CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE
MME JULIANE KOKOTT
présentées le 1er février 2024 ( 1 )
Affaire C‑533/22
SC Adient Ltd & Co. KG
contre
Agenția Națională de Administrare Fiscală,
Agenția Națională de Administrare Fiscală – Direcția Generală Regională a Finanțelor Publice Ploiești – Administrația Județeană a Finanțelor Publice Argeș
[demande de décision préjudicielle formée par le Tribunalul Argeș (tribunal de grande instance d’Argeș, Roumanie)]
« Renvoi préjudiciel – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée – Directive 2006/112/CE – Lieu des prestations de services – Maison mère ou établissement stable – Établissement d’une société résidente membre d’un groupe en tant qu’établissement stable d’une société non‑résidente membre du même groupe – Absence de pertinence des liens structurels entre les sociétés – Imputation à une société de l’établissement de son partenaire contractuel – Création d’un établissement stable au moyen d’un contrat de prestation de services – Substitution d’un établissement stable résident à la maison mère à l’étranger »
I. Introduction
1. |
La présente demande de décision préjudicielle est déjà la cinquième ( 2 ), depuis l’année 2018, qui porte sur les critères de la détermination d’un établissement stable en droit de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), et déjà la troisième ( 3 ) qui, depuis l’arrêt Dong Yang Electronics ( 4 ) de l’année 2020, soulève en substance la question de savoir s’il convient de considérer une société contrôlée, ou une société membre d’un groupe, comme un établissement stable de la société mère ou d’une autre société du groupe. Ce phénomène est étonnant, car il y avait eu jusqu’alors, depuis l’introduction de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme (JO 1977, L 145, p. 1) (c’est-à-dire depuis plus de 40 ans), en tout et pour tout seulement six demandes de décision préjudicielle comparables ( 5 ) sur ce point. |
2. |
La Cour n’a pas été totalement étrangère à cette évolution. Ainsi, dans l’arrêt DFDS, elle a d’abord considéré, dans un cas de montage fiscal, qu’une société qui agit en tant que simple auxiliaire de l’organisateur de circuits touristiques, mais qui dispose des moyens humains et matériels qui caractérisent un établissement stable, pouvait être considérée comme un établissement stable de cet organisateur ( 6 ). Elle a ensuite jugé, dans l’arrêt Dong Yang Electronics, qu’il ne saurait être exclu que la filiale détenue par la société mère puisse constituer un établissement stable de cette société mère ( 7 ). Il semble que de nombreuses administrations fiscales aient alors commencé à chercher à identifier, dans les structures de groupes de sociétés, des établissements stables sous la forme de filiales ou même seulement d’autres sociétés du groupe. |
3. |
En conséquence de cela, une juridiction roumaine demande déjà pour la seconde fois ( 8 ) si une société roumaine membre d’un groupe peut également être l’établissement stable de son partenaire contractuel (une autre société du groupe, mais allemande). Dans ce cas, le lieu de prestation de la prestation de services fournie ne se situerait pas en Allemagne (où l’opération a été imposée selon les règles, en principe), mais en Roumanie. Toutefois, étant donné que toutes les entreprises concernées ont droit à la déduction de la TVA payée en amont, l’enjeu pour la Roumanie n’est pas de s’assurer des recettes fiscales (le montant de celles‑ci ne change pas en l’espèce), mais uniquement, semble-t-il, d’encaisser des intérêts et pénalités. |
4. |
La Cour se voit donc offrir une nouvelle occasion de clarifier dans son principe la question de savoir si et quand une société indépendante peut être en même temps l’établissement stable de son partenaire contractuel, c’est-à-dire d’une autre société indépendante, et, ainsi, d’accroître quelque peu la sécurité juridique tant pour les administrations fiscales que pour les assujettis concernés. |
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
5. |
Le cadre juridique du droit de l’Union est déterminé par la directive 2006/112/CE relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée ( 9 ). L’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive TVA, qui contient l’un des deux principaux types d’opérations imposables, est libellé comme suit : « 1. Sont soumises à la TVA les opérations suivantes : [...]
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6. |
L’article 44 de la directive TVA régit le lieu d’exécution d’une prestation de services et est libellé comme suit : « Le lieu des prestations de services fournies à un assujetti agissant en tant que tel est l’endroit où l’assujetti a établi le siège de son activité économique. Néanmoins, si ces services sont fournis à un établissement stable de l’assujetti situé en un lieu autre que l’endroit où il a établi le siège de son activité économique, le lieu des prestations de ces services est l’endroit où cet établissement stable est situé. À défaut d’un tel siège ou d’un tel établissement stable, le lieu des prestations de services est l’endroit où l’assujetti qui bénéficie de tels services a son domicile ou sa résidence habituelle. » |
7. |
L’article 11, paragraphe 1, du règlement d’exécution (UE) no 282/2011 (ci‑après le « règlement d’exécution ») ( 10 ) précise la notion d’« établissement stable » : « Pour l’application de l’article 44 de la directive [TVA], l’“établissement stable” désigne tout établissement, autre que le siège de l’activité économique visé à l’article 10 du présent règlement, qui se caractérise par un degré suffisant de permanence et une structure appropriée, en [matière] de moyens humains et techniques, lui permettant de recevoir et d’utiliser les services qui sont fournis pour les besoins propres de cet établissement. » |
8. |
L’article 192 bis de la directive TVA dispose : « Aux fins de la présente section, un assujetti qui dispose d’un établissement stable sur le territoire de l’État membre dans lequel la taxe est due est considéré comme un assujetti qui n’est pas établi sur le territoire de cet État membre lorsque les conditions ci-après sont réunies :
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9. |
L’article 53, paragraphe 2, du règlement d’exécution précise la disposition susmentionnée en ce sens que : « 2. Lorsqu’un assujetti dispose d’un établissement stable sur le territoire de l’État membre dans lequel la TVA est due, cet établissement est considéré comme ne participant pas à la livraison de biens ou à la prestation de services au sens de l’article 192 bis, [sous] b), de la [directive TVA], à moins que les moyens techniques et humains de cet établissement stable ne soient utilisés par cet assujetti pour des opérations inhérentes à l’accomplissement de la livraison de ces biens ou de la prestation de ces services imposable effectuée dans cet État membre, avant ou pendant la réalisation de cette livraison ou prestation. Lorsque les moyens de l’établissement stable sont utilisés uniquement pour des tâches de soutien administratif comme la comptabilité, la facturation et le recouvrement de créances, ils ne sont pas considérés comme étant utilisés aux fins de la livraison de biens ou la prestation de services. Toutefois, si une facture est émise sous le numéro d’identification TVA attribué par l’État membre de l’établissement stable, cet établissement stable est réputé avoir participé à la livraison de biens ou à la prestation de services effectuée dans cet État membre, sauf preuve du contraire. » |
B. Le droit roumain
10. |
La Roumanie a transposé la directive TVA, pour les exercices litigieux, par la Legea nr. 227/2015 privind Codul fiscal (loi no 227/2015 portant code des impôts, ci-après le « code des impôts »). |
11. |
L’article 266, paragraphe 2, sous b), du code des impôts dispose : « Au sens du présent titre : [...]
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12. |
Aux termes de l’article 278, paragraphe 2, de ce code des impôts : « Le lieu des prestations de services fournies à un assujetti agissant en tant que tel est l’endroit où l’assujetti auquel les services sont fournis a établi le siège de son activité économique. Néanmoins, si ces services sont fournis à un établissement stable de l’assujetti situé en un lieu autre que l’endroit où il a établi le siège de son activité économique, le lieu des prestations de ces services est l’endroit où est situé cet établissement stable de l’assujetti auquel les services sont fournis. À défaut d’un tel siège ou d’un tel établissement stable, le lieu des prestations de services est l’endroit où l’assujetti qui bénéficie de tels services a son domicile ou sa résidence habituelle. » |
III. Les faits et la procédure préjudicielle
13. |
La société requérante au principal en Roumanie est la société Adient Ltd & Co. KG, établie en Allemagne (ci-après « Adient DE »). Elle fait partie du groupe de sociétés Adient. Le siège principal du groupe est en Europe. Le groupe est un sous-traitant mondial des plus grands constructeurs de l’industrie automobile, avec un réseau mondial d’usines de production et d’assemblage fournissant aux fabricants d’équipements d’origine des systèmes complets de sièges, modules et composants. |
14. |
Le 1er juin 2016, Adient DE a commandé à SC Adient Automotive România SRL (ci-après « Adient RO ») – une autre société du groupe Adient – une prestation de services complexe comprenant à la fois des services de transformation et d’assemblage de composants de garnitures de sièges et des services auxiliaires et administratifs. Les services de transformation consistent à découper et à coudre des matières premières pour la fabrication de sièges de voiture. Les services auxiliaires consistent à stocker les matières premières et les produits finis, ainsi qu’à réceptionner, contrôler et gérer les matières premières. Adient RO dispose à cet égard de deux établissements situés à Pitești et à Ploiești (Roumanie), dans lesquels les produits correspondants sont fabriqués pour Adient DE. |
15. |
Tous les coûts encourus par Adient RO pour assurer les activités susmentionnées sont inclus dans les frais de traitement facturés à Adient DE. Cette dernière achète les matières premières, qu’elle envoie à Adient RO en vue de leur transformation. Adient DE reste propriétaire des matières premières, des produits semi-finis et finis pendant toute la durée du processus de fabrication. |
16. |
Au regard des activités exercées sur le territoire roumain, Adient DE est une personne non‑résidente en Roumanie ayant son siège en Allemagne. Elle est directement enregistrée à la TVA en Roumanie depuis le 16 mars 2016 et y a reçu un numéro d’identification TVA. Adient DE utilise le numéro d’identification TVA roumain tant pour les acquisitions nationales et intracommunautaires des produits en Roumanie que pour la livraison des produits fabriqués par Adient RO à ses clients. Pour la réception des services fournis par Adient RO sur la base du contrat (services de transformation, d’assemblage, de stockage et de gestion), elle a utilisé son numéro d’identification TVA allemand. |
17. |
La société prestataire (Adient RO) a estimé que le lieu de ses prestations de services se trouvait au lieu où le bénéficiaire de celles-ci (Adient DE) était établi, c’est-à-dire en Allemagne. Elle n’a donc ni facturé ni acquitté la TVA roumaine. On peut considérer comme acquis que les opérations en question ont été imposées à la TVA en Allemagne. |
18. |
À la suite du contrôle fiscal effectué auprès d’Adient RO et portant sur la TVA afférente à la période comprise entre le 18 février 2016 et le 31 juillet 2018, l’administration fiscale a constaté qu’Adient RO était tenue de percevoir la TVA auprès d’Adient DE, car le lieu des prestations de services se trouvait en Roumanie. Elle a également constaté qu’Adient DE disposait des établissements d’Adient RO à Pitești et de Ploiești et, partant, de moyens techniques et humains en Roumanie, de sorte que les conditions de l’existence d’un établissement stable aux fins de l’imposition à la TVA en Roumanie étaient réunies. Ainsi, les services en cause fournis par Adient RO à Adient DE étaient soumis à la TVA en Roumanie et Adient RO avait l’obligation de percevoir la TVA roumaine. Le 29 mars 2019, l’administration fiscale roumaine a émis à l’encontre d’Adient RO un avis d’imposition fixant des obligations de paiement supplémentaires. Cet avis d’imposition a été contesté et fait l’objet d’une autre procédure juridictionnelle encore pendante. |
19. |
L’administration fiscale a également considéré que le numéro d’identification TVA délivré par les autorités allemandes avait été utilisé de manière abusive par Adient DE. Par décision du 4 juin 2020, Adient DE a donc été enregistrée d’office à des fins fiscales avec un établissement stable en Roumanie à une adresse presque identique à celle de l’établissement d’Adient RO à Pitești. Adient DE a introduit une réclamation contre cette décision. Par décision du 28 août 2020, l’administration fiscale a rejeté celle-ci comme étant non fondée. Adient DE a introduit un recours contre cette décision devant la juridiction de renvoi. |
20. |
Adient DE estime que les conditions de l’existence d’un établissement stable en Roumanie ne sont pas remplies. Elle explique qu’Adient RO remplit ses obligations de transformateur en recevant des réclamations de clients, en les analysant, en y répondant et en veillant à ce que des mesures correctives soient prises, en gérant et en remplissant les rapports des clients dans la base de données, en se procurant des données et des informations des fournisseurs, en établissant des plans de contrôle pour les produits reçus, etc. Le partage du système comptable d’Adient DE n’a lieu que parce que les deux sociétés font partie d’un groupe de sociétés. Adient DE fait également valoir qu’elle ne dispose pas non plus de moyens humains en Roumanie, étant donné que les salariés sont employés par Adient RO et que c’est là-bas que sont négociés leur recrutement et leur rémunération. De même, Adient DE affirme ne décider ni des équipements utilisés pour l’activité de traitement ni des intervalles auxquels ces appareils doivent être entretenus, remplacés ou modernisés. |
21. |
Adient DE ajoute que c’est elle, en revanche, qui assure la livraison des marchandises provenant des établissements d’Adient RO en Roumanie, même si c’est Adient RO qui place les ordres de transport pour le compte d’Adient DE. Elle précise que la passation de la commande d’expédition n’est qu’une tâche administrative de transmission d’informations au transporteur de marchandises, étant donné que, pour des raisons objectives, le transformateur doit disposer des palettes prêtes à être chargées et que, bien sûr, il doit coopérer avec le transporteur pour assurer la livraison des marchandises à la date convenue. Les employés d’Adient RO ne prennent aucune décision concernant la vente ou l’achat effectifs de marchandises par Adient DE. Ils n’effectuent aucune activité inhérente à la livraison de produits finis et ne sont pas habilités à prendre des décisions concernant les volumes, les prix ou les parties impliquées. |
22. |
L’administration fiscale, en revanche, considère qu’Adient DE dispose de moyens humains et techniques pour effectuer régulièrement des opérations imposables en Roumanie. Elle estime que les employés d’Adient RO, par leurs fonctions, par leurs responsabilités et par les activités qu’ils exercent, assurent la communication avec les clients et les fournisseurs représentant la société Adient DE à l’égard des tiers. Ils sont impliqués tant dans l’organisation et la réalisation de l’inventaire annuel des biens appartenant à Adient DE que dans l’évaluation du résultat de celui-ci, ainsi que dans les actions d’audit souhaitées par les clients d’Adient DE. Par conséquent, les personnes physiques roumaines travaillant pour Adient RO représentent, en fait, des moyens humains permanents dont Adient DE dispose en Roumanie. L’administration fiscale considère donc qu’Adient DE dispose d’établissements stables en Roumanie (sous la forme des deux établissements d’Adient RO à Pitești et Ploiești). |
23. |
Le Tribunalul Argeș (tribunal de grande instance d’Argeș, Roumanie), compétent pour connaître du recours d’Adient DE, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour, dans le cadre de la procédure préjudicielle prévue à l’article 267 TFUE, les huit questions préjudicielles suivantes :
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24. |
Dans la procédure devant la Cour, Adient DE, le gouvernement roumain et la Commission européenne ont présenté des observations écrites. La Cour a décidé de ne pas tenir d’audience de plaidoiries, conformément à l’article 76, paragraphe 2, de son règlement de procédure. |
IV. Appréciation juridique
A. Substance, recevabilité et ordre d’examen des questions préjudicielles
25. |
Les huit questions de la juridiction de renvoi peuvent être subdivisées en trois groupes : par sa dernière question, à laquelle nous répondrons en premier, la juridiction de renvoi s’interroge sur l’existence même d’une opération imposable lorsque les moyens matériels et humains d’une société faisant partie d’un groupe (Adient RO), censés constituer un établissement stable de l’autre société du même groupe (Adient DE), sont à la fois les prestataires et les bénéficiaires de la prestation de services (voir section B). |
26. |
Par ses première, deuxième, troisième et septième questions, la juridiction de renvoi s’interroge, en substance, sur la manière dont il convient de déterminer, au sein d’un groupe de sociétés, un établissement stable devant être considéré comme le bénéficiaire d’une prestation de services de sorte que le lieu de cette prestation de services soit celui de l’établissement stable et non plus celui de la maison mère (voir section C). |
27. |
Par ses quatrième, cinquième et sixième questions, la juridiction de renvoi s’interroge sur l’application de l’article 192 bis, sous b), de la directive TVA afin de savoir si Adient DE doit être considérée comme une personne résidente ou non‑résidente en Roumanie. Cela suppose qu’Adient DE y dispose d’un établissement stable, ce qui doit, le cas échéant, être déterminé indépendamment d’une structure de groupe (voir section D). |
28. |
Le gouvernement roumain conteste la recevabilité des questions préjudicielles. Selon une jurisprudence constante, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige au principal et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation d’une règle de droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer. De telles questions bénéficient d’une présomption de pertinence. Le refus de la Cour de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est donc possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation d’une règle de l’Union sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées ( 11 ). |
29. |
En application de cette présomption, toutes les questions préjudicielles sont recevables, y compris, par conséquent, la septième question préjudicielle, même si, comme le souligne le gouvernement roumain dans ses observations, la juridiction de renvoi n’y explique pas en détail quel est le lieu où sont réalisées les opérations correspondant aux livraisons d’Adient DE. En effet, une telle précision n’est pas nécessaire, car il n’existe que deux possibilités en ce qui concerne les livraisons d’un sous-traitant, dont il est ici question. En cas de livraison à un entrepreneur, il peut s’agir soit d’une livraison intracommunautaire transfrontalière (exonérée), dont l’acquisition intracommunautaire (imposable) entraîne une taxation au lieu du bénéficiaire à l’étranger (il en va de même dans le cas d’une livraison à destination d’un État tiers, si celui-ci a prévu l’imposition des importations de biens), soit d’une livraison intérieure « normale », qui est taxée en Roumanie. Par conséquent, la pertinence – présumée – de cette septième question préjudicielle ne saurait être niée. |
B. Prestation de services imposable d’un assujetti (huitième question préjudicielle)
30. |
Par sa huitième question, la juridiction de renvoi s’interroge en substance sur l’existence d’une opération imposable lorsque les moyens matériels et humains d’une société faisant partie d’un groupe (Adient RO), censés constituer un établissement stable de l’autre société du même groupe (Adient DE), sont à la fois les prestataires et les bénéficiaires de la prestation de services. |
31. |
Pour replacer la huitième question préjudicielle dans son contexte, il faut rappeler que la TVA est un impôt général sur la consommation qui impose la dépense de l’acquéreur d’un bien de consommation ( 12 ), qui est à sa charge et qu’il verse en contrepartie à l’assujetti. Il s’ensuit qu’une opération imposable au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous a) et c), de la directive TVA suppose toujours deux personnes, dont l’une au moins, à savoir le prestataire, doit être un assujetti. |
32. |
La lecture des articles 16 et 26 de la directive TVA suggère également, a contrario, que deux personnes sont en principe nécessaires, comme le souligne d’ailleurs expressément Adient DE dans ses observations. Ces dispositions permettent en effet de considérer, en recourant à une fiction, qu’il y a livraison ou prestation de services dans le cas où l’assujetti prélève ou utilise un bien pour lui‑même, c’est-à-dire lorsque le « prestataire » et le « bénéficiaire » sont une seule et même personne. |
33. |
Cette approche est confortée par l’article 11 de la directive TVA. Celui-ci permet aux États membres, sous certaines conditions, de considérer comme un seul assujetti deux (ou plusieurs) personnes afin d’éviter la présence d’opérations entre ces personnes dans leurs relations internes. L’objectif est de garantir une certaine « neutralité organisationnelle ». L’idée est qu’une entreprise (un hôpital, par exemple) n’a pas à être traitée différemment, au regard de la TVA, selon qu’elle effectue elle-même toutes les prestations (y compris, par exemple, le nettoyage de l’hôpital) ou crée une société et fournit, par l’intermédiaire de cette société contrôlée, les mêmes prestations (c’est‑à-dire le nettoyage de l’hôpital) ( 13 ). Là encore, il s’ensuit a contrario que, en dehors de l’article 11 de la directive TVA, deux personnes sont nécessaires pour pouvoir conclure à l’existence d’une opération imposable. |
34. |
Il est possible que la huitième question préjudicielle reflète le fait que certains États membres ( 14 ) cherchent à déplacer vers le territoire national le lieu des prestations de services effectuées par une filiale ou une société du groupe à destination d’une société – société mère ou autre société du groupe – établie à l’étranger, au motif que la filiale ou autre société du groupe prestataire est en même temps l’établissement stable du bénéficiaire étranger. Cette qualification et la possibilité de retenir l’existence, entre de telles entités, d’opérations imposables, et donc imposées, s’excluent toutefois réciproquement. |
35. |
Si les prestations de services en question d’Adient RO sont effectivement réalisées grâce à un établissement en Roumanie et que cet établissement est en même temps, à cet égard, un établissement stable d’Adient DE, le prestataire (c’est-à-dire la personne qui exécute les prestations de services) est également Adient DE. Dans un tel cas, un établissement stable (d’Adient DE) « fournirait » une prestation de services à un établissement stable (d’Adient DE). Or, les établissements stables ne sont que des parties non autonomes d’un seul et même assujetti, ainsi que la Cour a déjà eu l’occasion de le préciser ( 15 ). Dans ce cas de figure, il y aurait donc identité du « prestataire » et du « bénéficiaire » et, par conséquent, absence de toute opération imposable. Il s’agirait d’une opération interne non imposable au sein d’une entreprise, sans qu’il soit nécessaire que l’État membre ait fait usage de la faculté prévue à l’article 11 de la directive TVA. |
36. |
Une telle opération interne ne serait pas imposable, car il n’y a pas de fourniture d’un bien de consommation à une autre personne. Par conséquent, la question du lieu de la prestation, de l’obligation fiscale et de la dette fiscale ne se pose plus. C’est d’ailleurs ce que semble considérer la Cour, qui a récemment précisé à deux reprises que les mêmes moyens ne peuvent pas être utilisés à la fois pour fournir des services et recevoir ces mêmes services ( 16 ). |
37. |
À titre de conclusion intermédiaire, il est possible de retenir que, même dans l’hypothèse d’un établissement stable d’Adient DE, en l’espèce, aucune TVA roumaine n’est due en raison des services fournis par cet établissement stable, faute d’opération imposable. Le prestataire et le bénéficiaire seraient une seule et même personne. Toutefois, les questions suivantes présentent encore un intérêt en ce qui concerne une éventuelle obligation d’enregistrement d’Adient DE en Roumanie. |
C. Une société faisant partie d’un groupe peut-elle être un établissement stable d’une autre société du même groupe ?
38. |
Par ses première, deuxième, troisième et septième questions, la juridiction de renvoi s’interroge, en substance, sur la manière dont il convient de déterminer, au sein d’un groupe de sociétés, un établissement stable devant être considéré comme le bénéficiaire d’une prestation de services de sorte que le lieu de cette prestation de services soit celui de l’établissement stable et non celui de la maison mère (celui du siège du bénéficiaire de la prestation). |
1. Absence de pertinence des liens structurels entre les sociétés
39. |
La première question préjudicielle vise à savoir s’il suffit de tenir compte des liens structurels entre les sociétés pour conclure à l’existence d’un établissement stable (en l’espèce, l’appartenance au même groupe de sociétés). Cette question appelle sans hésitation une réponse négative. |
40. |
Il ressort du libellé même de la directive TVA qu’une société dépendante, mais juridiquement autonome, ne peut pas être considérée en même temps comme un établissement stable d’une autre société du groupe. En effet, l’article 44 de la directive TVA fait référence à un assujetti qui a établi le siège de son activité économique en un endroit et qui a un établissement stable situé en un autre lieu. Or, deux sociétés d’un même groupe – comme c’est en l’espèce le cas – forment non pas un, mais deux assujettis. |
41. |
Seul l’article 11 de la directive TVA, déjà évoqué au point 33 des présentes conclusions, permet aux États membres, dans certaines circonstances, de considérer plusieurs assujettis étroitement liés comme « un seul assujetti » (formant ce qu’il est d’usage d’appeler un « groupement TVA »). Cette possibilité est cependant limitée au territoire de l’État membre en question (« personnes établies sur le territoire de ce même État membre »). Sachant qu’il est constant qu’Adient DE a son siège en Allemagne, la possibilité d’un groupement TVA avec une société du groupe en Roumanie est exclue d’emblée. Quand bien même elles seraient « étroitement liées », selon les termes de l’article 11 de la directive TVA, ces sociétés continuent de former deux assujettis. |
42. |
Les autres critères matériels de l’article 44 de la directive TVA, qui sont précisés par l’article 11, paragraphe 1, du règlement d’exécution, ne permettent pas non plus de conclure que les liens structurels, relevant du droit des sociétés, avec un autre assujetti suffisent pour établir qu’il y a établissement stable de la société mère. L’article 11, paragraphe 1, du règlement d’exécution mentionne au contraire des critères tels qu’un degré suffisant de permanence de l’établissement et une structure lui permettant de recevoir et d’utiliser des services. Aucun de ces critères ne relève du droit des sociétés. Cette disposition du règlement d’exécution ne contient aucun élément qui permette de considérer que l’infrastructure d’un autre assujetti (en l’occurrence, ses établissements stables) pourrait également constituer un établissement stable d’un assujetti distinct de celui-ci. |
43. |
Dès lors, la seule circonstance qu’une société d’un autre État membre et une société établie sur le territoire national appartiennent au même groupe de sociétés ne permet pas de conclure à l’existence d’un établissement stable sur le territoire national, au sens de l’article 44, deuxième phrase, de la directive TVA. D’autres critères sont nécessaires pour pouvoir conclure à l’existence d’un établissement stable. |
44. |
L’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire DFDS n’y change rien. Certes, celle-ci pourrait être interprétée en ce sens qu’il est possible qu’une filiale, en tant que simple auxiliaire de la société mère, puisse, en tant que telle, constituer un établissement stable de celle-ci ( 17 ). Toutefois, cet arrêt concernait le secteur spécifique des organisateurs de circuits touristiques, qui relèvent en tout état de cause d’un régime particulier en matière de TVA (voir désormais articles 306 et suivants de la directive TVA). Ne serait-ce que pour cette raison, ledit arrêt n’est pas directement transposable à d’autres cas de figure. En outre, une question importante dans l’affaire DFDS était de savoir qui, d’un point de vue économique, avait fourni les prestations de voyage (et non qui en avait bénéficié). Enfin, la Cour s’est elle-même déjà quelque peu démarquée du même arrêt et a précisé que même une filiale à 100 % est une personne morale assujettie de façon autonome ( 18 ). |
45. |
Toutefois, malheureusement, dans l’arrêt Dong Yang Electronics ( 19 ) – dont le gouvernement roumain se prévaut explicitement –, la Cour a considéré qu’« il ne saurait être exclu que la filiale détenue aux fins de l’exercice d’une telle activité par la société mère [...] puisse constituer un établissement stable de cette société mère, dans un État membre de l’Union, au sens de l’article 44 [de la directive TVA] ». Toutefois, cette affirmation est à tout le moins ambiguë et nuit à la sécurité juridique nécessaire dans le cadre de la détermination du lieu de la prestation. En outre, elle n’est, en tout état de cause, pas transposable à des sociétés faisant simplement partie d’un même groupe. |
46. |
C’est probablement pour cette raison que la Cour a explicitement indiqué dans les deux dernières décisions pertinentes en la matière que la qualification d’« établissement stable », qui doit être appréciée au vu de la réalité économique et commerciale, ne saurait dépendre du seul statut juridique de l’entité concernée, et que le fait qu’une société possède une filiale dans un État membre ne signifie pas en soi qu’elle y a également son établissement stable ( 20 ). Cette dernière affirmation se retrouve également dans une affaire qui portait seulement sur une société membre d’un groupe ( 21 ), de sorte que l’on peut considérer qu’elle est valable également en ce qui concerne les sociétés appartenant à un groupe. |
47. |
En outre, la Cour a énoncé dans l’arrêt Welmory ( 22 ) que le siège de l’activité économique en tant que point de rattachement prioritaire constitue un critère objectif, simple et pratique qui offre une grande sécurité juridique, étant plus facile à vérifier que l’existence, par exemple, d’un établissement stable. Dans nos conclusions dans l’affaire Welmory ( 23 ), nous avons déjà souligné l’importance primordiale de la sécurité juridique pour le prestataire de services dans la détermination de ses obligations fiscales. Nous en avons déduit qu’une entité ayant une personnalité juridique propre ne peut pas être simultanément l’établissement stable d’une autre personne morale. |
48. |
Les considérations de sécurité juridique, combinées à la jurisprudence récente de la Cour (point 46 des présentes conclusions), impliquent que l’existence d’un lien structurel, au regard du droit des sociétés, avec une autre entité indépendante ne permet pas de conclure à la présence d’un établissement stable. Une société indépendante ne peut donc être considérée comme constituant en même temps un établissement stable d’une autre société indépendante, même si elle fait partie du même groupe (réponse à la première question préjudicielle). |
2. Autres critères pour un établissement stable dérivé d’une société du groupe ?
49. |
Toutefois, cela n’exclut pas qu’une société B mette des ressources matérielles et humaines à la disposition d’une autre société A d’une manière permettant de considérer qu’un établissement stable de la société A est ainsi créé. Dans ce cas, ces ressources constituent l’établissement stable de la société A et ne peuvent donc plus être imputées à la société B. Toutefois, ce qui importe à cet égard est de savoir si ces ressources mises à disposition sont d’une qualité et d’une quantité suffisantes et non si les sociétés A et B font partie d’un groupe de sociétés. |
50. |
Cependant, un contrat de prestation de services entre deux sociétés d’un même groupe n’est pas un contrat de mise à disposition de ressources. En effet, le prestataire s’acquitte des obligations découlant de ce contrat en son propre nom et pour son propre intérêt économique en tant que cocontractant indépendant et non en tant que composante non autonome de l’autre partie au contrat. À cet égard, la Cour a déjà précisé qu’une personne morale, quand bien même elle n’aurait qu’un seul client, est supposée utiliser les moyens techniques et humains dont elle dispose pour ses besoins propres ( 24 ). |
51. |
Par conséquent, un contrat relatif à la fourniture de services ne peut en principe conduire à ce que le prestataire de services réalise une opération imposable à destination d’un établissement stable du bénéficiaire de la prestation en question (réponse à la deuxième question préjudicielle). |
3. Absence de pertinence du point de savoir si le bénéficiaire de la prestation effectue des prestations de services ou « uniquement » des livraisons de biens, ainsi que du lieu où les biens sont finalement consommés
52. |
La troisième question préjudicielle suggère que, pour déterminer l’existence d’un établissement stable, il pourrait être décisif de savoir si la société du groupe qui bénéficie de la prestation de services (Adient DE) effectue ensuite des prestations de services ou « uniquement » des livraisons de biens. Nous ne voyons toutefois aucune raison d’opérer une telle distinction. La question de savoir si le lieu des prestations de services d’Adient RO se situe en Roumanie ou en Allemagne est totalement indépendante de la nature des opérations en aval (livraison de biens ou prestation de services) d’Adient DE (réponse à la troisième question préjudicielle). |
53. |
Par sa septième question, la juridiction de renvoi cherche à savoir quelle peut être l’importance, pour la reconnaissance d’un établissement stable, du lieu où sont concrètement consommés les produits fabriqués en Roumanie. Toutefois, en droit de la TVA, il est sans importance de savoir où la marchandise est en définitive « consommée ». En effet, la TVA ne taxe pas la consommation réelle, mais la dépense (financière) effectuée pour acquérir un bien de consommation. En définitive, dans une chaîne d’opérations avec plusieurs entreprises pleinement habilitées à déduire la TVA en amont (comme en l’espèce), seul le lieu d’exécution de la dernière opération – déterminé selon différents critères dans la directive TVA – décide de l’attribution des recettes de TVA à un État membre. |
54. |
En d’autres termes, la question de savoir si, dans le cadre d’une chaîne de prestations, le résultat des différents services de transformation (par exemple, invention en Allemagne ; fabrication en Roumanie, apprêtage en France, vente au Luxembourg) est également « consommé » dans l’État membre respectivement concerné n’est pas pertinente pour déterminer le lieu d’imposition (réponse à la septième question préjudicielle). |
4. Exception en raison de l’interdiction de pratiques abusives ?
55. |
Il ne peut en aller autrement que dans l’hypothèse où les relations contractuelles choisies (en l’espèce, entre Adient DE et Adient RO) constitueraient une pratique abusive ( 25 ). |
56. |
Dans le cas présent, le contrat de travail à façon comportant plusieurs composantes additionnelles conclu par Adient DE n’est toutefois pas constitutif, à l’évidence, d’une pratique abusive. Ce contrat, portant sur une prestation de services complexe, n’a pas été conclu uniquement « sur le papier », mais a manifestement été exécuté conformément à ce qui était prévu. La prise en compte de la réalité économique (ce que l’on appelle l’approche économique), qui constitue un critère fondamental pour l’application du système commun de TVA ( 26 ), ne vient pas non plus infirmer ce constat. Même si Adient RO intervenait dans la vente des produits à d’autres entreprises, c’est Adient DE qui restait la cocontractante de ces entreprises. Elle restait propriétaire des matières premières et des produits fabriqués à partir de celles-ci et les livrait à ses clients. Le partage du système comptable interne du groupe ne remet pas non plus en cause cette appréciation. |
57. |
Nous ne voyons pas non plus – contrairement à ce qui était le cas dans la situation à l’origine de l’arrêt rendu dans l’affaire DFDS ( 27 )– en quoi cet accord contractuel pourrait constituer un modèle d’optimisation fiscale. Même si le lieu de la prestation avait été situé en Roumanie et qu’Adient RO avait effectué une opération imposable à destination d’Adient DE en Roumanie, la TVA roumaine (comme la taxe allemande sur le chiffre d’affaires) aurait dû être neutralisée par voie de déduction (ou du remboursement) de la taxe payée en amont. L’existence d’un montage fiscal n’est donc pas davantage identifiable en l’espèce. |
58. |
Dans la mesure susmentionnée, le grief tiré d’une utilisation abusive du numéro d’identification TVA par l’administration fiscale roumaine est également inopérant. L’utilisation du numéro d’identification TVA allemand sert uniquement à prouver le siège en Allemagne ( 28 ). Étant donné que ce siège existe dans ce pays et que le numéro de TVA roumain attribué jusqu’à présent n’établit ni ne prouve l’existence d’un établissement stable, l’hypothèse d’une utilisation abusive du numéro d’identification TVA allemand peut être écartée. |
5. Conclusion intermédiaire
59. |
Une société indépendante ne peut pas, en principe, constituer en même temps un établissement stable d’une autre société indépendante. Un contrat relatif à la fourniture de prestations de services, même complexe, ne peut pas, en soi, conduire à ce que le prestataire de services effectue une opération imposable à destination d’un établissement stable du bénéficiaire qui serait de ce fait créé. À cet égard, le lieu de la prestation de ces services est tout aussi indépendant de la nature des opérations en aval (livraison de biens ou prestation de services) du bénéficiaire des services que du lieu de « consommation » des différentes prestations de services de transformation. |
D. La question de la résidence d’un assujetti
60. |
Par ses quatrième, cinquième et sixième questions, la juridiction de renvoi cherche, en substance, à savoir quand un assujetti qui dispose d’un établissement stable sur le territoire national doit néanmoins être considéré comme n’étant pas établi dans cet État membre. L’article 192 bis de la directive TVA exclut en effet une telle résidence dès lors que, bien que l’assujetti ait effectué des opérations dans cet État membre (c’est-à-dire que le lieu de la prestation soit situé en Roumanie), son établissement stable situé en Roumanie n’a pas participé à la livraison. Cette règle s’explique principalement par le transfert de la dette fiscale au bénéficiaire, qui s’applique en cas de services fournis par des assujettis établis à l’étranger (voir, par exemple, l’article 196 de la directive TVA). Il ressort clairement de l’article 192 bis de cette directive que le seul fait de disposer d’un établissement stable ne suffit pas pour être considéré comme un assujetti résident ; il faut en plus que cet établissement stable participe également aux opérations réalisées sur le territoire national. |
61. |
Ces questions présupposent toutefois qu’Adient DE dispose d’un établissement stable en Roumanie. Comme nous l’avons expliqué précédemment (voir points 39 et suivants des présentes conclusions), cela ne peut être déduit ni de l’existence d’un contrat de prestation de services aux fins de la transformation de biens ni du fait qu’Adient RO est une société du même groupe. Toutefois, la Cour peut fournir des indications supplémentaires sur les conditions permettant de conclure à l’existence d’un établissement stable d’Adient DE en Roumanie. À cette fin, ce sont les critères généraux de détermination du lieu de la prestation qui sont pertinents, indépendamment des éventuels liens structurels, au regard du droit des sociétés, pouvant exister entre les sociétés (c’est-à-dire indépendamment de toute appartenance à un groupe). |
62. |
Il ressort de la jurisprudence constante de la Cour que le point de rattachement ( 29 ) le plus utile afin de déterminer le lieu des prestations de services, du point de vue fiscal et, partant, prioritaire, est celui où l’assujetti a établi le siège de son activité économique. La prise en considération d’un autre établissement ne présente d’intérêt que si le rattachement au siège ne conduit pas à une solution rationnelle du point de vue fiscal ou crée un conflit avec un autre État membre ( 30 ). |
63. |
Selon les termes mêmes de la Cour, le siège de l’activité économique en tant que point de rattachement prioritaire apparaît constituer un critère objectif, simple et pratique qui offre une grande sécurité juridique, étant plus facile à vérifier que l’existence, par exemple, d’un établissement stable. En outre, la présomption que les prestations de services sont fournies à l’endroit où l’assujetti bénéficiaire a établi le siège de son activité économique permet d’éviter, aussi bien aux autorités compétentes des États membres qu’aux prestataires de services, d’entreprendre des recherches compliquées en vue de déterminer le point de rattachement fiscal ( 31 ). |
64. |
En outre, toujours selon la Cour, le siège de l’activité économique est mentionné à la première phrase de l’article 44 de la directive TVA, tandis que l’établissement stable ne l’est qu’à la phrase suivante. Cette dernière, introduite par l’adverbe « néanmoins », ne saurait être comprise autrement que dans le sens où elle établit une dérogation à la règle générale prévue à la phrase précédente ( 32 ). |
65. |
Il est établi que les dérogations doivent être interprétées restrictivement en droit de l’Union ( 33 ). Toutefois, les termes utilisés pour les définir ne doivent pas être interprétés d’une manière qui priverait celles-ci de leurs effets ( 34 ). Au fond, c’est une interprétation téléologique des dérogations qu’exige ainsi la Cour. |
66. |
À cet égard, en vertu de la jurisprudence constante de la Cour, un établissement stable doit être caractérisé par un degré suffisant de permanence et une structure appropriée en matière de moyens humains et techniques lui permettant de recevoir les services qui sont fournis pour les besoins propres de cet établissement et de les y utiliser pour des opérations autonomes ( 35 ). L’article 11 du règlement d’exécution – qui, par définition, ne peut que préciser la directive TVA, mais pas la modifier ( 36 ) – reprend exactement (de manière déclaratoire, donc) cette interprétation. |
67. |
La question de savoir si un établissement stable doit ce faisant toujours disposer à la fois de moyens humains et techniques est plutôt secondaire ( 37 ). Il s’agit en effet seulement, lors de la détermination d’un établissement stable en droit de la TVA, de pouvoir se référer, pour définir le lieu de la prestation, à un point de rattachement qui soit identifiable avec autant de certitude que celui fourni par le siège de l’assujetti (c’est-à-dire la maison mère), dans le cas où le rattachement au siège, exceptionnellement ( 38 ), ne conduit pas à une solution rationnelle du point de vue fiscal ( 39 ). |
68. |
Or, tel n’est le cas que si, dans le cas concret, l’établissement stable se substitue à la maison mère et assume la fonction de celle-ci (dans un autre État membre) d’une manière comparable ( 40 ). Dans ce cas, le rattachement au seul siège (c’est-à-dire à la maison mère) ne conduit plus à une solution rationnelle du point de vue fiscal. Cela suppose que l’établissement stable effectue des prestations comparables à celles fournies par la maison mère, c’est-à-dire qu’il se substitue à elle. Si, par exemple, la maison mère n’a plus besoin de personnel pour des prestations comparables (par exemple parce que toutes les prestations sont effectuées de manière automatisée), l’établissement stable n’a alors pas besoin non plus de personnel propre ( 41 ) et il suffit que les moyens techniques correspondants soient à disposition sur place. |
69. |
Par conséquent, la question de savoir si le contrat de services porte ou non sur des prestations auxiliaires de soutien n’est pas déterminante en l’espèce. Les prestations auxiliaires de soutien effectuées dans les locaux du prestataire avec le personnel de ce prestataire ne permettent pas de considérer qu’il s’agit d’un établissement stable du bénéficiaire de la prestation. Ce qui importe, c’est de savoir si le contrat en cause permet au bénéficiaire de la prestation d’établir à cet égard un établissement stable sur place et de fournir des prestations comparables à celles que fournirait une maison mère sur place. C’est également en ce sens que nous semble plaider la Commission dans ses observations écrites. |
70. |
Toutefois, dès lors que la notion d’« établissement stable » au sens du droit de la TVA suppose une substitution, dans une certaine mesure, à la maison mère située dans un autre État membre, le contrat doit également avoir cette substitution pour objet. En d’autres termes, le contrat doit avoir pour objet la mise à disposition du personnel et/ou des moyens nécessaires à cet effet ( 42 ), afin que le bénéficiaire de la prestation puisse effectuer sur place (c’est-à-dire au lieu de l’établissement stable) des opérations analogues à celles effectuées (en général auparavant) à son siège, c’est-à-dire en utilisant les ressources en son propre nom et à ses propres risques. |
71. |
Il s’agit toutefois alors d’un objet de prestation différent de celui que l’on rencontre dans le cas d’un simple contrat de services. Le contrat ici en cause a trait – pour autant que nous puissions l’apprécier – à plusieurs services qui sont exécutés par Adient RO en son nom propre et à ses propres risques et qui portent sur des produits fournis par Adient DE, établie à l’étranger, qui réalise ensuite ses propres opérations avec ces produits. Adient DE et Adient RO agissent ainsi de manière autonome dans leurs domaines respectifs, sans que ces dispositions contractuelles aient pour effet de substituer une quelconque entité à la maison mère d’Adient DE, qui décide de la fabrication et de la vente des produits sur place. |
V. Conclusion
72. |
Nous proposons par conséquent de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par le Tribunalul Argeș (tribunal de grande instance d’Argeș, Roumanie) :
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( 1 ) Langue originale : l’allemand.
( 2 ) Les quatre autres ont donné lieu aux décisions suivantes : arrêts du 7 mai 2020, Dong Yang Electronics (C‑547/18, EU:C:2020:350) ; du 3 juin 2021,Titanium (C‑931/19, EU:C:2021:446) ; du 7 avril 2022, Berlin Chemie A. Menarini (C‑333/20, EU:C:2022:291), et du 29 juin 2023, Cabot Plastics Belgium (C‑232/22, EU:C:2023:530).
( 3 ) Les deux autres sont celles qui ont donné lieu aux arrêts du 7 avril 2022, Berlin Chemie A. Menarini (C‑333/20, EU:C:2022:291), et du 29 juin 2023, Cabot Plastics Belgium (C‑232/22, EU:C:2023:530).
( 4 ) Arrêt du 7 mai 2020 (C‑547/18, EU:C:2020:350).
( 5 ) Arrêts du 4 juillet 1985, Berkholz (168/84, EU:C:1985:299) ; du 2 mai 1996, Faaborg-Gelting Linien (C‑231/94, EU:C:1996:184) ; du 20 février 1997, DFDS (C‑260/95, EU:C:1997:77) ; du 17 juillet 1997, ARO Lease (C‑190/95, EU:C:1997:374) ; du 7 mai 1998, Lease Plan (C‑390/96, EU:C:1998:206), et du 16 octobre 2014, Welmory (C‑605/12, EU:C:2014:2298. À cela s’ajoutent encore deux arrêts rendus au sujet de la huitième directive TVA : arrêts du 28 juin 2007, Planzer Luxembourg (C‑73/06, EU:C:2007:397), et du 25 octobre 2012, Daimler (C‑318/11 et C‑319/11, EU:C:2012:666).
( 6 ) Arrêt du 20 février 1997, DFDS (C‑260/95, EU:C:1997:77, points 26 et suiv.).
( 7 ) Arrêt du 7 mai 2020, Dong Yang Electronics (C‑547/18, EU:C:2020:350, point 30).
( 8 ) Voir, auparavant, arrêt du 7 avril 2022, Berlin Chemie A. Menarini (C‑333/20, EU:C:2022:291).
( 9 ) Directive du Conseil du 28 novembre 2006 (JO 2006, L 347, p. 1), dans sa version applicable aux exercices litigieux (années 2016 à 2018) (ci-après la « directive TVA »).
( 10 ) Règlement d’exécution du Conseil du 15 mars 2011 portant mesures d’exécution de la [directive TVA] (JO 2011, L 77, p. 1).
( 11 ) Arrêts du 9 juillet 2020, Santen (C‑673/18, EU:C:2020:531, point 27 et jurisprudence citée), ainsi que du 6 octobre 2021, Sumal (C‑882/19, EU:C:2021:800, points 27 et 28).
( 12 ) Voir arrêts du 18 décembre 1997, Landboden-Agrardienste (C‑384/95, EU:C:1997:627, points 20 et 23 – « Seule la nature de l’engagement pris doit être prise en considération : pour relever du système commun de TVA, un tel engagement doit impliquer une consommation ») ; du 11 octobre 2007, KÖGÁZ e.a. (C‑283/06 et C‑312/06, EU:C:2007:598, point 37 – « fixation de son montant proportionnellement au prix perçu par l’assujetti en contrepartie des biens et des services qu’il fournit »), et du 3 mai 2012, Lebara (C‑520/10, EU:C:2012:264, point 23 – « un impôt général sur la consommation exactement proportionnel au prix des biens et des services »).
( 13 ) Au-delà de la simplification administrative qui y est associée (pas d’opérations internes devant faire l’objet d’une déclaration), ce dispositif n’a d’importance, matériellement, que pour les entreprises qui n’ont pas le droit de déduire la TVA en amont (comme c’est le cas, par exemple, pour les hôpitaux). Celles-ci, qu’elles effectuent toutes les prestations de services elles-mêmes ou par l’intermédiaire d’une entreprise contrôlée, ne sont pas grevées d’une TVA supplémentaire au titre des opérations dites internes. Dans les deux cas, si les États membres ont fait usage de l’article 11 de la directive TVA, aucune charge supplémentaire de TVA ne pèse, pour reprendre notre exemple, sur l’hôpital, de sorte que les prestations exonérées fournies aux patients ne sont pas grevées, même indirectement, de cette TVA.
( 14 ) C’est le cas de la Roumanie, voir arrêt du 7 avril 2022, Berlin Chemie A. Menarini (C‑333/20, EU:C:2022:291), ou de la Belgique, voir arrêt du 29 juin 2023, Cabot Plastics Belgium (C‑232/22, EU:C:2023:530).
( 15 ) Elle l’a énoncé clairement dans l’arrêt du 23 mars 2006, FCE Bank (C‑210/04, EU:C:2006:196, point 41), en indiquant qu’un établissement stable n’est pas une entité juridique distincte de la société dont il relève.
( 16 ) Arrêts du 7 avril 2022, Berlin Chemie A. Menarini (C‑333/20, EU:C:2022:291, point 54), et du 29 juin 2023, Cabot Plastics Belgium (C‑232/22, EU:C:2023:530, point 41).
( 17 ) Arrêt du 20 février 1997, DFDS (C‑260/95, EU:C:1997:77, point 26).
( 18 ) Arrêt du 25 octobre 2012, Daimler et Widex (C‑318/11 et C‑319/11, EU:C:2012:666, point 48).
( 19 ) Arrêt du 7 mai 2020 (C‑547/18, EU:C:2020:350, point 30).
( 20 ) Arrêts du 7 avril 2022, Berlin Chemie A. Menarini (C‑333/20, EU:C:2022:291, point 40), et du 29 juin 2023, Cabot Plastics Belgium (C‑232/22, EU:C:2023:530, point 36).
( 21 ) Arrêt du 29 juin 2023, Cabot Plastics Belgium (C‑232/22, EU:C:2023:530).
( 22 ) Arrêt du 16 octobre 2014 (C‑605/12, EU:C:2014:2298, point 55).
( 23 ) C‑605/12, EU:C:2014:340, points 29, 30 et 36.
( 24 ) Arrêts du 7 avril 2022, Berlin Chemie A. Menarini (C‑333/20, EU:C:2022:291, point 48), et du 29 juin 2023, Cabot Plastics Belgium (C‑232/22, EU:C:2023:530, point 37).
( 25 ) Voir, en ce sens, arrêt du 22 novembre 2017, Cussens e.a. (C‑251/16, EU:C:2017:881, point 31), qui cite l’arrêt du 15 octobre 2009, Audiolux e.a. (C‑101/08, EU:C:2009:626, point 50).
( 26 ) Voir, expressément en ce sens, arrêts du 28 juin 2007, Planzer Luxembourg (C‑73/06, EU:C:2007:397, point 43) ; du 22 février 2018, T‑2 (C‑396/16, EU:C:2018:109, point 43), et du 20 janvier 2022, Apcoa Parking Danmark (C‑90/20, EU:C:2022:37, point 38).
( 27 ) Arrêt du 20 février 1997, DFDS (C‑260/95, EU:C:1997:77).
( 28 ) Voir, à cet égard, article 20, troisième alinéa, du règlement d’exécution, relatif au lieu d’établissement du bénéficiaire : « Ces informations peuvent inclure un numéro d’identification TVA attribué par l’État membre où le preneur est établi ».
( 29 ) Voir également, à propos du droit antérieurement applicable, arrêts du 4 juillet 1985, Berkholz (168/84, EU:C:1985:299, point 17) ; du 2 mai 1996, Faaborg-Gelting Linien (C‑231/94, EU:C:1996:184, point 16), et du 20 février 1997, DFDS (C‑260/95, EU:C:1997:77, point 19).
( 30 ) Arrêts du 4 juillet 1985, Berkholz (168/84, EU:C:1985:299, point 17) ; du 2 mai 1996, Faaborg‑Gelting Linien (C‑231/94, EU:C:1996:184, point 16), et 16 octobre 2014, Welmory (C 605/12, EU:C:2014:2298, point 53).
( 31 ) Arrêt du 16 octobre 2014, Welmory (C‑605/12, EU:C:2014:2298, point 55).
( 32 ) Arrêt du 16 octobre 2014, Welmory (C‑605/12, EU:C:2014:2298, point 56). Voir en ce sens, également, arrêts du 7 avril 2022, Berlin Chemie A. Menarini (C‑333/20, EU:C:2022:291, point 29), et du 29 juin 2023, Cabot Plastics Belgium (C‑232/22, EU:C:2023:530, point 29).
( 33 ) Voir, notamment, arrêts du 6 mai 2010, Commission/France (C‑94/09, EU:C:2010:253, point 29) ; du 9 novembre 2017, AZ (C‑499/16, EU:C:2017:846, point 24), et du 5 septembre 2019, Regards Photographiques (C‑145/18, EU:C:2019:668, point 43).
( 34 ) Arrêt du 5 septembre 2019, Regards Photographiques (C‑145/18, EU:C:2019:668, point 32). De manière analogue, voir arrêts du 21 mars 2013, PFC Clinic (C‑91/12, EU:C:2013:198, point 23, concernant des chefs d’exonération), et du 29 novembre 2018, Mensing (C‑264/17, EU:C:2018:968, points 22 et 23 concernant des régimes particuliers).
( 35 ) Voir, en ce sens, arrêts du 28 juin 2007, Planzer Luxembourg (C‑73/06, EU:C:2007:397, point 54 et jurisprudence citée), ainsi que du 16 octobre 2014, Welmory (C‑605/12, EU:C:2014:2298, point 58).
( 36 ) Arrêt du 28 février 2023, Fenix International (C‑695/20, EU:C:2023:127, point 51 in fine – « ne complète ni ne modifie [la disposition de la directive] d’une quelconque manière »).
( 37 ) Arrêts du 7 avril 2022, Berlin Chemie A. Menarini (C‑333/20, EU:C:2022:291, point 41), et du 29 juin 2023, Cabot Plastics Belgium (C‑232/22, EU:C:2023:530, point 35).
( 38 ) Voir, expressément en ce sens, arrêt du 16 octobre 2014, Welmory (C‑605/12, EU:C:2014:2298, point 56).
( 39 ) Arrêts du 4 juillet 1985, Berkholz (168/84, EU:C:1985:299, point 17) ; du 17 juillet 1997, ARO Lease (C‑190/95, EU:C:1997:374, point 15), et du 16 octobre 2014, Welmory (C‑605/12, EU:C:2014:2298, point 53).
( 40 ) Cette approche avait déjà été esquissée dans l’arrêt du 17 juillet 1997, ARO Lease (C‑190/95, EU:C:1997:374, points 18 et 19), où la Cour s’était référée à ce qui constituait véritablement le contenu de l’activité de l’entreprise (et, partant, de la maison mère). Elle a été confirmée par l’arrêt du 7 mai 1998, Lease Plan (C‑390/96, EU:C:1998:206, points 25 et 26).
( 41 ) Voir, pour un autre point de vue éventuellement, mais sans motivation plus précise, arrêt du 3 juin 2021,Titanium (C‑931/19, EU:C:2021:446, point 42).
( 42 ) Voir, en ce sens également, arrêts du 7 avril 2022, Berlin Chemie A. Menarini (C‑333/20, EU:C:2022:291, point 41 in fine et point 48), ainsi que du 29 juin 2023, Cabot Plastics Belgium (C‑232/22, EU:C:2023:530, point 37 in fine).