CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN RICHARD DE LA TOUR

présentées le 23 mars 2023 ( 1 )

Affaire C‑590/21

Charles Taylor Adjusting Limited,

FD

contre

Starlight Shipping Company,

Overseas Marine Enterprises Inc.

[demande de décision préjudicielle formée par l’Areios Pagos (Cour de cassation, Grèce)]

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Coopération judiciaire en matière civile – Règlement (CE) no 44/2001 – Reconnaissance et exécution dans un État membre de décisions émanant d’un autre État membre – Article 34 – Motifs de refus – Violation de l’ordre public de l’État membre requis – Notion d’“ordre public” – Décision empêchant la poursuite des procédures engagées devant les juridictions d’un autre État membre ou l’exercice du droit à une protection juridictionnelle »

I. Introduction

1.

La demande de décision préjudicielle, introduite par l’Areios Pagos (Cour de cassation, Grèce), porte sur l’interprétation de l’article 34, point 1, et de l’article 45, paragraphe 1, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale ( 2 ).

2.

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige ayant pour objet la reconnaissance et l’exécution par une juridiction d’un État membre de décisions rendues par une juridiction d’un autre État membre qui ont pour effet de dissuader les parties, qui avaient saisi une autre juridiction du premier État membre, de poursuivre la procédure pendante devant celle-ci.

3.

Elle conduira la Cour à déterminer si la reconnaissance et l’exécution d’une condamnation de ces requérants au paiement d’une indemnité au titre des dépens de cette procédure, fondée sur la violation d’un accord transactionnel mettant fin à une précédente action engagée par ceux-ci et prononcée par la juridiction désignée dans cet accord, peuvent être refusées comme étant contraires à l’ordre public, au sens de l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001.

4.

Je vais exposer les raisons pour lesquelles je suis d’avis que, dans une telle situation, doivent également être appliqués les principes qui ont conduit la Cour à juger qu’une « anti-suit injunction », à savoir une injonction visant à interdire à une personne d’engager ou de poursuivre une procédure devant les juridictions d’un autre État membre, n’est pas compatible avec le système mis en place par le règlement no 44/2001.

II. Le cadre juridique

5.

L’article 34, point 1, du règlement no 44/2001 dispose :

« Une décision n’est pas reconnue si :

1)

la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis. »

6.

Aux termes de l’article 45, paragraphe 1, de ce règlement :

« La juridiction saisie d’un recours prévu à l’article 43 ou 44 ne peut refuser ou révoquer une déclaration constatant la force exécutoire que pour l’un des motifs prévus aux articles 34 et 35. Elle statue à bref délai. »

III. Les faits du litige au principal et les questions préjudicielles

7.

Le 3 mai 2006, le navire Alexandros T. a sombré avec sa cargaison au large de la baie de Port Elizabeth (Afrique du Sud). Les sociétés Starlight Shipping Company ( 3 ) et Overseas Marine Enterprises Inc. ( 4 ), respectivement propriétaire et exploitante de ce navire, ont demandé auprès des assureurs de celui-ci le versement d’une indemnité, fondée sur la responsabilité contractuelle de ces derniers, au titre de la réalisation du sinistre assuré.

8.

En raison du refus de ces assureurs, Starlight a engagé, au cours de la même année, des actions au Royaume-Uni à leur encontre devant la juridiction compétente et, à l’égard de l’un des assureurs, en recourant à l’arbitrage. Alors que ces procédures étaient pendantes, Starlight, OME et les assureurs du navire ont conclu des accords transactionnels ( 5 ) par lesquels il a été mis fin aux procédures opposant les parties. Les assureurs ont versé, au titre de la réalisation du sinistre assuré, dans un délai convenu, l’indemnité d’assurance prévue par les contrats d’assurance, pour solde de tout compte en relation avec la perte du navire Alexandros T.

9.

Ces accords ont été validés le 14 décembre 2007 et le 7 janvier 2008 par la juridiction anglaise devant laquelle l’action était pendante. Celle-ci a ordonné la suspension de toute procédure ultérieure sur l’affaire concernée et née de la même action.

10.

Après la conclusion desdits accords, Starlight et ΟΜΕ, ainsi que les autres propriétaires et les personnes physiques qui les représentent légalement, ont engagé, devant le Polymeles Protodikeio Peiraios (tribunal de grande instance du Pirée, Grèce), plusieurs actions en justice dont celles du 21 avril 2011 et du 13 janvier 2012, notamment dirigées contre Charles Taylor Adjusting Limited ( 6 ), cabinet de conseil juridique et technique, qui avait assuré la défense des assureurs du navire Alexandros T. quant aux prétentions de Starlight devant la juridiction anglaise, et contre FD, dirigeant de ce cabinet.

11.

Par ces nouvelles actions qui ont un fondement délictuel, Starlight et ΟΜΕ ont demandé la réparation de préjudices tant matériel que moral prétendument subis en raison des allégations fausses et diffamatoires les concernant dont les assureurs du navire et leurs représentants seraient responsables. Starlight et ΟΜΕ ont soutenu que, lorsque la procédure initiale en paiement des indemnités dues par les assureurs était encore pendante et que le refus de versement de l’indemnité d’assurance persistait, les préposés et représentants de ces assureurs avaient fait circuler, en présence de l’Ethniki Trapeza tis Ellados (Banque nationale de Grèce), créancière hypothécaire de la propriétaire du navire qui avait sombré, ainsi que sur le marché de l’assurance, notamment, la fausse rumeur selon laquelle la perte du navire était due à des défauts sérieux de celui-ci, dont ses propriétaires avaient connaissance.

12.

Au cours de l’année 2011, alors que lesdites actions étaient pendantes, les assureurs du navire et leurs représentants, dont notamment Charles Taylor et FD, défendeurs dans ces procédures, ont introduit des actions contre Starlight et ΟΜΕ devant les juridictions anglaises afin qu’il soit constaté que les procédures intentées en Grèce constituaient des violations des accords transactionnels et qu’il soit fait droit à leurs demandes de réparation déclaratoire et d’indemnisation.

13.

Après des procès à tous les degrés devant les juridictions anglaises, ces recours ont donné lieu au prononcé, le 26 septembre 2014, d’un jugement et de deux ordonnances par un juge de la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen’s Bench (chambre commerciale), Royaume-Uni (ci-après la « High Court »)] ( 7 ), fondés sur le contenu des accords transactionnels ainsi que sur la clause d’élection de for désignant cette juridiction et octroyant aux requérants le paiement d’une indemnité liée à la procédure engagée en Grèce ainsi que des dépens supportés en Angleterre ( 8 ).

14.

Le Monomeles Protodikeio Peiraios, Naftiko Tmima (tribunal de grande instance à juge unique du Pirée, section maritime, Grèce) a fait droit à la requête de Charles Taylor et de FD du 7 janvier 2015 tendant à ce que ces décisions soient reconnues et déclarées partiellement exécutoires en Grèce, conformément au règlement no 44/2001.

15.

Le 11 septembre 2015, Starlight et OME ont formé un recours ( 9 ) contre ce jugement devant le Monomeles Efeteio Peiraios Naftiko Tmima (cour d’appel du Pirée statuant en formation à juge unique, section maritime, Grèce).

16.

Par un arrêt du 1er juillet 2019, cette juridiction a fait droit à leur demande au motif que les décisions dont la reconnaissance et l’exécution sont sollicitées contiennent des « “quasi” injonctions anti-procédure » qui font obstacle à ce que les intéressés puissent saisir la justice grecque, en violation de l’article 6, paragraphe 1, de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ( 10 ) ainsi que de l’article 8, paragraphe 1, et de l’article 20 de la Syntagma (Constitution). Or, ces dispositions sont au cœur de la notion d’« ordre public » en Grèce.

17.

Charles Taylor et FD ont formé un pourvoi contre cette décision devant l’Areios Pagos (Cour de cassation). Ils considèrent que le jugement et les ordonnances de la High Court ne sont manifestement contraires ni à l’ordre public du for ni à celui de l’Union européenne et n’en violent pas les principes fondamentaux. Ils font valoir que le fait de leur octroyer une indemnité provisoire, au titre des actions engagées en Grèce avant que les actions en justice en cause soient exercées devant les juridictions anglaises, n’interdisait aux intéressés ni de continuer à saisir les juridictions grecques ni à ces juridictions de leur assurer une protection juridictionnelle. Par conséquent, ce jugement et ces ordonnances de la High Court ont, à tort, été traités comme s’il s’agissait d’« injonctions anti-procédure ».

18.

Dans ces conditions, l’Areios Pagos (Cour de cassation) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Dans son acception exacte, la notion de contradiction manifeste avec l’ordre public de l’Union et par extension avec l’ordre public interne, laquelle constitue en vertu de l’article 34, point 1, et de l’article 45, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 un motif de refus de la reconnaissance ou de la déclaration du caractère exécutoire, inclut-elle dans son champ d’application – outre les injonctions anti-procédure explicites qui interdisent l’ouverture ou la poursuite de procès dans un autre État membre – également des décisions et ordonnances de juridictions de l’Union qui compliquent et parsèment d’obstacles l’accès du requérant à la protection juridictionnelle d’une juridiction d’un autre État membre ou la poursuite de procès déjà ouverts devant cette juridiction et une telle ingérence dans la compétence juridictionnelle d’une juridiction d’un autre État membre, pour l’examen d’un litige spécifique dont cette juridiction a déjà été saisie, est-elle compatible avec l’ordre public de l’Union ? Plus précisément, est-il contraire à l’ordre public de l’Union, au sens de l’article 34, point 1, et de l’article 45, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, que soit reconnue et/ou déclarée exécutoire une décision ou ordonnance par laquelle des juridictions d’un État membre adjugent aux auteurs de la demande de reconnaissance et de déclaration du caractère exécutoire une indemnité pécuniaire provisoire et anticipée au titre des dépens qu’ils encourent du fait de l’introduction d’une action en justice ou de la poursuite d’un procès devant une juridiction d’un autre État membre, lorsque cette décision ou ordonnance se fonde sur les motifs :

a)

qu’il ressort d’un examen de cette action en justice que le litige est couvert par un accord transactionnel conclu licitement et validé par la juridiction de l’État membre qui adopte la décision et/ou l’ordonnance, et

b)

que la juridiction de l’autre État membre, devant laquelle le défendeur du jugement ou de l’ordonnance a intenté une nouvelle action en justice, est privée de compétence en raison d’une clause attributive de juridiction exclusive ?

2)

En cas de réponse négative à la première question, y a-t-il, au sens véritable de l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001 tel que délimité par l’interprétation de la Cour, un obstacle à la reconnaissance et à la déclaration du caractère exécutoire en Grèce de la décision et des ordonnances ayant la teneur susmentionnée (première question) adoptées par les juridictions d’un autre État membre (le Royaume-Uni), lorsque cette décision ou ces ordonnances sont en contradiction directe et manifeste avec l’ordre public interne compte tenu des conceptions fondamentales (précitées) relatives au régime politique et au droit qui prévalent dans le pays et des dispositions fondamentales du droit grec qui sont au cœur du droit à la protection juridictionnelle (articles 8 et 20 de la Constitution, article 33 de l’Astikos Kodikas [code civil] et principe de préservation du droit à la protection juridictionnelle, lequel principe se diffuse dans tout le droit procédural grec et se concrétise notamment dans l’article 176, l’article 173, paragraphes 1 à 3, et les articles 185, 205 et 191 du Kodikas Politikis Dikonomias [code de procédure civile] [...]), ainsi que de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, de nature à justifier dans un tel cas un effacement du principe de libre circulation des décisions judiciaires inhérent au droit de l’Union ? Et la non‑reconnaissance en raison de cet obstacle est‑elle compatible avec les conceptions qui intègrent et promeuvent la perspective européenne ? »

19.

Charles Taylor et FD, Starlight et OME, les gouvernements grec et espagnol ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites.

IV. Analyse

20.

Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi se demande, en substance, si l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’une juridiction d’un État membre peut refuser de reconnaître et d’exécuter une décision pour cause de contrariété avec l’ordre public tirée du fait que cette décision fait obstacle à la poursuite d’une procédure pendante devant une autre juridiction de cet État membre, en ce qu’elle accorde à l’une des parties une indemnité pécuniaire provisoire au titre des dépens qu’elle supporte en raison de l’engagement de cette procédure, aux motifs, d’une part, que l’objet de cette procédure est couvert par un accord transactionnel, conclu licitement et validé par la juridiction de l’État membre qui a prononcé ladite décision, et, d’autre part, que la juridiction de l’autre État membre, devant laquelle a été intentée cette procédure, n’est pas compétente en raison d’une clause attributive de juridiction exclusive.

21.

En l’occurrence, le jugement et les ordonnances de la High Court dont la reconnaissance et l’exécution sont sollicitées devant une juridiction grecque ont été rendus le 26 septembre 2014. Le règlement no 44/2001 est applicable ratione temporis à l’affaire au principal ( 11 ).

22.

Ce règlement contient des règles spécifiques en matière de reconnaissance et d’exécution des décisions qu’il convient de rappeler ( 12 ), en soulignant qu’elles n’ont pas toutes été reprises dans le règlement no 1215/2012.

A.   Rappel des règles de reconnaissance et d’exécution applicables au litige

23.

Le règlement no 44/2001 prévoit que « [l]es décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure » ( 13 ). En cas de contestation, toute partie intéressée qui invoque la reconnaissance à titre principal peut faire constater que la décision doit être reconnue ( 14 ). Aux fins de l’exécution de la décision, il est prévu, à l’article 38 de ce règlement, une procédure sur requête en vue de faire constater sa force exécutoire dans l’État membre requis ( 15 ).

24.

À ce stade, il n’est procédé à aucun contrôle au fond ( 16 ).

25.

Conformément à l’article 45, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, c’est seulement dans le cadre d’un recours contre la décision relative à la demande de déclaration constatant la force exécutoire, prévu à l’article 43, paragraphe 1, de ce règlement ( 17 ), que la juridiction peut refuser ou révoquer une telle déclaration pour l’un des motifs de non-reconnaissance énoncés aux articles 34 et 35 dudit règlement.

26.

À l’article 34 du règlement no 44/2001 sont énoncés quatre motifs généraux de non-reconnaissance d’une décision ( 18 ). Le point 1 de cet article vise le cas dans lequel « la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ». En vertu de l’article 35, paragraphe 3, de ce règlement, le critère de l’ordre public ne peut être appliqué aux règles de compétence ( 19 ).

27.

La juridiction de renvoi s’interroge sur l’application de ce critère, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire dont elle est saisie.

B.   Les circonstances particulières de l’affaire au principal

28.

Plusieurs éléments tenant au contexte procédural et au contenu des décisions en cause méritent d’être relevés.

1. Le contexte procédural

29.

La décision de renvoi a pour objet l’interprétation du motif de refus de reconnaissance et d’exécution d’une décision en raison de la contrariété de cette reconnaissance avec l’ordre public dans un contexte procédural qui présente les particularités suivantes :

des accords transactionnels prévoyant la compétence exclusive d’une juridiction anglaise ont été signés par les parties au principal dans le cadre d’une action engagée par Starlight sur un fondement contractuel ;

les défendeurs à l’action en responsabilité délictuelle engagée par Starlight et par OME devant une juridiction grecque, après la conclusion de ces accords, ont obtenu de cette juridiction anglaise des décisions faisant droit à leur demande de protection déclaratoire et leur accordant à titre d’acompte une indemnité liée aux dépens de la procédure devant la juridiction grecque ainsi que le paiement de sommes au titre des dépens devant ladite juridiction anglaise, et

ainsi que Charles Taylor et FD l’ont souligné, la reconnaissance et l’exécution de cette décision dépendent de l’appréciation de son objet.

2. Le contenu des décisions en cause exposé par la juridiction de renvoi

30.

Les interrogations de la juridiction de renvoi naissent du contenu du jugement et des ordonnances de la High Court, qu’elle tire de la requête de Charles Taylor et de FD.

31.

Premièrement, ces décisions reposent sur un double constat. Il a été décidé, d’une part, par jugement, que les actions intentées en Grèce violent les accords transactionnels ( 20 ). Ces accords ont été conclus entre les parties qui avaient toutes été visées dans les procès en Angleterre et dans la procédure arbitrale par des allégations selon lesquelles elles avaient participé à un fait délictuel collectif. L’effet produit par lesdits accords est que toute action éventuelle dirigée contre ces parties, pour le même motif que celui qui constitue le fondement des procédures engagées en Grèce à leur encontre, a déjà été réglée par les mêmes accords, en vertu de la règle applicable aux coauteurs de délits.

32.

D’autre part, par ordonnances, il a été relevé également que les actions en justice grecques ont été introduites en violation de l’élection de juridiction exclusive.

33.

Deuxièmement, par deux ordonnances distinctes, Starlight et OME ont été condamnées à payer :

sur la base du jugement de la High Court fixant le principe de la créance et son montant ( 21 ), un acompte sur l’indemnité due au titre de la procédure engagée en Grèce, soit une somme de 100000 livres sterling (GBP) (environ 128090 euros) ( 22 ), payable au plus tard le 17 octobre 2014, à 16 h 30, devant couvrir tous les dommages survenus jusqu’au 9 septembre 2014 inclus, ainsi que

deux sommes au titre des dépens de la procédure devant la juridiction anglaise, soit 120000 GBP (environ 153708 euros), et 30000 GBP (environ 38527 euros), payables dans le même délai, à titre de réparation intégrale.

34.

Troisièmement, des éléments complémentaires figurent dans les ordonnances de la High Court dont la reconnaissance et la déclaration du caractère exécutoire ont été demandées aux juridictions grecques. La juridiction de renvoi les rappelle ainsi :

« [L]es deux ordonnances [de la High Court] comportent même, en leur début, des injonctions avertissant Starlight et OME, ainsi que les personnes physiques qui les représentent, que, [si elles] ne se conforment pas à l’ordonnance, il pourra être considéré qu’[elles] ont porté outrage à la juridiction et il sera possible de saisir leurs biens ou de leur infliger une amende ou d’emprisonner les personnes physiques (points 1 à 5). »

« [C]es ordonnances contiennent également les points suivants, qui n’ont pas non plus été inclus dans la requête des demandeurs au pourvoi (il n’a pas été demandé que ces passages soient reconnus ni déclarés exécutoires) :

“4.

Une décision fixant le montant de l’indemnité sera prise contre chacune des sociétés Starlight et OME.

5.

Il sera loisible d’introduire des demandes tendant au versement de davantage d’acomptes sur ladite indemnité [ceci vise manifestement l’hypothèse dans laquelle les procédures devant les juridictions grecques se poursuivraient et les dépens des demandeurs s’en trouveraient multipliés ( 23 )].” »

« Et la première ordonnance contient, en plus, les injonctions suivantes :

“8.

[...] chacune des sociétés Starlight et OME conclura un accord stipulant que les parties CTa [ ( 24 )] sont dispensées de toute obligation en relation avec les prétentions que chacune des sociétés Starlight et OME pourrait faire valoir dans les actions en justice grecques intentées contre chacune des parties CTa, conformément au modèle d’accord joint à la présente ordonnance, et Starlight et OME sont tenues de renvoyer les originaux signés aux avocats des parties CTa [...]

9.

Si Starlight et OME ne peuvent être localisées par une recherche raisonnable ou si elles omettent ou refusent de signer les accords jusqu’à la date susmentionnée, il est loisible d’adresser une demande au juge Kay QC afin qu’il exécute lui-même lesdits accords.” »

35.

Dans ces conditions, se pose la question de la qualification des décisions dont la reconnaissance et l’exécution sont sollicitées.

C.   Qualification des décisions en cause

36.

La juridiction de renvoi relève que le jugement et les ordonnances de la High Court dont la compétence exclusive a été choisie par les parties dans le cadre des accords transactionnels déterminent les effets de ceux-ci sur la procédure pendante devant les juridictions grecques.

37.

Certes, ces décisions ne s’adressent pas directement à la juridiction grecque et n’interdisent pas formellement la poursuite de la procédure dont elle est saisie. Cependant, elles contiennent des motifs sur la compétence de la juridiction grecque au regard des accords transactionnels conclus entre les parties, des condamnations pécuniaires, dont une décision indemnitaire à titre d’acompte, dissuasive en ce que son montant n’est pas définitif et dépend de la poursuite de cette procédure ( 25 ). En outre, elles sont accompagnées de sanctions et d’injonctions indissociables, en vue de s’assurer de leur exécution ( 26 ). Elles sont adressées in personam à Starlight et ΟΜΕ afin qu’elles cessent d’agir en violation des accords transactionnels contenant la clause d’élection de for ( 27 ).

38.

Sur la base de l’ensemble de ces éléments, il me paraît justifié que la juridiction de renvoi qualifie le jugement et les ordonnances de la High Court de « “quasi” injonctions anti-procédures » ( 28 ) et vise plus particulièrement les décisions indemnitaires dont la reconnaissance et l’exécution sont demandées.

39.

Par conséquent, je suis d’avis que la juridiction de renvoi s’interroge à juste titre sur la compatibilité avec le règlement no 44/2001 des effets de l’éventuelle reconnaissance et exécution de ces décisions en se référant à la jurisprudence de la Cour relative au prononcé d’« anti-suit injunction » ( 29 ) afin d’en tirer un motif de contrariété à l’ordre public.

D.   Principes jurisprudentiels applicables en matière d’« anti-suit injunction »

1. Incompatibilité avec le principe de confiance mutuelle du contrôle de la compétence d’une juridiction d’un État membre par une juridiction d’un autre État membre

40.

Selon une jurisprudence constante de la Cour ( 30 ), le droit de l’Union en matière de compétence judiciaire s’oppose au prononcé d’une interdiction faite par une juridiction à une partie d’introduire ou de poursuivre une action devant une juridiction d’un autre État membre ( 31 ) dès lors qu’elle porte atteinte à la compétence de celle-ci pour trancher le litige qui lui est soumis. Une telle ingérence n’est, en effet, pas compatible avec le système de la convention de Bruxelles ainsi que du règlement no 44/2001, qui repose sur le principe de confiance mutuelle.

41.

En outre, la Cour a écarté divers motifs invoqués pour justifier cette ingérence :

le fait qu’elle n’est qu’indirecte et qu’elle vise à empêcher un abus de procédure de la part du défendeur à la procédure nationale. La Cour a retenu que le jugement porté sur le caractère abusif du comportement reproché au défendeur consistant à se prévaloir de la compétence d’une juridiction d’un autre État membre implique une appréciation du caractère pertinent de l’introduction d’une action devant une juridiction d’un autre État membre ( 32 ), et

le fait d’être partie à une procédure d’arbitrage ( 33 ).

42.

Ainsi, se dégage de cette jurisprudence le principe général, désormais acquis, selon lequel chaque juridiction saisie détermine elle-même si elle est compétente pour trancher le litige qui lui est soumis, en vertu des règles applicables ( 34 ), et une partie ne peut être privée, sous peine de sanction le cas échéant, de la faculté de saisir un juge d’un État membre qui vérifiera sa compétence ( 35 ).

2. Exceptions au principe de non-contrôle de la compétence limitées par le législateur de l’Union

43.

La jurisprudence de la Cour rappelle que des exceptions à ce principe général sont autorisées de manière limitée par le règlement no 44/2001, qu’elles ne concernent que le stade de la reconnaissance ou de l’exécution des décisions et qu’elles visent à garantir l’application de certaines règles de compétence spéciale ou exclusive prévues uniquement par ce règlement ( 36 ).

44.

Par conséquent, à mon sens, il y a lieu d’en déduire que le législateur de l’Union a considéré que sont sans incidence sur l’application du principe de non-contrôle de la compétence, les conventions des parties s’engageant à soumettre leurs différends à l’arbitrage ou désignant une juridiction pour en connaître ( 37 ).

45.

La Cour ne s’est pas encore prononcée sur ce dernier cas de figure ( 38 ). Selon moi, par analogie avec la solution retenue, en matière d’arbitrage, dans l’arrêt Allianz et Generali Assicurazioni Generali ( 39 ), une partie qui saisirait une juridiction d’un État membre en considérant que la clause attributive de juridiction à laquelle elle a consenti n’est pas applicable ne peut être privée de la protection juridictionnelle à laquelle elle a droit ( 40 ).

46.

En effet, le fondement de l’interdiction des « anti-suit injunctions » au sein de l’Union, à savoir la confiance mutuelle entre les juridictions, ainsi que l’absence de disposition particulière dans le règlement no 1215/2012, qui a remplacé le règlement no 44/2001, justifient l’extension de la jurisprudence de la Cour aux cas dans lesquels une compétence exclusive a été conférée à un tribunal en vertu d’un accord des parties ( 41 ). L’effet utile de ce règlement est ainsi garanti ( 42 ).

E.   Sur le motif tiré de l’ordre public justifiant le refus de reconnaissance et d’exécution d’« anti-suit injunctions »

47.

Prévue par l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001 ( 43 ), l’appréciation de la contrariété manifeste à l’ordre public de l’État requis porte sur les effets produits par la décision étrangère si elle est reconnue et exécutée ( 44 ), au regard d’une conception européenne de l’ordre public ( 45 ).

48.

Selon la jurisprudence de la Cour, l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001 doit recevoir une interprétation stricte en ce qu’il constitue un obstacle à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux de ce règlement. Dès lors, il ne doit jouer que dans des cas exceptionnels. La Cour contrôle les limites dans le cadre desquelles le juge d’un État membre peut avoir recours à cette notion pour ne pas reconnaître une décision émanant d’un autre État membre ( 46 ).

49.

S’agissant de l’ordre public procédural ( 47 ), la Cour a adopté une conception large de la notion visée à cet article 34, point 1, en considérant qu’elle peut être opposée en cas d’entrave au droit à un recours effectif garanti à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ( 48 ).

50.

En l’occurrence, la question de la juridiction de renvoi porte sur la reconnaissance et l’exécution de décisions, fondées notamment sur la violation d’une clause d’élection de for contenue dans des accords transactionnels, prises par la juridiction désignée par les parties, qui en détermine les conséquences pécuniaires ( 49 ). En particulier, ces décisions imposent aux parties à ces accords qui n’ont pas saisi en premier lieu cette juridiction de supporter une indemnité liée aux dépens supportés par les autres parties attraites dans un autre État membre, à titre d’avance.

51.

Accompagnées de mesures destinées à assurer leur exécution, lesdites décisions, qui n’ont pas été prises à titre conservatoire, prévoient l’octroi d’autres indemnités en cas de poursuite de la procédure devant la juridiction grecque. Par leurs effets, elles dépassent donc largement le cadre de l’interprétation des accords transactionnels et de l’examen de sa compétence par le juge désigné par les parties dans ces accords ( 50 ).

52.

Ainsi, replacées dans leur contexte, spécialement les ordonnances de la High Court ont indéniablement pour effet de contraindre les parties concernées à se désister de leur action. Par là même, il est fait obstacle indirectement à l’accès au seul juge saisi du litige au fond qui, en vertu du règlement no 44/2001, a le pouvoir de statuer sur sa compétence, de mener la procédure à son terme et de statuer sur les dépens de la procédure engagée devant lui ainsi que sur les éventuelles demandes indemnitaires liées à celle-ci.

53.

Considérant qu’il appartient à ce juge de procéder à une appréciation globale de la procédure et de l’ensemble des circonstances ( 51 ), la juridiction de renvoi invoque à juste titre, à mon sens, que la reconnaissance et l’exécution du jugement et des ordonnances de la High Court sont manifestement incompatibles avec l’ordre public du for en faisant valoir qu’il est porté atteinte au principe fondamental, dans l’espace judiciaire européen reposant sur la confiance mutuelle ( 52 ), selon lequel chaque juridiction se prononce sur sa propre compétence. Je rappelle que ce principe a conduit la Cour à énoncer que, en toutes circonstances, il s’oppose au prononcé de décisions interdisant directement ou indirectement la poursuite d’une procédure engagée dans un autre État membre.

54.

Autrement dit, en raison du fondement systémique de cette interdiction, il ne peut être admis d’y déroger, sauf à donner des effets à une décision qui aurait été interdite dans le cadre d’une instance directe.

55.

Dès lors, je propose à la Cour de répondre par l’affirmative à la première question préjudicielle et, par conséquent, de constater qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la seconde question.

V. Conclusion

56.

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par l’Areios Pagos (Cour de cassation, Grèce) de la manière suivante :

L’article 34, paragraphe 1, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale,

doit être interprété en ce sens que :

une juridiction d’un État membre peut refuser de reconnaître et d’exécuter une décision pour cause de contrariété avec l’ordre public tirée du fait que cette décision fait obstacle à la poursuite d’une procédure pendante devant une autre juridiction de cet État membre, en ce qu’elle accorde à l’une des parties une indemnité pécuniaire provisoire au titre des dépens qu’elle supporte en raison de l’engagement de cette procédure, aux motifs, d’une part, que l’objet de cette procédure est couvert par un accord transactionnel, conclu licitement et validé par la juridiction de l’État membre qui a prononcé ladite décision, et, d’autre part, que la juridiction de l’autre État membre, devant laquelle a été intentée cette procédure, n’est pas compétente en raison d’une clause attributive de juridiction exclusive.


( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) JO 2001, L 12, p. 1.

( 3 ) Ci-après « Starlight ».

( 4 ) Ci-après « OME ».

( 5 ) Ci-après les « accords transactionnels ». Ces accords sont au nombre de trois et datent, respectivement, du 13 décembre 2007, ainsi que des 7 et 30 janvier 2008, ce dernier accord ayant été conclu dans le cadre de l’arbitrage.

( 6 ) Ci-après « Charles Taylor ».

( 7 ) Ci-après le « jugement de la High Court », les « ordonnances de la High Court » et, ensemble, le « jugement et les ordonnances de la High Court ».

( 8 ) Voir, pour un exposé détaillé de leur contenu, points 30 à 34 des présentes conclusions.

( 9 ) Voir point 25 des présentes conclusions.

( 10 ) Signée à Rome le 4 novembre 1950, ci-après la « CEDH ».

( 11 ) Conformément à l’article 66 du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1), le règlement no 44/2001 continue à s’appliquer aux actions intentées avant le 10 janvier 2015. Tel est également le cas, s’agissant de décisions rendues au Royaume-Uni, en vertu de l’article 67, paragraphe 2, sous a), de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (JO 2020, L 29, p. 7), adopté par la décision (UE) 2020/135 du Conseil, du 30 janvier 2020, relative à la conclusion de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté de l’énergie atomique (JO 2020, L 29, p. 1), en vigueur depuis le 1er février 2020, conformément à son article 185, avec une période de transition jusqu’au 31 décembre 2020 (article 126), pendant laquelle le droit de l’Union était applicable au Royaume-Uni, sauf disposition contraire prévue dans cet accord (article 127).

( 12 ) Sur le principe selon lequel l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de l’un de ces instruments juridiques, dont également la convention concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), signée à Bruxelles le 27 septembre 1968, telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (JO 1998, C 27, p. 1) (ci-après la « convention de Bruxelles »), vaut également pour celles des autres, lorsque ces dispositions peuvent être qualifiées d’équivalentes, voir arrêt du 20 juin 2022, London Steam-Ship Owners’ Mutual Insurance Association (C‑700/20, EU:C:2022:488, point 42).

( 13 ) Article 33, paragraphe 1. Cette règle est fondée sur la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union, qui repose sur le principe que tous les États membres respectent le droit de l’Union, avec pour objectif d’assurer la libre circulation des décisions [voir arrêts du 16 juillet 2015, Diageo Brands (C‑681/13, EU:C:2015:471, point 40 et jurisprudence citée), ainsi que du 12 décembre 2019, Aktiva Finants (C‑433/18, EU:C:2019:1074, points 23 et 25)].

( 14 ) Voir article 33, paragraphe 2, du règlement no 44/2001. En outre, une juridiction d’un État membre devant laquelle la reconnaissance de telles décisions est invoquée de façon incidente est compétente pour en connaître (voir paragraphe 3 de cet article).

( 15 ) Cette procédure a été supprimée dans le règlement no 1215/2012 (voir considérant 26). Voir, à titre de rappel du contrôle exercé, arrêt du 6 septembre 2012, Trade Agency (C‑619/10, EU:C:2012:531, points 43 et 44). En vertu de l’article 48 du règlement no 44/2001, la déclaration constatant la force exécutoire d’une décision étrangère qui a statué sur plusieurs chefs de la demande peut être limitée à certains d’entre eux qui sont dissociables, d’office ou à la demande du requérant.

( 16 ) Voir article 41 et considérant 17 du règlement no 44/2001.

( 17 ) Voir considérant 18 du règlement no 44/2001. Aux termes de l’article 43, paragraphe 1, de ce règlement, « [l]’une ou l’autre partie peut former un recours contre la décision relative à la demande de déclaration constatant la force exécutoire ».

( 18 ) D’autres motifs sont énoncés à l’article 35 du règlement no 44/2001. Celui-ci est consacré au respect des critères de compétence en matière d’assurances, de contrats conclus par les consommateurs, et de ceux qui désignent exclusivement une juridiction, sans considération du domicile des parties, ainsi qu’à la règle énoncée à l’article 72 de ce règlement. Reprises à l’article 45, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012, ces dispositions ont été étendues seulement en matière de contrats individuels de travail. Voir, à titre d’illustration des conséquences procédurales, arrêt du 3 avril 2014, Weber (C‑438/12, EU:C:2014:212, points 54 à 58).

( 19 ) Voir aussi arrêt du 16 janvier 2019, Liberato (C‑386/17, EU:C:2019:24, point 45), ainsi que point 53 des présentes conclusions.

( 20 ) La juridiction anglaise a relevé que les clauses des accords transactionnels dispensent notamment Charles Taylor et FD de toute obligation en relation avec toute prétention que Starlight et OME (ou chacune d’entre elles) pourraient avoir au titre de la perte du navire, y compris de toute obligation en relation avec les prétentions formulées dans les actions en justice grecques.

( 21 ) La juridiction de renvoi cite le point 83 du jugement de la High Court en ces termes : « [Les requérants] font [...] valoir une demande d’indemnisation [...] Les dépens [“costs” dans l’original en langue anglaise] qu’elles ont encourus jusqu’à présent atteignent quasiment 163000 GBP. Le paiement intermédiaire [demandé] [...] s’élève à 150000 GBP ou tout autre montant que la High Court fixera souverainement ». Plus loin dans la décision de renvoi, il est relevé que, à ce point, il est précisé que, dans cette procédure, d’autres requérants avaient demandé « un acompte sur l’indemnité égal à 60 % des dépens qu’ils avaient encourus au titre des actions en justice grecques ». Par ailleurs, au point 94 de ce jugement, également cité dans la décision de renvoi, la High Court a considéré que « le paiement intermédiaire approprié, valant acompte sur l’indemnité précitée, s’élève à 100000 GBP ». La juridiction de renvoi retient à cet égard que « cette considération a elle aussi un caractère déclaratoire et, après appréciation de la requête, il y a lieu de considérer que seule se pose en l’espèce la question de sa reconnaissance, et non la question de la déclaration de son caractère exécutoire, cette dernière question ne concernant que la branche pertinente de l’ordonnance qui a suivi le jugement ».

( 22 ) Au taux de change du 26 septembre 2014, voir point 13 des présentes conclusions.

( 23 ) Note de la juridiction de renvoi.

( 24 ) La juridiction de renvoi précise que « “CTa” désigne les demandeurs au pourvoi », soit Charles Taylor et FD, voir point 17 des présentes conclusions.

( 25 ) La juridiction de renvoi considère en outre que le calcul et l’octroi par avance de dépens en guise d’indemnisation provisoire constituent en substance une sanction déguisée.

( 26 ) Dans l’arrêt du 10 février 2009, Allianz et Generali Assicurazioni Generali (C‑185/07, EU:C:2009:69, point 20), la Cour avait déjà relevé la variété des mesures prises dans le cadre d’« anti-suit injunctions ».

( 27 ) Voir point 34 des présentes conclusions.

( 28 ) Voir, à cet égard, expression « une forme d’anti-suit injunction », utilisée au point 89 de l’arrêt du 19 septembre 2018, C.E. et N.E. (C‑325/18 PPU et C‑375/18 PPU, EU:C:2018:739).

( 29 ) En matière de reconnaissance et d’exécution de décision interdisant à une partie de présenter certaines demandes devant une juridiction d’un État membre, la Cour a rendu un seul arrêt [l’arrêt du 13 mai 2015, Gazprom (C‑536/13, EU:C:2015:316)]. Cependant, celui-ci n’est pas pertinent en l’occurrence. En effet, il portait sur une sentence arbitrale, ce qui a conduit la Cour à juger, principalement en raison du champ d’application du règlement no 44/2001 dont est exclu l’arbitrage, que ni cette sentence arbitrale ni la décision par laquelle, le cas échéant, la juridiction d’un État membre reconnaît celle-ci ne sont susceptibles d’affecter la confiance mutuelle entre les juridictions des différents États membres sur laquelle repose ce règlement (point 39). Il en résulte que la procédure de reconnaissance et d’exécution d’une sentence arbitrale relève du droit national et du droit international applicables dans l’État membre dans lequel cette reconnaissance et cette exécution sont demandées (point 41). Dans le même sens, le considérant 12 du règlement no 1215/2012 souligne désormais que ce règlement ne s’applique pas à une action ou à une décision concernant la reconnaissance ou l’exécution d’une sentence arbitrale (voir arrêt du 20 juin 2022, London Steam-Ship Owners’ Mutual Insurance Association, C‑700/20, EU:C:2022:488, point 46).

( 30 ) Voir arrêt du 27 avril 2004, Turner (C‑159/02, EU:C:2004:228, points 27, 28 et 31). Voir, également, arrêt du 10 février 2009, Allianz et Generali Assicurazioni Generali (C‑185/07, EU:C:2009:69), et synthèse de celui-ci dans l’arrêt du 13 mai 2015, Gazprom (C‑536/13, EU:C:2015:316, points 32 à 34). Voir, s’agissant de la décision la plus récente, mais en matière de responsabilité parentale, arrêt du 19 septembre 2018, C.E. et N.E. (C‑325/18 PPU et C‑375/18 PPU, EU:C:2018:739, point 90).

( 31 ) Voir, pour un rappel du contexte dans lequel il est fait usage des « anti-suit injunctions » dans les pays de « common law », Usunier, L., « Compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions en matière civile et commerciale. – Compétence. – Exceptions à l’exercice de la compétence. – Conflits de procédures. – Articles 29 à 34 du règlement (UE) no 1215/2012 », JurisClasseur Droit international, LexisNexis, Paris, 7 octobre 2015 (dernière mise à jour le 3 août 2022), fascicule 584-170, point 5.

( 32 ) Voir arrêt du 27 avril 2004, Turner (C‑159/02, EU:C:2004:228, point 28).

( 33 ) Voir arrêts du 10 février 2009, Allianz et Generali Assicurazioni Generali (C‑185/07, EU:C:2009:69, points 27 et 28), ainsi que du 13 mai 2015, Gazprom (C‑536/13, EU:C:2015:316, point 32).

( 34 ) Voir arrêt Allianz et Generali Assicurazioni Generali (C‑185/07, EU:C:2009:69, points 29 et 30).

( 35 ) Voir, pour un rappel du principe et de sa conception large, arrêt du 19 septembre 2018, C.E. et N.E. (C‑325/18 PPU et C‑375/18 PPU, EU:C:2018:739, points 90 et 91). Voir, également en ce sens, certaines décisions nationales telles que l’arrêt de la Cour de cassation (France), 1re chambre civile, du 14 octobre 2009 (nos 08-16.369 et 08-16.549), et commentaires notamment de Clavel, S., « Conflits de juridictions. – Exequatur d’un jugement étranger. – Injonction anti-suit. – Ordre public international. – Clause attributive de juridiction. – Clauses de procédure. », Journal du droit international (Clunet), LexisNexis, Paris, janvier 2010, no 1, p. 146 à 155, en particulier p. 152, et de Muir Watt, H., « La procédure d’anti-suit injonction n’est pas contraire à l’ordre public international », Revue critique de droit international privé, Dalloz, Paris, 2010, p. 158 à 163. Voir, également, jugement de la High Court, du 6 juin 2018, Nori Holding Limited and others v. Public Joint-Stock Company « Bank Otkritie Financial Corporation », point 90, cité par Law, S., « Article 29 », dans Requejo Isidro, M., Brussels I bis : A Commentary on Regulation (EU) no 1215/2012, Edward Elgar Publishing, Cheltenham, 2022, p. 466 à 483, en particulier points 29.52 et 29.54, p. 481 et 482.

( 36 ) Voir note en bas de page 18 des présentes conclusions.

( 37 ) À cet égard, il convient de souligner que, si, dans la convention de Bruxelles, la convention attributive de juridiction avait pour effet, selon son article 17, de désigner un tribunal seul compétent, dans les règlements nos 44/2001 et 1215/2012, cette règle a été maintenue « sauf convention contraire des parties ».

( 38 ) Dans l’affaire Gjensidige (C-90/22), actuellement pendante devant la Cour, celle-ci est saisie d’une demande d’interprétation de l’article 45, paragraphe 1, sous e), ii), du règlement no 1215/2012 (deuxième question préjudicielle) ayant pour objet un accord d’élection de for contenu dans un contrat de transport international, régi par une convention internationale spéciale, ainsi que la notion d’« ordre public » dans ce contexte particulier (troisième question préjudicielle).

( 39 ) C‑185/07, EU:C:2009:69, points 26 et 31. La Cour a jugé qu’une juridiction étatique ne peut être empêchée d’examiner la question préalable de la validité ou de l’applicabilité de la convention d’arbitrage et ainsi d’apprécier, à la demande de la partie intéressée, si une convention d’arbitrage est caduque, inopérante ou non susceptible d’être appliquée. Je relève, à cet égard, que, malgré les critiques exprimées par la doctrine après cet arrêt en raison de la situation particulière de l’arbitrage (voir, notamment, Muir Watt, H., op. cit., p. 161), l’arrêt du 13 mai 2015, Gazprom (C‑536/13, EU:C:2015:316), ne remet pas en cause les principes sur lesquels ledit arrêt est fondé. Voir, dans le même sens, arrêt de la Cour de cassation, 1re chambre civile, du 14 octobre 2009 (nos 08-16.369 et 08-16.549), qui a décidé que n’est pas contraire à l’ordre public international l’« anti-suit injunction », dont l’objet « hors champ d’application de conventions ou du droit communautaire » consiste à faire respecter une clause attributive de juridiction. Voir, s’agissant de certains commentaires doctrinaux sur cet arrêt, note en bas de page 35 des présentes conclusions.

( 40 ) La discussion entre les parties peut notamment porter sur la condition de fond que doit remplir une convention attributive de juridiction, à savoir qu’elle doit porter sur « des différends nés ou à naître à l’occasion d’un rapport de droit déterminé » (article 23, paragraphe 1, du règlement no 44/2001). Voir arrêt du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide (C‑352/13, EU:C:2015:335, point 67). Le juge saisi pourrait aussi être conduit à vérifier que la clause d’élection de for ne déroge pas à une règle de compétence exclusive ou qu’une intention s’est manifestée d’y déroger, ou encore qu’elle n’a pas été remplacée à l’occasion d’autres circonstances. Voir, à titre d’illustration, Legros, C., « Commerce maritime. – Contrat de transport de marchandises. Responsabilité du transporteur », JurisClasseur Transport, LexisNexis, Paris, 25 septembre 2021, fascicule 1269, II, Conflits de juridictions, point 48. Voir, en outre, s’agissant de la reconnaissance d’une décision d’incompétence fondée sur une clause attributive de juridiction et de ses motifs relatifs à la validité de celle-ci, arrêt du 15 novembre 2012, Gothaer Allgemeine Versicherung e.a. (C‑456/11, EU:C:2012:719, points 29 et 41).

( 41 ) Voir, en ce sens, Usunier, L., op. cit., point 5. Voir, également, Legros, C., op. cit., point 48.

( 42 ) Voir, en ce sens, arrêts du 27 avril 2004, Turner (C‑159/02, EU:C:2004:228, point 29), et du 10 février 2009, Allianz et Generali Assicurazioni Generali (C‑185/07, EU:C:2009:69, point 24).

( 43 ) Voir points 5 et 26 des présentes conclusions.

( 44 ) Voir rapport de M. P. Jenard sur la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1979, C 59, p. 1), en particulier p. 44, ainsi que arrêt du 28 avril 2009, Apostolides (C‑420/07, EU:C:2009:271, point 60 et jurisprudence citée).

( 45 ) Voir arrêt du 28 mars 2000, Krombach (C‑7/98, EU:C:2000:164, points 25 à 27). Voir, sur cette notion, Nowak, J. T., et Richard, V., « Article 45 », dans Requejo Isidro, M., Brussels I bis : A Commentary on Regulation (EU) no 1215/2012, op. cit., p. 638 à 678, en particulier points 45.69 à 45.72, p. 666 à 668, et Mankowski, P., « Article 45 », dans Magnus, U., et Mankowski, P., European Commentaries on Private International Law, Brussels Ibis Regulation, 2de éd., Otto Schmidt, Cologne, 2023, p. 842 à 918, en particulier points 28 et suiv., p. 864 et suiv.

( 46 ) Voir arrêts du 6 septembre 2012, Trade Agency (C‑619/10, EU:C:2012:531, points 48 et 49 et jurisprudence citée), ainsi que du 25 mai 2016, Meroni (C‑559/14, EU:C:2016:349, points 38 et 40). Voir, également, arrêt du 20 juin 2022, London Steam-Ship Owners’ Mutual Insurance Association (C‑700/20, EU:C:2022:488, point 77).

( 47 ) Voir, à cet égard, Gaudemet-Tallon, H., et Ancel, M.-E., Compétence et exécution des jugements en Europe, Règlements 44/2001 et 1215/2012, Conventions de Bruxelles (1968) et de Lugano (1998 et 2007), 6e éd., Librairie générale de droit et de jurisprudence, collection « Droit des affaires », Paris, 2018, points 438 et suiv., p. 611 et suiv., ainsi que Nowak, J., T., et Richard, V., op. cit., points 45.82 et suiv., p. 671 et suiv.

( 48 ) Voir, en ce sens, arrêt du 25 mai 2016, Meroni (C‑559/14, EU:C:2016:349, points 44 à 46 et jurisprudence citée). Ainsi, constitue une violation de l’ordre public procédural une atteinte manifeste aux droits de la défense, sous réserve de l’exercice des voies de recours (points 48 et 50 de cet arrêt ainsi que jurisprudence citée). Sur l’application de ce motif de non-reconnaissance des « anti-suit injunctions », voir Mankowski, P., op. cit., point 31, p. 869.

( 49 ) Il y a lieu de souligner que cette question ne porte pas sur le bien-fondé de l’octroi de dommages et intérêts lorsqu’une partie a enfreint une convention attributive de juridiction. À cet égard, premièrement, il doit être rappelé que, au stade de la reconnaissance d’une décision, toute révision au fond est interdite [voir arrêts du 25 mai 2016, Meroni (C‑559/14, EU:C:2016:349, point 41), et du 16 janvier 2019, Liberato (C‑386/17, EU:C:2019:24, point 54)]. Deuxièmement, il me semble néanmoins opportun de faire état du débat doctrinal qui existe en la matière. Voir, d’une part, Gaudemet-Tallon, H., et Ancel, M.-E., op. cit, point 162, p. 215, soutenant une réponse négative en droit de l’Union. Voir, d’autre part, Brosch, M., et Kahl, L. M., « Article 25 », dans Requejo Isidro, M., Brussels I bis : A Commentary on Regulation (EU) no 1215/2012, op. cit., p. 344 à 374, en particulier point 25.75, p. 366, dans lequel sont citées les décisions rendues par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne) le 17 octobre 2019, III ZR 42/19, points 41 à 45, et par le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) le 23 février 2007, no 201/2007, ainsi que Álvarez González, S., « The Spanish Tribunal Supremo Grants Damages for Breach of a Choice-of-Court Agreement », Praxis des Internationalen Privat- und Verfahrensrechts (IPRax), Gieseking, Bielefeld, vol. 29, no 6, 2009, p. 529 à 533. J’observe que, dans cette décision allemande dont Charles Taylor et FD se sont prévalus, la décision indemnitaire de la juridiction désignée par les parties est intervenue après que le premier juge saisi a vérifié sa compétence. Voir, notamment, commentaire de Burianski, M., « Damages for breach of an exclusive jurisdiction clause », janvier 2020, disponible à l’adresse Internet suivante : https://www.whitecase.com/insight-alert/damages-breach-exclusive-jurisdiction-clause.

( 50 ) À cet égard, dans l’affaire au principal, pouvait se poser la question de l’application des règles de procédure énoncées dans l’arrêt du 9 décembre 2003, Gasser (C‑116/02, EU:C:2003:657), sous réserve de constater que les conditions de la litispendance étaient réunies. Contrairement à ce que la Cour avait décidé, le législateur de l’Union, lors de la refonte du règlement no 44/2001, a donné priorité à la juridiction du lieu du for élu pour confirmer sa compétence dans les conditions déterminées à l’article 31, paragraphes 2 et 3, du règlement no 1215/2012, dont celle qu’il soit saisi du litige. Sur cette dernière condition essentielle, spécialement en l’espèce, voir Usunier, L., op. cit., point 29. Sur l’extension de cette solution aux situations dans lesquelles le règlement no 44/2001 est applicable, voir Gaudemet-Tallon, H., et Ancel, M.-E., op. cit, point 367, p. 534. Par ailleurs, il y a lieu de rappeler que, au stade de la reconnaissance d’une décision étrangère, le défaut de respect des règles de litispendance ne fait pas obstacle à une telle reconnaissance. Voir arrêt du 16 janvier 2019, Liberato (C‑386/17, EU:C:2019:24, point 52).

( 51 ) Voir, en ce sens, arrêt du 2 avril 2009, Gambazzi (C‑394/07, EU:C:2009:219, point 48).

( 52 ) Voir point 40 des présentes conclusions.