désavantage résultant de l’absence de possibilité d’ordonner a posteriori la confusion des peines soit concrètement montré et établi lors de la détermination de la peine infligée pour l’infraction commise sur le territoire national.

29.

La juridiction de renvoi indique que, selon sa propre jurisprudence sur ce point, le désavantage résultant de l’absence de possibilité d’ordonner a posteriori la confusion des peines, avec des condamnations prononcée dans un autre État membre, est normalement pris en compte lors de la détermination de la peine dans une réduction, non chiffrée et à titre compensatoire, laissée à l’appréciation du juge du fond.

30.

Cette juridiction estime cependant que seule une compensation clairement motivée et chiffrée du désavantage est conforme aux règles de l’article 3, paragraphes 1 et 5, de la décision‑cadre 2008/675.

31.

En vertu de cette décision‑cadre, la façon dont les condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre sont prises en compte devrait se rapprocher le plus possible de la façon dont les condamnations nationales antérieures sont prises en compte. Or, pour se rapprocher le plus possible d’une confusion des peines telle que prévue aux articles 54 et 55 du StGB, laquelle exige une évaluation chiffrée, la juridiction de renvoi estime qu’il est nécessaire de montrer concrètement un désavantage résultant de l’absence de possibilité d’ordonner une confusion des peines et de le soustraire de la nouvelle peine (globale) à prononcer.

32.

Cette juridiction ajoute qu’une compensation motivée et chiffrée du désavantage est indispensable non seulement pour des raisons de transparence, mais également pour permettre au juge de la Revision d’exercer son contrôle sur la détermination de la peine. La seule prise en compte d’une réduction à titre compensatoire non chiffrée, en tant que simple attitude favorable au prévenu dans la détermination de la peine, ne répondrait pas à cette exigence.

33.

La juridiction de renvoi précise encore que la façon dont le juge du fond détermine concrètement la compensation relève de son pouvoir d’appréciation. Ce juge pourrait prendre directement en compte, dans la détermination de la nouvelle peine, l’impossibilité d’ordonner la confusion avec une peine antérieure en chiffrant la partie à en soustraire ou considérer par exemple une « confusion théorique » avec la peine étrangère et réduire la nouvelle peine à concurrence de la peine étrangère. Les seules exigences, dans ce contexte, seraient que la compensation soit adéquate et qu’elle soit motivée de manière intelligible et chiffrée, à l’instar d’une confusion de peines ordonnée au titre des articles 54 et 55 du StGB.

34.

En ce qui concerne la procédure au principal, la juridiction de renvoi constate que le Landgericht Freiburg im Breisgau (tribunal régional de Fribourg-en-Brisgau) a déterminé la peine, dans son jugement, sans avoir égard au fait qu’une peine privative de liberté de six ans conduisait au dépassement du plafond de quinze ans de privation de liberté établi à l’article 54, paragraphe 2, seconde phrase, du StGB. En outre, cette juridiction ne se serait pas référée à un critère précis qui l’aurait guidée dans la façon de prendre en compte les condamnations prononcées dans un autre État membre, conformément à l’article 3, paragraphe 5, second alinéa, de la décision‑cadre 2008/675.

35.

Dans ces conditions, le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Eu égard au principe d’égalité de traitement découlant de l’article 3, paragraphe 1, de la décision‑cadre 2008/675 et compte tenu de l’article 3, paragraphe 5, de cette décision‑cadre, peut-on, en cas de confusion entre des condamnations en Allemagne et dans un autre État membre, infliger une peine pour l’infraction commise sur le territoire national même si théoriquement l’addition de la peine prononcée dans un autre État membre ferait dépasser le plafond admis en droit allemand pour les peines privatives de liberté de durée déterminée ?

2)

Si la première question appelle une réponse affirmative :

La prise en compte de la peine infligée dans un autre État membre, prévue à l’article 3, paragraphe 5, second alinéa, de la décision‑cadre 2008/675, doit-elle se faire de façon à montrer concrètement et à établir le désavantage résultant de l’absence de possibilité d’ordonner la confusion des peines a posteriori, conformément aux principes de confusion des peines en droit allemand, lors de la détermination de la peine pour l’infraction commise sur le territoire national ? »

36.

La deuxième chambre de la Cour a décidé, le 27 septembre 2022, de soumettre la présente affaire à la procédure préjudicielle d’urgence, en application de l’article 107, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour.

37.

Le Generalbundesanwalt beim Bundesgerichtshof (procureur général auprès de la Cour fédérale de justice, Allemagne) et la Commission européenne ont présenté des observations écrites.

38.

Ces parties, ainsi que le requérant au principal, ont participé à l’audience qui s’est tenue le 14 novembre 2022.

IV. Analyse

A.   Sur la première question préjudicielle

39.

Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 3, paragraphe 5, de la décision‑cadre 2008/675 doit être interprété en ce sens qu’un État membre est tenu, à l’occasion d’une procédure pénale engagée contre une personne, d’appliquer ses règles nationales en matière de confusion des peines en prenant en compte des condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre contre cette même personne pour des faits différents commis antérieurement, lorsque l’infraction à l’origine de la nouvelle procédure a été commise avant que ces condamnations antérieures n’aient été prononcées, dans la mesure où l’application de ces règles nationales a pour conséquence qu’aucune peine ne pourra être prononcée dans le cadre de la nouvelle procédure ou, à tout le moins, exécutée ( 5 ).

40.

Avant toutes choses, je précise que, ainsi que l’énonce le procureur général auprès de la Cour fédérale de justice et ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, la confusion de peines avec une peine prononcée à l’étranger en droit allemand n’est pas admise pour des motifs de droit international public. La jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) assure toutefois que la personne mise en cause ne soit pas désavantagée de ce fait en instaurant le mécanisme de « compensation de la rigueur », qui permet au juge du fond de prendre en compte la condamnation antérieure lorsqu’il fixe la peine dans la nouvelle procédure, comme il l’aurait fait si la confusion des peines au sens strict avait pu avoir lieu.

41.

Il importe également de souligner que, selon les précisions du procureur général auprès de la Cour fédérale de justice, il ressort de la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) que le plafond de quinze ans prévu en droit allemand pour les peines globales privatives de liberté a en principe vocation à s’appliquer lorsqu’est mis en œuvre ce mécanisme de compensation de la rigueur.

42.

Ces précisions effectuées, je débuterai mon analyse par quelques remarques liminaires sur l’objet de la décision-cadre 2008/675 et son incidence s’agissant de la question de la confusion de peines imposées dans plusieurs États membres, avant de procéder à l’étude de l’article 3, paragraphe 5, de cette décision-cadre, au centre de la première question préjudicielle.

1. Sur l’objet de la décision-cadre 2008/675 et la problématique relative à la confusion de peines

43.

La décision-cadre 2008/675 établit une obligation minimale imposant aux États membres de tenir compte des condamnations prononcées dans d’autres États membres ( 6 ). Cette obligation se conçoit aisément dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice mis en place par l’Union, dans lequel on ne saurait admettre une différence de traitement dans l’appréhension du passé pénal d’une personne selon qu’une infraction a été commise dans un État membre ou dans un autre.

44.

À cette fin, l’article 3, paragraphe 1, de la décision-cadre 2008/675, lu à la lumière du considérant 5 de celle-ci, fixe à la charge des États membres l’obligation de faire en sorte que, à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale engagée dans un État membre à l’encontre d’une même personne et pour des faits différents, les condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre, d’une part, soient prises en compte dans la mesure où les condamnations nationales antérieures le sont en vertu du droit national et, d’autre part, se voient reconnaître des effets équivalents à ceux attachés à ces dernières condamnations conformément à ce droit, qu’il s’agisse d’effets factuels ou d’effets de droit procédural ou matériel ( 7 ). Cette décision-cadre édicte ce faisant un principe d’égalité de traitement que les condamnations aient été prononcées dans un seul État membre ou dans plusieurs États membres.

45.

Il s’agit, ainsi, de permettre la prise en compte dans un État membre du passé pénal d’un individu, non seulement, comme le relève la Commission, lorsque cela peut lui être défavorable – je songe notamment à l’état de récidive –, mais également lorsqu’une telle prise en compte peut profiter à la personne, en particulier dans l’hypothèse d’un concours réel d’infractions pouvant conduire à ce que les peines correspondant à chacune des infractions fassent l’objet d’une confusion.

46.

La confusion des peines est en effet un mécanisme qui permet de contenir la sévérité de la peine en évitant le cumul pur et simple des peines correspondant aux infractions commises en concours. Non seulement le cumul purement mathématique pourrait avoir des effets contraires au principe de proportionnalité, mais il irait en outre, ainsi que le relève l’avocat général Richard de la Tour, à l’encontre de l’une des fonctions essentielles de la peine ( 8 ). En effet, la peine ne peut avoir une seule fonction de rétribution, mais doit encore prévenir la commission d’infractions et favoriser la réinsertion sociale des personnes condamnées. Or, dans une situation de concours réel d’infractions, l’avertissement que constitue la première condamnation et qui favorise la prise de conscience chez l’auteur de l’infraction n’a pas eu lieu, et la peine infligée peut, en conséquence, être adaptée ( 9 ).

47.

La prise en compte de condamnations antérieures par le juge permet donc d’appréhender notamment ces situations et, selon les dispositions de son droit national, de procéder à la confusion des peines infligées pour les infractions commises en concours. La décision-cadre 2008/675 admet la mise en œuvre de tels mécanismes s’agissant de situations de concours réel d’infractions transfrontières. Ainsi, la Cour a jugé que cette décision-cadre est applicable à une procédure nationale ayant pour objet l’imposition, aux fins de son exécution, d’une peine privative de liberté totale, prenant en compte la peine infligée à une personne par le juge national ainsi que celle imposée dans le cadre d’une condamnation antérieure prononcée par une juridiction d’un autre État membre contre une même personne pour des faits différents ( 10 ).

48.

Toutefois, l’obligation de prise en compte de condamnations antérieures peut être source de difficultés lorsque ces condamnations ont été prononcées à l’étranger, de sorte que la décision-cadre 2008/675 précise, à son article 3, paragraphe 3, la portée cette obligation.

49.

Ainsi, conformément à l’article 3, paragraphe 3, de la décision-cadre 2008/675, la prise en compte, à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale, de condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre ne peut avoir pour effet ni d’influer sur ces condamnations antérieures ou sur toute décision relative à leur exécution dans l’État membre dans lequel se déroule la nouvelle procédure pénale, ni de révoquer ou de réexaminer lesdites condamnations qui doivent être prises en compte telles qu’elles ont été prononcées ( 11 ).

50.

Une telle précision a naturellement une pertinence dans les situations de concours réel d’infractions pouvant mener à la confusion des peines dans un État membre. Le considérant 14 de la décision-cadre 2008/675 l’envisage d’ailleurs expressément, en ce qu’il énonce que l’article 3, paragraphe 3, de cette décision-cadre vise les situations dans lesquelles une peine infligée dans une décision antérieure et non encore exécutée doit être absorbée ou incluse dans une autre peine, laquelle doit alors être effectivement exécutée. Dans une telle hypothèse, la confusion des peines dans l’État membre du juge qui la prononce aurait en effet nécessairement une incidence sur l’exécution de la peine antérieure prononcée par une juridiction d’un autre État membre.

51.

L’article 3, paragraphe 3, de la décision-cadre 2008/675 ne se limite pas toutefois à la seule question de la confusion de peines. En effet, la prise en compte par le juge national des condamnations antérieures étrangères peut avoir pour effet d’influer sur ces condamnations antérieures dans d’autres hypothèses, par exemple en révoquant le sursis dont la peine infligée par la décision antérieure est assortie et en transformant celle-ci en une peine d’emprisonnement ferme ( 12 ).

52.

Il s’agit ainsi de préserver l’autorité de la chose jugée des décisions rendues dans d’autres États membres, de sorte que la prise en compte des condamnations antérieures ne puisse conduire à une ingérence du juge national dans le jugement antérieur rendu dans un autre État membre. Ce faisant, l’article 3, paragraphe 3, de la décision-cadre 2008/675 établit une limite générale à l’obligation de prise en compte des condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre.

53.

Outre cette limite, la décision-cadre 2008/675 prévoit également que, selon son article 3, paragraphe 5, dans l’hypothèse où l’infraction à l’origine de la nouvelle procédure a été commise avant que la condamnation antérieure ne soit prononcée ou entièrement exécutée, les paragraphes 1 et 2 de cet article 3 n’ont pas pour effet d’obliger les États membres à appliquer leurs règles nationales en matière de prononcé de peines, lorsque l’application de ces règles à des condamnations prononcées à l’étranger aurait pour conséquence de limiter le pouvoir qu’a le juge d’imposer une peine dans le cadre de la nouvelle procédure.

2. Sur l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675

54.

L’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 prévoit une exception à l’article 3, paragraphe 1, de cette décision-cadre.

55.

En effet, il ressort clairement du libellé de cette disposition que dans la situation qu’elle vise, les États membres ne sont pas tenus, en vertu de l’article 3, paragraphe 1, de la décision-cadre 2008/675, d’appliquer leurs règles nationales en matière de prononcé de peines. Autrement dit, le principe d’égalité de traitement prévu à l’article 3, paragraphe 1, de cette décision-cadre n’a pas à être appliqué dans l’hypothèse où l’application des règles nationales en matière de prononcé de peines à des condamnations prononcées dans un autre État membre a pour conséquence de limiter le pouvoir qu’a le juge d’imposer une peine dans le cadre de la nouvelle procédure.

56.

Contrairement à ce qu’a soutenu la Commission lors de l’audience, l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 s’adresse ainsi aux États membres en leur laissant une marge de manœuvre quant à la possibilité de prévoir ou non une exception au principe d’égalité de traitement prévu au paragraphe 1, de cet article 3 et prévoit, dans l’hypothèse où ils opteraient pour la mise en œuvre d’une telle exception, que ceux-ci veillent à assurer que les tribunaux puissent tout de même tenir compte d’une autre manière des condamnations étrangères.

57.

Je relève que cette disposition n’a vocation à s’appliquer que dans une situation où l’infraction à l’origine de la nouvelle procédure a été commise avant que la condamnation antérieure ne soit prononcée ou entièrement exécutée.

58.

Cette condition est satisfaite en l’espèce dès lors que le viol en cause au principal a été commis avant que les condamnations françaises ne soient prononcées. On pourrait en déduire, ainsi que le soutiennent le procureur général auprès de la Cour fédérale de justice et la Commission, que l’article 3, paragraphe 5 de la décision-cadre 2008/675 devrait trouver application en l’espèce et permettre à la juridiction de renvoi de ne pas appliquer le plafond de quinze ans prévu en droit allemand pour les peines globales privatives de liberté de durée déterminée dans la mesure où une telle règle conduirait à empêcher le juge allemand de prononcer une peine exécutable à l’encontre du requérant au principal.

59.

Une telle interprétation ne me convainc toutefois pas, pour les raisons que je vais exposer.

a) La transposition de l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 en droit national et l’absence d’effet direct de cette disposition

60.

Au regard de la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) rapportée aux points 40 et 41 des présentes conclusions, le législateur allemand a estimé qu’il n’y avait pas lieu d’adopter de mesures supplémentaires de transposition de la décision-cadre 2008/675, le mécanisme de compensation de la rigueur en cas de condamnations étrangères interprété conformément au mécanisme de l’article 3 de cette décision-cadre permettant d’assurer que la personne mise en cause dans une procédure pénale en Allemagne ne soit pas désavantagée, en raison du prononcé d’une condamnation étrangère, par rapport à une personne ayant fait l’objet de plusieurs condamnations dans ce seul État membre ( 13 ).

61.

Cependant, il est de jurisprudence constante que, dans l’hypothèse où une décision-cadre vise à créer des droits pour les particuliers, ses dispositions doivent être mises en œuvre avec une force contraignante incontestable, avec la spécificité, la précision et la clarté requises, afin que soit satisfaite l’exigence de sécurité juridique qui requiert que les bénéficiaires soient en mesure de connaître la plénitude de leurs droits ( 14 ).

62.

Ces exigences de force contraignante incontestable, de spécificité et de clarté s’imposent d’autant plus en matière pénale, dans les situations où les dispositions d’une décision-cadre peuvent avoir pour effet d’aggraver la responsabilité pénale d’un individu mis en cause.

63.

Je relève à cet égard que le mécanisme de compensation de la rigueur prévu en droit allemand est un mécanisme favorable à la personne mise en cause dans une procédure pénale, en ce qu’il permet une prise en compte des condamnations antérieures prononcées à son égard dans le but d’adapter la peine qui peut lui être infligée. En ce qu’il permettrait au juge national de s’affranchir de l’application d’un tel mécanisme, l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 aurait, quant à lui, un effet défavorable sur la situation de la personne mise en cause.

64.

Or, en l’espèce, et alors que l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 a notamment pour effet de conduire à une aggravation de la situation des personnes mises en cause dans le cadre d’une procédure pénale, la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) se révèle incertaine. Le procureur général auprès de la Cour fédérale de justice a ainsi mentionné différents jugements, certains respectant le plafond de quinze ans, d’autres l’ignorant ( 15 ).

65.

La jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) ne constitue pas, dès lors, une mesure de transposition suffisante de l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 ( 16 ).

66.

À cet égard, je rappelle que la décision-cadre 2008/675 ayant été adoptée sur le fondement de l’ancien troisième pilier de l’Union, notamment, en application de l’article 34, paragraphe 2, sous b), UE, ses dispositions sont dépourvues d’effet direct. Or, cette disposition prévoyait, d’une part, que les décisions-cadres lient les États membres quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens, et, d’autre part, que les décisions-cadres ne peuvent entraîner d’effet direct ( 17 ).

67.

En l’absence d’effet direct de l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675, cette disposition ne saurait donc être interprétée comme permettant au juge national de ne pas appliquer le plafond de quinze ans prévu en droit allemand pour les peines globales privatives de liberté.

b) L’obligation d’interprétation conforme à la décision-cadre 2008/675 et ses limites

68.

Il est certes vrai que, si les décisions-cadres ne peuvent produire d’effet direct, leur caractère contraignant entraîne néanmoins dans le chef des autorités nationales une obligation d’interprétation conforme de leur droit interne à partir de la date d’expiration du délai de transposition de ces décisions-cadres ( 18 ).

69.

En appliquant le droit national, ces autorités sont donc tenues d’interpréter celui-ci, dans toute la mesure du possible, à la lumière du texte et de la finalité de la décision-cadre afin d’atteindre le résultat visé par celle-ci ( 19 ).

70.

Il en résulterait ainsi que, dans la mesure où l’application du plafond de quinze ans prévu en droit allemand pour les peines globales privatives de liberté aurait pour effet de limiter le pouvoir qu’a le juge d’imposer une peine dans le cadre de la procédure pendante devant lui, l’interprétation conforme du droit allemand pourrait conduire celui-ci à ne pas faire application de ce plafond, mais à prendre en compte, d’une autre manière, les condamnations antérieures étrangères.

71.

Toutefois, le principe d’interprétation conforme connaît certaines limites. Ainsi, les principes généraux du droit, en particulier les principes de sécurité juridique et de non-rétroactivité, s’opposent notamment à ce que l’obligation d’interprétation conforme puisse conduire à déterminer ou à aggraver, sur le fondement d’une décision-cadre et indépendamment d’une loi prise pour la mise en œuvre de celle-ci, la responsabilité pénale de ceux qui ont commis une infraction ( 20 ).

72.

Or, tel me semble être précisément le cas s’agissant de l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 si cette disposition devait être interprétée en ce sens qu’elle permet au juge national de s’affranchir du plafond de quinze ans prévu en droit allemand pour les peines globales privatives de liberté. En effet, dans une telle hypothèse, l’obligation d’interprétation conforme entraînerait l’aggravation de la situation pénale de la personne en cause par rapport à celle qui aurait été la sienne selon le droit national, en lui retirant le bénéfice de ce plafond de quinze ans.

73.

À cet égard, il me faut préciser que, si la jurisprudence de la Cour vise l’aggravation de la responsabilité pénale de la personne ayant commis une infraction, cela ne me semble pas exclure qu’elle concerne également les situations, telles que celle en cause au principal, où la disposition d’une décision-cadre aggrave non pas la responsabilité pénale en elle-même de la personne en cause, mais la peine qu’elle encourt.

74.

En effet, la jurisprudence de la Cour est fondée, notamment, sur le principe de sécurité juridique ( 21 ), lequel revêt une importance particulière en matière pénale et dont la portée ne se limite pas à la détermination de la responsabilité pénale d’un individu, mais s’étend également aux effets d’une telle responsabilité, au premier rang desquels figure la peine qui peut lui être infligée. La Cour l’admet d’ailleurs elle-même lorsque, faisant application de cette jurisprudence, elle examine non seulement si la disposition de la décision-cadre en cause en l’espèce a pour conséquence de déterminer ou d’aggraver la responsabilité pénale de la personne visée, mais également de « modifier, au détriment de ce[tte] dernièr[e], la durée de [sa] condamnation » ( 22 ).

75.

Dans ces conditions, le principe d’interprétation conforme du droit national aux dispositions de la décision-cadre 2008/675 ne saurait conduire à permettre au juge national de s’affranchir du plafond de quinze ans prévu en droit national pour les peines globales privatives de liberté imposées sur le fondement du mécanisme de compensation de la rigueur.

c) L’imprécision du droit national quant à l’existence d’un plafond pour les peines globales privatives de liberté résultant de la mise en œuvre du mécanisme de compensation de la rigueur

76.

Je précise que l’analyse que je viens de développer repose sur la prémisse que la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) transpose l’exigence du respect d’un plafond de quinze ans pour les peines globales privatives de liberté qui existe en matière de confusion de peines au mécanisme de compensation de la rigueur. En effet, ce n’est que dans la mesure où le droit allemand prévoit lui-même que, dans une situation de concours réel d’infractions commises dans plusieurs États membres, un tel plafond doit être appliqué que l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 doit être interprété comme ne permettant pas de s’en affranchir.

77.

Toutefois, il me faut souligner que les débats lors de l’audience ont pu semer le trouble quant au point de savoir si un tel plafond de quinze ans avait également vocation à s’appliquer au mécanisme de compensation de la rigueur, le procureur général auprès de la Cour fédérale de justice indiquant soit que ce plafond s’appliquait au mécanisme de compensation de la rigueur selon la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice), soit qu’un tel plafond ne pouvait être appliqué et ne l’avait d’ailleurs jamais été. En outre, il ressort des antécédents du litige au principal que la juridiction de première instance s’est refusée à appliquer un tel plafond. Il n’est donc pas établi de façon certaine que le droit allemand prévoie l’application du plafond de quinze ans pour l’imposition d’une peine globale dans le cadre de la mise en œuvre du mécanisme de compensation de la rigueur.

78.

Or, si un tel plafond n’est pas prévu en droit allemand en ce qui concerne le mécanisme de compensation de la rigueur, l’interprétation conforme des dispositions du droit national, à la lumière de l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675, pourrait conduire à une solution opposée à celle que je propose.

79.

Dans ces conditions, il appartiendra à la juridiction de renvoi de vérifier si le plafond de quinze ans prévu en droit allemand pour les peines globales privatives de liberté est bien applicable lors de la mise en œuvre du mécanisme de compensation de la rigueur.

80.

Il résulte de ce qui précède, à mon sens, que l’article 3, paragraphe 5, de la décision‑cadre 2008/675 doit être interprété en ce sens que, en l’absence de mesures de transposition de cette disposition et dans la mesure où le droit national prévoit une limite à l’imposition d’une peine privative de liberté en cas de prise en compte des condamnations prononcées dans un autre État membre, un État membre est tenu, à l’occasion d’une procédure pénale engagée contre une personne, d’appliquer ses règles nationales en prenant en compte ces condamnations antérieures étrangères prononcées contre cette personne pour des faits différents commis antérieurement lorsque l’infraction à l’origine de la nouvelle procédure a été commise avant que ces condamnations antérieures n’aient été prononcées, même dans l’hypothèse où l’application de ces règles nationales a pour conséquence qu’aucune peine ne pourra être prononcée dans le cadre de la nouvelle procédure, ou, à tout le moins, exécutée.

B.   Sur la seconde question préjudicielle

81.

Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si, dans l’hypothèse où l’État membre n’est pas tenu, sur le fondement de l’article 3, paragraphe 5, premier alinéa, de la décision-cadre 2008/675, d’appliquer ses règles nationales en matière de confusion des peines en prenant en compte des condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre, l’article 3, paragraphe 5, second alinéa, de cette décision-cadre doit être interprété en ce sens que la prise en compte des condamnations antérieures prononcées dans d’autres États membres d’une autre manière, telle que prévue à cette disposition, exige du juge national qu’il établisse clairement et de manière chiffrée, lors de la détermination de la peine pour l’infraction commise sur le territoire national, le désavantage résultant de l’impossibilité d’ordonner la confusion des peines conformément aux règles nationales.

82.

Selon mon analyse de la première question préjudicielle, il n’est pas nécessaire de répondre à cette seconde question. Je procéderai tout de même à son examen par souci d’exhaustivité, pour le cas où la Cour ne partagerait pas cette analyse.

83.

L’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 prévoit que, lorsque le premier alinéa de cette disposition est mis en œuvre et permet au juge national, faisant abstraction du principe d’égalité de traitement prévu au paragraphe 1, de cet article 3, de ne pas prendre en compte une condamnation antérieure dans une situation de concours réel d’infractions, les États membres veillent tout de même à ce que leurs tribunaux puissent tenir compte d’une autre manière des condamnations antérieures.

84.

Autrement dit, l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 assure que, même dans les cas où les condamnations antérieures rendues à l’étranger ne sont pas prises en compte, le passé pénal de la personne en cause dans la nouvelle procédure ne soit pas ignoré, afin de garantir, à défaut d’une égalité de traitement stricte, une certaine forme d’équité.

85.

Ainsi que le relèvent la Commission et le procureur général auprès de la Cour fédérale de justice, cette disposition ne prévoit en revanche aucune exigence quant aux modalités concrètes de cette prise en compte alternative, en particulier s’agissant du chiffrage de la peine infligée. Cette question doit donc être laissée à l’appréciation des tribunaux des États membres visés à cette disposition, sans qu’il puisse être déduit de l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 une autre exigence que celle d’une prise en compte visant à compenser l’absence d’application du principe d’égalité de traitement.

86.

Dans ces conditions, je suis d’avis que l’article 3, paragraphe 5, second alinéa, de la décision-cadre 2008/675 doit être interprété en ce sens que la prise en compte des condamnations antérieures prononcées dans d’autres États membres d’une autre manière, telle que prévue à cette disposition, n’exige pas du juge national qu’il établisse clairement et de manière chiffrée, lors de la détermination de la peine pour l’infraction commise sur le territoire national, le désavantage résultant de l’impossibilité d’ordonner la confusion des peines conformément aux règles nationales.

V. Conclusion

87.

Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne) :

L’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675/JAI du Conseil, du 24 juillet 2008, relative à la prise en compte des décisions de condamnation entre les États membres de l’Union européenne à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale,

doit être interprété en ce sens que :

en l’absence de mesures de transposition de cette disposition, et dans la mesure où le droit national prévoit une limite à l’imposition d’une peine privative de liberté en cas de prise en compte des condamnations prononcées dans un autre État membre, un État membre est tenu, à l’occasion d’une procédure pénale engagée contre une personne, d’appliquer ses règles nationales en prenant en compte ces condamnations antérieures étrangères prononcées contre cette personne pour des faits différents commis antérieurement, lorsque l’infraction à l’origine de la nouvelle procédure a été commise avant que lesdites condamnations antérieures n’aient été prononcées, même dans l’hypothèse où l’application de ces règles nationales a pour conséquence qu’aucune peine ne pourra être prononcée dans le cadre de la nouvelle procédure, ou, à tout le moins, exécutée.


( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) Décision-cadre du Conseil du 24 juillet 2008 relative à la prise en compte des décisions de condamnation entre les États membres de l’Union européenne à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale (JO 2008, L 220, p. 32).

( 3 ) Pour les besoins des présentes conclusions, par « confusion de peines », j’entends tant l’imposition d’une peine totale dont le quantum correspond à la peine initiale la plus lourde qui absorbe la peine la plus légère, considérée comme incluse dans la première, que l’imposition d’une peine globale correspondant à la combinaison des peines dans la limite d’un quantum maximal.

( 4 ) Par « concours réel d’infractions », j’entends une situation dans laquelle une personne qui a commis une infraction commet une seconde infraction, alors qu’elle n’a pas encore été condamnée définitivement pour la première infraction.

( 5 ) Je relève qu’il ne ressort pas clairement de la décision de renvoi si les règles nationales visées par la juridiction de renvoi empêchent une peine d’être prononcée pour les faits qui font l’objet de la procédure pénale pendante devant elle, ou si une peine pourrait être prononcée, mais ne pourrait être exécutée. En effet, la juridiction de renvoi affirme soit qu’une peine ne pourrait être prononcée que si la Cour retient une certaine lecture de l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675, soit qu’une peine pourrait certes être prononcée, mais qu’aucune autre peine ne pourrait être exécutée. Toutefois, ainsi que je le démontrerai, je suis d’avis que l’article 3, paragraphes 1 et 5, de cette décision-cadre doit être interprété de la même façon dans un cas comme dans l’autre, de sorte que la réponse apportée par la Cour à la question préjudicielle ne saurait varier s’il s’avérait que les règles nationales empêchent non pas seulement l’exécution d’une peine prononcée à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale, mais également le prononcé même d’une telle peine.

( 6 ) Considérant 3 de la décision-cadre 2008/675.

( 7 ) Arrêt du 21 septembre 2017, Beshkov (C‑171/16, EU:C:2017:710, points 25 et 26).

( 8 ) Conclusions de l’avocat général Richard de la Tour dans l’affaire AV (Jugement global) (C‑221/19, EU:C:2020:815, point 35).

( 9 ) Conclusions de l’avocat général Bot dans l’affaire Beshkov (C‑171/16, EU:C:2017:386, point 43).

( 10 ) Arrêts du 21 septembre 2017, Beshkov (C‑171/16, EU:C:2017:710, point 29), et du 15 avril 2021, AV (Jugement global) (C‑221/19, EU:C:2021:278, point 52).

( 11 ) Arrêts du 21 septembre 2017, Beshkov (C‑171/16, EU:C:2017:710, points 37 et 44), et du 15 avril 2021, AV (Jugement global) (C‑221/19, EU:C:2021:278, point 53).

( 12 ) Arrêt du 21 septembre 2017, Beshkov (C‑171/16, EU:C:2017:710, point 46).

( 13 ) Deutscher Bundestag, Drucksache 16/13673 (bundestag.de), p. 5.

( 14 ) Arrêts du 24 mars 2022, Commission/Irlande (Transposition de la décision-cadre 2008/909) (C‑125/21, non publié, EU:C:2022:213, point 21) ; du 17 décembre 2020, Commission/Hongrie (Accueil des demandeurs de protection internationale) (C‑808/18, EU:C:2020:1029, point 288), et du 13 mars 1997, Commission/France (C‑197/96, EU:C:1997:155, point 15).

( 15 ) Je relève d’ailleurs que, dans le cadre du litige au principal, la juridiction de première instance s’est refusée à appliquer le plafond de quinze ans prévu en droit allemand pour les peines globales privatives de liberté lors de la mise en œuvre du mécanisme de compensation de la rigueur.

( 16 ) Quand bien même la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) pourrait être interprétée comme transposant à suffisance l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 en imposant de façon certaine le respect du plafond de quinze ans dans la mise en œuvre de la compensation de la rigueur, je suis d’avis que cela ne pourrait conduire la juridiction de renvoi à s’affranchir de ce plafond. Cette disposition indique que, dans les situations qu’elle vise, « les paragraphes 1 et 2 n’ont pas pour effet d’obliger les États membres à appliquer leurs règles nationales en matière de prononcé de peines », et précise que, dans cette hypothèse, les États membres veillent à ce que leurs tribunaux puissent tenir compte d’une autre manière des condamnations étrangères antérieures. Le législateur allemand ayant opté pour une transposition par voie jurisprudentielle, excluant, dans le cas d’un concours réel d’infractions, une confusion de peines stricte, tout en prévoyant, par le mécanisme de compensation de la rigueur, une prise en compte alternative par le juge, où le plafond de quinze ans pour l’imposition d’une peine globale privative de liberté prenant en compte des condamnations antérieures s’applique. Dans ces conditions, et dans la mesure où la jurisprudence nationale met strictement en œuvre l’article 3, paragraphe 5, de la décision-cadre 2008/675 dans le cadre de la marge d’appréciation dont disposent les États membres, cette disposition ne saurait aucunement être interprétée comme permettant tout de même au juge national de ne pas faire application de ce plafond de quinze ans prévu en droit allemand pour les peines globales privatives de liberté.

( 17 ) Arrêts du 8 novembre 2016, Ognyanov (C‑554/14, EU:C:2016:835, point 56), et du 24 juin 2019, Popławski (C‑573/17, EU:C:2019:530, point 69).

( 18 ) Arrêts du 8 novembre 2016, Ognyanov (C‑554/14, EU:C:2016:835, points 58 et 61), et du 24 juin 2019, Popławski (C‑573/17, EU:C:2019:530, point 72).

( 19 ) Arrêts du 16 juin 2005, Pupino (C‑105/03, EU:C:2005:386, point 43) ; du 8 novembre 2016, Ognyanov (C‑554/14, EU:C:2016:835, point 59), et du 24 juin 2019, Popławski (C‑573/17, EU:C:2019:530, point 73).

( 20 ) Arrêts du 8 novembre 2016, Ognyanov (C‑554/14, EU:C:2016:835, points 63 et 64) ; du 29 juin 2017, Popławski (C‑579/15, EU:C:2017:503, point 32), et du 24 juin 2019, Popławski (C‑573/17, EU:C:2019:530, point 75).

( 21 ) Arrêts du 16 juin 2005, Pupino (C‑105/03, EU:C:2005:386, point 44) ; du 8 novembre 2016, Ognyanov (C‑554/14, EU:C:2016:835, point 64), et du 24 juin 2019, Popławski (C‑573/17, EU:C:2019:530, point 75).

( 22 ) Arrêt du 8 novembre 2016, Ognyanov (C‑554/14, EU:C:2016:835, point 65).