ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)

6 octobre 2022 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Directive 2008/115/CE – Retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier – Article 15, paragraphe 1 – Placement en rétention – Motifs de rétention – Critère général tiré du risque que l’exécution effective de l’éloignement soit compromise – Risque de commission d’une infraction pénale – Conséquences de l’établissement de l’infraction et du prononcé d’une sanction – Complication du processus d’éloignement – Article 6 de la de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Limitation du droit fondamental à la liberté – Exigence d’une base légale – Exigences de clarté, de prévisibilité et d’accessibilité – Protection contre l’arbitraire »

Dans l’affaire C‑241/21,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la Riigikohus (Cour suprême, Estonie), par décision du 30 mars 2021, parvenue à la Cour le 14 avril 2021, dans la procédure

I. L.

contre

Politsei- ja Piirivalveamet,

LA COUR (deuxième chambre),

composée de Mme A. Prechal (rapporteure), présidente de chambre, MM. J. Passer, F. Biltgen, N. Wahl et Mme M. L. Arastey Sahún, juges,

avocat général : M. J. Richard de la Tour,

greffier : Mme C. Strömholm, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 17 mars 2022,

considérant les observations présentées :

pour le gouvernement estonien, par Mmes N. Grünberg et M. Kriisa, en qualité d’agents,

pour le gouvernement espagnol, par M. A. Ballesteros Panizo et Mme M. J. Ruiz Sánchez, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par Mmes C. Cattabriga, L. Grønfeldt et E. Randvere, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 2 juin 2022,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (JO 2008, L 348, p. 98).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant I. L., un ressortissant moldave résidant en Estonie et ayant fait l’objet d’un ordre de quitter le territoire, au Politsei- ja Piirivalveamet (Office de la police et des gardes‑frontières, Estonie) (ci-après le « PPA »), au sujet d’une décision par laquelle le PPA a ordonné le placement en rétention de I. L. au motif que celui-ci présentait un risque réel de commettre une infraction pénale dont l’établissement et la sanction auraient été susceptibles de compliquer considérablement le processus d’éloignement.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3

Les considérants 16 et 17 de la directive 2008/115 énoncent :

« (16)

Le recours à la rétention aux fins d’éloignement devrait être limité et subordonné au respect du principe de proportionnalité en ce qui concerne les moyens utilisés et les objectifs poursuivis. La rétention n’est justifiée que pour préparer le retour ou procéder à l’éloignement et si l’application de mesures moins coercitives ne suffirait pas.

(17)

Les ressortissants de pays tiers placés en rétention devraient être traités humainement et dignement dans le respect de leurs droits fondamentaux et conformément aux dispositions du droit national et du droit international. Sans préjudice de l’arrestation initiale opérée par les autorités chargées de l’application de la loi, régie par la législation nationale, la rétention devrait s’effectuer en règle générale dans des centres de rétention spécialisés. »

4

L’article 3, point 7, de cette directive définit le « risque de fuite » comme étant « le fait qu’il existe des raisons, dans un cas particulier et sur la base de critères objectifs définis par la loi, de penser qu’un ressortissant d’un pays tiers faisant l’objet de procédures de retour peut prendre la fuite ».

5

L’article 15, paragraphe 1, de ladite directive dispose :

« À moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, puissent être appliquées efficacement dans un cas particulier, les États membres peuvent uniquement placer en rétention le ressortissant d’un pays tiers qui fait l’objet de procédures de retour afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement, en particulier lorsque :

a)

il existe un risque de fuite, ou

b)

le ressortissant concerné d’un pays tiers évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement.

Toute rétention est aussi brève que possible et n’est maintenue qu’aussi longtemps que le dispositif d’éloignement est en cours et exécuté avec toute la diligence requise. »

Le droit estonien

6

L’article 68 de la väljasõidukohustuse ja sissesõidukeelu seadus (loi relative à l’obligation de quitter le territoire et à l’interdiction d’entrée sur le territoire), du 21 octobre 1998 (RT I 1998, 98, 1575), dans sa version applicable au litige au principal (ci‑après la « VSS »), intitulé « Risque de fuite de l’étranger », est ainsi libellé :

« L’adoption d’un ordre de quitter le territoire ou le placement en rétention d’un étranger donnent lieu à une évaluation de son risque de fuite. Un étranger présente un risque de fuite lorsque :

1)

il n’a pas quitté l’Estonie ou un État membre de la convention de Schengen après l’expiration du délai de départ volontaire fixé par l’ordre de quitter le territoire ;

2)

il a fourni des informations fausses ou des documents falsifiés lors de la demande de séjour légal en Estonie, de la demande de prolongation de ce séjour, de la demande de nationalité estonienne, de la demande de protection internationale ou de la demande de documents d’identité ;

3)

il existe un doute légitime quant à son identité ou à sa nationalité ;

4)

il a commis à plusieurs reprises des infractions intentionnelles ou a commis une infraction pénale pour lesquelles il a été condamné à une peine privative de liberté ;

5)

il n’a pas respecté les mesures de surveillance prises à son égard afin d’assurer le respect de l’ordre de quitter le territoire ;

6)

il a informé le [PPA] ou la Kaitsepolitseiamet (Agence de la sécurité intérieure, Estonie) de son intention de ne pas se conformer à l’ordre de quitter le territoire, ou l’autorité administrative parvient à cette conclusion au vu de l’attitude et du comportement de l’étranger ;

7)

il est entré en Estonie pendant la période de validité de l’interdiction d’entrée dont il fait l’objet ;

8)

il est placé en rétention en raison du franchissement illégal de la frontière extérieure de l’Estonie et n’a pas obtenu l’autorisation ou le droit de séjourner en Estonie ;

9)

il a quitté sans autorisation le lieu de résidence désigné ou un autre État membre de la convention de Schengen ;

10)

l’ordre de quitter le territoire délivré à l’étranger devient exécutoire en vertu d’une décision de justice. »

7

L’article 15 de la VSS, intitulé « Rétention de l’étranger et dispositif d’éloignement », prévoit :

« (1)   L’étranger peut être placé en rétention au titre du paragraphe 2 ci‑dessous lorsque les mesures de surveillance prévues par la présente loi ne peuvent être efficacement appliquées. Le placement en rétention doit être conforme au principe de proportionnalité et doit tenir compte, dans chaque cas, des éléments pertinents relatifs à l’étranger.

(2)   L’étranger peut être placé en rétention lorsque l’application des mesures de surveillance prévues par la présente loi ne garantit pas l’exécution effective de l’ordre de quitter le territoire et, en particulier, lorsque :

1)

il existe un risque de fuite de l’étranger ;

2)

l’étranger ne remplit pas son devoir de coopération ; ou

3)

l’étranger n’est pas en possession des documents nécessaires pour le voyage retour ou que ces documents tardent à être obtenus auprès du pays d’accueil ou de transit.

[...] »

Le litige au principal et la question préjudicielle

8

I. L. est un ressortissant moldave qui séjournait en Estonie au titre d’une exemption de visa.

9

Le 12 octobre 2020, I. L. a été placé en détention en tant que personne suspectée d’avoir causé des souffrances physiques et des dommages de santé à sa partenaire ainsi qu’à une autre femme.

10

Par un jugement du 13 octobre 2020, le Harju Maakohus (tribunal de première instance de Harju, Estonie) a déclaré I. L. coupable de l’infraction de sévices corporels et a prononcé une peine d’emprisonnement d’un an, un mois et vingt-huit jours assortie d’une période de mise à l’épreuve de deux ans. Cependant, cette juridiction a ordonné la remise en liberté de I. L.

11

Le même jour, le PPA a mis fin de manière anticipée au séjour de I. L. sur le territoire estonien et a ordonné, dans les locaux du Harju Maakohus (tribunal de première instance de Harju), son placement en rétention. Le PPA a justifié cette dernière décision par la présence d’un « risque de fuite », au sens de l’article 15, paragraphe 2, point 1, de la VSS. Le procès-verbal de placement en rétention indique que la personne concernée a été retenue compte tenu de son attitude à l’égard de l’infraction pénale commise et de son comportement après sa condamnation. Selon le PPA, il y avait des raisons de croire, dans ces conditions, que l’intéressé pourrait chercher à se soustraire à l’éloignement, malgré sa promesse de quitter volontairement le pays et sa demande tendant à ce qu’il lui soit délivré un ordre de départ volontaire.

12

Le PPA a également adressé à I. L. un ordre de quitter le territoire estonien, au motif qu’il y séjournait de manière irrégulière.

13

Par une ordonnance du 15 octobre 2020, faisant droit à la demande du PPA, le Tallinna Halduskohus (tribunal administratif de Tallinn, Estonie) a autorisé le placement de I. L. en centre de rétention jusqu’à la date de son éloignement, sans que cette rétention puisse se prolonger au‑delà du 15 décembre 2020.

14

Par une ordonnance du 2 décembre 2020, la Tallinna Ringkonnakohus (cour d’appel de Tallinn, Estonie) a rejeté le recours en annulation introduit par I. L. contre l’ordonnance du Tallinna Halduskohus (tribunal administratif de Tallinn).

15

Entre-temps, le 23 novembre 2020, I. L. avait fait l’objet d’un éloignement vers la Moldavie.

16

I. L. a formé un pourvoi devant la Riigikohus (Cour suprême, Estonie) tendant à l’annulation de l’ordonnance de la Tallinna Ringkonnakohus (cour d’appel de Tallinn) et à la constatation de l’illégalité de son placement en rétention. Dans son pourvoi, I. L. a précisé qu’il serait fondé à introduire un recours en réparation contre le PPA si la Riigikohus (Cour suprême) rendait un jugement constatant l’illégalité de son placement en rétention.

17

La juridiction de renvoi précise que le litige au principal porte uniquement sur l’autorisation de placement en rétention dont I. L. a fait l’objet.

18

Contrairement à l’appréciation de la PPA, cette juridiction considère que le placement de I. L. en rétention ne pouvait pas être ordonné sur le fondement d’un « risque de fuite », au sens de l’article 15, paragraphe 2, point 1, de la VSS. Ladite juridiction constate, à cet égard, qu’aucun des cas de figure énumérés à l’article 68 de cette loi, dont l’objet est de définir la notion de « risque de fuite », n’est satisfait dans les circonstances du litige au principal.

19

En ce qui concerne, en particulier, le critère établi à l’article 68, point 4, de la VSS, lequel vise l’hypothèse d’une condamnation pénale à une peine privative de liberté, la juridiction de renvoi souligne qu’il suppose l’existence d’une décision définitive. Or, la décision prononçant la condamnation de I. L. est seulement devenue définitive après la décision du Tallinna Halduskohus (tribunal administratif de Tallinn) d’autoriser son placement en rétention.

20

La juridiction de renvoi ajoute que le placement en rétention ne pouvait pas non plus être fondé sur l’article 15, paragraphe 2, points 2 et 3, de la VSS, lesquels visent, respectivement, un manquement au devoir de coopération et l’absence des documents nécessaires pour le voyage retour.

21

Par conséquent, la juridiction de renvoi estime que la légalité du placement en rétention de I. L. dépend de l’éventuel caractère exhaustif de l’énumération établie à l’article 15, paragraphe 2, de la VSS.

22

Selon une première interprétation, les trois motifs de placement en rétention énoncés à l’article 15, paragraphe 2, de la VSS sont exhaustifs. Étant donné que I. L. ne satisfait à aucun de ces trois motifs, son placement en rétention devrait être considéré comme étant illégal.

23

Selon une seconde interprétation, lesdits motifs ne sont pas exhaustifs, mais illustrent un critère général, à savoir le risque que l’exécution effective de l’éloignement soit compromise, lequel ressortirait de l’article 15, paragraphe 2, première phrase, de la VSS.

24

La juridiction de renvoi estime que les circonstances de l’espèce au principal pourraient effectivement comporter un tel risque, dans la mesure où il existait un risque réel que I. L. cherche à résoudre le conflit qui l’opposait à son ancienne compagne et, à cette occasion, que celui-ci commette une nouvelle infraction pénale. Or, la constatation et la sanction par une décision de justice d’une telle infraction ainsi que, le cas échéant, l’exécution de la peine prononcée auraient été de nature à reporter l’exécution de son éloignement à une date indéterminée.

25

Cette juridiction s’interroge sur la compatibilité d’une telle interprétation avec l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115.

26

En particulier, cette juridiction se demande si l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115 peut être interprété en ce sens qu’il autorise le placement en rétention sur le fondement du critère général identifié ci‑dessus, à savoir le risque que l’exécution effective de l’éloignement soit compromise, ou s’il doit être satisfait à l’un des deux motifs explicitement énoncés à cette disposition.

27

Dans ces conditions, la Riigikohus (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Convient-il d’interpréter l’article 15, paragraphe 1, première phrase, de la [directive 2008/115] en ce sens que les États membres peuvent placer en rétention le ressortissant d’un pays tiers qui, pendant qu’il est en liberté avant son éloignement, présente un risque réel de commettre une infraction pénale dont l’établissement et la sanction sont susceptibles de compliquer considérablement le processus d’éloignement ? »

Sur la question préjudicielle

28

Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115 doit être interprété en ce sens qu’il permet à un État membre d’ordonner le placement en rétention d’un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur le seul fondement d’un critère général tiré du risque que l’exécution effective de l’éloignement soit compromise, sans qu’il soit satisfait à l’un des motifs de rétention spécifiques prévus et clairement définis par la législation visant à transposer cette disposition en droit national.

29

Selon les explications qu’elle a fournies à la Cour, la juridiction de renvoi constate qu’aucun des motifs de rétention spécifiques prévus à l’article 15, paragraphe 2, de la VSS, lequel vise à transposer l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115 en droit estonien, fondés, respectivement, sur la présence d’un risque de fuite, sur un manquement au devoir de coopération et sur l’absence des documents nécessaires pour le voyage de retour, n’est satisfait dans les circonstances du litige au principal. Cette juridiction considère, au contraire, que le critère général identifié dans la question posée, à savoir le risque que l’exécution effective de l’éloignement soit compromise, est satisfait dans la mesure où il existait un risque réel que l’intéressé commette une infraction pénale dont l’établissement et la sanction auraient été susceptibles de reporter l’éloignement à une date indéterminée.

30

Il y a lieu de relever que, aux termes de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115, le placement en rétention de l’intéressé n’est permis qu’aux seules fins « de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement ».

31

La Cour a précisé, à cet égard, que ce n’est que dans l’hypothèse où l’exécution de la décision de retour sous la forme d’un éloignement risque, au regard d’une appréciation de chaque situation spécifique, d’être compromise par le comportement de l’intéressé que les États membres peuvent procéder à la privation de liberté de ce dernier au moyen d’une rétention (arrêt du 10 mars 2022, Landkreis Gifhorn, C‑519/20, EU:C:2022:178, point 37 et jurisprudence citée).

32

Il s’ensuit que, lorsqu’elle est ordonnée à des fins d’éloignement, la rétention d’un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier n’est destinée qu’à assurer l’effectivité de la procédure de retour et ne poursuit aucune finalité punitive (arrêt du 10 mars 2022, Landkreis Gifhorn, C‑519/20, EU:C:2022:178, point 38).

33

Ainsi, une mesure de rétention ordonnée par un État membre sur le fondement de la législation nationale visant à transposer l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115 doit satisfaire à un critère général tiré du risque que l’exécution effective de l’éloignement soit compromise.

34

Cela ne signifie pas, pour autant, que l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115 doive être compris en ce sens que le critère général établit, en tant que tel, un motif de rétention et permet à un État membre d’ordonner une mesure de rétention sur ce seul fondement.

35

En effet, l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115 prévoit explicitement deux motifs de rétention fondés, d’une part, sur la présence d’un risque de fuite tel que défini à l’article 3, point 7, de cette directive, et, d’autre part, sur la circonstance que la personne intéressée évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement.

36

Certes, comme l’a relevé M. l’avocat général aux points 30 à 34 de ses conclusions, il ressort de la première phrase de l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115, et notamment des mots « en particulier », que ces deux motifs ne sont pas exhaustifs. Dès lors, les États membres peuvent prévoir d’autres motifs de rétention spécifiques, en complément des deux motifs explicitement prévus à cette disposition.

37

Cela étant, il importe de souligner que la possibilité conférée aux États membres d’adopter des motifs de rétention complémentaires est strictement encadrée tant par les exigences résultant de la directive 2008/115 elle-même que par celles découlant de la protection des droits fondamentaux, et en particulier du droit fondamental à la liberté consacré à l’article 6 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

38

À cet égard, il convient, en premier lieu, de souligner que, ainsi qu’il a été rappelé aux points 30 à 33 du présent arrêt, une mesure de rétention ne peut être ordonnée que dans l’hypothèse où l’exécution de la décision de retour sous la forme d’un éloignement risque d’être compromise par le comportement de l’intéressé et ne doit avoir que pour seul objectif d’assurer l’effectivité de la procédure de retour.

39

En l’occurrence, il y a lieu de constater que respecte cette exigence un critère général, tel que celui identifié dans la question posée, tiré du risque que l’exécution effective de l’éloignement soit compromise.

40

En second lieu, le recours à la rétention aux fins de l’éloignement devrait être limité et subordonné au respect du principe de proportionnalité, comme le corrobore également le considérant 16 de la directive 2008/115.

41

Il convient de rappeler que la directive 2008/115 vise à mettre en place une politique efficace d’éloignement et de rapatriement dans le respect intégral des droits fondamentaux ainsi que de la dignité des personnes concernées (arrêt du 10 mars 2022, Landkreis Gifhorn, C‑519/20, EU:C:2022:178, point 39 et jurisprudence citée).

42

Ainsi, toute rétention relevant de cette directive est strictement encadrée par les dispositions du chapitre IV de ladite directive, de manière à garantir, d’une part, le respect du principe de proportionnalité en ce qui concerne les moyens utilisés et les objectifs poursuivis et, d’autre part, le respect des droits fondamentaux des ressortissants de pays tiers (arrêt du 10 mars 2022, Landkreis Gifhorn, C‑519/20, EU:C:2022:178, point 40 et jurisprudence citée).

43

Il s’ensuit que l’ajout d’un motif de rétention complémentaire par un État membre ne peut, en aucun cas, viser une situation dans laquelle l’application de mesures moins coercitives, notamment respectueuses des droits fondamentaux des personnes concernées, suffit à garantir l’effectivité de la procédure de retour.

44

En ce qui concerne, plus particulièrement, les exigences découlant de la protection du droit fondamental à la liberté, consacré à l’article 6 de la Charte, il y a lieu de se référer aux enseignements de l’arrêt du 15 mars 2017, Al Chodor (C‑528/15, EU:C:2017:213).

45

Dans cet arrêt, la Cour a relevé que l’article 28 du règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (JO 2013, L 180, p. 31), en autorisant le placement en rétention d’un demandeur afin de garantir les procédures de transfert prévues par ce règlement lorsqu’il existe un risque non négligeable de fuite de ce demandeur, prévoit une limitation de l’exercice du droit fondamental à la liberté (arrêt du 15 mars 2017, Al Chodor, C‑528/15, EU:C:2017:213, point 36).

46

De la même façon, en autorisant le placement en rétention d’un ressortissant d’un pays tiers qui fait l’objet de procédures de retour, afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement, l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115 prévoit une limitation du droit fondamental à la liberté, consacré à l’article 6 de la Charte.

47

À cet égard, il résulte de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte que toute limitation de l’exercice de ce droit doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel de celui-ci ainsi que le principe de proportionnalité. Dans la mesure où la Charte contient des droits correspondant à ceux garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), l’article 52, paragraphe 3, de la Charte prévoit que le sens et la portée de ces derniers sont les mêmes que ceux que leur confère la CEDH, tout en précisant que le droit de l’Union peut accorder une protection plus étendue. Aux fins de l’interprétation de l’article 6 de la Charte, il convient donc de tenir compte de l’article 5 de la CEDH, en tant que seuil de protection minimale (arrêt du 15 mars 2017, Al Chodor, C‑528/15, EU:C:2017:213, point 37).

48

S’agissant des exigences que la base légale d’une limitation au droit à la liberté doit remplir, la Cour a relevé, à la lumière de l’arrêt de la Cour EDH du 21 octobre 2013, Del Río Prada c. Espagne (CE:ECHR:2013:1021JUD004275009), qu’une loi nationale autorisant une privation de liberté doit, pour répondre aux exigences de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, être suffisamment accessible, précise et prévisible dans son application afin d’éviter tout danger d’arbitraire [arrêt du 15 mars 2017, Al Chodor, C‑528/15, EU:C:2017:213, point 38, et voir, en ce sens, arrêt du 17 septembre 2020, JZ (Peine d’emprisonnement en cas d’interdiction d’entrée), C‑806/18, EU:C:2020:724, point 41].

49

À ce dernier égard, la Cour a également souligné que l’objectif des garanties apportées à la liberté, telles que consacrées tant à l’article 6 de la Charte qu’à l’article 5 de la CEDH, est, en particulier, constitué par la protection de l’individu contre l’arbitraire. Ainsi, la mise en œuvre d’une mesure de privation de liberté, pour être conforme à cet objectif, implique, notamment, qu’elle soit exempte de tout élément de mauvaise foi ou de tromperie de la part des autorités (arrêts du 15 mars 2017, Al Chodor, C‑528/15, EU:C:2017:213, point 39, et du 12 février 2019, TC, C‑492/18 PPU, EU:C:2019:108, point 59).

50

Il découle de ce qui précède que le placement en rétention d’un ressortissant d’un pays tiers qui fait l’objet de procédures de retour, constituant une ingérence grave dans le droit à la liberté de ce dernier, est soumis au respect de garanties strictes, à savoir la présence d’une base légale, la clarté, la prévisibilité, l’accessibilité et la protection contre l’arbitraire (arrêt du 15 mars 2017, Al Chodor, C‑528/15, EU:C:2017:213, point 40).

51

En l’occurrence, en ce qui concerne l’exigence d’une base légale, il convient de constater que la limitation du droit à la liberté, dans les circonstances du litige au principal, est fondée sur l’article 15 de la VSS, à savoir une disposition législative de droit national ayant vocation à mettre en œuvre l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115.

52

Cela étant précisé, il y a lieu de s’interroger sur le respect des autres garanties mentionnées ci-dessus dans l’hypothèse, visée par la question posée, où l’intéressé est placé en rétention sur le seul fondement d’un critère général tiré du risque que l’exécution effective de l’éloignement soit compromise, sans qu’il soit satisfait à l’un des motifs de rétention spécifiques prévus par cette disposition législative nationale.

53

Conformément à la jurisprudence rappelée aux points 47 à 49 du présent arrêt, il y a lieu de souligner, à cet égard, que le pouvoir d’appréciation individuelle dont disposent les autorités concernées doit s’inscrire dans le cadre de certaines limites préétablies. Dès lors, il est essentiel que les critères qui définissent le motif d’un placement en rétention soient clairement définis par un acte contraignant et prévisible dans son application (voir, en ce sens, arrêt du 15 mars 2017, Al Chodor, C‑528/15, EU:C:2017:213, point 42).

54

Or, force est de constater qu’un critère général tiré du risque que l’exécution effective de l’éloignement soit compromise ne satisfait pas aux exigences de clarté, de prévisibilité et de protection contre l’arbitraire, comme l’a fait valoir, à juste titre, la Commission européenne. En effet, en raison de son manque de précision, notamment en ce qui concerne la détermination des éléments qui doivent être pris en considération par les autorités nationales compétentes aux fins de l’appréciation de l’existence du risque sur lequel il repose, un tel critère ne permet pas aux personnes intéressées de prévoir, avec le niveau de certitude requis, dans quels cas de figure elles pourraient être placées en rétention. Pour les mêmes motifs, un tel critère n’offre pas à ces personnes une protection adéquate contre l’arbitraire.

55

Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115 doit être interprété en ce sens qu’il ne permet pas à un État membre d’ordonner le placement en rétention d’un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur le seul fondement d’un critère général tiré du risque que l’exécution effective de l’éloignement soit compromise, sans qu’il soit satisfait à l’un des motifs de rétention spécifiques prévus et clairement définis par la législation visant à transposer cette disposition en droit national.

Sur les dépens

56

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit :

 

L’article 15, paragraphe 1, de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier,

 

doit être interprété en ce sens que :

 

il ne permet pas à un État membre d’ordonner le placement en rétention d’un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur le seul fondement d’un critère général tiré du risque que l’exécution effective de l’éloignement soit compromise, sans qu’il soit satisfait à l’un des motifs de rétention spécifiques prévus et clairement définis par la législation visant à transposer cette disposition en droit national.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : l’estonien.