CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MACIEJ SZPUNAR

présentées le 27 avril 2023 ( 1 )

Affaire C‑491/21

WA

contre

Direcţia pentru Evidenţa Persoanelor şi Administrarea Bazelor de Date din Ministerul Afacerilor Interne

[demande de décision préjudicielle formée par l’Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie (Haute Cour de cassation et de justice, Roumanie)]

« Renvoi préjudiciel – Citoyenneté de l’Union – Article 21 TFUE – Droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres – Directive 2004/38/CE – Article 4 – Condition de délivrance de la carte d’identité – Domicile dans l’État membre d’émission du document – Refus des autorités de cet État membre de délivrer la carte d’identité à l’un de ses ressortissants, domicilié dans un autre État membre – Égalité de traitement – Restriction – Justification »

I. Introduction

1.

Comme l’a écrit l’avocat général Jacobs dans ses conclusions dans l’affaire Pusa, « sous réserve des limitations prévues à l’article [21 TFUE] même, aucun désavantage injustifié ne peut être imposé à un citoyen de l’Union, quel qu’il soit, qui cherche à exercer son droit de circulation ou de séjour » ( 2 ).

2.

Dans la présente affaire, la Cour est saisie par l’Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie (Haute Cour de cassation et de justice, Roumanie) d’une demande de décision préjudicielle relative à l’interprétation, d’une part, de l’article 26, paragraphe 2, et de l’article 21, paragraphe 1, TFUE ainsi que de l’article 20, de l’article 21, paragraphe 1, et de l’article 45, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») et, d’autre part, des articles 4 à 6 de la directive 2004/38/CE ( 3 ).

3.

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant WA, le requérant au principal, un ressortissant roumain qui exerce ses activités professionnelles tant en France qu’en Roumanie, à la Direcția pentru Evidența Persoanelor și Administrarea Bazelor de Date din Ministerul Afacerilor Interne (direction chargée du registre des personnes et de la gestion des bases de données du ministère de l’Intérieur, Roumanie) (ci-après la « direction du registre »), au sujet du refus de cette dernière de délivrer au requérant au principal une carte d’identité en raison du fait qu’il a établi son domicile dans un autre État membre.

II. Le cadre juridique

A.   Le droit de l’Union

4.

Outre certaines dispositions de droit primaire, à savoir l’article 21, paragraphe 1, TFUE, et l’article 20, paragraphe 2, l’article 21, paragraphe 1, et l’article 45, paragraphe 1, de la Charte, sont pertinents dans le cadre de la présente affaire l’article 4, paragraphe 3, l’article 5, paragraphes 1 et 4, ainsi que l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2004/38.

B.   Le droit roumain

5.

L’Ordonanța de urgență a Guvernului nr. 97/2005 privind evidența, domiciliul, reședința și actele de identitate ale cetățenilor români (ordonnance d’urgence du gouvernement no 97/2005 concernant le registre des personnes, le domicile, la résidence et les pièces d’identité des ressortissants roumains, telle que modifiée et complétée ultérieurement ( 4 ) (ci-après l’« OUG no 97/2005 »), énonce, à son article 12 :

« (1)   À partir de l’âge de 14 ans, les ressortissants roumains se voient délivrer des pièces d’identité.

[...]

(3)   Aux fins de la présente ordonnance d’urgence, on entend par pièce d’identité : la carte d’identité, la carte d’identité simple, la carte électronique d’identité, la carte d’identité provisoire et le carnet d’identité, en cours de validité. »

6.

L’article 13 de l’OUG no 97/2005 prévoit :

« (1)   La pièce d’identité atteste de l’identité, de la nationalité roumaine, de l’adresse du domicile et, le cas échéant, de l’adresse de résidence.

(2)   Aux termes de la [Legea nr. 248/2005 privind regimul liberei circulații a cetățenilor români în străinătate (loi no 248/2005 relative au régime de libre circulation des ressortissants roumains à l’étranger) ( 5 )], telle que modifiée et complétée ultérieurement [ci-après la “loi sur le régime de libre circulation”], la carte d’identité et la carte électronique d’identité constituent un document de voyage dans les États membres de l’Union.

(3)   La carte électronique d’identité permet à son titulaire de s’authentifier dans les systèmes informatiques du ministère de l’Intérieur et dans les systèmes informatiques d’autres institutions publiques ou privées ainsi que d’utiliser la signature électronique, dans les conditions prévues par la loi. »

7.

L’article 15, paragraphe 3, de l’OUG no 97/2005 énonce :

« La demande de délivrance d’une nouvelle pièce d’identité n’est accompagnée que des documents qui, conformément à la loi, attestent le domicile de l’intéressé et, le cas échéant, sa résidence, sauf si :

a)

des modifications ont été apportées aux données relatives au nom et au prénom, à la date de naissance, à l’état civil et à la nationalité roumaine, auquel cas le demandeur est tenu de présenter les documents attestant ces changements ;

b)

le demandeur est titulaire d’une carte d’identité provisoire ou d’un bulletin d’identité, auquel cas le demandeur est tenu de présenter tous les documents visés au paragraphe 2. »

8.

L’article 20, paragraphe 1, sous c), de l’OUG no 97/2005 dispose :

« La carte d’identité provisoire est délivrée dans les cas suivants :

[...] aux citoyens roumains domiciliés à l’étranger qui résident temporairement en Roumanie. »

9.

L’article 28, paragraphe 1, de l’OUG no 97/2005 prévoit :

« 1) La preuve de l’adresse du domicile peut être établie au moyen :

a)

des actes conclus conformément aux conditions de validité prévues par la loi roumaine en vigueur, en ce qui concerne le document public qui atteste le droit d’occuper un logement ;

b)

de la déclaration écrite de l’hébergeur, personne physique ou morale, valant attestation d’hébergement, accompagnée d’un des documents visés sous a) ou, le cas échéant, sous d) ;

c)

de la déclaration sur l’honneur du demandeur, accompagnée de la note de contrôle de l’agent de police, certifiant l’existence d’un immeuble à usage d’habitation et le fait que le demandeur réside effectivement à l’adresse déclarée, pour une personne physique qui n’est pas en mesure de produire les documents visés sous a) et b) ;

d)

du document délivré par l’administration publique locale attestant que le demandeur ou, le cas échéant, la personne qui l’héberge est inscrit(e) au [Registrul agricol (registre agricole)] comme propriétaire d’un immeuble à usage d’habitation ;

e)

du document d’identité d’un des parents ou de son représentant légal ou de l’acte relatif à l’exercice de l’autorité parentale, accompagné, le cas échéant, d’un des documents visés sous a) à d), dans le cas des mineurs demandant la délivrance d’un document d’identité. »

10.

Les articles 6 et 61 de la loi sur le régime de libre circulation énoncent :

« Article 6

(1)

Les types de documents de voyage sur la base desquels les ressortissants roumains peuvent voyager à l’étranger sont les suivants :

a)

passeport diplomatique ;

b)

passeport de service ;

c)

passeport diplomatique électronique ;

d)

passeport de service électronique ;

e)

passeport simple ;

f)

passeport simple électronique ;

g)

passeport simple temporaire ;

h)

titre de voyage.

Article 61

(1)

Aux fins de la présente loi, la carte d’identité, la carte d’identité simple et la carte électronique d’identité valables constituent un document de voyage sur le fondement duquel les ressortissants roumains peuvent se rendre dans les États membres de l’Union ainsi que dans les États tiers qui les reconnaissent en tant que document de voyage.

[...] »

11.

L’article 171, paragraphe 1, sous d), et paragraphe 2, sous b), de cette loi prévoit :

« (1)   Le passeport simple temporaire est délivré aux ressortissants roumains remplissant les conditions prévues par la présente loi et ne se trouvant pas sous le coup d’une suspension du droit de voyager à l’étranger, dans les cas suivants :

[...]

d) lorsque le titulaire a présenté un passeport simple ou un passeport simple électronique aux fins de l’obtention d’un visa et déclare devoir se rendre à l’étranger de manière urgente ;

[...]

2.   Le passeport simple temporaire est délivré :

[...]

b) dans les situations visées au paragraphe 1, sous b) à g), dans un délai de trois jours ouvrables au maximum à compter de la date de dépôt de la demande ;

[...] »

12.

L’article 34, paragraphes 1, 2 et 6, de ladite loi dispose :

« 1.   Un citoyen roumain qui a établi sa résidence à l’étranger peut demander la délivrance d’un passeport simple électronique ou d’un passeport simple temporaire indiquant son pays de domicile, lorsqu’il se trouve dans l’une des situations suivantes :

a)

il a acquis un droit de séjour d’au moins un an ou, selon le cas, son droit de séjour sur le territoire de cet État a été itérativement renouvelé au cours d’une année ;

b)

il a acquis un droit de séjour sur le territoire dudit État aux fins du regroupement familial avec une personne ayant son domicile sur le territoire du même État ;

c)

il a acquis un droit de séjour de longue durée ou, le cas échéant, un droit de séjour permanent sur le territoire dudit État ;

d)

il a acquis la nationalité de cet État ;

e)

il a acquis un droit de travail ou est inscrit dans un établissement privé ou public dans le but principal d’y suivre des études, y compris une formation professionnelle.

2.   Un citoyen roumain titulaire d’une attestation d’enregistrement ou d’un document attestant sa résidence dans un État membre de l’Union européenne, de l’Espace économique européen ou dans la Confédération suisse, délivré(e) par les autorités compétentes d’un État membre de l’Union européenne, de l’Espace économique européen ou de la Confédération suisse, peut demander la délivrance d’un passeport simple électronique ou d’un passeport simple temporaire indiquant cet État comme pays du domicile.

[...]

6.   Un ressortissant roumain qui a établi son domicile à l’étranger est tenu, lorsqu’il se voit remettre un passeport simple électronique ou un passeport simple temporaire mentionnant le pays de domicile, de restituer la pièce d’identité attestant l’existence d’un domicile en Roumanie délivrée par les autorités roumaines. »

III. Le litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour

13.

Le requérant au principal est un avocat de nationalité roumaine, qui exerce ses activités professionnelles tant en France qu’en Roumanie et qui est, depuis l’année 2014, domicilié en France.

14.

Les autorités roumaines lui ont délivré un passeport simple électronique indiquant qu’il est domicilié en France. Dans la mesure où sa vie privée et sa vie professionnelle se déroulent tant en France qu’en Roumanie, il déclare aussi annuellement sa résidence en Roumanie et reçoit une carte d’identité provisoire. Cette catégorie de carte ne constitue cependant pas un document lui permettant de voyager à l’étranger.

15.

Le 17 septembre 2017, le requérant au principal a introduit une demande auprès de la direction du registre aux fins de la délivrance d’une carte d’identité ou d’une carte d’identité électronique. Cette demande a été rejetée au motif qu’il n’avait pas établi son domicile en Roumanie.

16.

Le 18 décembre 2017, le requérant au principal a introduit un recours en contentieux administratif devant la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest, Roumanie) tendant à obliger la direction du registre à lui délivrer le document souhaité.

17.

Le 28 mars 2018, cette juridiction a rejeté le recours comme non fondé, au motif que la décision de refus de la direction du registre était justifiée par le droit roumain, qui prévoit que les cartes d’identité ne sont délivrées qu’aux ressortissants roumains domiciliés en Roumanie. Elle a considéré que le droit roumain n’était pas contraire au droit de l’Union dans la mesure où la directive 2004/38 n’impose pas aux États membres l’obligation de délivrer à leurs propres ressortissants des cartes d’identité. Par ailleurs, elle a estimé que le requérant au principal n’avait pas été discriminé, dans la mesure où les autorités roumaines lui ont délivré un passeport simple, qui constitue un document de voyage lui permettant de voyager à l’étranger.

18.

Estimant que le jugement de la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest) violait plusieurs dispositions du traité FUE, de la Charte et de la directive 2004/38, le requérant au principal a introduit un pourvoi en cassation devant la juridiction de renvoi, l’Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie (Haute Cour de cassation et de justice).

19.

Cette juridiction émet des doutes quant à la conformité avec le droit de l’Union du refus de délivrer une carte d’identité au requérant au principal dans les circonstances de l’affaire au principal.

20.

À cet égard, la juridiction de renvoi souligne que, si la directive 2004/38 a pour but d’harmoniser les conditions requises par les États membres pour entrer sur le territoire d’un autre État membre, la réglementation nationale en cause procède à une interprétation restrictive de l’article 4, paragraphe 3, de cette directive, qui prévoit que les États membres délivrent à leurs citoyens des cartes d’identité ou des passeports conformément à leur législation. En outre, le critère du domicile pourrait constituer un traitement discriminatoire qui, pour pouvoir être justifié au regard du droit de l’Union, devrait se fonder sur des considérations objectives indépendantes de la nationalité des personnes concernées et proportionnées à l’objectif légitimement poursuivi par le droit national. Enfin, en l’occurrence, la direction du registre n’aurait pas indiqué quelle considération objective d’intérêt général pourrait justifier la différence de traitement et le fait de refuser aux ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre de l’Union le droit de disposer d’une carte d’identité nationale. La juridiction de renvoi indique ne pas avoir identifié une telle justification.

21.

C’est dans ces conditions que l’Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie (Haute Cour de cassation et de justice) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 26, paragraphe 2, TFUE, l’article 20, l’article 21, paragraphe 1, et l’article 45, paragraphe 1, de la [Charte] ainsi que les articles 4 [à] 6 de la directive [2004/38] doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre qui ne permet pas à celui-ci de délivrer à l’un de ses ressortissants une carte d’identité ayant valeur de document de voyage au sein de l’Union, au motif que [ce] ressortissant a établi son domicile dans un autre État membre ? »

22.

Des observations écrites ont été présentées par le requérant au principal, le gouvernement roumain, ainsi que par la Commission européenne. Ces mêmes parties ont pris part à l’audience qui s’est tenue le 8 février 2023.

IV. Analyse

23.

Par sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 26, paragraphe 2, TFUE, l’article 20, l’article 21, paragraphe 1, et l’article 45, paragraphe 1, de la Charte ainsi que les articles 4 à 6 de la directive 2004/38 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre en vertu de laquelle un citoyen de l’Union, ressortissant de cet État membre ayant exercé son droit de libre circulation et de séjour dans un autre État membre, se voit refuser la délivrance d’une carte d’identité ayant valeur de document de voyage au sein de l’Union, au seul motif qu’il a établi son domicile sur le territoire de cet autre État membre.

24.

Le requérant au principal et la Commission sont d’avis que la législation nationale en cause constitue une inégalité de traitement qui affecte le droit de libre circulation et de séjour au sein de l’Union des ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre. En revanche, le gouvernement roumain fait valoir que les États membres disposent d’un pouvoir d’appréciation en ce qui concerne la délivrance des cartes d’identité et que la législation en cause ne constitue pas une restriction au droit de libre circulation et de séjour de ces ressortissants.

25.

Dans les présentes conclusions, je présenterai quelques observations liminaires visant à résumer les faits en rappelant la législation pertinente en cause et à clarifier les dispositions applicables du droit de l’Union avant d’aborder le problème soulevé par la question préjudicielle au regard de ces dispositions.

A.   Observations liminaires

26.

Selon l’exposé des faits de la juridiction de renvoi, la présente affaire concerne un ressortissant roumain, domicilié en France depuis l’année 2014, qui exerce ses activités professionnelles comme avocat tant en France qu’en Roumanie ( 6 ). Les autorités roumaines lui ont délivré un passeport simple électronique mentionnant le fait qu’il est domicilié en France ainsi qu’une carte d’identité provisoire ( 7 ). Cette carte, qui ne constitue pas un document de voyage, est délivrée aux ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre qui résident temporairement en Roumanie et doit être renouvelée chaque année. Le requérant au principal a introduit une demande auprès de la direction du registre afin d’obtenir la délivrance d’une carte d’identité (simple ou électronique) constituant un document de voyage lui permettant de se déplacer en France, demande qui a été rejetée. Il a introduit un recours contre cette décision devant la Curtea de Apel București (cour d’appel de Bucarest), qui a été rejeté comme non fondé, essentiellement au motif que la législation roumaine ne serait pas contraire au droit de l’Union.

27.

À cet égard, la juridiction de renvoi indique que, conformément au droit roumain, tous les ressortissants roumains, quel que soit le lieu de leur domicile, ont le droit de se faire délivrer un passeport ( 8 ). Elle explique également que, en vertu de ce droit, les ressortissants roumains domiciliés en Roumanie ont, à partir de l’âge de 14 ans, le droit de se faire délivrer soit une carte d’identité simple, soit une carte d’identité électronique ayant valeur de document de voyage ( 9 ). En revanche, les ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre n’ont pas le droit d’obtenir ces pièces d’identité ( 10 ). À cet égard, cette juridiction précise que de tels ressortissants sont tenus, lorsqu’ils se font délivrer un passeport mentionnant l’État membre de leur domicile, de restituer la pièce d’identité qui a la valeur de document de voyage et qui atteste de l’existence d’un domicile en Roumanie ( 11 ). Toutefois, s’ils séjournent temporairement dans cet État membre, ils se voient délivrer une carte d’identité provisoire qui n’a pas valeur d’un document de voyage ( 12 ).

28.

Il est clair que la situation en cause au principal relève du champ d’application du droit de l’Union, et en particulier des règles qui régissent l’exercice du droit de libre circulation et de séjour.

29.

À cet égard, je rappelle, d’une part, que l’article 20 TFUE confère à toute personne ayant la nationalité d’un État membre le statut de citoyen de l’Union ( 13 ). En l’espèce, le requérant au principal possède la nationalité roumaine et jouit donc du statut de citoyen de l’Union qui, comme la Cour l’a relevé à maintes reprises, a « vocation à être le statut fondamental des ressortissants des États membres » ( 14 ). En tant que citoyen de l’Union qui a exercé sa liberté de circuler et de séjourner dans un État membre autre que l’État membre d’origine, il peut se prévaloir des droits attachés à ce statut, notamment ceux prévus à l’article 21, paragraphe 1, TFUE, « y compris, le cas échéant, à l’égard de son État membre d’origine » ( 15 ).

30.

D’autre part, je rappelle également que l’article 21, paragraphe 1, TFUE confère au requérant au principal le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres sous réserve des limitations et des conditions prévues par les traités et par les dispositions prises pour leur application. En particulier, de telles limitations et conditions sont celles prévues par la directive 2004/38, dont son article 1er énonce que celle-ci a notamment pour objet de fixer les conditions d’exercice de ce droit ainsi que les limitations à celui-ci.

31.

Enfin, je note que, même si la question préjudicielle fait référence à l’article 26, paragraphe 2, TFUE ainsi qu’à l’article 20 et à l’article 21, paragraphe 1, de la Charte, la résolution du litige au principal ne requiert toutefois pas que la Cour se réfère spécifiquement à ces dispositions.

32.

En ce qui concerne l’article 45 de la Charte, auquel la question préjudicielle fait également référence, il convient de rappeler qu’il garantit, à son paragraphe 1, le droit de tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, droit qui, selon les Explications relatives à la Charte des droits fondamentaux ( 16 ), correspond à celui garanti à l’article 20, paragraphe 2, premier alinéa, sous a), TFUE et s’exerce, conformément à l’article 20, paragraphe 2, second alinéa, TFUE et à l’article 52, paragraphe 2, de la Charte, dans les conditions et les limites définies par les traités et par les mesures adoptées en application de ceux-ci ( 17 ).

33.

Dès lors, il suffit, à mon sens, de se référer aux dispositions pertinentes de la directive 2004/38 ainsi qu’à l’article 21 TFUE pour répondre à la question posée par la juridiction de renvoi ( 18 ).

B.   Sur l’interprétation de l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38 et l’existence d’une différence de traitement susceptible de restreindre le droit à la liberté de circulation et de séjour

34.

Il me paraît utile de rappeler, en premier lieu, que, afin de permettre à leurs ressortissants d’exercer le droit de circuler et de séjourner librement au sein de l’Union, l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38 impose aux États membres, agissant conformément à leur législation, de délivrer à leurs citoyens une carte d’identité ou un passeport indiquant leur nationalité ( 19 ). À cet égard, la Cour a déjà jugé qu’il appartient aux États membres, en vertu de cette disposition, de délivrer à leurs citoyens, ou de renouveler, une carte d’identité ou un passeport ( 20 ).

35.

Il me faut relever, en second lieu, qu’il ressort clairement du libellé de l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38 et, notamment, du choix opéré par le législateur de l’Union d’utiliser la conjonction de coordination disjonctive « ou », que, dans le cadre de leur obligation de délivrer un document de voyage à leurs propres ressortissants, cette disposition laisse aux États membres le choix du type de document de voyage, à savoir une carte d’identité ou un passeport.

36.

Toutefois, il convient de souligner qu’il résulte des considérants 1 à 4 et 11 de la directive 2004/38 qu’elle vise, avant tout, à faciliter et à renforcer l’exercice du droit fondamental et individuel de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, qui est conféré directement aux citoyens de l’Union par le traité ( 21 ). À cet égard, selon la jurisprudence constante de la Cour, compte tenu du contexte dans lequel cette directive s’inscrit et des finalités qu’elle poursuit, ses dispositions ne sauraient être interprétées de façon restrictive et ne doivent pas, en tout état de cause, être privées de leur effet utile ( 22 ).

37.

En outre, si, en l’état actuel du droit de l’Union, les États membres sont compétents en ce qui concerne la délivrance des cartes d’identité, je rappelle cependant qu’ils doivent exercer cette compétence dans le respect du droit de l’Union et, en particulier, des dispositions du traité relatives à la liberté de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres telle que conférée par l’article 21, paragraphe 1, TFUE à tout citoyen de l’Union ( 23 ).

38.

En l’espèce, ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, l’interrogation qui sous-tend la question préjudicielle concerne la différence de traitement établie par la législation roumaine en cause entre les ressortissants roumains domiciliés en Roumanie et les ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre. En effet, cette législation prévoit que les ressortissants roumains domiciliés en Roumanie ont le droit d’obtenir deux documents valides pour voyager au sein de l’Union, à savoir une carte d’identité et un passeport, tandis que les ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre n’ont le droit d’obtenir qu’un seul document de voyage, à savoir un passeport ( 24 ).

39.

Il convient donc de déterminer si cette différence de traitement est compatible avec les dispositions du droit de l’Union relatives à la liberté de circulation et de séjour des personnes et, en particulier, avec la directive 2004/38.

40.

Il est certes vrai que, comme je l’ai déjà exposé, l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38 n’impose pas aux États membres de délivrer deux pièces d’identité ayant valeur de documents de voyage à leurs ressortissants, à savoir une carte d’identité et un passeport. Au contraire, cette disposition permet aux États membres de choisir de délivrer à leurs ressortissants une carte d’identité ou un passeport. Cependant, ladite disposition, lue à la lumière de l’article 21 TFUE, ne saurait permettre aux États membres d’effectuer ce choix en traitant de manière moins favorable leurs ressortissants en raison de l’exercice de leur droit de libre circulation et de séjour au sein de l’Union. Autrement dit, le choix légitime des États membres concernant le régime national de délivrance des documents de voyage à leurs ressortissants, tel que prévu à l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38, ne peut pas conduire, comme en l’espèce, à introduire une inégalité de traitement consistant à délivrer aux ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre un seul document de voyage, à savoir un passeport.

41.

En effet, comme la Commission l’a relevé à juste titre, les ressortissants roumains qui résident dans d’autres États membres et souhaitent bénéficier à la fois de leur passeport et de leur carte d’identité (simple ou électronique) doivent avoir leur domicile en Roumanie. Il ressort de la décision de renvoi que la preuve de ce domicile est fournie, notamment, par un acte de propriété, un contrat de location ou une attestation d’hébergement. Cela signifie que de tels ressortissants doivent non seulement être soit propriétaires, soit locataires, soit occupants à titre de personnes hébergées dans un logement en Roumanie, mais également avoir un logement qui est nécessaire pour exercer leur droit à la libre circulation et de séjour dans un autre État membre. Cette exigence entraîne clairement un traitement moins favorable en raison de l’exercice de ce droit. Les ressortissants roumains ayant exercé leur droit à la libre circulation doivent ainsi conserver un domicile en Roumanie pour bénéficier des deux documents de voyage, tandis que ceux ne l’ayant pas exercé et qui ont leur domicile en Roumanie peuvent en bénéficier sans devoir remplir d’autres conditions.

42.

Il me semble donc que, en tant que telle, cette différence de traitement pourrait être susceptible de priver l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38 de son effet utile.

43.

En outre, je rappelle, d’une part, que l’article 4, paragraphe 1, de cette directive énonce que « sans préjudice des dispositions concernant les documents de voyage, applicables aux contrôles aux frontières, tout citoyen de l’Union muni d’une carte d’identité ou d’un passeport en cours de validité [...] [a] le droit de quitter le territoire d’un État membre en vue de se rendre dans un autre État membre ». D’autre part, l’article 5, paragraphe 1, de ladite directive prévoit que « [s]ans préjudice des dispositions concernant les documents de voyage, applicables aux contrôles aux frontières nationales, les États membres admettent sur leur territoire le citoyen de l’Union muni d’une carte d’identité ou d’un passeport en cours de validité ».

44.

Il apparaît ainsi que l’obligation d’être muni d’une carte d’identité ou d’un passeport ne conditionne ni le droit de sortie ni le droit d’entrée, mais constitue une formalité visant à uniformiser et, ainsi, à faciliter les contrôles d’identité qui peuvent, dans les cas circonscrits par le règlement (CE) no 562/2006 ( 25 ), être effectués ( 26 ). Le fait qu’un citoyen de l’Union puisse voyager muni uniquement de sa carte d’identité constitue donc une facilité pour ce citoyen qui n’a donc pas besoin d’être muni d’un passeport. Dès lors, la différence de traitement qui introduit la législation en cause est susceptible de priver tant l’article 4, paragraphe 1, que l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2004/38 de leur effet utile.

45.

Cela étant, je considère que, dans la mesure où la réglementation en cause au principal permet aux autorités nationales de choisir de délivrer ou non une carte d’identité ayant valeur de document de voyage aux ressortissants roumains selon qu’ils ont établi ou non leur domicile dans un autre État membre et, partant, selon qu’ils ont exercé ou non leur droit de libre circulation et de séjour, il convient d’examiner s’il existe une restriction à la libre circulation au sens de l’article 21, paragraphe 1, TFUE.

C.   Sur l’existence d’une restriction à la libre circulation des citoyens de l’Union au sens de l’article 21, paragraphe 1, TFUE

46.

Il ressort des points précédents que la législation en cause au principal introduit une différence de traitement susceptible d’affecter le droit des ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre de circuler et de séjourner dans l’Union au sens de l’article 21, paragraphe 1, TFUE.

47.

À cet égard, je rappelle, en premier lieu, que, selon la jurisprudence constante de la Cour, une réglementation nationale qui désavantage certains ressortissants nationaux en raison du seul fait qu’ils ont exercé leur liberté de circuler et de séjourner dans un autre État membre constitue une restriction aux libertés reconnues par l’article 21, paragraphe 1, TFUE à tout citoyen de l’Union ( 27 ).

48.

Je dois relever, en second lieu, que la Cour a itérativement jugé que les facilités ouvertes par le traité en matière de libre circulation et de séjour ne pourraient produire leurs pleins effets si un ressortissant d’un État membre pouvait être dissuadé d’en faire usage par les obstacles mis à son séjour dans l’État membre d’accueil en raison d’une réglementation de son État d’origine pénalisant le fait qu’il les a exercées ( 28 ).

49.

Or, je suis d’avis que l’inégalité de traitement introduite par la législation en cause constitue une restriction à la liberté de circulation et de séjour des ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre ( 29 ).

50.

En premier lieu, il me faut souligner que, en refusant de délivrer une carte d’identité ayant valeur de document de voyage au seul motif que le requérant au principal a établi son domicile dans un autre État membre, à savoir en France, cette législation est susceptible de dissuader les ressortissants roumains qui se trouvent dans une situation telle que celle du requérant au principal d’exercer leur liberté de circuler et de séjourner au sein de l’Union.

51.

Ainsi que je l’ai déjà exposé, le problème n’a pas pour origine le fait qu’un État membre délivre à ses propres ressortissants soit un passeport, soit une carte d’identité. Un tel choix est tout simplement légitime. Le problème réside dans le fait que, en effectuant un tel choix, un État membre introduit une différence de traitement qui, comme en l’espèce, affecte le droit de libre circulation et de séjour de citoyens de l’Union.

52.

En deuxième lieu, il me faut relever que, contrairement à ce que fait valoir le gouvernement roumain, même si les ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre sont titulaires d’un passeport, ils exercent plus difficilement leur liberté de circulation.

53.

À cet égard, la juridiction de renvoi indique que, pendant une période de douze jours, le requérant au principal n’a pas pu se rendre en France puisqu’il ne disposait pas d’une carte d’identité ayant valeur de document de voyage alors que son passeport se trouvait à l’ambassade d’un État tiers à Bucarest afin d’obtenir un visa. Selon cette juridiction, dans un tel cas, un ressortissant roumain domicilié en Roumanie aurait pu se rendre dans un autre État membre avec sa carte d’identité. Elle explique que le requérant au principal ne disposait toutefois pas d’une telle possibilité dès lors que sa demande de délivrance de carte d’identité avait été refusée par la direction du registre.

54.

Le gouvernement roumain fait valoir que, dans une situation dans laquelle un ressortissant roumain dépose son passeport à l’ambassade d’un État tiers aux fins de l’obtention d’un visa pour entrer dans cet État tiers, un passeport temporaire lui est délivré dans un délai de trois jours ouvrables après la date de dépôt de la demande. Selon ce gouvernement, un tel document vise à garantir que, dans des circonstances telles que celles au principal, les ressortissants roumains puissent, sans considération de leur domicile, exercer rapidement et sans entrave leur droit à la libre circulation. Le requérant au principal a toutefois soutenu lors de l’audience que, en période d’affluence, un ressortissant roumain doit attendre un mois pour fixer un rendez-vous et pouvoir introduire sa demande de passeport temporaire.

55.

Cela montre, à mon avis, la lourdeur des charges administratives des procédures de délivrance des cartes d’identité et/ou des passeports imposées aux citoyens de l’Union, tel que le ressortissant au principal, ce qui crée des obstacles à leur droit à circuler et à séjourner librement au sein de l’Union.

56.

En troisième lieu, je partage l’avis de la Commission selon lequel les citoyens de l’Union qui exercent leur droit de libre circulation et de séjour ont généralement des intérêts dans différents États membres et manifestent donc un certain degré de mobilité au sein de l’Union.

57.

Enfin, en quatrième lieu, ainsi que l’a souligné l’avocat général Jacobs, « [i]l est [...] évident que la liberté de circulation n’implique pas seulement l’abolition des entraves au droit d’une personne d’entrer sur le territoire d’un État membre, d’y résider ou de le quitter. Cette liberté ne peut pas être assurée à moins d’abolir également toutes les mesures de quelque nature qu’elles soient qui créent un désavantage injustifié pour ceux qui l’exercent. Quel que soit le contexte – à l’occasion d’un départ ou d’un retour vers l’État membre d’origine, ou de l’installation ou du déplacement ailleurs dans l’Union – aucun désavantage de cet ordre ne peut être imposé » ( 30 ).

58.

Il me reste donc à déterminer si la restriction à la libre circulation des ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre, au sens de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, créée par la législation en cause peut être justifiée au regard du droit de l’Union.

1. Sur la justification de la restriction

59.

Selon la jurisprudence constante de la Cour, une restriction à la libre circulation des personnes qui, comme dans l’affaire au principal, est indépendante de la nationalité des personnes concernées peut être justifiée si elle est fondée sur des considérations objectives d’intérêt général et est proportionnée à l’objectif légitimement poursuivi par le droit national ( 31 ). Il ressort également de la jurisprudence de la Cour qu’une mesure est proportionnée lorsque, tout en étant apte à la réalisation de l’objectif poursuivi, elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre ( 32 ).

60.

Y a-t-il dans la présente affaire une considération objective d’intérêt général permettant de justifier la restriction à la libre circulation et au séjour des personnes ?

61.

La juridiction de renvoi indique ne pas avoir identifié la considération objective d’intérêt général qui pourrait justifier la différence de traitement et le fait de refuser aux ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre de l’Union le droit de disposer d’une carte d’identité nationale ayant valeur de document de voyage.

62.

Le gouvernement roumain a justifié, dans ses observations écrites et lors de l’audience, le fait de refuser de délivrer une telle carte d’identité aux ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre, essentiellement, par l’impossibilité d’inscrire sur celle-ci le domicile en dehors de Roumanie de ces ressortissants. Ce gouvernement a fait valoir, tout d’abord, que, en vertu de l’article 91, paragraphe 1, du code civil roumain, la preuve du domicile et de la résidence est apportée par les informations figurant sur la carte d’identité, laquelle sert donc principalement à prouver cet élément intrinsèque de l’identité du ressortissant roumain, afin qu’il puisse exercer ses droits et remplir ses obligations (notamment, en matière civile ou administrative), et, subsidiairement, constitue, en vertu de la directive 2004/38, l’un des documents permettant d’exercer le droit à la libre circulation. Ledit gouvernement souligne, ensuite, que l’indication de l’adresse du domicile sur la carte d’identité est donc de nature à rendre l’identification plus efficace et à prévenir le traitement excessif des données à caractère personnel des ressortissants roumains. Il précise, enfin, que, même dans le cas où l’adresse du domicile d’un ressortissant roumain dans un autre État membre est indiquée sur sa carte d’identité, les autorités nationales ne peuvent pas assumer la responsabilité de l’attester, puisque, outre l’absence de compétence à cet égard, elles n’ont pas les moyens de vérifier cette adresse sans qu’une telle vérification devienne une charge administrative disproportionnée, voire impossible.

63.

Je dois avouer que j’éprouve des difficultés à considérer une telle justification en tant que considération objective d’intérêt général, et ce pour les raisons suivantes.

64.

En premier lieu, s’agissant de la valeur probante de l’adresse indiquée sur la carte d’identité, bien que je puisse comprendre l’« utilité » d’une telle indication pour les autorités administratives, j’ai du mal à saisir le lien entre cette justification et le fait de refuser de délivrer une carte d’identité aux ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre.

65.

En second lieu, en ce qui concerne le fait que l’indication de l’adresse sur la carte d’identité peut rendre l’identification et le contrôle du domicile des ressortissants roumains par l’administration plus efficaces, cela ne constitue cependant pas une considération objective d’intérêt général qui puisse justifier une restriction à une liberté fondamentale du droit de l’Union. Je rappelle, à cet égard, que, selon la jurisprudence constante de la Cour, des considérations d’ordre administratif ne sauraient justifier une dérogation, par un État membre, aux règles du droit de l’Union, cela d’autant plus lorsque la dérogation en cause revient à exclure ou à restreindre l’exercice d’une des libertés fondamentales garanties par le traité ( 33 ).

66.

C’est pourquoi je considère que la législation roumaine en cause au principal constitue une restriction à la liberté de circuler et de séjourner au sein de l’Union des ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre qui ne peut être justifiée ni par la valeur probante de l’adresse indiquée sur la carte d’identité ni par l’efficacité de l’identification et du contrôle de cette adresse par l’administration compétente.

67.

Pour le cas où la Cour considérerait toutefois que la justification invoquée par le gouvernement roumain permet de justifier une telle restriction, j’examinerai, brièvement, la question de savoir si la législation en cause respecte le principe de proportionnalité.

2. La législation en cause respecte-t-elle le principe de proportionnalité ?

68.

Ainsi que je l’ai rappelé, pour que la législation en cause soit proportionnée, elle doit être apte à la réalisation de l’objectif poursuivi et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre ( 34 ).

a) Sur l’aptitude

69.

Je considère que le refus de délivrer une carte d’identité ayant valeur de document de voyage aux ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre n’est pas apte à la réalisation de l’objectif poursuivi. En effet, le fait que les autorités nationales refusent de délivrer une telle carte d’identité sans pour autant exiger de ces ressortissants qu’ils maintiennent un domicile en Roumanie n’est pas une mesure appropriée aux fins d’assurer la valeur probante de l’adresse indiquée sur la carte d’identité ainsi que l’efficacité du contrôle de l’identification du domicile de ces ressortissants par l’administration roumaine.

70.

Notamment, une personne peut avoir déménagé sans pour autant demander une nouvelle carte d’identité ou, tout simplement, ne plus résider temporairement ou définitivement au domicile indiqué sur sa carte d’identité. En effet, il me semble que les autorités nationales disposent d’autres moyens plus appropriés pour vérifier le domicile ou la résidence, tels que la délivrance d’une attestation de domicile ou d’enregistrement ou d’un certificat de résidence en se basant sur les bases de données concernant la population par les autorités roumaines.

71.

En ce qui concerne le contrôle effectué par l’administration pour vérifier si une personne habite effectivement à une certaine adresse, le requérant au principal a souligné, lors de l’audience, l’absence en pratique d’une telle vérification systématique par les autorités roumaines, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.

72.

Il s’ensuit, à mon avis, que la législation en cause ne garantit pas de manière cohérente et systématique l’objectif poursuivi et, en conséquence, n’est pas apte à atteindre cet objectif.

b) Sur la nécessité

73.

Il me semble difficile de soutenir qu’il est nécessaire, pour rendre plus efficace l’identification de l’adresse en Roumanie d’un ressortissant roumain domicilié dans un autre État membre, de délivrer des cartes d’identité ayant valeur de document de voyage uniquement aux ressortissants domiciliés en Roumanie.

74.

Ainsi que la Commission l’a souligné lors de l’audience, il serait parfaitement possible pour la Roumanie de maintenir son système, à savoir d’exiger d’indiquer sur la carte d’identité l’adresse en Roumanie pour les ressortissants domiciliés dans cet État membre, sans pour autant refuser la délivrance de cartes d’identité en tant que documents de voyage pour les ressortissants roumains domiciliés dans un autre État membre.

75.

Par conséquent, un tel refus des autorités roumaines n’est pas nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi par le gouvernement roumain.

V. Conclusion

76.

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par l’Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie (Haute Cour de cassation et de justice, Roumanie) de la manière suivante :

L’article 21, paragraphe 1, TFUE et l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) no 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE

doivent être interprétés en ce sens que :

ils s’opposent à une réglementation d’un État membre en vertu de laquelle un citoyen de l’Union, ressortissant de cet État membre ayant exercé son droit de libre circulation et de séjour dans un autre État membre, se voit refuser la délivrance d’une carte d’identité ayant valeur de document de voyage au sein de l’Union, au seul motif que ce ressortissant a établi son domicile sur le territoire de cet autre État membre.


( 1 ) Langue originale : le français.

( 2 ) C‑224/02, EU:C:2003:634, point 22.

( 3 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) no 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (JO 2004, L 158, p. 77).

( 4 ) Republiée au Monitorul Oficial al României, partie I, no 719 du 12 octobre 2011.

( 5 ) Monitorul Oficial al României, partie I, no 682 du 29 juillet 2005.

( 6 ) Le requérant au principal a indiqué lors de l’audience que, outre son activité d’avocat, il enseigne dans une université française.

( 7 ) Le gouvernement roumain souligne, en réponse à une question posée par la Cour lors de l’audience, que la « carte d’identité provisoire » n’intègre pas les éléments de sécurité d’une carte d’identité, au sens de l’article 2, sous a), et de l’article 3 du règlement (UE) 2019/1157 du Parlement européen et du Conseil, du 20 juin 2019, relatif au renforcement de la sécurité des cartes d’identité des citoyens de l’Union et des documents de séjour délivrés aux citoyens de l’Union et aux membres de leur famille exerçant leur droit à la libre circulation (JO 2019, L 188, p. 67).

( 8 ) Voir article 6, paragraphe 1, sous f) et g), ainsi qu’article 34, paragraphes 1 et 2, de la loi sur le régime de libre circulation.

( 9 ) Voir article 12, paragraphes 1 et 2, de l’OUG no 97/2005, ainsi qu’article 61, paragraphe 1, de la loi sur le régime de libre circulation.

( 10 ) La Commission a indiqué dans ses observations écrites que l’article 14, paragraphe 2, de l’OUG no 97/2005 prévoit que seuls les ressortissants roumains domiciliés en Roumanie et séjournant temporairement à l’étranger peuvent demander la délivrance de la carte d’identité.

( 11 ) Voir article 34, paragraphe 6, de la loi sur le régime de libre circulation.

( 12 ) Voir article 20, paragraphe 1, sous c), de l’OUG no 97/2005. Il ressort des documents produits par le requérant au principal en vertu de l’article 62, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour que la carte d’identité provisoire comporte l’adresse du lieu de résidence temporaire en Roumanie de son titulaire.

( 13 ) Voir, notamment, arrêts du 11 juillet 2002, D'Hoop (C‑224/98, EU:C:2002:432, point 27), et du 9 juin 2022, Préfet du Gers et Institut national de la statistique et des études économiques (C‑673/20, EU:C:2022:449, point 49 et jurisprudence citée).

( 14 ) Arrêts du 20 septembre 2001, Grzelczyk (C‑184/99, EU:C:2001:458, point 31), et du 1er août 2022, Familienkasse Niedersachsen-Bremen (C‑411/20, EU:C:2022:602, point 28).

( 15 ) Arrêt du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon « Pancharevo » (C‑490/20, EU:C:2021:1008, point 42 et jurisprudence citée).

( 16 ) JO 2007, C 303, p. 29.

( 17 ) Arrêt du 21 juin 2022, Ligue des droits humains (C‑817/19, EU:C:2022:491, point 275). Il convient de rappeler, également, qu’il ressort de la jurisprudence qu’une mesure nationale qui est de nature à entraver l’exercice de la libre circulation des personnes ne peut être justifiée que lorsque cette mesure est conforme aux droits fondamentaux garantis par la Charte dont la Cour assure le respect. Partant, ainsi que la Commission l’a, à juste titre, souligné, toute restriction aux droits prévus à l’article 21, paragraphe 1, TFUE contreviendrait nécessairement à l’article 45, paragraphe 1, de la Charte, dans la mesure où, ainsi que je l’ai déjà rappelé, le droit de tout ressortissant de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, prévu par la Charte, reflète le droit conféré par l’article 21, paragraphe 1, TFUE. Voir, notamment, arrêts du 18 juin 1991, ERT (C‑260/89, EU:C:1991:254, point 43) ; du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon « Pancharevo » (C‑490/20, EU:C:2021:1008, point 58) ; du 21 juin 2022, Ligue des droits humains (C‑817/19, EU:C:2022:491, points 275 et 281), ainsi que ordonnance du 24 juin 2022, Rzecznik Praw Obywatelskich (C‑2/21, EU:C:2022:502, point 46).

( 18 ) Voir, également, note 27 des présentes conclusions.

( 19 ) Arrêt du 14 décembre 2021, Stolichna obshtina, rayon « Pancharevo » (C‑490/20, EU:C:2021:1008, point 43). L’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38 prévoit que « [l]es États membres, agissant conformément à leur législation, délivrent à leurs citoyens, ou renouvellent, une carte d’identité ou un passeport indiquant leur nationalité ».

( 20 ) Voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2021, A (Franchissement de frontières en navire de plaisance) (C‑35/20, EU:C:2021:813, point 53).

( 21 ) Arrêts du 25 juillet 2008, Metock e.a. (C‑127/08, EU:C:2008:449, point 82), et du 19 septembre 2013, Brey (C‑140/12, EU:C:2013:565, point 71).

( 22 ) Arrêts du 11 décembre 2007, Eind (C‑291/05, EU:C:2007:771, point 43) ; du 25 juillet 2008, Metock e.a. (C‑127/08, EU:C:2008:449, point 84) ; du 7 octobre 2010, Lassal (C‑162/09, EU:C:2010:592, point 31) ; du 18 décembre 2014, McCarthy e.a. (C‑202/13, EU:C:2014:2450, point 32) ; du 5 juin 2018, Coman e.a. (C‑673/16, EU:C:2018:385, point 39), ainsi que du 11 avril 2019, Tarola (C‑483/17, EU:C:2019:309, point 38).

( 23 ) Voir, notamment, en ce sens, arrêts du 26 octobre 2006, Tas-Hagen et Tas (C‑192/05, EU:C:2006:676, point 22) ; du 22 mai 2008, Nerkowska (C‑499/06, EU:C:2008:300, point 24), ainsi que du 5 juin 2018, Coman e.a. (C‑673/16, EU:C:2018:385, points 35 à 38). Voir, également, arrêt du 6 octobre 2021, A (Franchissement de frontières en navire de plaisance) (C‑35/20, EU:C:2021:813, point 53).

( 24 ) Je rappelle, ainsi que la Commission l’a relevé en réponse à une question posée par la Cour lors de l’audience, que du point de vue du droit de libre circulation et de séjour, ces deux situations sont comparables.

( 25 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen) (JO 2006, L 105, p. 1), tel que modifié par le règlement (UE) no 610/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013 (JO 2013, L 182, p. 1).

( 26 ) Voir, en ce sens, arrêt du 6 octobre 2021, A (Franchissement de frontières en navire de plaisance) (C‑35/20, EU:C:2021:813, point 73).

( 27 ) Arrêts du 8 juin 2017, Freitag (C‑541/15, EU:C:2017:432, point 35 et jurisprudence citée), ainsi que du 19 novembre 2020, ZW (C‑454/19, EU:C:2020:947, point 30 et jurisprudence citée). Voir, en ce sens, en ce qui concerne l’article 45, paragraphe 1, de la Charte, arrêt du 21 juin 2022, Ligue des droits humains (C‑817/19, EU:C:2022:491, point 277).

( 28 ) Voir arrêts du 29 avril 2004, Pusa (C‑224/02, EU:C:2004:273, point 19) ; du 26 octobre 2006, Tas-Hagen et Tas (C‑192/05, EU:C:2006:676, point 30) ; du 22 mai 2008, Nerkowska (C‑499/06, EU:C:2008:300, point 32), ainsi que du 14 octobre 2010, van Delft e.a. (C‑345/09, EU:C:2010:610, point 97).

( 29 ) Voir points 38 et 41 des présentes conclusions.

( 30 ) Conclusions de l’avocat général Jacobs dans l’affaire Pusa (C‑224/02, EU:C:2003:634, point 21).

( 31 ) Arrêt du 5 juin 2018, Coman e.a. (C‑673/16, EU:C:2018:385, point 41 et jurisprudence citée).

( 32 ) Arrêts du 18 juillet 2006, De Cuyper (C‑406/04, EU:C:2006:491, point 42) ; du 26 octobre 2006, Tas-Hagen et Tas (C‑192/05, EU:C:2006:676, point 35), et du 5 juin 2018, Coman e.a. (C‑673/16, EU:C:2018:385, point 41).

( 33 ) Voir, notamment, arrêts du 3 février 1983, van Luipen (29/82, EU:C:1983:25, point 12) ; du 26 janvier 1999, Terhoeve (C‑18/95, EU:C:1999:22, point 45), et du 21 juillet 2011, Commission/Portugal (C‑518/09, non publié, EU:C:2011:501, point 66).

( 34 ) Voir point 59 des présentes conclusions. Je rappelle que l’article 3, paragraphe 8, du règlement 2019/1157 prévoit que « [l]orsque cela est nécessaire et proportionné à l’objectif visé, les États membres peuvent ajouter des précisions et des observations à usage national requises conformément au droit national. L’efficacité des normes minimales de sécurité et la compatibilité transfrontalière des cartes d’identité ne doivent pas en être diminuées ».