CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. PRIIT PIKAMÄE
présentées le 13 juillet 2023 ( 1 )
Affaire C‑340/22
Cofidis
contre
Autoridade Tributária e Aduaneira
(demande de décision préjudicielle formée par le Tribunal Arbitral Tributário [Centro de Arbitragem Administrativa ‑ CAAD] [tribunal arbitral en matière fiscale (centre d’arbitrage administratif)], Portugal)
« Renvoi préjudiciel – Fiscalité directe – Article 49 TFUE – Prélèvement à la charge des établissements de crédit aux fins du financement de la sécurité sociale – Déductions de la base imposable ouvertes aux entités dotées de la personnalité juridique – Justification – Répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres »
1. |
Dans la présente affaire, la Cour est saisie par le Tribunal Arbitral Tributário (Centro de Arbitragem Administrativa – CAAD) [tribunal arbitral en matière fiscale (centre d’arbitrage administratif), Portugal] d’une demande de décision préjudicielle portant sur l’interprétation de l’article 49 TFUE et de la directive 2014/59/UE du Parlement européen et du Conseil, du 15 mai 2014, établissant un cadre pour le redressement et la résolution des établissements de crédit et des entreprises d’investissement et modifiant la directive 82/891/CEE du Conseil ainsi que les directives du Parlement européen et du Conseil 2001/24/CE, 2002/47/CE, 2004/25/CE, 2005/56/CE, 2007/36/CE, 2011/35/UE, 2012/30/UE et 2013/36/UE et les règlements du Parlement européen et du Conseil (UE) no 1093/2010 et (UE) no 648/2012 ( 2 ). |
2. |
À la demande de la Cour, les présentes conclusions ne portent que sur la seconde question préjudicielle. Cette question donne à la Cour l’opportunité d’apporter des éclaircissements supplémentaires sur la portée de la liberté d’établissement, consacrée à l’article 49 TFUE, dans le domaine de la fiscalité directe et du champ d’application des raisons impérieuses d’intérêt général pouvant justifier une entrave à cette liberté, telles que celle tenant à la nécessité de préserver la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres. |
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3. |
Est pertinent dans le cadre de la présente affaire l’article 49 TFUE. |
Le droit portugais
4. |
L’article 18 et l’annexe VI de la Lei no 27-A/2020 da Assembleia da República, que aprova o Orçamento Suplementar para 2020 (loi no 27-A/2020 du Parlement de la République portugaise approuvant le budget supplémentaire pour 2020), du 24 juillet 2020, ont instauré l’Adicional de Solidariedade sobre o Sector Bancário (supplément de solidarité sur le secteur bancaire, ci-après l’« ASSB »). |
5. |
En vertu de l’article 1er, paragraphe 2, et de l’article 9 de l’annexe VI de cette loi, ce prélèvement a été instauré en vue de renforcer les mécanismes de financement du système de sécurité sociale, par l’affectation intégrale de ses recettes au Fundo de Establização Financeira da Segurança Social (Fonds de stabilisation financière de la sécurité sociale). Selon ces dispositions, l’instauration de l’ASSB vise à compenser l’exonération de la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la « TVA »), dont bénéficie le secteur bancaire sur la plupart des services et opérations financiers, de manière à rapprocher la charge fiscale supportée par ce secteur de celle des autres secteurs économiques. |
6. |
Au titre de l’article 2, paragraphe 1, de cette annexe, sont assujettis à l’ASSB : a) les établissements de crédit résidents au Portugal; b) les filiales au Portugal d’établissements de crédit résidents dans d’autres États, ainsi que c) les succursales au Portugal d’établissements de crédit résidents dans d’autres États. |
7. |
Le champ d’application matériel de l’ASSB est défini à l’article 3 de ladite annexe, selon lequel : « L’ASSB est dû sur :
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8. |
L’article 4 de la même annexe, relatif à la quantification de l’assiette de l’ASSB, dispose : « 1. Aux fins des dispositions du point a) de l’article précédent, on entend par passif l’ensemble des éléments inscrits au bilan qui, quelles que soient leur forme ou modalité, représentent une dette envers des tiers, à l’exception des éléments suivants :
2. Aux fins des dispositions du point a) de l’article précédent, les règles suivantes s’appliquent :
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Les faits à l’origine du litige, la procédure au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
9. |
La partie requérante au principal est une succursale portugaise d’un établissement de crédit dont le siège social est en France. En cette qualité, elle est assujettie à l’ASSB, à savoir un prélèvement sur le secteur bancaire instauré par la République portugaise en vue de soutenir financièrement la sécurité sociale et de rétablir l’équilibre entre la charge fiscale supportée par ce secteur, qui bénéficie d’une exonération de la TVA sur la plupart des services et opérations financiers, et celle supportée par tous les autres secteurs de l’économie portugaise. |
10. |
Le 11 décembre 2020, la partie requérante a procédé à l’autoliquidation de l’ASSB portant sur le premier semestre 2020. À ce titre, elle s’est acquittée d’un montant de 364229,67 euros. Le 5 janvier 2021, la requérante a formé un recours gracieux auprès de l’administration fiscale, aux fins de solliciter le remboursement dudit montant. Par sa décision du 21 mai 2021, l’administration fiscale a rejeté cette demande. |
11. |
Le 23 août 2021, la requérante a saisi la juridiction de renvoi aux fins de contester cette décision de rejet. À l’appui de son recours, elle a notamment fait valoir que l’ASSB serait contraire au droit de l’Union. |
12. |
En particulier, selon la requérante, la création de l’ASSB serait contraire à la directive 2014/59 et à la prétendue harmonisation fiscale résultant de cette directive, s’agissant des contributions des établissements de crédit en matière de résolution. En effet, elle serait déjà imposée dans l’État membre où se situe son siège social, à savoir en France, au titre de ladite directive, de sorte que la République portugaise ne saurait lui infliger un prélèvement similaire, ayant la même assiette. |
13. |
En outre, la requérante estime que l’ASSB porterait atteinte à l’article 49 TFUE, en affectant de manière discriminatoire les succursales d’établissements de crédit étranger. N’ayant pas de personnalité juridique, ces succursales se trouveraient dans l’impossibilité de déduire certains éléments des fonds propres de leur base imposable au titre de l’ASSB. |
14. |
C’est dans ce contexte que le Tribunal Arbitral Tributário (Centro de Arbitragem Administrativa – CAAD) [tribunal arbitral en matière fiscale (centre d’arbitrage administratif)] a décidé de surseoir à statuer et de soumettre à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
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15. |
Des observations écrites ont été déposées par Cofidis, le gouvernement portugais ainsi que par la Commission européenne. |
16. |
Les mêmes parties ont été entendus en leurs plaidoiries lors de l’audience qui s’est tenue le 20 avril 2023. |
Analyse
17. |
Comme indiqué dans l’introduction, les présentes conclusions se concentreront uniquement sur la seconde question préjudicielle. |
Sur la seconde question
18. |
Par cette question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si la liberté d’établissement consacrée à l’article 49 TFUE doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale permettant uniquement aux établissements de crédit résidents et aux filiales d’établissements de crédit non‑résidents, dotés de la personnalité juridique, et donc à l’exclusion des succursales d’établissements de crédit non‑résidents, non dotées de celle-ci, de déduire leurs fonds propres, ainsi que les instruments de dette assimilables, de la base imposable d’un impôt frappant le passif de ces entités. |
Sur la recevabilité
19. |
Le gouvernement portugais a excipé, dans ses observations écrites, l’irrecevabilité de la présente question dans la mesure où elle repose sur une allégation de la requérante quant à l’impossibilité pour les succursales d’établissements de crédit non‑résidents de déduire des fonds propres de leur base imposable de l’ASSB. Cette allégation, qui relève du droit portugais, serait contestée par l’administration fiscale dans le cadre du litige au principal et n’aurait pas encore été vérifiée par la juridiction de renvoi, de sorte que la question posée serait, à ce stade, purement hypothétique et abstraite. |
20. |
Il convient de rappeler que, d’après une jurisprudence constante, il appartient au seul juge national d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire pendante devant lui, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. Dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, ces questions sont considérées comme étant pertinentes et la Cour est en principe tenue de statuer. Une telle présomption de pertinence ne peut être renversée que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicité du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre utilement aux question qui lui sont déférées. |
21. |
À cet égard, il est constant que la nécessité de parvenir à une interprétation du droit de l’Union qui soit utile pour le juge national exige que celui-ci définisse, sous sa propre responsabilité, le cadre factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent les questions qu’il pose, dont il n’appartient pas à la Cour de vérifier l’exactitude ( 3 ). |
22. |
Or, il ressort du point 9 de la demande de décision préjudicielle que la juridiction de renvoi doute de la conformité à la liberté d’établissement de la réglementation portugaise en cause au motif que, en vertu de cette réglementation, les succursales d’établissements de crédit non‑résidents ne sont pas en mesure de déduire les éléments relevant de fonds propres, ces derniers n’étant susceptibles d’être émis que par des entités dotées de la personnalité juridique. Il s’ensuit que, contrairement à ce que soutient le gouvernement portugais, la juridiction de renvoi a déjà entériné l’allégation de la requérante quant à l’interprétation du droit portugais. |
23. |
Compte tenu de cela, il y a lieu de considérer que la Cour dispose des éléments de droit nécessaires pour répondre de façon utile à la présente question. Cette dernière ne revêt donc pas une nature hypothétique ou abstraite, de telle sorte que la présomption de pertinence ne peut pas être remise en cause. En conclusion, je propose à la Cour de déclarer la seconde question recevable. |
Sur le fond
– Sur l’existence d’une discrimination
24. |
La liberté d’établissement garantie aux articles 49 et 54 TFUE comprend, pour les sociétés constituées conformément à la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de l’Union européenne, le droit d’exercer leur activité dans d’autres États membres par l’intermédiaire d’une filiale, d’une succursale ou d’une agence ( 4 ). |
25. |
Les mesures prohibées par l’article 49 TFUE sont, selon la jurisprudence de la Cour, toutes celles qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l’exercice de la liberté d’établissement ( 5 ). |
26. |
En d’autres termes, sont interdites par cette disposition non seulement les discriminations ostensibles fondées sur le lieu du siège des sociétés, mais également toutes les formes dissimulées de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat ( 6 ). En particulier, la Cour a jugé qu’un prélèvement obligatoire qui prévoit un critère de différenciation apparemment objectif mais qui défavorise dans la plupart des cas, compte tenu de ces caractéristiques, les sociétés ayant leur siège dans un autre État membre et qui sont dans une situation comparable à celle de sociétés ayant leur siège dans l’État membre d’imposition, constitue une discrimination indirecte fondée sur le lieu du siège des sociétés interdite par les articles 49 et 54 TFUE ( 7 ). |
27. |
En l’espèce, il est constant que la réglementation portugaise en cause s’applique indistinctement aux établissement de crédit résidents, aux filiales portugaises des établissements de crédit non‑résidents et aux succursales portugaises de ces derniers. S’agissant des règles de détermination de la base imposable, l’ASSB frappe le passif de ces entités, à savoir « l’ensemble des éléments inscrits au bilan qui, quelles que soit leur forme ou modalité, représentent une dette envers des tiers », à l’exception, le cas échéant, des éléments du passif relevant des fonds propres. |
28. |
La requérante estime que la déduction des fonds propres de la base imposable de l’ASSB ne serait pas ouverte aux entités qui ne possèdent pas la personnalité juridique, telles que les succursales d’établissements de crédit non‑résidents, ces entités étant légalement dénuées de capitaux propres. Il s’ensuivrait que, en raison de la réglementation en cause, les établissements de crédit non‑résidents ayant décidé de s’installer au Portugal par l’intermédiaire d’une succursale se trouveraient dans une situation moins avantageuse par rapport aux établissements de crédit résidents et aux filiales d’établissements de crédit non‑résidents. |
29. |
Dans ses observations écrites, la Commission a considéré qu’une éventuelle discrimination indirecte pourrait ainsi découler non pas de la réglementation portugaise elle-même, mais du statut juridique des succursales, lesquelles sont dans l’impossibilité légale d’avoir des capitaux propres en raison de l’absence de personnalité juridique. Toutefois, selon la Commission, une telle différence de traitement entre filiales et succursales relève de la souveraineté fiscale des États membres. À l’appui de cette conclusion, elle cite l’arrêt du 10 juin 2015, X AB (C‑686/13, ci-après l’« arrêt X AB , EU:C:2015:375). |
30. |
Cet argument n’emporte pas, à mon sens, la conviction, et cela pour deux raisons. |
31. |
Premièrement, il ne cadre pas avec la jurisprudence pertinente. Il convient de rappeler, à cet égard, que la Cour a itérativement jugé, depuis l’arrêt Commission/France ( 8 ), que, dans la mesure où l’article 49, premier alinéa, seconde phrase, TFUE laisse expressément aux opérateurs économiques la possibilité de choisir librement la forme juridique appropriée pour l’exercice de leurs activités dans un autre État membre, ce libre choix ne doit pas être limité par des dispositions fiscales discriminatoires ( 9 ). |
32. |
Dans l’arrêt CLT-UFA, la Cour a ensuite précisé que la liberté de choisir la forme juridique appropriée a pour objet, notamment, de permettre à toute société ayant son siège dans un État membre d’ouvrir une succursale dans un autre État membre pour y exercer ses activités dans les mêmes conditions que celles s’appliquant aux filiales ( 10 ). |
33. |
Il ressort ainsi de la jurisprudence que cette liberté fait obstacle à une différence de traitement fiscal résultant de l’exercice de l’activité d’une société non‑résidente dans l’État membre d’accueil selon qu’elle opère par l’intermédiaire d’une filiale ou d’une succursale, cette différence de traitement se traduisant par une discrimination fondée sur la nationalité ( 11 ). |
34. |
La logique sous-jacente à une telle interprétation consiste dans le fait que les succursales, qui sont dépourvues de personnalité juridique, constituent la simple émanation à l’étranger de leur société-mère, tandis que les filiales de sociétés non‑résidentes constituent, dans leur État d’établissement, des sujets de droit autonome à des fins fiscales, et donc des sociétés résidentes de cet État. Par conséquent, une législation nationale qui accorde un traitement plus favorable aux filiales qu’aux succursales revient, en définitive, à traiter des sociétés résidentes plus favorablement que des sociétés non‑résidentes. |
35. |
Cette équivalence est plus explicitement exprimée par la Cour au point 44 de l’arrêt Saint-Gobain ZN ( 12 ), aux termes duquel « [l]a différence de traitement dont font l’objet les succursales de sociétés non‑résidentes par rapport aux sociétés résidentes ainsi que la restriction apportée à la liberté du choix de la forme de l’établissement secondaire doivent s’analyser comme étant une seule et même violation des articles [49 et 54 TFUE] » ( 13 ), et, plus récemment, au point 36 de l’arrêt du 17 mai 2017, X (C‑68/15, EU:C:2017:379), selon lequel « l’application d’une législation fiscale nationale, telle que celle en cause au principal, à une filiale résidente d’une société non‑résidente, d’une part, et à un établissement stable résident d’une telle société [ ( 14 )], d’autre part, concerne le traitement fiscal, respectivement, d’une société résidente et d’une société non‑résidente ». |
36. |
Secondement, le constat opéré par la Cour au point 33 de l’arrêt X AB ne me semble pas, contrairement à ce que suggère la Commission, transposable en l’espèce. Il convient de se pencher brièvement sur cet arrêt. |
37. |
La législation suédoise en cause excluait de l’assiette de l’impôt sur les sociétés les gains en capital réalisés lors de la cession de parts sociales de certains types de sociétés et, corrélativement, ne prévoyait aucune déduction des moins-values réalisées sur de telles opérations, y compris lorsque ces moins-values résultaient d’une perte de change. Aux fins de cette législation, il était indifférent que les sociétés dont les parts sociales faisaient l’objet d’une cession étaient établies en Suède ou dans un autre État membre. |
38. |
Saisie de la question de savoir si les investissements en parts sociales réalisés dans un État membre autre que le Royaume de Suède étaient, au regard de l’absence de déductibilité des pertes de change résultant de la législation suédoise, traités plus défavorablement que les investissements similaires effectuées en Suède, la Cour a appliqué, audit point 33, le principe selon lequel la liberté d’établissement ne peut être comprise en ce sens qu’un État membre est obligé d’aménager ses règles fiscales en fonction de celles d’un autre État membre afin de garantir, dans toutes les situations, une imposition qui efface toute disparité découlant des réglementations fiscales nationales, étant donné que les décisions prises par une société quant à l’établissement de structures commerciales à l’étranger peuvent, selon le cas, être plus ou moins avantageuses ou désavantageuses pour une telle société ( 15 ). |
39. |
L’affaire qui nous occupe se différencie, à mon sens, de celle-ci dans la mesure où la discrimination indirecte ne serait pas le produit de l’effet combiné de l’imposition en vigueur dans l’État où est implanté le siège de la société dont dépend la succursale et l’imposition due dans l’État où est située cette succursale, mais uniquement de cette dernière imposition. |
40. |
Au vu de ce qui précède, je suis d’avis que l’impossibilité, pour les entités dénuées de personnalité juridique, de comptabiliser des capitaux propres dans leur bilan et, à ce titre, de pouvoir les déduire de leur base imposable de l’ASSB, aboutit à ce que les succursales d’établissements de crédit non‑résidents soient désavantagées par rapport aux établissements de crédit résidents et aux filiales d’établissements de crédit non‑résidents. |
41. |
Il convient néanmoins d’observer que le gouvernement portugais a fermement contesté, tant dans ses observations écrites qu’à l’audience, l’exactitude de l’affirmation selon laquelle les succursales d’établissements de crédit non‑résidents ne pourraient pas comptabiliser leur capital de dotation comme capital propre. Plus précisément, ce gouvernement a fait valoir que, conformément à la législation portugaise, une telle succursale est libre de classer dans sa comptabilité les fonds qui lui sont alloués en tant que passif ou en tant que capitaux propres, en fonction de l’éventualité d’une rémunération ou du caractère permanent de ces fonds. |
42. |
À cet égard, je me borne à rappeler que la Cour doit, lorsqu’elle est saisie à titre préjudiciel par une juridiction nationale, s’en tenir à l’interprétation du droit national qui lui a été exposée par ladite juridiction ( 16 ). Ainsi qu’il a été expliqué antérieurement dans les présentes conclusions, il ressort de la demande de décision préjudicielle que la juridiction de renvoi a adopté une interprétation du droit portugais correspondant à celle qui a été donnée par la requérante. |
43. |
Par ailleurs, selon la requérante, les succursales d’établissements de crédit non‑résidents feraient l’objet d’un traitement discriminatoire par rapport aux entités résidentes dans la mesure où il existe un large éventail d’éléments assimilables aux fonds propres qui peuvent uniquement être émis par des entités dotées de la personnalité juridique. Il s’agirait, notamment, des obligations convertibles, des obligations participatives, des actions préférentielles récupérables et des obligations convertibles contingentes (contingent convertible bonds). Cette interprétation n’a été contestée par le gouvernement portugais ni dans ses observations écrites ni lors de l’audience. |
44. |
Il ne fait guère de doute, selon moi, que la déduction de la valeur de ces instruments de dette assimilables aux fonds propres de la base imposable de l’ASSB implique, à l’instar de la déduction des fonds propres, que les succursales d’établissements de crédit non‑résidents sont traitées de manière moins favorable que les établissements de crédit résidents et les filiales d’établissements de crédit non‑résidents. |
45. |
Il en découle que la législation instaurant l’ASSB donne lieu à une discrimination indirecte au détriment des établissements de crédit non‑résidents souhaitant s’installer au Portugal par l’intermédiaire d’une succursale, de sorte qu’elle relève des mesures interdites par l’article 49 TFUE ( 17 ). |
46. |
Selon une jurisprudence bien établie, une entrave à la liberté d’établissement ne saurait être admise que si elle concerne des situations qui ne sont pas objectivement comparables ou si elle est justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général ( 18 ). Il est donc nécessaire de vérifier si la législation en cause au principal, qui, tel qu’il a été reconnu, est de nature à entraver la liberté d’établissement, relève de l’une de ces deux hypothèses. |
– Sur la comparabilité objective des situations
47. |
S’agissant de la comparabilité objective de situations, il est de jurisprudence constante que le caractère comparable ou non d’une situation transfrontalière avec une situation interne doit être examinée en tenant compte de l’objectif poursuivi par la législation nationale fiscale concernée ( 19 ). |
48. |
À cet égard, j’observe que l’ASSB a été introduit en vue de renforcer les mécanismes de financement du système de sécurité sociale par l’affectation au Fonds de stabilisation financière de la sécurité sociale des recettes tirées de la collecte de ce prélèvement. En particulier, il ressort de la décision de renvoi que l’introduction de l’ASSB et son application exclusive au secteur bancaire constituent une forme de compensation de l’exonération de la TVA applicable à la plupart des services et opérations financiers et visant à rapprocher la charge fiscale supportée par le secteur financier de celle qui pèse sur les autres secteurs. |
49. |
Compte tenu de l’objectif poursuivi par cette législation fiscale, il ne fait pas de doute que la situation d’un établissement de crédit non‑résident opérant au Portugal par l’intermédiaire d’une succursale est comparable à celle d’un établissement de crédit résident ou d’une filiale d’un établissement de crédit non‑résident. Il n’existe donc, entre ces entités, aucune différence de situation objective pouvant justifier une différence de traitement au regard des règles de détermination de la base imposable de l’ASSB ( 20 ). |
– Sur l’existence d’une justification
50. |
Quant aux raisons impérieuses d’intérêt général susceptibles de justifier l’entrave ainsi établie à la liberté d’établissement, il importe de rappeler d’emblée que la Cour a reconnu en tant que telles la nécessité de sauvegarder la cohérence du système fiscal, la nécessité de garantir l’efficacité des contrôles fiscaux, la nécessité de prévenir la fraude fiscale et celle de préserver la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres. |
51. |
La nécessité de sauvegarder la cohérence du système fiscal implique que soit établie l’existence d’un lien direct entre l’avantage fiscal octroyé par la réglementation en cause et la compensation de cet avantage par un prélèvement fiscal déterminé ( 21 ). En l’espèce, il n’existe aucun élément indiquant que la déduction des éléments relevant des fonds propres de la base imposable de l’ASSB ouverte aux établissements de crédit résidents et aux filiales d’établissements de crédit non‑résidents est compensée par un prélèvement fiscal grevant ces derniers. |
52. |
La nécessité de préserver l’efficacité des contrôles fiscaux signifie, en substance, que les États membres sont autorisés à appliquer des mesures qui permettent la vérification, de façon claire et précise, du montant imposable ( 22 ). Or, il me semble évident que la législation portugaise en cause, laquelle prévoit une méthode de calcul de la base imposable aboutissant nécessairement à un résultat plus élevé pour les succursales d’établissements de crédit non‑résidents, n’entretient aucun lien avec un tel objectif. |
53. |
La nécessité de prévenir les abus et la fraude fiscale ne peut non plus être invoquée en l’occurrence, étant donné que la législation portugaise instaurant l’ASSB ne vise pas spécifiquement, comme l’exige la jurisprudence, à faire obstacle à des comportements consistant à créer des montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique, dont le but est de bénéficier indûment d’un avantage fiscal ( 23 ). |
54. |
Il reste à examiner la nécessité de préserver la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres. |
55. |
À cet égard, la Commission a fait valoir à l’audience que la discrimination indirecte dont pâtissent les succursales au motif qu’elles ne peuvent émettre les instruments de dette assimilables aux fonds propres pourrait être justifiée par l’exigence de garantir une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition des États membres. |
56. |
La Commission a rappelé, à cet égard, que, selon la réglementation portugaise en cause, les filiales d’établissements de crédit non‑résidents peuvent uniquement déduire de la base imposable de l’ASSB la valeur des instruments de dette assimilables aux fonds propres émis par elles-mêmes, et non pas celle des instruments émis par leurs sociétés-mères. De même, les succursales ne peuvent pas déduire la valeur des instruments émis par leurs sociétés-mères lorsque ces instruments ne sont pas afférents à l’activité de ces succursales. |
57. |
L’objectif sous-jacent de ce choix législatif est, selon la Commission, d’éviter que les établissements de crédit non‑résidents opérant au Portugal par l’intermédiaire d’une succursale disposent de la liberté de choisir le périmètre de leur base imposable de l’ASSB en rattachant, de manière artificielle, des instruments de dettes assimilables aux fonds propres à l’activité exercée par cette succursale au Portugal. |
58. |
La réponse que je souhaite proposer à cet argument de la Commission exige la formulation de quelques remarques liminaires au sujet de la préservation de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres. |
59. |
Retenue pour la première fois dans l’arrêt Marks & Spencer ( 24 ), en lien avec la nécessité d’éviter un double emploi de perte et le risque d’évasion fiscale, la préservation de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres a ensuite été reconnue par la Cour comme faisant l’objet d’une justification autonome. |
60. |
Pour ce faire, la Cour a tenu compte de la circonstance que le prélèvement des impôts directs se situe au centre de la compétence fiscale des États membres. En l’absence d’harmonisation dans le cadre de l’Union, il appartient en effet aux États membres de définir les critères de répartition entre eux de leurs pouvoirs de taxation par la conclusion de conventions visant à éviter la double imposition ou par des mesures unilatérales ( 25 ). |
61. |
Cette justification constitue ainsi l’expression du principe, largement reconnu au niveau international, de la territorialité de la compétence fiscale étatique. Plus précisément, la nécessité de sauvegarder la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres est admise par la Cour dès lors, notamment, que le régime en cause vise à prévenir des comportements de nature à compromettre le droit d’un État membre d’exercer sa compétence fiscale en relation avec les activités réalisées sur son territoire ( 26 ). À titre d’exemple, les sociétés ne peuvent pas être laissées entièrement libres de transférer leurs bénéfices d’un État membre à l’autre, ou d’opter pour la prise en compte de leurs pertes dans l’État membre de leur établissement ou dans un autre, au motif que de telles pratiques auraient pour effet de faire augmenter, selon le choix de la société concernée, l’assiette d’imposition dans un État membre et de la faire diminuer dans un autre, à concurrence des bénéfices ou des pertes transférés ( 27 ). |
62. |
La Commission considère en substance que la législation en cause vise à protéger la compétence fiscale de l’État portugais quant aux activités effectuées sur son territoire, dans la mesure où cette législation a pour effet d’empêcher les établissements de crédit non‑résidents opérant au Portugal par le biais d’une succursale d’inclure dans le bilan de cette succursale des instruments de dette assimilables aux fonds propres qui ne relèvent pas de l’activité réalisée par celle-ci au Portugal, réduisant ainsi le montant de la base imposable de l’ASSB de ladite succursale. |
63. |
À mon sens, la justification tenant à la nécessité d’une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres ne peut valablement être invoquée de la manière dont le préconise la Commission. |
64. |
En effet, il y a lieu de remarquer qu’un État membre qui entend faire valoir que sa législation nationale vise à prévenir toute atteinte à la territorialité de sa compétence fiscale doit satisfaire, selon une jurisprudence bien établie, à une exigence de cohérence. |
65. |
Plus particulièrement, il résulte de cette jurisprudence que, dès lors qu’un État membre a choisi d’accorder un avantage fiscal aux sociétés établies sur son territoire et a ainsi abdiqué l’exercice de sa compétence fiscale à l’égard de ces sociétés, cet État ne saurait invoquer la nécessité d’assurer une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition des États membres afin de justifier l’imposition des sociétés établies dans un autre État membre ( 28 ). |
66. |
En l’occurrence, l’État portugais a renoncé à l’exercice de sa compétence fiscale lorsqu’il a conféré aux établissements de crédit résidents et aux filiales d’établissements de crédit non‑résidents, dont je rappelle qu’elles constituent des sujets de droit autonome à des fins fiscales et donc des sociétés résidentes de cet État, un avantage fiscal consistant dans la possibilité de déduire la valeur des instruments de dette assimilables aux fonds propres de leur base imposable de l’ASSB. |
67. |
Compte tenu de cela, ledit État ne peut valablement invoquer la territorialité de sa compétence fiscale pour justifier le traitement désavantageux des succursales d’établissements de crédit non‑résidents, lesquelles, pour les raisons exposées antérieurement, n’ont pas la possibilité de déduire la valeur desdits instruments de leur base imposable de l’impôt en cause. |
Conclusion
68. |
À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit à la seconde question préjudicielle posée par le Tribunal Arbitral Tributário (Centro de Arbitragem Administrativa – CAAD) [tribunal arbitral en matière fiscale (centre d’arbitrage administratif), Portugal] : La liberté d’établissement consacrée à l’article 49 TFUE doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation nationale permettant uniquement aux établissements de crédit résidents et aux filiales d’établissements de crédit non‑résidents, dotés de la personnalité juridique, et donc à l’exclusion des succursales d’établissements de crédit non‑résidents, non dotées de celle-ci, de déduire leurs fonds propres, ainsi que les instruments de dette assimilables, de la base imposable d’un impôt frappant le passif de ces entités. |
( 1 ) Langue originale : le français.
( 2 ) JO 2014, L 173, p. 190.
( 3 ) Arrêt du 5 mars 2019, Eesti Pagar (C‑349/17, EU:C:2019:172, points 47 à 50).
( 4 ) Arrêt du 16 février 2023, Gallaher (C‑707/20, EU:C:2023:101, point 70 et jurisprudence citée).
( 5 ) Arrêt du 11 mai 2023, Manitou BF et Bricolage Investissement France (C‑407/22 et C‑408/22, EU:C:2023:392, point 20 et jurisprudence citée).
( 6 ) Arrêt du 6 octobre 2022, Contship Italia (C‑433/21 et C‑434/21, EU:C:2022:760, point 35 et jurisprudence citée).
( 7 ) Arrêt du 3 mars 2020, Vodafone Magyarország (C‑75/18, EU:C:2020:139, point 43).
( 8 ) Arrêt du 28 janvier 1986 (270/83, EU:C:1986:37).
( 9 ) Point 22 de cet arrêt.
( 10 ) Arrêt du 23 février 2006 (C‑253/03, EU:C:2006:129, point 15). Voir aussi arrêt du 6 septembre 2012, Philips Electronics UK (C‑18/11, EU:C:2012:532, point 14).
( 11 ) Voir, à ce sujet, conclusions de l’avocate général Kokott dans l’affaire X (C‑68/15, EU:C:2016:886, points 24 et 25). Pour une vue critique à propos de la comparabilité entre filiales et succursales, voir, notamment, Wattel, Peter J., “Corporate tax jurisdiction in the EU with respect to branches and subsidiaries ; dislocation distinguished from discrimination and disparity ; a plea for territoriality”, EC Tax Review, no 4, 2003, p. 196.
( 12 ) Arrêt du 21 septembre 1999 (C‑307/97, EU:C:1999:438).
( 13 ) Mise en italique par mes soins.
( 14 ) Il importe d’observer que le terme d’établissement stable « résident » est employé, dans ce point de l’arrêt, en tant que synonyme d’« actif dans cet État membre ».
( 15 ) La Cour a en outre indiqué que cette conclusion n’entrait pas en contradiction avec celle tirée dans l’arrêt du 28 février 2008, Deutsche Shell (C‑293/06, EU:C:2008:129), dans lequel elle avait considéré, en substance, qu’une législation allemande constituait une entrave à la liberté d’établissement dans la mesure où elle excluait la déductibilité des pertes de change subies par une société ayant son siège statuaire sur le territoire allemand, lors du rapatriement du capital de dotation que cette société avait alloué à un établissement stable lui appartenant situé dans un autre État membre. Selon la Cour, le contexte juridique de l’affaire Deutsche Shell était en effet différent, dès lors que, contrairement à la législation suédoise, la législation faisant l’objet de cette affaire prévoyait, en règle générale, l’imposition des gains de change et, corrélativement, la déductibilité des pertes de change. Voir, notamment, point 38 de l’arrêt X AB.
( 16 ) Arrêt du 27 octobre 2022, Instituto do Cinema e do Audiovisual (C‑411/21, EU:C:2022:836, point 16 et jurisprudence citée).
( 17 ) Il pourrait en aller autrement si, à l’issue d’une appréciation globale des différentes composantes de la base imposable de l’ASSB, la juridiction de renvoi devait conclure que le mode de détermination de cette base imposable conduit, de fait, à ce qu’un établissement de crédit souhaitant s’installer au Portugal par l’intermédiaire d’une succursale ne soit pas traité d’une manière moins avantageuse que les entités résidentes. Voir, à cet égard, arrêt du 17 mai 2017, X (C‑68/15, EU:C:2017:379, point 44). Cela étant, j’observe qu’aucun élément du dossier semble révéler que tel est le cas.
( 18 ) Arrêt du 20 décembre 2017, Deister Holding et Juhler Holding (C‑504/16 et C‑613/16, EU:C:2017:1009, point 91 et jurisprudence citée).
( 19 ) Arrêt du 2 juin 2016, Pensioenfonds Metaal en Techniek (C‑252/14, EU:C:2016:402, point 48 et jurisprudence citée).
( 20 ) Voir arrêt du 25 février 2021, Novo Banco (C‑712/19, EU:C:2021:137, point 26).
( 21 ) Arrêt du 12 juin 2018, Bevola et Jens W. Trock (C‑650/16, EU:C:2018:424, point 45 et jurisprudence citée).
( 22 ) Arrêt du 19 juillet 2012, A (C‑48/11, EU:C:2012:485, point 33 et jurisprudence citée).
( 23 ) Arrêt du 20 décembre 2017, Deister Holding et Juhler Holding (C‑504/16 et C‑613/16, EU:C:2017:1009, point 60 et jurisprudence citée).
( 24 ) Arrêt du 13 décembre 2005 (C‑446/03, EU:C:2005:763).
( 25 ) Arrêt du 18 juillet 2007, Oy AA (C‑231/05, ci-après l’« arrêt Oy AA , EU:C:2007:439, point 52).
( 26 ) Arrêt du 13 octobre 2022, Finanzamt Bremen (C‑431/21, EU:C:2022:792, point 39 et jurisprudence citée).
( 27 ) Voir, en ce sens, arrêt Oy AA, point 56, et arrêt du 15 mai 2008, Lidl Belgium (C‑414/06, EU:C:2008:278, point 34).
( 28 ) Voir, notamment, arrêts du 8 novembre 2007, Amurta (C‑379/05, EU:C:2007:655, points 58 et 59) et du 18 juin 2009, Aberdeen Property Fininvest Alpha (C‑303/07, EU:C:2009:377, point 67).