Affaire C‑718/21

L. G.

contre

Krajowa Rada Sądownictwa

(demande de décision préjudicielle, introduite par le Sąd Najwyższy)

Arrêt de la Cour (grande chambre) du 21 décembre 2023

« Renvoi préjudiciel – Article 267 TFUE – Notion de “juridiction” – Critères – Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques) du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) – Renvoi préjudiciel émanant d’une formation de jugement n’ayant pas la qualité de tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi – Irrecevabilité »

  1. Questions préjudicielles – Saisine de la Cour – Juridiction nationale au sens de l’article 267 TFUE – Notion – Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques) du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) – Formation de jugement de cette chambre n’ayant pas, en raison des modalités ayant présidé à la nomination des juges y siégeant, la qualité de tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi – Exclusion

    (Art. 19, § 1, 2d al. TUE ; art. 267 TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47)

    (voir points 58, 63-70, 73-78)

  2. Droit de l’Union européenne – Principes – Droit à une protection juridictionnelle effective – Droit à un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi – Portée

    (Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47, 2e al.)

    (voir points 59, 60, 64)

Résumé

Par courrier du 30 décembre 2020, L. G., juge au sein du Sąd Okręgowy w K. (tribunal régional de K., Pologne), a informé la Krajowa Rada Sądownictwa (Conseil national de la magistrature, Pologne) (ci-après la « KRS ») de sa volonté de continuer à exercer ses fonctions au-delà de l’âge normal du départ à la retraite. La KRS ayant prononcé un non-lieu à statuer sur cette demande, en raison de l’expiration du délai de forclusion prévu pour introduire celle-ci, L. G. a formé un recours devant l’instance de renvoi. Éprouvant des doutes quant à la conformité avec l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE d’une réglementation nationale qui, d’une part, subordonne à l’autorisation de la KRS l’effet d’une telle déclaration d’un juge et, d’autre part, prévoit, pour cette déclaration, un délai de forclusion absolu, cette instance a saisi la Cour à titre préjudiciel.

En l’occurrence, l’instance de renvoi est constituée de trois juges de l’Izba Kontroli Nadzwyczajnej i Spraw Publicznych (chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques, ci-après « la chambre de contrôle extraordinaire »), instituée au sein du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) dans le cadre des réformes récentes du système judiciaire polonais ( 1 ). Ces trois juges ont été nommés au sein de cette chambre sur la base de la résolution no 331/2018, adoptée le 28 août 2018 par la KRS (ci-après la « résolution no 331/2018 »).

Or, d’une part, cette résolution a été annulée par un arrêt rendu le 21 septembre 2021 par le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne) ( 2 ). D’autre part, dans l’arrêt du 8 novembre 2021, Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne ( 3 )(ci-après l’« arrêt Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne »), la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH ») a conclu à une violation de l’exigence relative à un « tribunal établi par la loi » énoncée à l’article 6, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ( 4 ), en raison du processus ayant, sur la base de la résolution no 331/2018, conduit à la nomination des membres de deux formations de jugement à trois juges de la chambre de contrôle extraordinaire.

Dans son arrêt, la Cour, réunie en grande chambre, déclare la demande de décision préjudicielle irrecevable au motif que l’instance de renvoi ne constitue pas une « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE.

Appréciation de la Cour

D’emblée, la Cour rappelle que, pour apprécier si un organisme de renvoi possède le caractère d’une « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE, elle tient compte d’un ensemble d’éléments, tels que, entre autres, l’origine légale de cet organisme, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de sa procédure, l’application, par l’organisme en cause, des règles de droit ainsi que son indépendance. À cet égard, la Cour a déjà relevé que la Cour suprême en tant que telle répond à ces exigences et précisé que, pour autant qu’une demande de décision préjudicielle émane d’une juridiction nationale, il doit être présumé que celle-ci remplit lesdites exigences indépendamment de sa composition concrète. En effet, dans le cadre d’une procédure préjudicielle, il n’appartient pas à la Cour, au vu de la répartition des fonctions entre elle et la juridiction nationale, de vérifier si la décision de renvoi a été prise conformément aux règles nationales d’organisation et de procédure judiciaires.

Toutefois, cette présomption peut être renversée lorsqu’une décision judiciaire définitive rendue par une juridiction d’un État membre ou une juridiction internationale conduirait à considérer que le juge constituant la juridiction de renvoi n’a pas la qualité de tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi, au sens de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à l’aune de l’article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») ( 5 ).

À cet égard, la Cour relève que l’arrêt Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne de la Cour EDH et l’arrêt de la Cour suprême administrative du 21 septembre 2021 revêtent un caractère définitif et ont spécifiquement trait aux circonstances dans lesquelles des juges de la chambre de contrôle extraordinaire ont été nommés sur la base de la résolution no 331/2018.

Plus précisément, d’une part, dans l’arrêt Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne, la Cour EDH a constaté, en substance, que les nominations des membres composant les formations de jugement concernées de la chambre de contrôle extraordinaire étaient intervenues en violation manifeste de règles nationales fondamentales gouvernant la procédure de nomination des juges. S’il est vrai que, parmi les six juges composant les formations de jugement de la chambre de contrôle extraordinaire en cause dans les affaires ayant conduit à cet arrêt, un seul d’entre eux siège au sein de l’instance de renvoi, il ressort, toutefois, clairement des motifs dudit arrêt que les appréciations portées par la Cour EDH valent indifféremment pour l’ensemble des juges de cette chambre ayant été nommés au sein de celle-ci dans des circonstances analogues et, en particulier, sur la base de la résolution no 331/2018.

D’autre part, dans l’arrêt du 21 septembre 2021, la Cour suprême administrative a annulé la résolution no 331/2018, en se fondant notamment sur des constats et des appréciations recoupant largement ceux figurant dans l’arrêt Dolińska-Ficek et Ozimek c. Pologne.

À la lumière des constats et des appréciations découlant de ces deux arrêts ainsi que de sa propre jurisprudence, la Cour examine si la présomption du respect des exigences d’une « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE, doit être tenue pour renversée à l’égard de l’instance de renvoi.

À cet égard, la Cour souligne, en premier lieu, que les juges composant l’instance de renvoi ont été nommés au sein de la chambre de contrôle extraordinaire sur proposition de la KRS, à savoir un organe dont, à la suite de modifications législatives récentes ( 6 ), 23 des 25 membres ont été désignés par les pouvoirs exécutif et législatif ou sont membres desdits pouvoirs. Certes, la circonstance qu’un organe, tel que la KRS, impliqué dans le processus de désignation des juges, est, de manière prépondérante, composé de membres choisis par le pouvoir législatif ne saurait, à elle seule, conduire à faire douter de la qualité de tribunal établi préalablement par la loi et de l’indépendance des juges nommés au terme de ce processus. Toutefois, il en va différemment lorsque cette circonstance, combinée à d’autres éléments pertinents et aux conditions dans lesquelles ces choix ont été opérés, conduisent à générer de tels doutes. Or, les modifications législatives concernant la KRS sont intervenues concomitamment à l’adoption d’une réforme substantielle de la Cour suprême, incluant, notamment, la création, au sein de cette juridiction, de deux nouvelles chambres ainsi que l’abaissement de l’âge du départ à la retraite des juges de ladite juridiction. Ces modifications sont donc survenues à un moment où de nombreux postes de juge de la Cour suprême déclarés vacants ou nouvellement créés seraient prochainement à pourvoir.

En deuxième lieu, la chambre de contrôle extraordinaire ainsi créée ex nihilo s’est vu attribuer des compétences dans des matières particulièrement sensibles, telles que le contentieux électoral et celui lié à la tenue de référendums ou les recours extraordinaires permettant d’obtenir l’annulation de décisions définitives émanant des juridictions de droit commun ou d’autres chambres de la Cour suprême.

En troisième lieu, parallèlement aux modifications législatives susmentionnées, les règles en matière de recours juridictionnels ouverts contre les résolutions de la KRS proposant des candidats à la nomination à des postes de juge de la Cour suprême ont été substantiellement modifiées, procédant ainsi à un anéantissement de l’effectivité de tels recours. Sur ce point, la Cour a également souligné que les restrictions introduites par ces dernières modifications concernaient les seuls recours formés contre des résolutions de la KRS relatives à des présentations de candidatures à des postes de juge à la Cour suprême, tandis que les résolutions de la KRS relatives à des présentations de candidatures à des postes de juge dans les autres juridictions nationales demeuraient, pour leur part, soumises au régime de contrôle juridictionnel général auparavant en vigueur ( 7 ).

En quatrième lieu, la Cour a déjà également relevé dans l’arrêt W.Ż. (Chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême - Nomination) ( 8 ) que, lorsqu’est intervenue la nomination, sur la base de la résolution no 331/2018, du membre de la chambre de contrôle extraordinaire concerné par l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, la Cour suprême administrative, qui se trouvait saisie d’un recours visant à l’annulation de cette résolution, avait ordonné, le 27 septembre 2018, qu’il soit sursis à l’exécution de celle-ci. Or, cette même circonstance se vérifie en ce qui concerne la nomination des trois membres siégeant dans l’instance de renvoi. Ainsi, le fait, pour le président de la République de Pologne, d’avoir procédé, dans l’urgence et sans attendre de prendre connaissance des motifs de l’ordonnance du 27 septembre 2018, aux nominations en cause sur la base de la résolution no 331/2018 pourtant suspendue par cette ordonnance a gravement porté atteinte au principe de la séparation des pouvoirs qui caractérise le fonctionnement d’un État de droit.

En cinquième lieu, alors que la Cour suprême administrative se trouvait saisie du recours en annulation contre la résolution no 331/2018 et avait sursis à statuer sur ce litige dans l’attente de l’arrêt de la Cour dans l’affaire A. B. e.a. ( 9 ), le législateur polonais a adopté une loi prévoyant notamment l’exclusion de tout recours futur contre les résolutions de la KRS proposant la nomination de juges à la Cour suprême ainsi qu’un non-lieu à statuer sur les recours de cette nature encore pendants ( 10 ). Or, s’agissant des modifications ainsi introduites par cette loi, la Cour a déjà jugé que, singulièrement lorsqu’elles sont appréhendées conjointement avec un ensemble d’autres éléments contextuels, de telles modifications sont de nature à suggérer que le pouvoir législatif polonais a agi dans le dessein spécifique d’empêcher toute possibilité d’exercer un contrôle juridictionnel à l’égard des résolutions concernées ( 11 ).

En sixième et dernier lieu, la Cour précise que si, certes, les effets de l’arrêt de la Cour suprême administrative du 21 septembre 2021, susmentionné, ne portent pas sur la validité et l’efficacité des actes présidentiels de nomination aux postes de juge concernés, il n’en demeure pas moins que l’acte par lequel la KRS propose un candidat à la nomination à un poste de juge à la Cour suprême constitue une condition sine qua non pour que ce candidat puisse être nommé à un tel poste par le président de la République de Pologne.

En conclusion, la Cour juge que l’ensemble des éléments tant systémiques que circonstanciels, mentionnés ci-dessus, qui ont caractérisé la nomination, au sein de la chambre de contrôle extraordinaire, des trois juges constituant l’instance de renvoi ont pour conséquence que celle-ci n’a pas la qualité de tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi, au sens de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu à l’aune de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, de sorte que cette formation ne constitue pas une « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE. En effet, ces éléments sont de nature à engendrer des doutes légitimes, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité des intéressés et de la formation de jugement dans laquelle ils siègent à l’égard d’éléments extérieurs, en particulier, d’influences directes ou indirectes des pouvoirs législatif et exécutif nationaux, et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent. Lesdits éléments sont ainsi susceptibles de conduire à une absence d’apparence d’indépendance ou d’impartialité de ces juges et de cette instance, propre à porter atteinte à la confiance que la justice doit inspirer à ces justiciables dans une société démocratique et un État de droit.


( 1 ) Cette chambre, ainsi qu’une autre nouvelle chambre de la Cour suprême, l’Izba Dyscyplinarna (chambre disciplinaire), ont été créées en vertu de l’ustawa o Sądzie Najwyższym (loi sur la Cour suprême), du 8 décembre 2017, entrée en vigueur le 3 avril 2018.

( 2 ) Cet arrêt a été rendu à la suite de l’arrêt du 2 mars 2021, A. B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême - Recours), (C‑824/18, EU:C:2021:153).

( 3 ) CE :ECHR :2021 :1108JUD 004986819.

( 4 ) Signée à Rome le 4 novembre 1950.

( 5 ) Voir arrêt du 29 mars 2022, Getin Noble Bank (C‑132/20, EU:C:2022:235, point 72).

( 6 ) Article 9 bis de l’ustawa o Krajowej Radzie Sądownictwa (loi sur le Conseil national de la magistrature), du 12 mai 2011, telle que modifiée par l’ustawa o zmianie ustawy o Krajowej Radzie Sądownictwa oraz niektórych innych ustaw (loi portant modifications de la loi sur le Conseil national de la magistrature et de certaines autres lois), du 8 décembre 2017, entrée en vigueur le 17 janvier 2018, et par l’ustawa o zmianie ustawy - Prawo o ustroju sądów powszechnych oraz niektórych innych ustaw (loi portant modifications de la loi relative à l’organisation des juridictions de droit commun et de certaines autres lois), du 20 juillet 2018, entrée en vigueur le 27 juillet 2018.

( 7 ) Arrêt du 2 mars 2021, A. B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême - Recours) (C‑824/18, EU:C:2021:153, points 157, 162 et 164).

( 8 ) Arrêt du 6 octobre 2021, W.Ż. (Chambre de contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême - Nomination) (C‑487/19, EU:C:2021:798).

( 9 ) Arrêt du 2 mars 2021, A. B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême - Recours), C‑824/18, EU:C:2021:153.

( 10 ) L’ustawa o zmianie ustawy o Krajowej Radzie Sądownictwa oraz ustawy - Prawo o ustroju sądów administracyjnych (loi portant modifications de la loi sur le Conseil national de la magistrature et de la loi relative à l’organisation du contentieux administratif), du 26 avril 2019, entrée en vigueur le 23 mai 2019.

( 11 ) Arrêt du 2 mars 2021, A. B. e.a. (Nomination des juges à la Cour suprême - Recours), C‑824/18, EU:C:2021:153, points 137 et 138.